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La Femme Auteur, ou les Inconvéniens de la célébrité/Tome 1/XIX

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CHAPITRE XIX.




Une après-midi que Mr. D… était retenu chez son notaire de Vernon, il prit envie à la marquise de visiter les environs de cette ville ; elle sortit seule, à pied, et prit un chemin de traverse qui lui parut agréable. Elle avait fait environ une demi-lieue quand elle entra dans un petit bois fort épais, au bout duquel elle aperçut une maison agréablement bâtie, entourée d’un beau jardin ; sur l’un des côtés de ce jardin, on avait construit un pavillon charmant, dont une porte en forme de fenêtre, garnie de persiennes, donnait sur le bois. Cette maison, la seule qui existait dans cet endroit, était éloignée du plus prochain village au moins d’un quart de lieue. Anaïs entendit accorder une guitarre dans le pavillon : les persiennes étant fermées, elle s’approcha sans crainte d’être aperçue ; une voix mélancolique fit entendre cette romance :


Compagne si chère au poëte,
Ô lyre, jadis mon orgueil,
Toi qui, dans les jours de mon deuil,
Loin de mes yeux restas muette !
Reviens, docile à mes désirs,
Tromper l’ennui de mes loisirs.

Long-temps vivre dans la mémoire,
Quand ma main t’enlève au repos,
N’est pas le but de mes travaux ;
Je n’ose plus chercher la gloire.

Le temps n’est plus où ses plaisirs
Trompaient l’ennui de mes loisirs.

Le cœur brûlant d’une autre ivresse,
Ne crois pas non plus qu’en ce jour,
Je t’appelle à chanter l’Amour,
Divinité de ma jeunesse.
Le temps n’est plus où ses soupirs
Trompaient l’ennui de mes loisirs.

Tendre Amour, Gloire enchanteresse,
Songes divins de mes beaux jours,
Hélas ! vous fuyez pour toujours
Un cœur accablé de tristesse.
Le temps n’est plus où vos désirs
Trompaient l’ennui de mes loisirs.

Beaux-arts, consolez mes alarmes,
Venez embellir mon séjour ;
Mais, las ! un cœur mort à l’amour
Peut-il en vous trouver des charmes ?
Tais-toi, mon luth, tes vains soupirs
Doublent l’ennui de mes loisirs.




Ce chant émut madame de Simiane, et porta l’inquiétude dans son sein ; elle fit un retour sur elle-même, et s’écria involontairement : Craignons, craignons l’amour ! Oui, craignez-le, fuyez-le, répondit un jeune homme en sortant du pavillon, fuyez-le avec soin ! il séduit, enchante, enivre, mais il trompe ; et quand, après des siècles de tourmens, de larmes, de regrets,

L’amour n’est plus, l’amour est éteint pour la vie :
Il laisse un vide affreux dans notre ame affaiblie,
Et la place qu’il occupait
Ne peut jamais être remplie.
Parny.

Anaïs reconnut dans celui qui lui adressait la parole, Léon, comte de Saint-Elme, qu’elle avait vu souvent autrefois chez M. de Crécy. On avait donné, à cette époque, au comte, le surnom de Métromane, parce qu’il ne rêvait que poésie : les belles femmes lui plaisaient alors bien moins que les beaux vers ; il avait sacrifié plus d’une fois un rendez-vous galant, au plaisir d’aller entendre une nouvelle tragédie. Le rapport de son caractère avec celui de la marquise, avait établi entr’eux une aimable familiarité. Tous deux jeunes, sensibles, enthousiastes de la nature et des arts, se promenaient souvent, au clair de la lune, dans la forêt ou dans les réduits les plus solitaires du parc de Villemonble, sans avoir d’autre tiers que les muses.

Quelquefois ravis, en extase, ils s’arrêtaient devant une pièce d’eau, d’où ils croyaient voir sortir une naïade ; ils entendaient une hamadriade gémir dans le creux d’un chêne ; leur imagination appelait à leur entretien toutes les divinités de l’Olympe ; mais leurs cœurs, vierges à l’amour, ne voyaient en lui que le dieu de la fable.

