La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/04

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 302-321).
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Deuxième époque — Marian Halcombe


IV


« 17 juin. » — Juste au moment où ma main se posait sur le bouton de ma serrure, j’entendis la voix de sir Percival qui m’appelait au bas des degrés.

— J’ai à vous prier de redescendre, disait-il. C’est la faute de Fosco, miss Halcombe, et non la mienne. Il trouve je ne sais quelles absurdes objections à ce que sa femme soit un des témoins, et, par là, il me force à vous prier de venir nous rejoindre dans la bibliothèque…

J’y entrai avec sir Percival. Laura nous attendait auprès du bureau, tournant et retournant dans ses mains, avec une sorte d’inquiétude, son chapeau de jardin. Madame Fosco, assise auprès d’elle dans un grand fauteuil, admirait imperturbablement son mari qui, seul à l’autre bout de la pièce, ramassait une à une quelques feuilles mortes, tombées des fleurs qui garnissaient la croisée.

Dès que je parus, le comte vint au-devant de moi pour m’offrir ses excuses.

— Mille pardons, miss Halcombe ! dit-il. Vous connaissez la réputation faite à mes chers compatriotes par messieurs les Anglais ? S’il faut s’en rapporter au brave John Bull, nous autres Italiens sommes tous rusés et soupçonneux par nature. Regardez-moi donc, s’il vous plaît, comme ne valant pas mieux que le reste de ma race. Je suis un Italien rusé, un soupçonneux Italien. Vous aviez déjà cette idée de moi, n’est-il pas vrai, chère lady ?… Eh bien ! ma ruse, mes soupçons me poussent à trouver peu convenable que madame Fosco serve de témoin à lady Glyde, lorsque je suis moi-même appelé à jouer ce rôle.

— Cette objection n’a pas l’ombre de raison, interrompit sir Percival. Je me tue à lui expliquer que les lois anglaises autorisent madame Fosco à garantir, en même temps que son mari, l’authenticité de nos signatures.

— Je l’admets, reprit le comte. Les lois anglaises disent « oui », — mais la conscience de Fosco dit « non ». — Il avait, en affirmant ceci, appliqué sa main large et grasse sur le devant de sa blouse et, avec un salut solennel, semblait vouloir nous présenter à tous sa conscience comme une glorieuse addition au personnel de l’assemblée… Ce que peut être le document que lady Glyde est sur le point de signer, continua-t-il, je ne le sais, ni ne désire le savoir. Voici tout ce que je dis : Il peut se présenter dans l’avenir telles circonstances qui obligeraient sir Percival ou ses ayants droit à faire un appel aux deux témoins ; et, dans ce cas, il est certainement à désirer que ces témoins représentent deux opinions parfaitement indépendantes l’une de l’autre. C’est ce qui ne saurait être si ma femme signe en même temps que moi, parce qu’à nous deux nous n’avons qu’une opinion, laquelle est la mienne. Je ne veux pas qu’on vienne me jeter au nez, à tel ou tel moment, que madame Fosco agissait aujourd’hui par mes ordres, et, en réalité, n’était qu’un témoin pour rire. Je songe précisément aux intérêts de Percival, quand je propose que mon nom soit apposé (comme l’ami le plus intime du mari), et le vôtre, miss Halcombe (comme la plus intime amie de la femme.) Je suis un jésuite, s’il vous plaît de le croire ainsi, — un homme qui coupe les cheveux en quatre, — minutieux, fantasque, assiégé de vains scrupules ; — mais vous me donnerez satisfaction ; vous aurez d’indulgents égards pour mon caractère italien, autant vaut dire méfiant, et ma conscience italienne, autant vaut dire aisément tourmentée…

Il salua de nouveau, recula de quelques pas, et retira sa conscience de notre cercle, aussi poliment qu’il l’y avait introduite.

Les scrupules du comte pouvaient être honorables et raisonnables ; mais sa façon de les exprimer augmentait, je ne sais comment, ma répugnance à être impliquée dans la signature. Il ne fallait pas moins que mon désir de servir à Laura, pour me déterminer à être témoin d’un acte quelconque. Cependant, un regard jeté sur sa figure inquiète me fit résoudre de tout risquer plutôt que de lui manquer au besoin.

— Je ne demande pas mieux que de rester, lui dis-je. Et si je ne vois aucun motif à soulever de mon côté quelque petite objection, vous pouvez compter sur moi comme témoin…

Sir Percival me lança un regard assez vif, et sembla prêt à prendre la parole ; mais, au même moment, madame Fosco détourna son attention en se levant du fauteuil qu’elle occupait. Ses yeux venaient de rencontrer ceux de son mari, lesquels lui avaient intimé l’ordre de quitter l’appartement.

— Inutile de vous retirer, dit sir Percival.

