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La Famille Kaekebrouck/Préface

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Paul Lacomblez (1p. i-x).


Préface de la sixième édition


Le 19 mai 1902.
Mon cher Courouble,

Tu me demandes une préface aux nouvelles éditions de la Famille Kaekebroeck et de Pauline Platbrood. — Quels que soient nos liens d’amitié, je refuse. J’ai lu dans le Petit Bleu, le Messager, l’Étoile Belge, la Gazette, que le Prince Albert de Belgique t’avait chaudement parlé de la Famille Kaekebroeck à une soirée de la « Grande Harmonie ». Le jeune prince a fait à tes livres le plus imprévu des avant-propos. Que veux-tu que j’y ajoute, moi, porte-plume, marchand d’images et trafiquant de verbes ? Je n’ai point de couronne à attendre : les rares qui tombent en mon escarcelle servent à acheter, pour la mie qui m’est chère, des fleurs, un rien de fard et parfois le bijou que les autres n’ont pas. Où veux-tu que je trouve les rayons de gloire dont le Dauphin t’a criblé ?

Quant à Pauline Platbrood, les mêmes journaux m’ont appris que ta belle bruxelloise fit sensation dans le public de Brabant. Rien qui m’étonne : je connais assez nos compatriotes pour deviner que beaucoup voudraient « dire deux mots » à cette fille de Rubens. Certes, si j’étais célibataire et avais l’âge où nous allions, stagiaires à l’âme ardente, faire danser à des « soirées » les jeunes bourgeoises sentimentales et vierges qui nous disaient : « Och ! god ! Si vous sauriaïe comme j’aïe chaud ! », j’eusse certainement disputé Pauline Platbrood à l’amour de François Cappellemans. Peut-être qu’alors « on aurait vu du neuf » et que Mademoiselle Platbrood, malgré son goût pour les poseurs d’appareils hygiéniques, eût « louché » vers le jeune avocat.

Tout cela n’est point « stoefferij » de ma part : mais pour te dire que je ne m’étonne point du succès de tes héroïnes et t’assurer que tes bouquins n’ont besoin d’un avertissement au lecteur.

Au surplus, si, poussé par le désir de voir sur tes couvertures jaunes mon nom à côté du tien, heureux favori des lettres, je t’écrivais des préfaces, n’offrirais-je pas une lourde queue à ton cerf-volant, qui plane si léger dans l’air, au-dessus du Rempart des Moines, à travers le son des cloches de Sainte-Catherine, qu’aimait Cappellemans, le vieux plombier ?

« Allaïe ! Allaïe ! » Vole de toi-même ! Tes ailes sont assez grandes. Elles s’étendent de la porte d’Anderlecht à la porte d’Anvers et font crisser les plumes qu’elles déploient sur tout le bas de la ville.

Si quelque « faiseur d’embarras du quartier Léopold », contempteur des rues que traversait la Senne, quelque confrère jaloux, tire sur ces plumes, méprise-le : « fais semblant de rien » et répète-toi « qu’avec çà et six cens il aura un verre de faro partout ».

D’ailleurs, mon beau chéri des muses brabançonnes, tu n’as reçu que des éloges pour ta littérature : cette uniformité doit te paraître fade : au lieu d’une préface, souhaite le petit éreintement ; le « faquin » sera injuste, mais sa « ratatoulle » vinaigrée te fera, acide, l’effet relevant d’une goutte de citron dans une huître : l’huître, ce n’est pas toi, mon vieux, mais la saveur glissante des compliments qu’on fait avaler aux écrivains, et dont ils sont avides.

Maintenant, je t’assure que tes livres sont charmants.

Tout d’abord ils se parent d’une couleur locale : je raffole des choses d’un pays, d’un village.

Certain de mes amis, « drrroguiste » à Tirlemont, m’avouait :

— Quand j’arrive quelque part, je prends toujours un verre de bière de la « localitaïe ».

Il ajoutait, roulant ses gros yeux et ses R :

— Ne fût-ce que pour le prrrincipe !