Madame de Simiane fut aussi charmée que surprise du hasard qui lui faisait retrouver Saint-Elme, dont elle n’avait pas entendu parler depuis cinq ans. J’éprouve, lui dit-elle, beaucoup de plaisir à vous revoir, quoique vous m’ayiez entièrement oubliée. — J’ai des torts envers vous, il est vrai ; j’ai été trompé, et malheureux, voilà mon excuse. — Eh bien ! je vous pardonne ; mais vous m’instruirez, j’espère, des causes de la mélancolie que vous paraissez nourrir, ainsi que des événemens qui vous ont conduit dans cette retraite isolée ; la part que je prendrai à vos chagrins pourra les adoucir. — Des chagrins ! plût à Dieu que j’en eusse encore ! — Comment ? — Quelques douloureux que fussent ceux dont j’ai été la victime, ils valaient mieux que la langueur qui me consume. — Ne pouvez-vous en sortir ? — Impossible ; j’ai essayé de tout, rien ne m’a réussi. — Le malheur que vous avez éprouvé est donc bien affreux ! — Le plus affreux de tous, il m’a tué moralement. — De grâce, expliquez-vous ; ne craignez pas de vous ouvrir à moi. — Je ne crains que de décheoir dans votre estime, en vous montrant ma faiblesse. — Je vous plaindrai, sans vous estimer moins. — Vous le voulez, je n’hésite plus.

Le comte s’assit auprès de madame de Simiane, et commença le récit suivant :


Histoire de Léon, comte de Saint-Elme.


Il y a cinq ans, je fus obligé de partir tout-à-coup pour Strasbourg, afin d’y recueillir un héritage considérable, qu’un oncle de feu mon père m’avait laissé. Mon dessein était de ne rester dans cette ville que le temps nécessaire pour liquider la succession qui m’était échue. Je réglai tout en deux mois, et me préparais à revenir à Paris, lorsque le commandant de la place de Strasbourg m’engagea à une fête donnée à l’occasion du mariage de sa fille. Le commandant m’avait rendu quelques services, je ne pus me refuser à sa pressante invitation ; je retardai l’époque de mon départ, et me rendis à sa fête : les personnes les plus considérables de Strasbourg y étaient réunies. On nous servit un repas superbe, suivi d’un concert. Déjà plusieurs virtuoses s’étaient fait entendre, quand une jeune femme vint s’asseoir au piano : elle exécuta, d’une manière admirable, un morceau de Mozard ; je n’avais de ma vie entendu une musique aussi délicieuse : il semblait que l’ame de cette jeune femme fût passée dans ses doigts ; chacun de ses accords venait retentir à mon cœur. J’avais une peine infinie à retenir mes applaudissemens : elle se leva du piano ; je ne fus pas un des derniers à lui porter le tribut de mon admiration. Frappée de la vivacité de mes éloges, elle leva les yeux sur moi, et me jeta un de ces regards qui ne s’oublient jamais. Je demandai son nom à une personne du cercle qui me parut la connaître. Elle s’appelle Florestine de Rostange, me répondit-elle : c’est la plus intéressante et la plus infortunée des femmes. Fille d’un Espagnol et d’une Alsacienne, elle fut élevée à Madrid : elle entrait dans sa dix-huitième année, et son père venait de mourir quand le vicomte de Rostange arriva en Espagne ; il vit cette jeune personne, en devint amoureux, eut le bonheur de lui plaire, et l’épousa. Quinze jours après son mariage, le vicomte fut assassiné en sortant du Prado. L’auteur de ce crime n’a point été découvert. Madame de Rostange, au désespoir de la mort d’un époux adoré, ne put supporter davantage le séjour de l’Espagne, et vint s’établir ici avec sa mère, madame de Las-Casas ; leur fortune est modique, mais les talens supérieurs de la vicomtesse, le nom qu’elle porte, lui donnent accès dans les plus grandes maisons.

Ce court récit m’intéressa. Je regardai de nouveau Florestine ; elle ne me parut pas jolie, mais ses traits avaient une expression sentimentale qui me toucha ; je réfléchissais en moi-même au moyen que je pourrais employer pour me faire présenter chez elle, lorsqu’une cantatrice célèbre chanta cette arriette :


Sous les lois d’un doux hymenée,
Je goûtais le parfait bonheur.
Soudain, un coup affreux change ma destinée ;
Mon époux meurt, et moi je vis pour le malheur.


Mes yeux s’étaient fixés sur Florestine ; je la vois donner des signes de terreur. Je cours vers elle, une crise horrible de nerfs la saisit. Je la transporte hors du sallon, elle se calme par degrés. J’offre ma voiture à sa mère, elle l’accepte : je reconduis les dames chez elles, je demande la permission de venir m’informer de leurs santés, on me l’accorde. Je suis au comble de la joie.

