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La Fin de l’Empire/01

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La Fin de l’Empire
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 773-801).
LA FIN DE L’EMPIRE

De nombreux amis l’ayant sollicitée de publier les manuscrits laissés par Emile Ollivier sur la fin de l’Empire, madame Emile Ollivier, réalisant d’ailleurs une des dernières volontés de son mari, s’est décidée à donner à la Revue les trois chapitres dont la publication commence aujourd’hui. Les lecteurs qui ont aimé les récits de l’Empire libéral les accueilleront avec intérêt et sympathie, bien qu’il y manque, hélas ! ce trait final qu’y mettait toujours l’éloquent écrivain dont l’intelligence et le talent ont conservé intacts jusqu’à la fin leur vigueur et leur éclat. M. Emile Ollivier, on s’en souvient, avait suivi le maréchal de Mac Mahon jusqu’à Sedan, et on ne saurait trop regretter qu’il n’ait pas écrit le récit de la bataille suprême. Dans les chapitres qui suivent, il revient à Paris et raconte les derniers jours du régime.


I

L’Opposition se montrait d’une habileté supérieure. Elle caressait, cajolait, enguirlandait Palikao : « Vous avez une gloire à conquérir, lui disait Gambetta, c’est celle de délivrer le territoire. J’ai l’espoir que, mettant toute opinion politique de côté, vous vous mettrez à la hauteur de cette noble mission (12 août). » Et le ministre fut salué des applaudissemens de la Chambre entière.

Enchanté, endormi, Palikao lâcha tout. Sur un rapport dithyrambique de Dréolle qui, en bon prophète, annonça que Paris n’aurait plus que des enfans dévorés de l’ardeur nationale, héros de l’ordre et du patriotisme, l’Opposition obtint l’armement général. La garde nationale fut rétablie dans tous les départemens conformément aux lois de 1851, l’organisation commençant par les villes en état de siège et les départemens menacés. A Paris, le chiffre des nouveaux bataillons fut porté à soixante, et l’effectif fixé à 1 500 hommes ; l’arme promise fut le fusil à tir rapide. Dans les nouveaux bataillons, les officiers deviendraient électifs. On essaya de corriger ces innovations anarchiques par quelques restrictions : les anciens officiers, désignés par le gouvernement, furent maintenus en fonctions, et les officiers élus durent être choisis parmi les anciens militaires (12 août) ; mais les restrictions furent moins efficaces que les innovations.

L’urgence sur la permanence de la Chambre ne fut repoussée que par 117 voix contre 117. La majorité ne fut considérable qu’en faveur du maintien de l’état de siège. Néanmoins, en fait, trouvant probablement sa majorité trop vacillante, le ministère concéda la permanence, la subordination du pouvoir exécutif, la suppression de l’état de siège. Clément Duvernois disait : « Nous protestons énergiquement contre l’accusation de vouloir nous soustraire au contrôle de la Chambre. Nous avons, il est vrai, repoussé un comité de défense spécial, mais nous avons accepté le grand comité de surveillance et de contrôle, qui est la Chambre tout entière. Et la meilleure preuve que nous l’avons accepté avec la déférence la plus complète et la plus entière, c’est que, aussitôt arrivés au pouvoir, nous avons déclaré que nous abandonnions toute idée de prorogation directe ou indirecte. » Et Jules Brame avait ajouté : « Que nous avez-vous demandé que nous ayons refusé ? Démission du général en chef, nomination d’un général dans lequel la France a confiance, élection des officiers de la garde nationale, nous vous avons tout accordé. »

Les députés de la Gauche n’en continuaient que plus fort leur manœuvre et se constituaient de plus en plus en foyer révolutionnaire, d’où les excitations constantes se répandaient dans les masses. « L’armée que M. de Bismarck a dans Paris, écrivait Mérimée, est la plus redoutable de toutes. » Gambetta vilipendait le ministère, mettait sa parole en suspicion, « parce qu’il avait différé de vingt-quatre heures l’annonce de l’occupation de Nancy, » et renvoyait à nos successeurs l’accusation d’incapacité qu’ils nous avaient jetée : « Quand nous sommes gardés par des incapables, la consternation est légitime… » Glais-Bizoin, encore plus insolent, demande si « le Trésor continue à verser les deux millions par mois à celui qui nous a précipités dans de si terribles aventures ? Je serais heureux d’apprendre que celui auquel je fais allusion a donné ordre de verser ces deux millions pour soulager les maux dont il est le principal auteur. »