Le regard de madame Fosco alla chercher de nouveaux ordres ; quand elle les eut reçus, elle déclara qu’elle préférait nous laisser à nos affaires, et sortit d’un pas résolu. Le comte alluma une cigarette, retourna aux fleurs de la croisée, et se mit à souffler sur les feuilles de petits jets de fumée, fort inquiet, paraissait-il, de détruire ainsi les insectes dont elles pouvaient être chargées.

Sir Percival, pendant ce temps-là, ouvrit une armoire formant la base d’une des bibliothèques, et il en tira une longue feuille de parchemin, repliée à plusieurs fois sur elle-même, dans le sens de sa largeur. Il la plaça sur la table, ouvrit seulement le dernier pli et laissa sa main posée sur le reste. Ce dernier pli ne laissait voir qu’une bande de parchemin, vierge de toute écriture, et sur laquelle, en certains endroits, on avait collé quelques pains à cacheter. Toute la portion écrite de ce document légal demeurait cachée dans les plis que sa main empêchait de s’ouvrir. Laura et moi, nous nous regardâmes. Son visage était pâle, mais ne trahissait ni indécision ni crainte.

Sir Percival trempa une plume dans l’encre et la remit à sa femme.

— Signez là votre nom !… lui dit-il, lui montrant la place. Vous et Fosco, vous signerez ensuite, miss Halcombe, à côté de ces deux pains à cacheter. Approchez, Fosco ! on n’assiste pas à une signature en rêvassant à la fenêtre, et en asphyxiant les parasites des fleurs…

Le comte jeta de côté sa cigarette, et, les mains négligemment passées dans la ceinture rouge de sa blouse, les yeux attentivement fixés sur le visage de sir Percival, il vint nous rejoindre auprès de la table. Laura, qui était, la plume à la main, de l’autre côté de son mari, le regardait aussi fixement. Il était donc, entre eux, debout, la main toujours appuyée sur les plis du parchemin, et me regardant, moi qui lui faisais face, avec un tel mélange de soupçon sinistre et d’embarras, qu’il ressemblait à un prisonnier devant ses juges plutôt qu’à un gentleman au milieu des membres de sa maison.

— Signez là ! répéta-t-il, se tournant tout à coup du côté de Laura, et lui désignant du doigt un des endroits marqués sur le parchemin.

— Qu’ai-je donc à signer ? demanda-t-elle avec calme.

— Je n’ai guère le temps de vous l’expliquer, lui répondit-il. Le « dog-cart » est devant la porte, et il faut que je parte sans retard. D’ailleurs, le temps ne me manquât-il pas, vous ne sauriez comprendre. C’est un document de pure forme, — rempli de termes techniques, de clauses légales, comme le sont ces machines-là… Allons ! voyons ! votre nom, je vous prie, et finissons-en le plus tôt possible !

— En vérité, sir Percival, avant de placer là mon nom, je devrais bien savoir ce que je signe.

— Allons donc ! en quoi ces affaires-là regardent-elles les femmes ?… Je vous affirme que vous ne comprendriez pas.

— Laissez-moi essayer, du moins. Quand M. Gilmore avait quelque chose à faire pour moi, il commençait toujours par me l’expliquer, et jamais je ne l’ai trouvé inintelligible.

— Il vous l’expliquait ?… Je le crois parbleu bien !… comme votre agent, c’était son devoir. Je suis votre mari, moi, et ce n’est pas le mien… Comptez-vous me garder encore ici longtemps ?… Je vous répète que nous n’avons le loisir de rien lire : le « dog-cart » m’attend à la porte… Une fois pour toutes, signerez-vous, oui ou non !…

Elle tenait encore la plume ; mais elle ne fit aucun mouvement qui annonçât l’intention d’apposer son nom au bas de l’acte.

— Si cette signature doit me faire contracter une obligation quelconque, dit-elle, j’ai bien quelque droit, ce me semble, de savoir à quoi je m’oblige ?…

Son mari souleva le parchemin, et frappa la table pur un geste irrité.

— Soyons francs, dit-il, vous avez toujours eu la réputation d’être sincère. Ne tenez compte ni de miss Halcombe, ni de Fosco ; — dites, tout naturellement, que vous vous méfiez de moi !…

Le comte retira de sa ceinture une de ses mains, et la plaça sur l’épaule de sir Percival. Celui-ci s’en débarrassa par un mouvement brusque. Le comte, avec ce calme que rien ne trouble, la remit en place.

— Contenez donc votre malheureux caractère, Percival, disait-il. Lady Glyde a raison.

— Raison ? s’écria sir Percival… Une femme, raison de soupçonner son mari ?

— Il y a injustice et cruauté à m’accuser de méfiance envers vous, dit Laura. Demandez à Marian s’il n’est pas naturel que je veuille savoir à quoi cet écrit m’oblige, avant d’y mettre ma signature ?