Il avait raison. Partout où vous passez, enquérez-vous des mœurs, de la boisson, de la cuisine, de l’art et des amours. Soulevez tous les couvercles ! Cela instruit toujours et charme souvent.

La Famille Kaekebroeck possède ce cachet spécial. Et tes livres, mon cher, me ravissent d’autant plus qu’ils me rappellent non seulement un coin de ville, mais le coin de ville que je chéris par-dessus tous. Là, quand j’étais petit et même plus tard, j’ai parlé comme Monsieur Van Poppel et Monsieur Rampelbergh, lorsqu’ils étaient enfants ; là j’ai reçu à mes premiers Noëls des couques à printjes et j’ai cru entendre dans l’escalier le pas mystérieux du grand Saint-Nicolas. Les soirs d’hiver — tu te rappelles ? — au son des bellekens, petites sonnettes qui tintinnabulent aux lattis verts des boutiques éclairées par des lampes à pétrole et où l’on vend des « boestrings », des moules à la daube, des chandelles en suif, de la morue et des boîtes d’allumettes à couvercles rouges — « on » allait rue de Flandre, rue au Beurre, voir les vitrines : elles resplendissaient : il s’y dressait sur de grands papiers blancs des « spikelaus » doux comme le miel du paradis et qui représentaient des « mêkes » avec des parapluies ouverts, des « pêkes » avec de hauts chapeaux comme celui de Paul Krüger, et des soldats qui avaient l’air de porter l’ancien shako des gardes-civiques, au temps du général Pletinckx. Puis s’étalaient les pains d’épice : sur la grande croûte noire s’enlevaient, en sucre peint, des frises : elles représentaient le mariage du Roi, Van Campenhout chantant la Brabançonne, la fuite en Égypte, la place des Martyrs ou l’inauguration de la ligne de Bruxelles à Anvers.

Quand je rentrais, vers la porte de Ninove, le canal était pris par la glace ; dans les bateaux arrêtés les cabines s’éclairaient : comme on se trouvait aux veilles de grandes fêtes, les pavillons déjà hissés au sommet des mâts battaient la nuit : malgré l’obscurité je distinguais les rouges des jaunes. Les étoiles brillaient, me disaient :

Fait-il bon vivre en ce pays ?

Oui, étoiles, c’est le bas de la ville ! Là, des brasseries, aux jours des cuvées, font traîner par les rues des brouillards qui sentent le houblon, tandis que dans les tonnes vides résonnent les bruits des brosses qui frottent, et des marteaux qui clouent les cercles.

Au crépuscule les bons cabarets, ceux de la Porte Rouge, du Saint-Pierre, du Tonnelier, et plus loin celui de la Tête de Mouton, chez Vogeleer, s’allument : leurs fenêtres posent de joyeux trous d’or dans le paysage urbain qui pâlit un peu avant de s’envelopper dans la nuit. À l’intérieur, les comptoirs reluisent, les zincs brillent : rougeaudes, les bras nus, avec l’air d’être fraîchement peintes par Jordaens, les seins crevant leur corsage, du poil blond à leur nuque ambrée, les servantes apportent les verres de bière brune aux chalands qui commencent à envahir l’estaminet. Ils pincent les gaillardes à la taille et les appellent, tandis qu’elles rient d’un rire vigoureux, de ce nom doux, ou le Bruxellois glisse sa tendresse comme en un caramel :

— Crotje !

Dans ces caves, qui entassent les tonneaux ainsi que des trésors, et au cœur desquelles, par les nuits de mai, on entend chanter — multiples rossignols ! — la bière en sa fermentation ; puis autour des tables de ces cabarets où chaque « société » de tir à l’arbalète, de jeu de quilles, de « vogelpik », de colombophiles ou de chasseurs à « prinkères » pend sa boite jaune ou verte, près du râtelier à pipes de Gouda, le peuple brabançon trouve, en des breuvages sains, sa placide joie, sa joviale santé, sa force. Le faro et le lambic, boissons lourdes, lui apprennent à ne s’emballer comme les licheurs d’absinthe et les amateurs de vins. Ces bières ont du bon sens, et si parfois, aux heures d’orgie, elles parviennent à faire tituber, généralement elles procurent à leurs fervents l’équilibre moral et la sagesse.