Je me présentai le lendemain chez Florestine ; elle m’accueillit avec une grâce qui m’aurait gagné l’ame, si je n’eusse pas encore été prévenu en sa faveur : elle me raconta le triste événement dont j’étais déjà instruit ; ses larmes coulèrent, je plaignis son infortune ; j’avouai qu’il n’en était pas une plus affreuse : elle me sut gré de penser ainsi. Je passai la matinée entière chez elle, j’en sortis passionnément amoureux.

De ce moment je ne pensai plus à retourner à Paris ; Strasbourg me parut un lieu de délices ; je ne concevais pas qu’on pût se plaire ailleurs. Je ne sentis plus qu’un désir, celui de consoler madame de Rostange ; tous mes jours lui étaient consacrés. Je l’accompagnais à la promenade, aux concerts, aux spectacles : je ne la quittais, chaque soir, que le plus tard possible, et cette courte séparation me paraissait si longue, que je croyais toujours que le lendemain n’arriverait pas : toutefois je me gardai de découvrir mon amour à Florestine ; les regrets qu’elle donnait à la mémoire de son époux étaient encore trop vifs pour que je me flattasse de la voir répondre à mes sentimens. J’espérai tout du temps, de mes soins, et m’appliquai surtout à plaire à madame de Las-Casas : j’y réussis. Elle me confia la conduite d’un procès d’où dépendait toute sa fortune et celle de sa fille. Je l’arrangeai à leur satisfaction, en faisant secrètement quelques sacrifices d’argent. Elles me témoignèrent la plus vive reconnaissance ; je leur avais rendu la tranquillité, j’étais plus heureux qu’elles.

Pendant environ un an je vécus étranger à tout ce qui n’était pas Florestine. J’étais enfin parvenu à dissiper son chagrin ; elle ne parlait plus que rarement de l’accident horrible qui l’avait causé. Elle vivait avec moi dans une intimité charmante ; elle ne m’appelait plus que son ami : elle répondait chaque soir au soupir que je laissais échapper en lui disant adieu. Je m’applaudissais de mon triomphe : elle m’aimera, répétai-je en moi-même avec ivresse, elle m’aimera ; son cœur sera le prix du mien. Momens d’amour et d’espérance, deviez-vous sitôt vous écouler !

Madame de Las-Casas me pria d’aller traiter de l’échange d’un bien, avec un de ses parens qui demeurait à vingt lieues de Strasbourg. Je souffrais de me séparer de madame de Rostange ; mais le désir d’être utile à sa mère ne me permit pas de balancer. Florestine répandit des pleurs en me quittant, et me fit promettre de lui écrire chaque courier : j’avais trop de plaisir à remplir ma promesse, pour ne pas être exact ; mes lettres étaient celles de l’amant le plus tendre ; cependant j’apportai le plus grand soin à ce que le mot d’amour n’y fût pas : je craignais que la magie de ce mot ne manquât de loin son effet ; je ne voulais le prononcer qu’aux pieds de ma maîtresse ; il me semblait que ma voix, mes gestes, mon regard lui donneraient plus de puissance.

La première réponse de Florestine me paya du sacrifice que j’avais fait en m’éloignant d’elle. Après plusieurs autres choses, elle me disait : « Terminez vos affaires promptement, et revenez ; songez que Florestine ne vit plus où vous n’êtes pas. Vous êtes devenu aussi nécessaire à mon existence, que l’air que je respire ; mon ami, vous me tenez lieu de tout, et rien ne pourrait me tenir lieu de vous. »