Jubinal ayant protesté, Gambetta lui cria : « Vous n’avez pas la parole ! Aujourd’hui, vous n’avez qu’une attitude qui vous convienne, c’est le silence et le remords (A l’ordre ! à l’ordre. Applaudissemens à gauche.) Il faut savoir si vous allez continuer ce système, qui, à l’incurie, ajoute l’inexactitude et vous fait soupçonner, entendez-vous bien ? de mettre par-dessus tout l’intérêt de la dynastie et de négliger la patrie. » (Approbation à gauche. Protestations sur un grand nombre de bancs.) « Il faut savoir, disait-il encore si nous avons fait notre choix entre le salut de la patrie et le salut de la dynastie. » Il y revient le lendemain : « Entendez-vous mettre par-dessus tout l’intérêt de la dynastie et négliger la patrie ? »

C’était le commentaire de la parole de l’Impératrice, qui disait à qui voulait l’entendre : « Ne songez pas à la dynastie, ne songez qu’à la France. » — « Il est un honneur, a-t-elle écrit depuis, que je ne me laisserai pas enlever, celui de n’avoir eu, qu’une pensée, le salut du pays, et d’avoir, en toute circonstance, subordonné à sa cause toutes les questions dynastiques. » Les ennemis de l’Empire adoptèrent cette formule. Elle les justifiait d’avoir soutenu qu’il existait un intérêt dynastique et un intérêt national, opposés ou tout au moins distincts, et cet aveu précieux créait des facilités à leur œuvre de révolution.

Les ministres eux-mêmes trouvèrent commode de pratiquer ce système de « patriotique et sublime désintéressement. » « Nous voulions, a dit Brame, nous voulions avant tout sauver la France, et, dans nos esprits, la dynastie n’était qu’au second rang. » Il eût été plus exact de dire qu’elle n’était à aucun rang. — Et le public traduisait : « Ne vous gênez pas pour renverser la dynastie au nom du salut de la France. »

Ce fut, émulation touchante, a qui, sous prétexte de ne songer qu’à la France, ne s’occuperait pas du tout de la dynastie ou ne s’en occuperait que pour gémir sur les embarras que son chef occasionnait. « La situation de l’Empereur, disait Palikao à Wimpffen, est des plus fausses. Ce prince a quitté l’armée de Bazaine pour rejoindre celle de Mac Mahon, mais -à quel titre s’y trouve-t-il ? Ne voulant pas revenir à Paris, où l’Impératrice exerce la régence et ne veut pas qu’il rentre, peut-il se borner à rester l’hôte incommode du maréchal de Mac Mahon, sans faire sentir son influence, ne fût-ce que dans les conseils ? »

Certains ministres, Jérôme David et Brame notamment, ne se contentaient pas de gémir entre eux sur les embarras que l’Empereur leur créait ; ils le discréditaient publiquement, sans s’en rendre compte, je veux le croire. Ils répétaient dans les couloirs, et quelquefois à la tribune, « qu’ils n’avaient rien trouvé de prêt, qu’ils avaient tout à faire. » L’effet de ces accusations n’était pas d’atteindre des ministres dont personne ne s’occupait plus depuis qu’ils avaient disparu de la scène, mais d’accroître la déconsidération de l’Empereur sur laquelle les révolutionnaires comptaient pour séparer sa cause de celle de la France. Nul n’ignorait que le véritable auteur de l’organisation de l’armée, le véritable coupable de sa soi-disant désorganisation, ce n’étaient pas les ministres transitoires, mais le souverain, maître absolu de la chose militaire depuis 1851, et resté tel, même après la réforme libérale.