— Je n’entends point m’en rapporter là-dessus à miss Halcombe, répliqua sir Percival ; miss Halcombe n’a rien à voir dans tout ceci…

Je n’avais pas jusqu’alors ouvert la bouche, et j’aurais de beaucoup préféré n’avoir pas maintenant à prendre la parole. Mais la détresse peinte sur le visage de Laura quand elle se retourna vers moi, et l’insolente injustice manifestée dans la conduite de son mari, ne me laissaient d’autre alternative que d’exprimer mon opinion en sa faveur, aussitôt qu’elle m’eut ainsi mise en demeure :

— Veuillez m’excuser, sir Percival, dis-je alors ; mais, puisque je dois attester la signature, je me permets de penser que j’ai quelque chose à voir dans tout ceci. L’objection de Laura me semble parfaitement loyale ; et pour ce qui me concerne particulièrement, je ne saurais prendre sur moi la responsabilité de garantir sa signature par la mienne, à moins qu’elle ne sache d’abord à quoi s’en tenir sur le document que vous voulez lui faire souscrire.

— Eh bien, sur mon âme ! s’écria sir Percival, voilà ce que j’appelle une déclaration franche et nette. La première fois que vous vous inviterez chez quelqu’un, miss Halcombe, je vous conseille de ne pas lui payer son hospitalité en prenant contre lui le parti de sa femme, dans une affaire qui ne vous regarde en rien…

Je me dressai en pieds aussi soudainement que s’il m’eût frappée. Que n’étais-je un homme ! Je l’aurais abattu sur le seuil de sa porte, et j’aurais quitté sa maison pour n’y remettre jamais les pieds à aucun prix. Mais je n’étais qu’une femme, et j’avais pour Laura un attachement si profond !

Dieu merci, cette tendresse fidèle me vint en aide, et je me rassis sans avoir prononcé un seul mot. « Elle » savait, du reste, ce que je venais de souffrir et de contenir. Elle accourut vers moi, ses yeux ruisselant de larmes.

— Marian ! murmurait-elle à mon oreille ; ma mère si elle eût vécu, n’aurait pu faire mieux pour moi.

— Revenez signer ! lui cria sir Percival, de l’autre côté de la table.

— Faut-il ? me demanda-t-elle à l’oreille. Si vous le voulez, je signerai.

— Non, répondis-je. Le droit et la raison sont de votre côté ; — ne signez rien que vous n’ayez lu d’abord.

— Revenez signer !… réitéra son mari, de sa voix la plus haute et la plus irritée.

Le comte, qui nous avait contemplées toutes deux avec une muette et profonde attention, s’interposa une seconde fois.

— Percival ! dit-il, je n’oublie pas, « moi », que je suis devant des dames. Soyez assez bon, je vous prie, pour vous en souvenir…

Sir Percival se tourna vers lui comme suffoqué par la colère, et ne pouvant plus articuler un mot. La main du comte, posée sur son épaule, y resserrait graduellement son étreinte, et la voix du comte, parfaitement posée, répétait avec calme : — Soyez assez bon, je vous prie, pour vous en souvenir aussi…

Ils se contemplèrent ainsi l’un l’autre pendant un instant. Sir Percival, ensuite, détourna lentement son visage pour le dérober aux yeux du comte ; pendant un instant, il abaissa vers le parchemin posé sur la table un regard où le mécontentement se peignait encore ; et il reprit enfin la parole, avec la sournoise soumission de l’animal dompté. plutôt qu’avec la résignation qui sied à l’homme convaincu de ses torts.

— Je ne prétends offenser personne, disait-il ; mais l’obstination de ma femme suffirait pour mettre à bout la patience d’un saint. Je lui ai dit qu’il s’agissait d’un document de pure forme. — qu’a-t-elle de plus à me demander ? Vous direz ce qu’il vous plaira, mais une femme manque à son devoir quand elle semble révoquer en doute la bonne foi de son mari. Encore une fois, lady Glyde, — et c’est la dernière, — voulez-vous signer, oui ou non ?…

Laura revint vers la table, du côté où il se tenait, et reprit la plume qu’elle avait posée.

— Je signerai très-volontiers, dit-elle, pourvu que vous veuillez me traiter en personne qui sait ce qu’elle fait et doit faire. Peu m’importe quel sacrifice on me demande, s’il ne cause préjudice à personne autre, et n’emporte pas avec lui de résultats nuisibles.

— Qui parle de vous demander un sacrifice ? interrompit sir Percival, avec un retour mal contenu de sa première violence.

— Je veux simplement dire, reprit-elle, que je ne refuserai aucune concession à laquelle je puisse honorablement me soumettre. Si j’éprouve quelques scrupules à signer un acte dont je ne sais absolument rien, et qui pourtant me lie en quelque chose, y a-t-il là de quoi me montrer autant de sévérité que vous venez de le faire ? et, de plus, il est assez étrange, ce me semble, que vous accordiez aux hésitations du comte Fosco plus d’indulgence qu’aux miennes…

Cette allusion bien naturelle, mais inopportune, au pouvoir extraordinaire du comte sur son mari, — toute indirecte qu’elle fût, — suffit cependant pour rallumer en un instant la colère qui, près de s’éteindre, couvait encore chez sir Percival.

