La Femme en blanc/III/Walter Hartright (suite)/6

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 348-356).
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Troisième époque — Walter Hartright


VI


Je restai convaincu, dès que je me trouvai hors de la maison, qu’une seule alternative m’était laissée ; c’était d’agir immédiatement, d’après les renseignements qui venaient de m’être donnés ; — de m’assurer du comte, dès ce soir ; — ou de risquer, si je retardais seulement jusqu’au matin, la perte de la dernière chance qui restât encore à Laura. Je regardai à ma montre ; il était dix heures.

Je ne pouvais douter le moins du monde des projets qu’avait le comte au sortir du théâtre. En se dérobant à nous, il préludait évidemment à son évasion de Londres. Il portait à son bras la marque de la Fraternité ; j’en étais aussi certain que s’il m’en avait montré la sanglante empreinte, et il avait sur la conscience d’avoir trahi la Fraternité, — je m’en étais assuré au moment où il reconnaissait Pesca.

Il était facile de comprendre pourquoi Pesca ne l’avait pas reconnu. Un homme doué comme le comte ne devait pas encourir la terrible rétribution de l’espionnage, sans veiller sur sa sécurité personnelle avec autant de soin qu’il en pouvait mettre à s’assurer les odieux bénéfices de sa profession. Ce visage complément rasé que j’avais signalé à l’Opéra, pouvait fort bien être apparu à Pesca, jadis, couvert d’une barbe épaisse ; les cheveux, d’un brun foncé, n’étaient peut-être qu’une perruque ; quant au nom du comte, c’était évidemment un pseudonyme. Le temps, d’ailleurs, s’était sans doute fait son complice ; son énorme embonpoint avait dû se développer avec l’âge. Il existait toute espèce de raisons pour que Pesca ne l’eût pas reconnu ; — toute espèce de raisons, également, pour qu’il eût reconnu Pesca, dont les singuliers dehors faisaient, en toutes circonstances, un homme assez remarquable.

J’ai dit que je n’avais aucun doute sur les intentions qu’avait eues le comte en s’échappant du théâtre. Comment en aurais-je douté, quand je l’avais vu, de mes propres yeux, se croire reconnu par Pesca malgré tous les changements survenus dans son extérieur, et s’estimer, par conséquent, en danger de mort. Si donc je pouvais, ce soir-là même, avoir une entrevue avec lui, si je pouvais lui montrer que, moi aussi, je savais sa vie en péril, quel en serait le résultat ? Tout simplement celui-ci : l’un de nous serait maître de la situation ; l’un de nous serait inévitablement à la merci de l’autre.

Je me devais à moi-même de réfléchir aux chances contraires avant de les affronter ; je devais à ma femme de faire tout ce qui dépendrait de moi pour amoindrir le péril.

Les chances contraires n’appelaient pas une bien longue énumération ; elles se confondaient toutes en une seule. Si le comte venait à découvrir, par mon propre aveu, que pour assurer son salut, sa plus simple ressource était de m’ôter la vie, il était bien le dernier homme du monde qui dût hésiter à me prendre en traître, me tenant sans témoins à sa discrétion. Les seuls moyens de défense que je pusse employer contre lui pour diminuer le péril, s’offrirent assez clairement à mon esprit après quelques moments de réflexion sérieuse. Préalablement à la déclaration de guerre que j’allais lui porter, et à la menaçante découverte dont j’allais personnellement l’informer, il fallait loger cette découverte en tel lieu qu’il pût immédiatement en être fait usage contre lui, et qu’elle demeurât à l’abri de toutes ses tentatives pour l’anéantir. Si, avant de me placer à sa portée, je creusais la mine sous ses pieds et si une tierce personne était par moi chargée d’y mettre le feu à l’expiration d’un certain délai, à moins d’avoir reçu avis contraire ou de ma propre main ou de ma propre bouche, — évidemment, alors, la sécurité du comte dépendrait tout à fait de la mienne, et, même dans sa maison, même à sa merci, je pourrais conserver sur lui la haute main.

Quand cette idée me vint, j’étais près du nouveau domicile que nous avions pris à notre retour des bords de la mer. Je rentrai, à l’aide de mon passe-partout, sans déranger personne. Une lumière brûlait dans le vestibule. Je m’en servis pour monter furtivement dans mon atelier faire mes préparatifs, et me hasarder ensuite, tête baissée, à mon entrevue avec le comte, avant que Laura et Marian pussent avoir le plus léger soupçon de ce que je comptais faire.