On fit plus que ne pas défendre l’Empereur ou l’accuser indirectement, on le supprima de la vie officielle. Le ministre de l’Intérieur enjoignit aux préfets de ne se rendre à la messe du 15 août qu’en habit privé, non en costume officiel. Le rédacteur du bulletin officiel, Imbert de Saint-Amand, ayant produit des correspondances étrangères qui racontaient cette fête du souverain et les toasts qui y avaient été portés, on le manda au ministère pour lui notifier qu’en ce moment, il ne convenait pas de parler de l’Empereur.


II

Le Journal officiel du 18 août publia un décret de l’Empereur, contresigné par Palikao, nommant Trochu gouverneur de Paris et des forces chargées de défendre la capitale en état de siège. En même temps, la proclamation du général aux habitans de Paris était affichée sur les murs.

Cette proclamation, très concise, sortait de la banalité ordinaire des documens de ce genre, par deux traits caractéristiques : elle ne mentionnait pas le nom de l’Empereur et paraissait oublier qu’il y eût en France un régime légal qu’on nommait l’Empire. Elle aurait pu être publiée sans y changer un mot sous un gouvernement orléaniste ou républicain : le général s’annonçait comme étant un serviteur du pays et non un serviteur de l’Empire. Elle se terminait par une phrase incohérente où étaient recommandées à la fois l’action par l’autorité morale et l’application de la loi du lynch américain, la justice par ses propres mains : « Je fais appel à tous les hommes de tous les partis, n’appartenant moi-même, on le sait dans l’armée, à aucun parti qu’à celui du pays ; je fais appel à leur dévouement. Je leur demande de contenir par l’autorité morale les ardens qui ne sauraient pas se contenir eux-mêmes et de faire justice de leurs propres mains de ces hommes qui ne sont d’aucun parti, et qui n’aperçoivent dans les malheurs publics que l’occasion de satisfaire des appétits détestables. » (18 août.)

Les ministres, sauf Palikao, furent très surpris de cette publication qu’ils apprirent en ouvrant le Journal officiel. Ils se plaignirent fort qu’un acte aussi grave eût été consommé sans qu’on les eût préalablement consultés. De la part d’une Régence et d’un chef de Cabinet qui se piquaient de parlementarisme[1], le procédé en effet ne manquait pas d’impertinence. La proclamation affichée irritait surtout les parlementaires : on se la passait de main en main. Cependant il était difficile de reprocher a Trochu une proclamation qu’il avait soumise d’abord à l’approbation de la souveraine et qui avait été affichée par les soins du ministre de l’Intérieur. On le laissa donc parler sans le contredire lorsqu’il voulut s’expliquer et on lui accorda courtoisement le traitement qu’il réclama en invoquant des charges de famille et une paternité adoptive des fils de son frère.

L’opinion publique s’alarma plus fort et de la nomination et de la proclamation. Dans la nomination on voyait le renoncement à l’espoir d’arrêter les Prussiens en marche sur Paris ; dans la proclamation on était choqué de l’appel à l’autorité morale qui promettait implicitement l’impunité. L’exhortation au lynch effraya surtout : fallait-il donc admettre que, dans certains cas, les citoyens se fissent justice eux-mêmes ? La justice prompte et sûre des tribunaux militaires ne suffisait-elle pas à toutes les répressions légitimes ?