— Des scrupules ?… répéta-t-il. Des scrupules, vous ? il est un peu tard pour en avoir. J’aurais pensé que vous aviez renoncé à toutes ces faiblesses-là, lorsque vous avez fait de nécessité vertu en m’acceptant pour mari…

Ces mots étaient à peine sortis de ses lèvres, que Laura jeta la plume à terre, en le regardant avec une expression que je voyais pour la première fois dans ses yeux, moi qui la connaissais si bien. Puis, avec un silence de mort, elle lui tourna le dos.

Cette énergique manifestation du mépris le plus amer et le moins déguisé était si absolument étrangère à ma sœur, et si en dehors de son caractère, qu’elle nous plongea tous dans le silence de la stupeur. Sous la brutalité superficielle des paroles que son mari venait de lui adresser, il y avait quelque chose de caché. Elles masquaient quelque mystérieuse insulte dont j’ignorais absolument la portée, mais qui avait laissé sur son visage une marque de profanation, évidente même pour un étranger.

Le comte, qui n’était plus étranger pour nous, la vit, cette marque, tout aussi distinctement que je pouvais la voir. Comme je me levais pour aller trouver Laura, je l’entendis, qui disait entre ses dents à sir Percival : — Idiot que vous êtes !…

Laura me précédait vers la porte, et, à ce moment-là même, son mari lui adressa la parole une fois encore :

— Vous refusez donc bien positivement de me donner votre signature ? dit-il avec l’accent altéré d’un homme qui sentait à quel point sa licence de langage venait de lui faire tort.

— D’après ce que vous venez de me dire, répondit-elle avec fermeté, je ne donnerai ma signature que lorsque j’aurai lu ce parchemin, d’un bout à l’autre, jusqu’à la dernière ligne. Venez, Marian, nous sommes restées ici assez longtemps.

— Un instant, dit le comte, qui intervint avant que sir Percival reprît la parole. — De grâce, lady Glyde, un instant !…

Laura serait sortie sans prendre garde à cette requête, mais je l’arrêtai.

— Ne vous faites pas un ennemi du comte ! lui dis-je à voix basse. Quoi que vous fassiez, évitez de l’avoir pour ennemi !…

Elle céda. Je refermai la porte ; et, debout, nous attendîmes. Sir Percival était assis près de la table, son coude sur les plis du parchemin et la tête appuyée sur son poing crispé. Le comte se tenait entre nous, — maître de la position terrible où nous étions placées, et la dominant comme il dominait toute chose.

— Lady Glyde, dit-il avec une douceur qui, plutôt qu’à nous-mêmes, semblait s’adresser à notre abandon, excusez-moi, je vous prie, si je me hasarde à suggérer ici quelque moyen terme, et veuillez croire que ce que je vais dire m’est dicté par un profond respect et une cordiale bienveillance pour la maîtresse de ce château. — Se retournant ensuite, et très-vivement, du côté de sir Percival : — Est-il donc absolument nécessaire, demanda-t-il, que cette chose-là, sous votre coude, soit signée aujourd’hui ?

— Cela est nécessaire à la réalisation de mes plans et de mes désirs, répondit l’autre d’un air mécontent. Mais comme vous avez pu le voir, cette considération n’a aucune influence sur lady Glyde.

— Répondez simplement à une question bien simple. Cette signature peut-elle être ajournée jusqu’à demain, — oui ou non ?

— Oui…, si vous y tenez.

— Pourquoi donc, alors, perdre ici votre temps ? Que la signature soit remise à demain ; — nous y songerons à votre retour…

Sir Percival ferma les yeux, et, fronçant le sourcil :

— Vous prenez avec moi, dit-il, un ton qui ne me plaît guère ; … un ton que je ne supporterais de personne…

Un juron grossier accompagna ces paroles.

— C’est pour votre bien que je vous conseille, répliqua le comte avec un sourire de tranquille mépris… Prenez du temps ; donnez du temps à lady Glyde. Oubliez-vous donc que votre dog-cart attend à la porte ? Le ton que j’ai pris vous semble étrange, n’est-il pas vrai ? je le comprends, — car c’est le ton d’un homme qui reste maître de lui. Combien de bons avis vous ai-je donnés depuis que je vous connais ? Vous ne sauriez en dire le chiffre. M’avez-vous jamais vu me tromper ? Je vous défie de m’en citer un exemple… Allez ! allez ! montez en voiture !… La signature peut attendre à demain. Qu’elle attende, donc ; — nous nous en occuperons quand vous serez revenu…

Sir Percival hésitait et regardait sa montre. Son inquiétude relativement au voyage secret qu’il allait faire ce jour-là, augmentée encore par les paroles du comte, luttait dans son esprit avec celle que lui causaient les refus de Laura. Il parut réfléchir quelques instants encore, et se levant de son fauteuil :

