Aller au contenu

La Fiancée (recueil)/Mère et Fille

La bibliothèque libre.
La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 177-186).
◄  Au feu !



MÈRE ET FILLE


Mme Pélissand entra dans le petit salon où sa fille faisait de la musique depuis un moment. Elle avançait sans bruit, en tenant dans ses mains une corbeille pleine de bas et de pelotes de coton à repriser ; elle fit deux fois le tour de la pièce et après s’être arrêtée devant un fauteuil comme si elle voulait s’asseoir dedans, elle lui tourna le dos et s’assit sur une chaise à côté du piano.

Aussitôt Marie Pélissand cessa de jouer.

Elle savait que sa mère n’aimait pas la musique et tout en regrettant de ne pas pouvoir finir le morceau qu’elle aimait, elle pivota sur son tabouret et se mit à feuilleter les brochures qui étaient sur la table.

Mme Pélissand retint à deux mains sa corbeille sur ses genoux et elle dit sans regarder sa fille :

— Tu peux jouer encore, Marie.

Cette fois Marie regarda sa mère. Son regard exprimait la surprise et c’était comme si elle eût dit tout haut : « Mais qu’a-t-elle donc ? »

Depuis quelques jours, en effet, Mme Pélissand n’était plus la même. Autrefois elle ne serait jamais entrée au salon pendant que sa fille était au piano.

Elle détestait encore le métier d’institutrice de Marie et ne pouvait supporter que sa fille y employât tout son temps. Et voilà que tous ces jours passés, elle était restée le soir dans la salle à manger pendant que Marie corrigeait les cahiers de ses élèves. Hier soir elle s’était même assise aussi près que possible de sa fille et plusieurs fois Marie l’avait vue faire un mouvement de tête en ouvrant la bouche comme si elle allait parler, puis chaque fois elle avait baissé la tête d’un air gêné.

Marie n’osait se remettre au piano, mais sa mère lui répéta du même ton que la première fois :

— Tu peux jouer encore, Marie.

Marie reprit sa place sur le tabouret, mais ses doigts n’avaient plus autant de sûreté, et son morceau favori la laissait indifférente. Elle regardait sa mère à la dérobée. Les yeux de Mme Pélissand fixaient profondément le tapis et ses mains avaient l’air de se cramponner à la corbeille de vieux bas.

À un moment Marie la vit si nettement faire le mouvement des gens qui vont parler, qu’elle s’arrêta de jouer pour demander :

— Voyons, maman, qu’as-tu ?

Les yeux de Mme Pélissand semblaient chavirer.

Elle lança ses mains en avant comme pour repousser la question, elle se leva de sa chaise et se rassit au même instant et, tout à coup, en regardant sa fille en face, elle dit très vite :

— Ce que j’ai ? Je veux me remarier.

Marie crut à une plaisanterie. Elle se mit à rire en se renversant en arrière ; mais Mme Pélissand la saisit par le bras en disant d’une voix rêche :

— Je ne vois pas qu’il y ait de quoi rire.

Marie s’arrêta de rire comme elle s’était arrêtée de jouer. Elle comprit soudain que sa mère disait vrai et une grande stupeur tomba sur elle. Elle regarda encore sa mère. Elle vit ses cheveux presque blancs qui essayaient de bouffer aux tempes, elle vit son visage ridé, ses épaules affaissées et ses mains décharnées et elle ne put s’empêcher de dire :

— Mais, maman, tu as cinquante-huit ans !

— Oui, dit Mme Pélissand. Et après ?

Après ? Après ? Marie ne savait plus quoi dire, des larmes vinrent à ses yeux, pourtant elle dit encore :

— Et moi, maman ?

Mme Pélissand recula sa chaise ; son regard se fit dur et comme si elle se vengeait d’une méchanceté, elle répondit :

— Toi, ma chère ? Mais tu es assez vieille pour rester seule.

Elle tapota les bas de la corbeille en reprenant :

— Tu me reprochais mes cinquante-huit ans, tout à l’heure, et tu as l’air d’oublier que tu en as trente-sept sonnés.

— Je ne l’oublie pas, dit Marie, mais…

— Mais quoi ? demanda Mme Pélissand.

— Je pense seulement, répondit Marie, que tu m’as toujours empêchée de me marier parce que tu ne voulais pas rester seule et aujourd’hui c’est toi qui parles de me quitter.

Mme Pélissand resta silencieuse et Marie n’osa dire tout ce qui lui montait du cœur.