Palikao s’efforça d’apaiser ces alarmes par ses déclarations à la Chambre : « Messieurs les députés, permettez-moi de vous donner quelques explications sur un fait auquel on a attribué une gravité qu’il n’avait réellement pas, et qui n’a rien que de très simple et de très naturel dans l’état des choses : il s’agit de la nomination de M. le général Trochu au commandement supérieur de Paris. (Écoutez, écoutez.) Depuis le peu de jours que nous sommes au pouvoir, nous avons fait tous les efforts possibles pour mettre Paris en état de défense, non pas, messieurs, que nous craignions l’apparition immédiate de l’ennemi, — non, nous n’en sommes pas là, — mais il fallait coordonner ce que nous avons fait, il fallait concentrer tout ce qui se rattache à la défense de la capitale entre les mains d’un seul homme, et cet homme, il fallait qu’il fût énergique et dévoué. — Auparavant, j’avais donné le commandement d’un corps d’armée à M. le général Trochu dont je connais et apprécie la valeur. (Très bien ! très bien.) — Cherchant, comme je vous le disais, un homme intelligent, actif, énergique, capable de réunir dans sa main tous les pouvoirs nécessaires pour effectuer l’armement de Paris, j’ai songé à M. le général Trochu, et je l’ai rappelé moi-même du camp où il pouvait être remplacé par un autre général. (Très bien.) — Voilà, messieurs, le motif qui m’a fait rappeler à Paris le général Trochu, il n’y en a pas d’autre ; nous n’avons pas la moindre inquiétude en ce moment, au contraire ! » (Vives approbations et applaudissemens.)

Trochu, dans une lettre au Temps, présenta au public le commentaire de son paragraphe ambigu : « L’erreur de tous les gouvernemens que j’ai connus a été de considérer la force comme l’ultima ratio du pouvoir. Tous, à des degrés différens, ont relégué au second plan la vraie force, la seule qui soit efficace dans tous les temps, la seule qui soit décisive quand il s’agit de résoudre les difficiles problèmes qui agitent la civilisation, la force morale. Tous, à des degrés différens, ont été personnels, n’apercevant pas le pouvoir impersonnel qui ne se considère que comme la délégation de la nation, qui ne conçoit et n’agit que dans l’intérêt de la nation, jamais dans le sien propre, qui se soumet à tous les contrôles qu’il plait à la nation de lui appliquer, qui les tient pour sa sauvegarde, qui est loyal, juste, ardent pour le bien public, professeur d’honnêteté publique, et seul en possession de cette force morale dont j’ai défini la puissance. L’idée de maintenir l’ordre par la force des baïonnettes, du sabre, dans Paris livré aux plus légitimes angoisses et aux malheurs qui en sont les suites, me remplit d’horreur et de dégoût. L’idée d’y maintenir l’ordre par l’ascendant du patriotisme s’exprimant librement, de l’honneur et du sentiment des périls évidens du pays, me remplit d’espérance et de sérénité. Mais le problème est ardu : je ne puis le résoudre seul ; je puis le résoudre avec l’appui de tous ceux qui ont les croyances et la foi que j’exprime ici ; c’est ce que j’ai appelé le concours moral. Mais il peut arriver un moment où Paris, menacé sur toute l’étendue de son périmètre et aux prises avec les épreuves d’un siège, sera pour ainsi dire livré à la classe spéciale de gredins « qui n’aperçoivent dans les malheurs publics que l’occasion de satisfaire leurs appétits détestables. » Ceux-là, on le sait, errent dans la ville effarée, criant : « On nous trahit ! » pénètrent dans la maison et la pillent. Ceux-là, j’ai voulu recommander aux honnêtes gens de leur mettre la main au collet, en l’absence de la force publique, qui sera aux remparts, — et voilà tout. »

Cette lettre était absolument contraire aux devoirs d’un chef militaire subordonné. C’était la lettre d’un chef de gouvernement critiquant ses devanciers et proposant son propre programme ; c’était une diatribe contre l’Empire, une sorte de déchéance morale prononcée contre le régime. Il était évident que, si un chef militaire pouvait impunément se permettre un tel langage, il devenait implicitement le maître et le chef de la nation.

Le seul esprit perspicace et audacieux du ministère, Clément Duvernois, proposa de répondre à ce pronunciamiento moral par une révocation immédiate. Indépendamment de son manifeste, la nomination de Trochu, comme gouverneur de Paris, était la conséquence du retour de l’armée et de l’Empereur, et, puisque ce retour ne s’opérait pas, elle devait être rapportée. Il y avait déjà à l’armée, côte à côte, un empereur et un maréchal : était-il sage de constituer à Paris, côte à côte, l’autorité rivale de deux généraux ? N’y avait-il pas déjà assez d’anarchie, de trouble, de confusion, pour qu’on ajoutât ce nouvel élément à tant d’élémens perturbateurs ?