— Il est bien facile, dit-il, de me réduire au silence, lorsque le temps me manque pour vous répondre. Je suivrai votre conseil, Fosco, — non que j’en ai besoin, mais parce que je ne puis m’attarder ici plus longtemps… — Il s’arrêta, et dirigea du côté de sa femme un regard menaçant : — Si demain, à mon retour, vous me refusez encore votre signature !… — Le reste de la phrase se perdit dans le bruit qu’il fit en ouvrant et refermant de nouveau l’armoire où le parchemin était en dépôt. Il prit sur la table son chapeau, ses gants, et marcha vers la porte. Nous nous reculâmes, Laura et moi, pour lui livrer passage : — N’oubliez pas demain ! dit-il à sa femme, et il sortit là-dessus.

Nous attendions, pour lui donner le temps de traverser le vestibule et de se mettre en route. Le comte s’approcha de nous, qui étions encore debout auprès de la porte.

— Vous venez de voir sir Percival sous son pire aspect, miss Halcombe, me dit-il. Il m’a peiné ; il m’a fait honte, à moi qui l’aime depuis longtemps. Au nom de cette vieille amitié, je vous promets qu’il ne s’oubliera plus, demain, devant vous, comme il vient de s’oublier aujourd’hui…

Laura, pendant qu’il parlait ainsi, avait pris mon bras, et quand il eut fini, elle se pressa contre moi par un geste significatif. Toute femme eût trouvé assez dur d’assister à l’apologie de son mari, ainsi faite, en sa présence, par un des amis de ce mari, sous le toit même où elle devait être reine et maîtresse ; et pour elle, en particulier, on peut juger quelle épreuve ce devait être. Je remerciai poliment le comte, et j’emmenai ma sœur. Oui, je le remerciai, car je comprenais déjà, non sans un inexprimable sentiment de faiblesse humiliée, que je devais à ses calculs ou à son caprice la certitude de pouvoir rester encore à Blackwater-Park ; et, d’après la conduite de sir Percival vis-à-vis de moi, je ne pouvais douter que, sans l’influence et l’appui du comte, je ne dusse immédiatement quitter ce séjour. Ainsi son influence, — celle qu’entre toutes j’avais redoutée le plus, — était maintenant l’unique lien qui me retînt auprès de ma sœur, dans le moment où elle avait le plus besoin de mon assistance !…

Nous entendîmes le sable de l’avenue craquer sous les roues du dog-cart, au moment où nous arrivions sous le vestibule. Sir Percival venait de se mettre en route.

— Où va-t-il maintenant, Marian ? me dit ma sœur à voix basse. Il ne fait plus un pas sans me donner à craindre pour l’avenir. Auriez-vous quelques soupçons ?…

Après toutes les épreuves qu’elle avait déjà subies pendant cette triste matinée, je ne me souciais pas de lui faire partager mes angoisses.

— Comment voulez-vous que je pénètre ses secrets ? lui répondis-je, me servant à dessein d’un tour évasif.

— Peut-être la femme de charge les connaît-elle ? reprit Laura, insistant.

— Certainement non, répliquai-je ; elle n’en doit pas savoir plus long que nous…

Laura secoua la tête, comme si ce dernier point lui semblait douteux.

— Ne vous a-t-elle pas dit, cette femme, que l’arrivée d’Anne Catherick dans ces environs était un bruit assez généralement répandu ?… Et ne pensez-vous pas qu’il peut être parti pour tâcher de retrouver ses traces ?

— J’aime mieux, je vous l’avoue, Laura, me tranquilliser un peu sur tout ceci, en y songeant le moins possible ; que dis-je ? en n’y songeant pas du tout. Après ce qui s’est passé, vous feriez bien de suivre mon exemple. Venez vous reposer, vous calmer un peu dans ma chambre…

Nous nous assîmes ensemble auprès de la fenêtre, et laissâmes la brise d’été, toute chargée de parfums, circuler librement autour de nos fronts.

— Je suis presque honteuse de lever les yeux sur vous, Marian, me dit Laura tout à coup, après ce que vous avez eu à supporter là-bas pour avoir pris ma défense. Je ne puis y songer, chère bien-aimée, sans une angoisse de cœur vraiment poignante. Mais je vous dédommagerai… J’essayerai, du moins…

— Chut ! chut ! répondis-je ; ne parlez pas ainsi !… Que sont, comparées au terrible sacrifice de votre bonheur, les mesquines mortifications de mon orgueil ?