Cependant à travers le silence qui se prolongea, un doute vint à Marie. Ce mariage de sa mère lui parut tout à coup une chose impossible et si elle n’eut pas envie de rire comme l’instant d’avant, une moquerie monta et grandit en elle, dès que sa mémoire lui eut rappelé que de tous les vieux messieurs qu’elle connaissait, aucun n’était libre.

Elle quitta son tabouret pour s’agenouiller devant sa mère comme elle le faisait parfois et dit doucement :

— Chère maman. Ce n’est pas sérieux cette idée de mariage, tu as voulu me faire peur, n’est-ce pas ?

Et comme Mme Pélissand gardait toujours le silence, elle s’enhardit et devint presque enjouée en demandant :

— Et dis-moi, maman, où trouverais-tu un mari ?

Mme Pélissand se redressa pour répondre d’un ton froissé :

— Il est tout trouvé, j’épouse M. Tardi.

Et tout de suite elle expliqua :

— Tu sais bien, ce jeune homme qui m’avait demandée en mariage quand j’avais quinze ans et que mes parents ont refusé parce que lui-même n’en avait pas encore vingt.

Marie fit un signe de tête pour dire qu’elle se souvenait de l’histoire que lui avait racontée sa mère.

— Eh bien, continua Mme Pélissand, il s’était marié aussi de son côté, mais il n’avait pas cessé de m’aimer. Il est veuf depuis trois mois et il est venu me redemander en mariage il y a huit jours…

Elle ajouta, après une grande pause :

— Il habite une grande ville du Midi et j’irai vivre là-bas avec lui.

Marie se releva, elle fit quelques pas dans la pièce en s’éloignant de sa mère, puis elle revint s’appuyer au piano en disant gravement :

— Ce n’est pas parce que ce monsieur te demande eu mariage que tu es forcée de l’épouser.

Mme Pélissand fit un geste vague de la main et Marie reprit :

— Chaque fois qu’un jeune homme est venu me demander en mariage, tu m’as défendu d’accepter…

Mme Pélissand baissa la tête.

— …Et quand j’ai voulu quand même me marier avec Julien que j’aimais tant, tu m’en as empêchée, en disant que mon devoir était de ne pas t’abandonner. Tu m’as dit que la mort de mon père nous laissait dans la misère. Alors je me suis mise au travail et j’ai refusé le bonheur et maintenant je sais que mon Julien s’est lassé d’attendre et en a épousé une autre… et tu m’apprends que tu vas me quitter pour épouser un homme que tu n’as jamais aimé et qui t’es resté étranger depuis tant et tant d’années.

Mme Pélissand avait la tête si basse qu’on eût dit que son front allait toucher sa poitrine, on ne voyait plus que sa nuque où sa chair se séparait et formait comme deux cordes.

Marie se tut en attendant un mot de sa mère. Mais Mme Pélissand restait le front courbé et l’air têtu. Alors Marie continua :

— Moi, j’ai fait mon devoir en restant avec toi, feras-tu le tien en refusant ce mariage pour ne pas me laisser seule ? Parle, maman, qu’as-tu à me répondre ?

Mme Pélissand haussa soudain la voix en regardant sa fille :

— Je me marierai parce que je ne veux plus rester avec toi.

Marie ouvrit de grands yeux et demanda, en avançant son visage près de celui de sa mère :

— Pourquoi ? Qu’as-tu à me reprocher ?

— Beaucoup de choses.

— Dis-les, maman.

Mme Pélissand reprit son air têtu en répondant :

— Tu es plus intelligente et plus savante que moi. Tu restes des heures à rêver à des choses que tu ne dis pas et quand nos amis viennent nous voir, tu parles toujours avec les hommes et je ne comprends rien à ce que vous dites. C’est toi qui choisis mes livres et si je veux lire les tiens ils parlent de choses qui me sont inconnues. C’est toi qui décides de la couleur de mes robes et de la forme de mes chapeaux. C’est toi qui gagnes l’argent qui me fait vivre et si je commande notre domestique elle n’obéit qu’après avoir pris ton avis.

La voix de Mme Pélissand se fit chagrine pour ajouter :

— Tout est changé ici, tu es devenue la mère et moi la petite fille. J’ai souvent peur d’être grondée et quoique tu sois douce et bonne, je crains ton regard sur moi.

Un long silence se fit. Marie songeait, une main sur les touches du piano.

Mme Pélissand se mit à pleurer tout bas, puis elle dit timidement à sa fille :

— Permets-moi d’épouser M. Tardi.

Alors Marie se pencha sur sa mère et après lui avoir essuyé les yeux, elle l’embrassa tendrement au front en disant :

— Va, maman, épouse M. Tardi, afin que de nous deux il y en ait au moins une qui ait un peu de bonheur.