Et vraiment, Courouble, tu deviens le peintre de la bourgeoisie de ces quartiers pittoresques. Tu nous en dis le côté bonhomme, les façons surannées, les mœurs un peu triviales. Tu décris le jour de l’an, où toujours un oncle, ou même une tante, a sa petite « loque » pour avoir bu trop de vin de Madère ; les matins de première communion, avec les « och, erme ! » pleuvant sur les petits héros, qui, pour ne pas abîmer leurs nouvelles tenues, marchent raides comme les conscrits qu’on dresse à la caserne du Petit-Château. D’un banquet de gardes civiques, tu brosses une cocasse étude à la Craesbeek : l’orchestre de l’aubade éclairé par les torches, et la fanfare qui tonitrue. Dans la boutique d’un marchand de cordes à la rue Sainte-Catherine, n’avais-tu déjà jeté une goutte de la poésie ambrée dont Pieter de Hooghe dore ses toiles ?

Tu donnes les amours, les mariages, les naissances, et la mort touchante du vieux Cappellemans, dont son fils soude lui-même le cercueil ! Toute la vie qu’abritent les vieux pignons à escaliers et les murs frottés de chaux jaune, derrière les fenêtres à « espions » ou les vitrines encombrées de « peperkoeks », de feuilles à « décalcomanie », de cartes postales qui reproduisent Manneken-Pis ; la vie que contiennent les salons, encore si Louis-Philippe, des vieux bruxellois, avec les portraits du temps de Navez, et les tasses dorées du Premier Empire ; la vie « bon enfant » qui grouille sous les clochers des Riches-Claires, du Béguinage, du Finistère, depuis la place du Jeu de Balle jusqu’à l’Allée Verte ; la cordialité, que certains trouvent vulgaire, de ces bons bourgeois, libéraux ou catholiques, leurs fêtes, leurs larmes, leurs joies, comme si quelque Jan Steen t’avait passé son pinceau transformé en une plume : c’est dans tes pages !

Et non seulement tu nous renseignes sur les intérieurs, les façons d’être, les mœurs : tu ajoutes le parler bruxellois, carrément. Tu abordes la trivialité de l’accent et de la phrase. Cette manière spécialise ton œuvre, lui donne une saveur de terroir et une vérité amusante. Il fallait un certain courage : l’écrivain pouvait être accusé lui-même de trivialité et de ne point connaître « son français ». En Belgique, où l’on parle cette langue d’une façon moins pure encore qu’à Paris, on porte souvent aux écrivains pareille accusation. Mais si tes personnages patoisent, permets que je te rassure sur l’élégance de ton écriture et la grâce de ta façon. Dans les toiles de Teniers on voit des manants saoûls qui accomplissent des choses à révolter même Manneback, le plus débraillé de tes personnages : pourtant, derrière ces rustres, la finesse de l’art, la touche spirituelle, la subtilité du coloris, la moquerie presqu’imperceptible font deviner l’œuvre d’un gentilhomme. Ainsi, entre tes lignes, brille le sourire mi tendre et mi sardonique d’un conteur artiste et d’un lettré goguenard, qui aime beaucoup ceux qu’il raconte et les châtie un peu.

Quant à moi, je dévore tes livres dès qu’ils paraissent : exilé de ma terre de Cocagne, je les déguste avec la haute et sainte joie que j’éprouve, quand je reviens des beaux pays de France ou d’Italie, à boire, comme si c’était le sang de ma ville, le verre de lambic que me sert un vieil ami, — un rentier qui habite près de l’Abattoir, et qui me dit chaque fois :

— Il a trente ans de « boutelle » savez-vous !

Eugène Demolder.