— Vous avez entendu ce qu’il m’a dit, continua-t-elle avec une précipitation véhémente ; du moins avez-vous entendu les paroles, — et vous ne saviez pas ce qu’elles signifiaient au juste ; — vous ne savez pas pourquoi j’ai jeté la plume, pourquoi je lui ai tourné le dos… — Elle se leva, prise d’une agitation soudaine, et continua, parcourant la chambre à grands pas… — Je vous ai laissé ignorer bien des choses, Marian, pour ne pas vous affliger et ne pas troubler le début de notre nouvelle existence. Vous ne savez pas comment il m’a traitée. Et pourtant, vous pouvez vous en douter, après la scène dont aujourd’hui vous avez été le témoin. Vous l’avez entendu railler ce qu’il appelle mes « prétentions au scrupule » ; vous l’avez entendu dire « qu’en l’acceptant pour mari, j’avais fait de nécessité vertu… » — Elle se rassit ; une rougeur foncée envahit son visage, et ses mains enlacées se tordirent sur ses genoux : — Je ne puis vous parler maintenant de cela, reprit-elle ; j’éclaterais en larmes s’il me fallait vous faire à présent, ce récit. Plus tard, Marian, et quand je serai plus sûre de moi. Ma pauvre tête me fait un mal, chère aimée !… un mal, un mal, un mal !… Avez-vous là votre flacon de sels ?… Parlons un peu de vous… J’aurais dû lui donner cette signature, ne fût-ce que pour vous épargner une telle scène. La lui refuserai-je, demain matin ? J’aimerais bien mieux compromettre mes intérêts que les vôtres. Maintenant vous avez pris mon parti contre lui, et si je résiste encore, il en rejettera sur vous tout le blâme. Que ferons-nous donc ?… Oh ! qu’il serait bon d’avoir un ami pour nous venir en aide et nous guider !… Un ami en qui nous pussions réellement avoir confiance…

L’amertume de son cœur s’exhalait en soupirs. Je voyais sur sa physionomie qu’elle pensait à Hartright ; — je le voyais d’autant plus clairement, que ces dernières paroles m’avaient aussi fait songer à lui. Elle n’était mariée que depuis six mois, et déjà les services fidèles qu’il nous avait offerts, en nous disant adieu, nous faisaient faute à l’une et à l’autre. Combien j’étais loin de penser, autrefois, que nous dussions jamais en avoir besoin !

— Aidons-nous de notre mieux, lui dis-je. Parlons de tout ceci avec calme ; — employons tout ce que nous avons de ressources dans l’esprit à choisir la meilleure voie…

Réunissant ce qu’elle savait des embarras de son mari et le fragment de conversation que j’avais pu surprendre entre ce dernier et l’homme de loi, nous arrivâmes à cette conclusion rigoureuse, que le parchemin enfermé dans la bibliothèque était un acte, rédigé d’avance, pour se procurer de l’argent par un emprunt, et que la signature de Laura était absolument indispensable pour qu’il pût servir aux projets de sir Percival.

La seconde question qui se présentait, relative à la nature du contrat légal au moyen duquel l’emprunt pouvait se réaliser, et au degré de responsabilité personnelle que Laura pouvait encourir si elle donnait aveuglément sa signature, cette seconde question demandait, pour être résolue, plus de savoir et d’expérience que nous n’en avions à mettre en commun. Mes convictions personnelles m’amenaient à croire que les clauses mystérieuses du parchemin cachaient une transaction des moins avouables et des plus frauduleuses.

Je n’avais pas déduit ceci de ce que sir Percival se refusait à montrer l’écrit ou à l’expliquer ; car ce refus pouvait fort bien ne venir que de ses tendances obstinées et de son humeur dominatrice. L’unique motif que j’eusse de mettre sa loyauté en doute était le changement que j’avais constaté, à Blackwater-Park, dans son langage et ses façons d’être, changement par lequel il m’était démontré que, pendant tout son temps d’épreuve, à Limmeridge-House, il avait joué un rôle de comédie. Sa délicatesse affectée, cette politesse cérémonieuse qui s’adaptait si bien aux notions particulières de M. Gilmore, sa modestie par rapport à Laura, sa franchise vis-à-vis de moi, ses égards pour M. Fairlie ; tout cela n’avait été que les ruses d’un homme sans honneur, dissimulé, brutal qui, parvenu au but, grâce à sa duplicité, s’était hâté de mettre bas son déguisement, et qui, ce jour-là même, dans la bibliothèque, venait de se révéler franchement à nous.

Je ne dis rien du chagrin que cette découverte me causait par rapport à Laura ; je ne sais pas de mots qui le pussent exprimer. Et je n’en fais ici mention que parce que cette découverte me fit prendre le parti de m’opposer à la signature de l’acte, sans m’inquiéter des conséquences, à moins que ma sœur ne fût préalablement instruite de ce qu’il pouvait contenir.

Dans ces circonstances, nous n’avions plus qu’à nous munir pour le lendemain matin de quelque objection contre la signature ; il fallait que cette objection fût assez bien fondée, légalement ou commercialement parlant, pour ébranler la résolution de sir Percival, et lui donner à penser que, toutes femmes que nous fussions, les exigences de la loi et les droits qu’elle donne nous étaient connus aussi bien qu’à lui-même.