Je retournai à Strasbourg en formant mille projets de bonheur ; madame de Las-Casas et sa fille me prodiguèrent les marques d’une tendresse touchante ; Florestine laissa éclater une vive gaîté ; elle me parut plus séduisante que jamais. Je pris sa main, la couvris de baisers, et lui dis : Me pardonnerez-vous, aimable Florestine, le tort dont je me suis rendu coupable envers vous ? — Vous ne sauriez en avoir aucun. — Je vous ai trompée. — L’univers me le dirait, que je ne le croirais pas. — Je vous ai trompée, je vous l’atteste. — Vous vous calomniez. — Je parle vrai ; je ne fus pas votre ami. — Et que fûtes-vous donc ? demanda-t-elle en rougissant. — Votre amant : oui, votre amant le plus passionné ; je ne saurais avoir plus long-temps la force de vous le taire. Florestine, acceptez ma main, ou je meurs à vos genoux. — Qui pourrais-je aimer plus que Léon, prononça l’enchanteresse avec un accent d’une douceur inexprimable ? Qui pourrait me rendre aussi heureuse ? Ma mère, continua-t-elle, embrassez votre fils. — J’étais si troublé de mon bonheur, que je ne savais ce que je faisais ; j’allais, venais dans la chambre comme un insensé ; je me précipitai aux pieds de Florestine, je les arrosai de mes larmes : j’étais dans un véritable délire. Quand mes transports furent un peu calmés, je m’assis auprès d’elle : Ma Florestine, lui dis-je, vous avez promis d’être à moi ; rien ne manque plus à ma félicité que le consentement de ma mère ; je partirai dès demain pour le chercher. — Bon dieu ! vous voulez aller à Paris ! — Il le faut. — Ne pouvez-vous écrire ? — Je le pourrais sans doute, et telle est la bonté, l’indulgence de ma mère, que je ne craindrais pas qu’elle s’en offensât ; mais, mon amie, je ne l’ai pas vue depuis un an ; mon amour pour vous m’a retenu loin d’elle ; j’ai souvent même négligé de lui écrire. Je lui dois, je me dois à moi-même, de lui montrer mon respect et mon dévouement dans cette circonstance importante ; je reviendrai bientôt, et peut-être avec elle, m’engager à vous pour toujours. Madame de Las-Casas approuva ma résolution ; Florestine cessa de la combattre. Notre séparation fut extrêmement touchante. Nous y rappelâmes mille fois le serment d’aimer à jamais.

Ma mère me reçut avec tendresse ; elle ne me fit pas le plus léger reproche, approuva mon mariage, et me promit de venir à Strasbourg y assister. J’écrivis sur-le-champ ces bonnes nouvelles à madame de Rostange : j’avais trouvé d’elle une lettre touchante en arrivant à Paris ; la réponse qu’elle fit à la mienne, me parut froide ; elle me parlait peu de notre amour, et beaucoup d’une fête donnée par le commandant au général de Lamerville, qui venait faire un séjour de quelques semaines à Strasbourg (madame de Simiane redoubla d’attention) ; elle me faisait un éloge pompeux de ce général, qui, disait-elle, était l’objet de l’attention de toutes les femmes, et qui lui avait fait l’honneur de ne s’occuper que d’elle. Des réflexions piquantes sur les originaux qui s’étaient trouvés à la fête, terminaient ce singulier écrit ; je n’en pris cependant aucun ombrage : elle est sûre de moi, pensai-je, je suis sûr d’elle, dois-je être jaloux de ses plaisirs ?

J’achetai des diamans et des étoffes superbes pour Florestine, et me préparais à l’aller rejoindre, quand je reçus une lettre dans laquelle elle me mandait qu’il était survenu un obstacle à notre union ; elle finissait en m’assurant de ses regrets et de son invariable amitié. Cette lettre, à laquelle je ne comprenais rien, me plongea dans un chagrin extrême ; je partis, sur-le-champ, pour en aller chercher l’explication à Strasbourg.

Je courus la poste jour et nuit, et j’arrivai dans cette ville à dix heures du matin ; je ne me donnai que le temps de passer un habit décent, et courus chez madame de Rostange ; je la trouvai assise dans son boudoir, vêtue d’une robe du matin très-galante ; à ses côtés était le général de Lamerville. — Le général de Lamerville ! prononça madame de Simiane en changeant de couleur. — Lui-même ; le connaîtriez-vous ? — Nullement, mais j’en ai beaucoup entendu parler. — Oh ! cela ne m’étonne pas, c’est le héros à la mode. — Anaïs soupira, le comte reprit : Florestine voulut en vain se lever à mon approche, elle retomba tremblante sur son siége. Vous ne m’attendiez pas, Madame, lui dis-je ; j’ai mal pris mon temps, je le vois ; je reviendrai. Non, restez, balbutia-t-elle, restez, Monsieur me faisait ses adieux, il part ce matin. Ce mot dissipa ma colère. Je crus avoir commis une injustice, j’adressai des excuses à madame de Rostange, et saluai M. de Lamerville ; il répondit à mon salut, et se retira.