Les ministres n’avaient d’autre règle de conduite que de ne pas déplaire aux révolutionnaires de la Chambre et de la rue. Pourquoi leur auraient-ils refusé Trochu, en qui la révolution plaçait son espérance militaire ? Ils repoussèrent la proposition de Duvernois et se limitèrent à demander des explications. Trochu n’en fut point avare. Il battit l’estrade et commença une de ses longues harangues habituelles : « Est-ce que vous croyez que lorsque l’armée française, luttant contre l’ennemi, vient d’être battue à ce point qu’il n’en reste que des débris, les troupes sans cohésion, qui sont elles-mêmes pénétrées du désastre de nos armes, vont livrer bataille à la population de Paris ? Mais vous êtes comme gouvernement à la merci d’une nouvelle défaite à la frontière, et la guerre civile dans Paris pour vous maintenir en de telles circonstances est impossible. Oui, vous êtes désormais à la merci d’un nouveau désastre militaire : espérons qu’il ne viendra pas ; mais, s’il vient, ne comptez que sur l’autorité morale que vous aurez su acquérir, pour contenir la population. Par des efforts qui lui montrent à quel point vous êtes résolus a remplir vos devoirs patriotiques, prenez de l’autorité morale. Avec elle, vous pouvez espérer de vous sauver ; pour moi, momentanément j’en ai un peu, je vous l’offre. »

Alors un des membres du Conseil lui dit : « Mon général, il faut évidemment se servir de la force morale, mais enfin quand elle ne suffit pas, il faut que la force armée intervienne. » Trochu répondit qu’on ne devait pas douter qu’il ne sût remplir à l’occasion son devoir de soldat et qu’il réprimerait l’émeute. Quoique n’ajoutant pas foi à ces assurances, les ministres s’en contentèrent et lui conservèrent son commandement. Ils firent plus. Ils l’introduisirent au Conseil de défense et portèrent ainsi un nouveau coup à l’esprit de hiérarchie et de respect. Le président de ce conseil était le maréchal Vaillant ; son grade, son expérience, sa capacité, son âge le désignaient à cet honneur ; on lui fit donner sa démission, et Trochu fut investi de la présidence à sa place (19 août).

Une autre proclamation de Trochu amena un nouvel orage. Elle était adressée aux mobiles de la Seine qu’il avait ramenés avec lui et qui paraissaient l’objet de ses prédilections : « Gardes nationaux mobiles de Paris, j’ai demandé votre appel immédiat à Paris parce que c’était votre droit, parce que votre devoir est là, parce que j’ai en vous la confiance la plus entière… A bientôt ! Entre toutes les troupes réunies pour la défense de Paris, vous serez la première que j’aurai la satisfaction de passer en revue (23 août). »

Palikao fut à juste titre indigné de ce langage. Il déclara à Trochu qu’il était incroyable que lui, gouverneur d’une place à la veille d’être assiégée, eût méconnu les règles militaires jusqu’à dire à des soldats de vingt ans : « Votre droit est d’être à Paris et de défendre Paris. » Leur seul droit était de se rendre où on les envoyait et d’y faire leur devoir. Il conclut en se levant : « Vous avez commis en faisant cette proclamation un acte de la plus grande indiscipline ; vous auriez dû la soumettre au ministre de la Guerre ; puisque vous n’avez pas cru devoir respecter mon autorité, je dépose mon portefeuille sur cette table et je cesse d’être ministre. »

L’Impératrice, les collègues de Palikao s’émurent et le supplièrent de reprendre sa démission. — « Je ne le ferai, répondit-il, que lorsque le général Trochu aura reconnu l’autorité du ministre. » Trochu riposta qu’il n’avait jamais songé à la méconnaître, et comme toute énergie était impossible au Cabinet[2], convaincu qu’en renversant Trochu on s’exposait à susciter dans Paris une commotion profonde, Palikao reprit sa démission, et l’incident s’apaisa.