Après avoir mûri cette idée, je résolus d’écrire au seul honnête homme que je jugeai capable, dans le cercle à notre portée, de prêter un utile et discret secours à notre abandon. Cet homme était l’associé de M. Gilmore. — M. Kyrle, — chargé de conduire le cabinet en l’absence de notre vieil ami, que sa santé débilitée avait contraint de quitter Londres. J’expliquai à Laura que les recommandations de M. Gilmore lui-même m’autorisaient à placer une confiance implicite dans l’intégrité et la discrétion de son associé, lequel, du reste, était parfaitement au courant des affaires de ma sœur ; puis, avec l’approbation de celle-ci, je me mis immédiatement à rédiger la lettre convenue.

Je commençais par exposer à M. Kyrle, telle qu’elle était, notre situation critique, et je lui demandais ensuite son prompt avis, exprimé en termes clairs et nets, qui ne permissent aucune mauvaise interprétation, aucune méprise. Ma lettre était aussi courte que je pus la faire, et j’espère ne l’avoir allongée ni par d’inutiles apologies, ni par d’inutiles détails.

Au moment où j’allais écrire l’adresse sur l’enveloppe, Laura me signala un obstacle que ma préoccupation en écrivant, et l’effort de ma pensée, m’avaient empêchée d’apercevoir.

— Comment aurons-nous la réponse à temps ? me demanda-t-elle. Votre lettre ne saurait parvenir à Londres avant demain matin ; et le courrier ne vous rapportera celle de M. Kyrle que vingt-quatre heures après…

Pour parer à cette difficulté, nous n’avions qu’un moyen : c’était de nous faire adresser, par un messager spécial, la réponse de l’avocat. J’ajoutai donc cette requête dans un post-scriptum, par lequel je demandai que le messager chargé de la réponse prît le train du matin, partant à onze heures ; il arriverait ainsi à notre station vers une heure vingt minutes, et pourrait être rendu à Blackwater-Park sur les deux heures au plus tard. Il devait avoir pour consigne de me demander, de ne répondre aux questions de qui que ce fût, excepté aux miennes, et surtout de ne remettre qu’à moi la lettre dont il serait chargé.

— Dans le cas où sir Percival reviendrait demain avant deux heures, dis-je à ma sœur, ce que vous avez de mieux à faire est de vous promener toute la matinée dans l’enclos, avec votre livre ou votre ouvrage, et de ne paraître au château que lorsque le messager aura eu le le temps d’y être arrivé avec la lettre. Je l’attendrai ici toute la matinée, afin d’être en garde contre n’importe quelle mauvaise chance ou n’importe quelle erreur. Moyennant la bonne exécution de ce plan, j’espère et je pense que nous éviterons d’être prises au dépourvu. Et maintenant, descendons au salon. Nous ferions naître des soupçons, si nous demeurions trop longtemps enfermées ensemble.

— Des soupçons ? répéta-t-elle. De qui pouvons-nous exciter les soupçons, maintenant que sir Percival n’est plus au château ? Est-ce du comte Fosco que vous voulez parler ?

— Peut-être bien, Laura.

— Vous commencez, Marian, à ne l’aimer guère plus que je ne l’aime moi-même.

— Non ; car vous avez pour lui une sorte de haine. Or la haine est toujours plus ou moins associée avec le mépris ; — et je ne puis rien voir, chez le comte, qui mérite ce dernier sentiment.

— Il ne vous fait pas peur, cependant, n’est-il pas vrai ?

— Eh ! mais… peut-être un peu.

— Vous le craignez, après cette intervention d’aujourd’hui qui nous a été si favorable ?

— Oui. Et cette intervention même m’a donné plus à craindre que la violence de sir Percival. Rappelez-vous ce que je vous disais hier dans la bibliothèque. Quoi que vous fassiez, Laura, gardez-vous d’avoir le comte pour ennemi !…

Nous descendîmes. Laura entra dans le salon, tandis que je traversais le vestibule, ma lettre à la main, pour la jeter dans la boîte accrochée au mur, en face de moi. La porte du château était ouverte, et au moment où je passais devant, je vis le comte Fosco et sa femme causant ensemble, debout sur les degrés extérieurs, et la figure tournée de mon côté.

La comtesse entra sous le vestibule, peut-être un peu vite, et me demanda si je pouvais lui accorder cinq minutes de conversation particulière. Légèrement étonnée d’un pareil appel, à moi fait par cette froide personne, je jetai ma lettre dans la boîte et me mis ensuite à sa disposition. Elle prit mon bras avec une cordialité, une familiarité inusitées, et au lieu de me conduire en quelque chambre vide, m’entraîna doucement avec elle vers ce gazon qui forme ceinture autour du bassin de la cour.

Quand nous passâmes devant le comte, sur le perron, il salua, sourit, et rentra tout aussitôt dans la maison, poussant après lui, mais sans la fermer positivement, la porte du vestibule.