Il ne fut pas plutôt dehors, que Florestine fondit en larmes. Au nom du ciel, lui dis-je, expliquez-moi la cause de votre douleur ; apprenez-moi quel est l’obstacle qui nous sépare. Elle continua de pleurer en silence. Auriez-vous cessé de m’aimer ? — Mon attachement pour vous est inaltérable. — Votre attachement ? N’osez-vous dire votre amour ? — De l’amour ! répondit-elle d’un aire égaré, de l’amour ! je n’en eus point pour vous ! — Vous n’en avez pas eu pour moi ! et pourquoi me l’avoir laissé croire ? pourquoi m’en avoir imposé ? — Je m’en imposais à moi-même. — Perfide ! vous vous êtes plu à me faire avaler le poison jusqu’à la dernière goutte. — Je ne suis pas perfide, je ne suis que sensible et malheureuse. — Vous sensible ! vous ! qui, pour prix de l’amour le plus délicat, du dévouement le plus entier, m’avez rendu votre jouet ; vous qui attendez, pour me précipiter dans l’abîme du désespoir, que je me croye parvenu au comble de la felicité. Vous êtes sensible ! vous ! Cela peut-il s’entendre sans indignation. Vous me promettez votre foi, je cours chercher le consentement de ma mère, elle me l’accorde ; je m’empresse de tout préparer pour la fête de notre hymen : le contrat est dressé ; étoffes, voitures, bijoux, diamans, tout est là, tout, et vous m’annoncez que vous ne pouvez m’appartenir (elle cacha sa tête dans ses mains) ; mais le motif de ce changement inoui ne me sera pas long-temps caché ! Que dis-je, je le connais maintenant cet horrible mystère, l’unique barrière qui s’élève entre nous ; la voici : vous aimez le général de Lamerville (elle frissonna) ; tremblez, tout son sang me vengera de votre trahison. — Épargnez-moi, s’écria-t-elle d’une voix déchirante ; Léon, épargnez-moi. — Que je vous épargne ! moi ! que vous avez si indignement trompé ! moi ! qui aurais tout sacrifié à votre bonheur ! oui, tout, ingrate, tout, jusqu’à l’amour que vous m’inspirez. Eh bien ! prononça-t-elle en se précipitant à mes genoux ; eh bien ! mon cher Léon, faites ce généreux effort ; sacrifiez-le-moi cet amour auquel je ne puis désormais répondre. — Barbare, lui criai-je avec l’accent de la fureur ; barbare, enfonce-le bien avant dans mon cœur ce dernier trait. Qui me l’aurait dit, grands dieux ! après ce que j’ai fait pour elle, que je n’aurais pu obtenir de sa pitié qu’elle daignât au moins me tromper ! — Ciel ! ò ciel ! balbutia Florestine en tombant sur le plancher.

Le bruit de sa chute ramena mon attention sur elle. Je la relevai : elle était glacée, son regard était fixe, on ne sentait plus son pouls : je la crus morte ; mon angoisse fut terrible. Je jetai des cris épouvantables. Je l’ai tuée, répétai-je hors de moi, je suis un monstre, un assassin, je l’ai tuée. Madame de Las-Casas arriva. Je sortis comme un désespéré, et courus toute la ville sans savoir où j’allais, jusqu’au moment où je succombai sous le poids de la lassitude.

L’exercice violent que j’avais fait donna quelque trêve à l’agitation de mes esprits. Je blâmai l’emportement où je m’étais livré. Peut-être, pensai-je, Florestine n’est-elle pas aussi coupable que je l’ai cru. Si je me fusse conduit avec plus de modération, peut-être aurais-je pu la ramener à moi ; son cœur ne s’est peut-être pas engagé sans retour. Je me rappelai chacune des paroles, chacun des mouvemens qui lui étaient échappés, et l’amour m’aveuglait au point que ce qui devait me confirmer mon malheur, fit naître en moi un rayon d’espérance. Je l’embrassai avec transport, et je retournai chez madame de Rostange, dans le projet d’avoir avec elle une explication tranquille.

Madame de Las-Casas ne voulait pas me laisser entrer chez sa fille. J’insistai, en lui jurant de ne rien faire, de ne rien dire qui pût lui causer de la peine. Elle me regarda tristement, me conduisit vers Florestine qui était couchée, et s’en alla.