Une lettre adressée à Pesca m’avait semblé la précaution la plus sûre qu’il me fût possible de prendre. Je l’écrivis en ces termes :

« L’homme que je vous ai désigné à l’Opéra est un membre de la Fraternité, un membre infidèle et traître. Vérifiez, sans une minute de retard, cette double assertion. Vous savez sous quel nom il vit en Angleterre. Son adresse est au no 5, Forest-Road, Saint-John’s Wood. De par l’attachement que vous m’aviez voué, employez l’autorité qui vous a été remise, employez-la sans merci, sans délai, contre cet homme. J’ai tout risqué, tout perdu ; — j’ai payé de ma vie cet échec décisif. »

J’enfermai dans une enveloppe, dûment scellée ces lignes que j’eus soin de dater et de signer. À l’extérieur du pli, j’écrivis la recommandation suivante : « Conservez ce paquet sans l’ouvrir, jusqu’à demain matin, neuf heures. Si, d’ici là vous ne m’avez pas vu, et si rien ne vous est arrivé de ma part, rompez le cachet, au coup de l’horloge, et prenez connaissance de ce qu’il contient. » J’ajoutai mes initiales, et, plaçant le tout dans une seconde enveloppe cachetée, j’y inscrivis l’adresse de Pesca.

Il ne restait plus qu’à trouver les moyens de faire parvenir immédiatement ma lettre à sa destination. J’aurais alors accompli tout ce que je pouvais faire. Si quelque chose m’arrivait chez le comte, j’avais pourvu à ce qu’il en fût rendu responsable, j’avais préparé l’expiation de son crime.

Que les moyens d’empêcher son évasion, en telle circonstance qu’il la voulût tenter, fussent à la disposition de Pesca si ce dernier voulait s’en prévaloir, je ne conservais pas, à cet égard, la moindre incertitude. Le désir extraordinaire qu’il avait manifesté de n’être point éclairé sur l’identité du comte, — ou, en d’autres termes, de rester dans une ignorance des faits qui l’autorisât en conscience à ne point agir, — montrait clairement que, sans qu’il eût voulu me l’avouer, il avait en main les moyens d’exercer la terrible justice de la Fraternité. La fatale certitude avec laquelle la vengeance des associations politiques étrangères sait atteindre un traître à la cause, en quelque lieu qu’il se puisse cacher, avait été attestée par de trop fréquents exemples pour me laisser là-dessus le moindre doute, bien que je fusse loin de connaître en détail leurs sombres annales. Sans envisager ce sujet autrement qu’avec mes souvenirs comme lecteur de journaux, ne me rappelais-je pas mille histoires, ayant Londres ou Paris pour théâtre, d’étrangers qu’on avait trouvés poignardés dans les rues, sans qu’on ait jamais pu se mettre sur la trace de leurs assassins ; — de cadavres ou de lambeaux de cadavres, jetés dans la Tamise ou la Seine par des mains demeurées inconnues ; — de morts violentes secrètement arrivées, et dont on ne pouvait se rendre compte par aucune autre explication. Je n’ai rien déguisé, dans ces pages, de ce qui se rapporte personnellement à moi, — et je ne prétends pas dissimuler que je croyais avoir écrit la sentence de mort du comte Fosco, si venait à se produire le fatal événement qui autorisait mon ami le professeur à ouvrir ma lettre.

Je descendis au rez-de-chaussée de la maison pour demander à mon hôte s’il ne pourrait pas me procurer un messager, lorsque, sur l’escalier, je le rencontrai qui montait. Il m’offrit aussitôt son fils, jeune garçon intelligent et alerte. Nous l’appelâmes, et je lui donnai ses instructions. Il devait porter la lettre, en cabriolet, la remettre en mains propres au professeur Pesca, et me rapporter, en quelques mots, un reçu de ce gentleman ; revenu en cabriolet, il garderait sa voiture à la porte, pour que j’en pusse disposer à mon tour. Il était alors bien près de dix heures et demie. Je calculai qu’en vingt minutes, plus ou moins, ce garçon pouvait être de retour. et que vingt minutes de plus me suffiraient pour me trouver rendu à Saint-John’s-Wood.