La comtesse me fit faire, à très-petits pas, le tour du grand bassin. Je m’étais attendue à quelque confidence extraordinaire, et m’étonnai de voir que la communication solennelle de madame Fosco se bornait à m’assurer poliment de la sympathie que je lui inspirais depuis la scène de la bibliothèque. « Son mari lui avait parlé de tout ce qui s’y était passé, et de la conduite insolente que sir Percival avait tenue envers moi. Elle en était si choquée, si peinée, pour mon compte et pour celui de Laura, qu’elle avait arrêté, si quelque chose de pareil arrivait encore, de marquer, en quittant le château, sa désapprobation des procédés de sir Percival. Le comte avait approuvé son idée ; elle espérait bien que je l’approuverais à mon tour. »

Je trouvais la démarche assez singulière de la part d’une personne aussi remarquablement réservée que l’était madame Fosco, — et surtout après les paroles un peu vives que nous avions échangées, le matin même, durant la conversation tenue au bord du lac. Néanmoins, mon devoir était bien clairement d’accueillir avec une courtoisie affectueuse les avances cordiales et polies d’une femme plus âgée que moi. Je répondis en conséquence à la comtesse sur le ton qu’elle avait pris ; et jugeant ensuite que, de part et d’autre, tout le nécessaire était dit, j’essayai de rentrer au château.

Mais madame Fosco paraissait résolue à ne point se séparer de moi, et, — ce qui m’étonna bien davantage, — résolue à bavarder. Elle, jusqu’alors la plus silencieuse des femmes, me poursuivait maintenant de lieux communs, abondamment développés, sur les rapports des femmes avec leurs maris, sur le désaccord de sir Percival et de Laura, sur son propre bonheur conjugal, sur la conduite que feu M. Fairlie avait tenue vis-à-vis d’elle dans l’affaire du legs, et sur une demi-douzaine d’autres sujets, si bien qu’elle me retint à faire et à refaire le tour du bassin, pendant une bonne demi-heure au bout de laquelle j’étais aussi lasse qu’ennuyée. Soit qu’elle s’en aperçût ou non, — ce que je ne puis dire, — elle s’arrêta tout aussi soudainement qu’elle avait commencé, — jeta un regard vers la porte du château, — reprit en un instant ses manières glaciales, et d’elle-même lâcha mon bras, tandis que je cherchais encore un prétexte pour me débarrasser de ces confidences intimes.

En poussant la porte pour rentrer dans le vestibule, je me retrouvai tout à coup face à face avec le comte. Il mettait justement une lettre dans la boîte.

L’opération terminée, il me demanda où j’avais laissé madame Fosco. Je le lui dis, et il sortit par la porte du vestibule, immédiatement pour aller rejoindre sa femme. Le ton qu’il avait pris en me parlant était si extraordinairement calme, je dirai presque abattu, que je me retournai pour le suivre du regard, me demandant s’il était malade, ou seulement de mauvaise humeur.

Pourquoi ma première démarche fut-elle ensuite d’aller tout droit vers la boîte, d’en retirer ma lettre, et de l’examiner attentivement sous le coup d’une vague méfiance ? Pourquoi ce second examen fit-il naître immédiatement dans mon esprit l’idée d’apposer, pour plus de sécurité, mon cachet sur l’enveloppe ? — Ce sont là des mystères que je ne saurais comment approfondir. Les femmes, chacun le sait, agissent continuellement et vertu d’impulsions qu’elles ne pourraient s’expliquer à elles-mêmes ; je me borne donc à supposer qu’une de ces impulsions fut la cause cachée de mon inexplicable conduite en cette occasion.

À quelque influence que j’eusse obéi, je dus me féliciter d’y avoir cédé, aussitôt que je m’apprêtai, revenue dans ma chambre, à sceller ma lettre. J’avais primitivement fermé l’enveloppe, ainsi que cela se fait, en humectant l’extrémité gommée et en l’appuyant sur le papier qu’elle recouvre, et lorsque je l’éprouvai du doigt, après trois grands quarts-d’heure écoulés, l’enveloppe s’ouvrit à l’instant, sans rester collée et sans se déchirer. Peut-être ne l’avais-je pas suffisamment pressée ? peut-être y avait-il quelque défaut dans la gomme destinée à produire l’adhérence des deux papiers ?

Ou peut-être… — Non ! cette conjecture qui s’offre à mon esprit me révolte, rien que d’y songer. Je n’aimerais pas à en souiller ces pages, sur lesquelles mon regard s’arrêtera plus d’une fois encore.

J’ai presque peur de demain, — tant il amènera d’incidents que ma prudence et mon sang froid peuvent seuls conduire à bonne fin. En tout cas, il y a deux précautions que je ne risque pas d’oublier. Il faut mettre un grand soin à garder vis-à-vis du comte les dehors de l’amitié, et il faudra bien faire le guet, au moment où arrivera le messager de M. Kyrle, apportant la réponse à ma lettre.