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La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/XII

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CHAPITRE XII.




La révolution éclata ; M. de Simiane s’étant pris de querelle avec un noble qui avait embrassé le parti populaire, se battit en duel, et fut tué. Le montant des biens de sa succession suffisant à peine pour payer la moitié de ses dettes, sa veuve les acquitta sur sa propre fortune. Ses gens d’affaire lui firent inutilement des observations à cet égard : Mon père, leur répondit-elle, approuverait ma conduite. L’honneur d’une femme se compose en partie de celui de son époux ; je ne veux pas qu’on ait le droit de faire un reproche au mien. Elle vendit tous ses immeubles, à l’exception de son château de Villemonble, où elle se retira sans autre société que celle de ses livres. La modicité de son revenu ne lui permettait pas de recevoir du monde ; elle aurait pu recouvrer quelque aisance en se défaisant d’une propriété qui lui imposait de grandes charges, mais elle ne voulait pas, à quelque prix que ce fût, voir passer en d’autres mains cette portion de son héritage où reposaient les cendres de son père.

Aux premières nouvelles des événemens désastreux qui pesaient sur la France, Mr. D… avait quitté la Grèce, pour revenir à Paris, où il pensait qu’il pourrait être utile. Cette ville venait d’être le théâtre des catastrophes les plus sanglantes ; la mort avait saisi de nombreuses victimes dans chaque famille : Mr. D… eut l’inconsolable douleur de voir qu’il avait survécu à toute la sienne. Son attachement pour madame de Simiane en acquit de nouvelles forces ; il fut la rejoindre à sa campagne, feignit de la blâmer des sacrifices considérables qu’elle avait faits à la mémoire de son époux, et l’assura qu’il ne pourrait les lui pardonner que si elle consentait à ce qu’il partageât désormais avec elle sa fortune. Elle ne crut pas devoir refuser à son unique ami la haute marque d’estime qu’il lui demandait.

Anaïs, ranimée par la présence et les encouragemens de Mr. D… retrouva dans l’étude le même charme qu’elle y avait autrefois goûté : son style acquit de la force et de la précision ; elle conçut le plan d’un poëme en plusieurs chants, intitulé l’Amour paternel. Le choix du sujet semblait répondre du succès de l’ouvrage ; sa mémoire reconnaissante lui en fournissait toutes les situations, elle en prendrait tous les vers dans son cœur : elle se mit à travailler jour et nuit à ce poëme. Mr. D… ne blâmait pas son ardeur, il ne craignait pas qu’elle ne nuisît à sa santé, il savait que les seuls chagrins de l’ame usent le tempérament des personnes sensibles, tandis qu’une agitation, ou un travail qui leur plaît, ne peut que le fortifier.

Un décret exila tous les nobles de Paris ; ils cherchèrent un asile dans les villages ; les maisons de Villemonble se remplirent. On proposa de grands avantages à madame de Simiane, pour louer une partie de son château ; elle les refusa. Heureuse de vivre solitaire, sans néanmoins vivre seule, elle ne voulait rien changer à sa position. Elle sentait que l’établissement d’un tiers chez elle gênerait son indépendance ; mais ce sacrifice, qu’elle ne consentit pas à faire à l’intérêt, elle le fit au désir d’être agréable à Mr. D…

Ce savant avait été intimement lié dans sa jeunesse avec le duc de Lamerville, qui, obligé de sortir promptement de la capitale, et ne pouvant s’exposer, à cause de ses fréquentes attaques de goutte, à partir pour ses terres situées en Touraine, était venu se réfugier dans la seule petite maison qu’il eût trouvée à louer à Villemonble. Outre que cette maison ne pouvait contenir la moitié de ses gens, elle avait l’inconvénient d’être entourée d’eaux stagnantes qui en rendaient l’habitation malsaine. Le duc en ressentit les effets : les crises de sa maladie devinrent si violentes, qu’elles mirent ses jours en danger. M. De… parla avec tristesse à madame de Simiane, de l’état où il l’avait trouvé ; celle-ci s’empressa d’aller offrir son château au duc, et lui en abandonna le plus bel appartement.