Je vous ai fait beaucoup de mal, dis-je à madame de Rostange, je viens vous en demander pardon. — Pardon, reprit-elle, oh ! moi seule ai besoin de pardon ; accordez-le-moi, mon ami, ajouta-t-elle en me tendant la main, soulagez-moi du remords qui m’oppresse ; mon tort est affreux sans doute, mais il est involontaire. ― Ainsi vous aimez M. de Lamerville. — Je l’idolâtre : j’ai pour lui une passion insurmontable ; je donnerais une vie pour lui appartenir un jour, un seul jour. — Affreuse révélation ! échappa-t-il à madame de Simiane. — Horrible en effet, reprit le comte ; cependant j’eus la force de me contenir, et je dis avec douceur, à madame de Rostange : eh quoi ! un an de soins, d’amour, n’a pu me gagner votre cœur ; et lui, si vîte ! si vîte !… Je tenais encore sa main, je la baignai de larmes. Ne pleurez pas, Léon, ne pleurez pas : vous me déchirez l’ame. Hélas ! si vous saviez ce que j’ai souffert, depuis qu’éclairée sur mes sentimens, j’ai compris la douleur que j’allais verser dans votre sein, j’en suis certaine, vous me plaindriez. — Oui, je vous plains, Florestine, vous ne serez jamais aimée comme vous l’êtes de moi. Ce M. de Lamerville vous consacrera-t-il tous ses momens ? S’apprête-t-il à recevoir la foi qui m’était dûe ? — J’ignore ses projets, il ne m’en a rien dit ; je ne lui ai rien demandé, je n’en veux rien savoir : il m’aime, c’est assez. — Infortunée ! puisse mon désespoir ne devenir jamais ton partage ! Puisses-tu jouir de tout le repos que tu m’as ravi ! Adieu.

Je ne pouvais plus tenir à l’angoisse de ma situation ; un feu dévorant brûlait mes entrailles. J’entrai dans un café, et tombai dans un profond assoupissement, d’où je ne sortis que le soir. J’aperçus alors deux jeunes capitaines, assis à une table proche de moi, qui s’entretenaient d’un air de confidence. Rien n’est plus sûr, prononça l’un d’eux à voix basse, madame de Rostange vient de partir à l’instant pour rejoindre notre général. Je n’en entendis pas davantage. Agité d’un mouvement frénétique, je m’élance hors du café, j’accours chez Florestine ; elle n’y était plus. Je revins à la hâte chez moi, j’ordonnai à mon laquais d’aller commander des chevaux à la poste. Je pars à la poursuite de madame de Rostange : je voulais l’enlever à mon rival, ou périr. Une fièvre maligne me contraint de m’arrêter au milieu de ma route : elle fit craindre, pendant six semaines, pour mes jours. Lorsque je fus hors de danger, je me trouvai dans les bras de ma mère ; ses caresses me rappelèrent mon malheur et ses bontés ; mais ces souvenirs ne produisirent pas en moi la plus légère émotion. Mon ame, usée par la douleur, était devenue insensible. On allait, venait autour de moi, sans qu’il m’en restât d’autre idée que celle d’un bruit désagréable à mon oreille. On me parlait sans que j’entendisse autre chose que des sons vagues. Je ne m’occupais de personne ; je ne m’occupais pas même de moi. La tendresse de ma mère ne me charmait plus : cette mère incomparable faisait tout pour son fils, il n’était reconnaissant de rien. On s’imagina qu’on pourrait me tirer de ce triste état, en me faisant entendre de la musique. Cet essai ne réussit point : on me conduisit à la campagne, le changement d’air me fit un peu de bien ; mais ce qui m’en fit davantage, ce fut d’apprendre que M. de Lamerville n’avait eu qu’un caprice de quelques mois pour madame de Rostange, qu’il ne lui avait donné aucune de ses nouvelles depuis qu’il avait rejoint l’armée, et qu’elle était revenue à Strasbourg, où elle essayait d’oublier son volage amant, en se livrant à la dissipation. Je demandai à madame de Saint-Elme de retourner à la ville ; elle n’osa point contrarier le premier désir que j’eusse montré depuis ma maladie. J’allai chez le commandant, j’y rencontrai madame de Rostange ; elle m’aborda la première, m’entretint avec confiance de sa folie et de son repentir : elle m’appela son ami, son plus cher ami, son unique ami. Après avoir été abusé par l’apparence de son amour, je le fus par celle de son amitié de préférence. Je cessai quelque temps d’être à plaindre. J’aimais encore.