Après le départ de mon messager, je retournai dans ma chambre où je consacrai quelques minutes à mettre en ordre certains papiers, de manière à ce que, si malheur arrivait, on pût les retrouver sans peine. Je mis sous enveloppe cachetée la clef du vieux bureau où ces papiers étaient enfermés, et je la laissai sur la table avec le nom de Marian écrit sur ce petit paquet. Cela fait, je descendis au salon, où je comptais trouver Laura et Marian attendant ma rentrée de l’Opéra. Pour la première fois je sentis ma main trembler, en la posant sur le bouton de la porte.

Marian était seule dans cette pièce. Elle lisait ; et lorsque j’entrai, tout étonnée, elle regarda sa montre.

— Comme vous rentrez de bonne heure ! me dit-elle. Vous avez dû partir avant la fin de l’Opéra ?

— Oui, répondis-je. Ni Pesca ni moi ne sommes restés jusqu’au bout… Où est donc Laura ?

— Elle avait, ce soir, une de ces mauvaises migraines, et je lui ai conseillé d’aller se mettre au lit, aussitôt après le thé…

Sous prétexte que je désirais savoir si Laura était endormie, je me hâtai de quitter le salon. Les vifs regards de Marian commençaient à scruter ma physionomie ; son instinct subtil et prompt l’avertissait déjà que j’avais un poids sur la conscience.

Lorsque j’entrai dans la chambre à coucher, et lorsque à la lueur vacillante de la veilleuse, je me rapprochai du lit, ma femme dormait.

Il n’y avait pas encore tout un mois que nous étions mariés. Si mon cœur me pesait, si ma résolution fléchit encore pour quelques instants, lorsque je vis son beau visage fidèlement tourné, dans son sommeil, vers l’oreiller sur lequel devait reposer ma tête, — quand je vis sa main laissée à découvert, et tout ouverte, comme pour inviter la mienne aux étreintes du retour, — bien certainement on me trouvera quelques excuses. Je m’accordai à peine deux ou trois minutes pour m’agenouiller à la tête du lit, et contempler de près ce visage adoré, — de si près que son souffle, allant et venant caressait mon front et mes joues. À peine osai-je poser mes lèvres sur sa main et sur sa tête, au moment de m’éloigner. Dormant encore, elle changea de position et murmura mon nom, mais sans ouvrir les yeux. À la porte, je m’arrêtai de nouveau pour lui jeter un regard. — Que Dieu, ma bien-aimée, vous bénisse et veille sur vous !… murmurai-je en la quittant sur l’escalier. Marian m’attendait. Elle tenait à la main un papier plié.

— Le fils du propriétaire a rapporté ceci pour vous, me dit-elle. Il a ramené à la porte un cabriolet. Il prétend que vous lui avez enjoint de le garder pour votre usage.

— Il dit vrai, Marian. J’ai besoin du cabriolet… Je vais sortir encore…

Tout en parlant, je descendais l’escalier, et j’entrai dans le salon pour lire, à la clarté de la lampe placée sur la table, le papier qui venait de m’être remis. Il contenait ces deux phrases, de la main de Pesca :

« Votre lettre est reçue. Si je ne vous vois pas avant l’heure indiquée, je romprai le cachet au coup de l’horloge. »

Je plaçai le papier dans mon portefeuille, et m’acheminai vers la porte. Marian m’arrêta sur le seuil, et me repoussa doucement dans le salon, où les clartés de la lampe tombaient en plein sur mon visage. Elle me tenait par les deux mains, et ses yeux chercheurs ne quittaient plus mes yeux.

— Je le vois, dit-elle d’une voix basse, mais émue ; vous allez ce soir tenter la dernière chance.

— Oui, lui répondis-je du même ton. La dernière et la meilleure.

— Mais non pas seul !… Non pas seul, Walter, pour l’amour de Dieu ! Souffrez que j’aille avec vous. Parce que je ne suis qu’une femme, n’allez pas me refuser ! je vous accompagnerai ; il faut que je vous accompagne ! Je n’entrerai pas, je resterai dans le cabriolet…

Et il me fallut, à mon tour, la retenir de force. Elle tenta de m’échapper et d’arriver la première à la porte.

— Si vous voulez m’être utile, lui dis-je, demeurez ici, et passez la nuit dans la chambre de Laura. Que seulement je puisse partir l’esprit tranquillisé sur le compte de ma femme, et je réponds du reste. Allons, Marian, un baiser d’adieu ! et prouvez-moi que vous aurez le courage d’attendre mon retour…

Je n’osai pas lui donner le temps d’ajouter un seul mot. Elle voulait encore me retenir ; mais je déjoignis ses mains… L’instant après, j’étais hors de la pièce. L’enfant qui m’attendait en bas m’entendit descendre et ouvrit la porte du vestibule. Je sautai dans le cabriolet avant que le cocher eût pu quitter son siège pour m’ouvrir : « Forest Road, Saint-John’s-Wood ! lui criai-je par la portière de devant, et je paie double si j’y arrive dans un quart d’heure ! — je m’en charge, monsieur !… » Je regardai à ma montre ; il était onze heures. Pas une minute à perdre.

La rapide allure du cabriolet, la pensée que chaque seconde, à présent, me rapprochait du comte, la conviction que j’étais enfin embarqué, sans plus de délai ni d’obstacles, dans ma périlleuse entreprise, me donnaient une telle fièvre et m’excitaient à ce point, que je criais sans cesse à mon conducteur de marcher plus vite et plus vite encore. Quand nous quittâmes les rues pour entrer sur la route de Saint-John’s-Wood, mon impatience toujours accrue me dominait tellement que, debout dans le cabriolet et le cou tendu hors de la portière, je cherchais à voir, avant de l’atteindre, le but de ma course effrénée. L’horloge d’une église sonnait le quart dans l’éloignement, à l’instant même où nous tournions dans Forest-Road. J’arrêtai le cocher à quelque distance de la maison du comte ; — je le renvoyai après l’avoir payé ; — puis, je marchai vers la porte.

Comme j’approchais du guichet du jardin, je vis une autre personne qui, dans la direction opposée à la mienne, avançait du même côté. Nous nous rencontrâmes sous un des réverbères de la route, et nous échangeâmes un regard curieux. Je reconnus sur-le champ l’étranger aux cheveux blonds, l’inconnu à la joue balafrée, et je m’imaginai que lui aussi me reconnaissait. Il ne dit rien, cependant, et au lieu de s’arrêter comme moi devant la maison, il continua lentement sa promenade nocturne. Un simple hasard l’avait-il donc amené dans Forest-Road ? ou bien avait-il suivi le comte depuis sa sortie de l’Opéra ?

Je ne cherchai point à résoudre ces questions. Après avoir attendu quelques instants, et lorsque l’étranger qui s’éloignait à pas lents, fut tout à fait hors de vue je sonnai la cloche d’appel. Il était alors onze heures vingt minutes, — bien assez tard pour que le comte pût aisément se débarrasser de moi, sous prétexte qu’il était au lit.

Pour me prémunir contre une telle défaite, je ne vis qu’un moyen : c’était de lui faire passer mon nom sans formuler aucune question préliminaire, et de lui mander en même temps que j’avais des motifs sérieux pour souhaiter d’être admis chez lui à cette heure indue. En conséquence, tandis que j’attendais, j’avais tiré de mon portefeuille une de mes cartes, et au-dessous de mon nom j’avais écrit : « Pour une affaire très-sérieuse. » La fille de service entr’ouvrait la porte au moment où je traçais ce dernier mot ; et ce fut avec une méfiance évidente qu’elle me demanda « ce qui pouvait m’être agréable ? »

— Ayez la bonté de porter ceci à votre maître, lui répondis-je en lui remettant la carte.

À l’attitude hésitante de cette jeune fille, je vis bien que, si j’avais tout d’abord demandé le comte, elle aurait tout simplement exécuté sa consigne en me répondant qu’il n’était pas chez lui. La confiance parfaite avec laquelle je lui remis ma carte parut l’étourdir complétement. Après m’avoir examiné dans son trouble, d’un air effaré, la pauvre fille porta mon message à l’intérieur, non sans refermer la porte derrière elle, et me laissant à la belle étoile dans le jardin.

Au bout d’une minute, ou à peu près, elle reparut. « Son maître m’envoyait mille compliments ; serais-je assez bon pour mentionner l’objet de ma visite ? » — Mille compliments, à mon tour, répondis-je, et veuillez dire à votre maître que l’objet de ma visite doit se traiter avec lui seul… De nouveau, elle me quitta, — revint de nouveau, — et, cette fois, me pria d’entrer.

Je la suivis à l’instant même. La seconde d’après, je pénétrais chez le comte.