Le sentiment auquel madame de Rostange n’avait pas craint de s’abandonner hautement pour M. de Lamerville, en altérant la pureté de ses principes, avait détruit les qualités attachantes de son caractère ; sa conversation était plus spirituelle qu’entraînante ; elle n’avait plus, comme autrefois, le mot du cœur ; mes opinions n’étaient plus les siennes, quelquefois même il semblait qu’elle se faisait un malin plaisir de me rompre en visière ; elle se vengeait sur moi, sans s’en douter, du chagrin secret que lui causait l’abandon de M. de Lamerville : je lui pardonnai long-temps ses caprices, j’espérais que la constance de mes sentimens triompherait de sa légèreté ; j’espérais que j’aurais dans elle, avec le temps, une amie qui me ferait sentir les charmes de cette amitié dont parle Montaigne ; je me disais que ce rare trésor ne pouvait s’acheter trop cher. Quand elle prenait avec moi le ton d’une douce intimité, j’oubliais tous les maux qu’elle m’avait fait souffrir ; mais j’aperçus enfin que je n’étais pour elle, que ce qu’on nomme si improprement, dans ce siècle, un ami. Trop sûre de son empire sur moi, elle ne me ménageait pas ; elle montrait souvent plus d’empressement à d’autres personnes qu’à moi ; cette conduite me blessa : on veut bien être dupe en amour ; mais en amitié, on veut recevoir autant qu’on donne. Je cessai d’être assidu chez madame de Rostange ; ma mère souhaita de retourner à Paris, je l’y accompagnai.

Les amusemens de cette ville ne purent me distraire de la mélancolie où m’avaient plongé deux sentimens trompés ; je ne pouvais me consoler de ne plus aimer Florestine, de ne plus intéresser celle qui m’avait été si chère, sous le double rapport de l’amour et de l’amitié. Je me répétais sans cesse avec amertume : Je suis devenu un étranger pour elle ! Je fis connaissance de plusieurs femmes charmantes ; j’inspirai, sans y songer, une vive passion à l’une d’elles ; je désirai d’y répondre, je crus un jour y être parvenu, mais je me dis : Je deviendrais, dans l’avenir, un étranger pour elle ! et je ne l’aimai pas.

Le poids d’une indifférence dont j’avais inutilement tenté de sortir, altéra de nouveau ma santé. Les plaisirs de Paris n’ayant plus d’attraits pour moi, je vins chercher ceux de la campagne. Ils me paraissent aussi insipides que ceux de la ville : aucun lieu, aucune occupation ne rend du ressort à mon ame, l’ennui est toujours là à mes côtés, il m’obsède sans cesse, montre à mes yeux tous les objets sous la même couleur. Je n’ai pas encore trente ans, et je suis réduit à désirer la fin d’une existence inutile aux autres, à charge à moi-même.

En prononçant ces derniers mots, le comte tomba dans une sombre rêverie ; la marquise fit de vains efforts pour l’en tirer. Les ombres de la nuit voilaient déjà la cîme des coteaux : il faut que je vous quitte, dit Anaïs à M. de Saint-Elme ; si le changement de solitude peut vous être agréable, je pars après-demain pour Villemonble, venez m’y retrouver, vous y serez bien reçu. Il lui répondit à peine, et la laissa partir sans lui proposer de l’accompagner.

Elle retourna chez elle à pas lents, et rêva long-temps au récit qu’elle venait d’entendre : ou Florestine, pensa-t-elle, est une femme coquette et fausse, dont le comte a été la dupe, ou le général est un de ces hommes orgueilleux et perfides qui se font un jeu de déchirer le cœur des femmes tendres et crédules qu’ils ont séduites. Ce dernier soupçon lui fit un mal affreux ; mais devait-elle l’accueillir, d’après ce que le duc lui avait dit d’Amador ? Ah ! pensa-t-elle avec amertume, les hommes qui se croyent les plus fidèles à l’honneur, ne se font pas un scrupule d’en manquer envers nous ! En est-il un assez délicat pour n’avoir jamais trahi les sermens faits à l’Amour ? Ils se pardonnent tous ce dont ils sont tous coupables.

Cette réflexion, qui, peut-être, n’était pas tout-à-fait juste, lui donna de l’humeur ; Rosine, qui ne lui en avait pas encore vue, fut inquiète de lui en trouver ; elle la crut malade : se trompait-elle ?