Trochu resta finalement en possession incontestée d’un pouvoir anormal, exceptionnel, en dehors des règles, d’autant plus immense qu’il était indéfini, et un second gouvernement s’installa paisiblement, d’abord en face de celui de la Régence, puis insensiblement contre elle.


III

A sa manière, Trochu s’occupa aussi de la France, sans souci de la dynastie. Dans la matinée, il visitait les fortifications, examinait les positions, se rendait compte de l’état des magasins d’approvisionnemens et pressait les travaux de défense auxquels présidaient avec intelligence et dévouement les généraux Chabaud-Latour et Guiod et l’amiral La Roncière Le Noury. L’après-midi, il tenait cour plénière, recevait comme un chef de gouvernement, écoutait un peu, pérorait énormément. Le soir, il se rendait au Comité de défense, communiquait ses observations du matin et pérorait encore. Ces harangues de l’après-midi et du soir étaient toutes sur le mode lugubre, à ce point qu’une fois un des membres du Conseil, le général d’artillerie Billaud, se leva et, croisant les bras sur la poitrine, s’écria : « Mon général, tenez, il faut que je vous dise ce que j’ai sur le cœur. Quand je viens ici, je suis un brave soldat : je ne suis plus jeune, mais je suis confiant dans les clémens de résistance qu’une nation comme la nôtre peut offrir à l’ennemi ; si je vois une difficulté, je cherche à la surmonter ; si je rencontre une objection, je cherche à la résoudre. Mais, quand je vous ai écouté pendant un quart d’heure, il faut bien le dire, je ne vaux plus rien. La vérité est que vous êtes président, non d’un Comité de défense, mais d’un Comité de défaillance[3]. »

Trochu ne se contentait pas de ne pas s’occuper de la dynastie ; il était entré complaisamment ; en rapport avec ses ennemis déclarés. Emmanuel Arago était reçu par lui depuis les premiers instans de son installation au Louvre, et les autres, Picard, Ferry, Gambetta, étaient venus successivement. Palikao, qui le flairait et qui n’osait le révoquer, eut la velléité de lui créer un rival. Il tâta Wimpffen, qu’il allait envoyer à la place de Failly et lui proposa de renoncer au commandement du 5e corps pour prendre celui du 14e corps en formation à Paris : « Il est possible, lui avait-il dit, que le général Trochu cherche trop à grandir sa personnalité et qu’il agisse au détriment de l’ordre établi ; il est possible qu’il devienne un homme embarrassant ; dans ce cas, votre valeur nous permettrait de vous confier sa place. » Wimpffen se récria et déclara qu’il n’entendait pas se mettre en opposition avec un compagnon d’armes, qu’il était résolu à ne prendre parti ni pour ni contre lui, et qu’il préférait se rendre à l’armée où il porterait la hardiesse qu’on voulait bien lui reconnaître.

Cette velléité n’eut pas de suite. Le ministère, n’espérant plus se servir de Trochu et n’osant pas le briser, prit le parti de ne plus s’en occuper ; on cessa de l’appeler au Conseil où il entravait les délibérations par ses interminables harangues, on le laissa se remuer à sa guise et il s’occupa en liberté à préparer son avènement. Pietri seul lui communiquait les rapports de police, et allait s’entretenir avec lui dans le vain espoir de pénétrer ses desseins ; Palikao ne lui transmettait ni instructions, ni ordres, ni renseignemens. Il fit juger et ordonna de fusiller un Prussien arrêté comme espion du côté de Gien, sans que le gouverneur de Paris, chef responsable de la Justice militaire dans l’état de siège, en eût été informé ; il lui laissa ignorer les mouvemens de l’armée prussienne et, à ses plaintes, répondit qu’il n’avait pas qualité pour être associé aux secrets du gouvernement.

Constamment le ministre de la Guerre, par l’intermédiaire du commandant de place, le général Soumain, ordonnait la rentrée et la sortie des troupes de Paris sans en prévenir le gouverneur général, et lorsque celui-ci protestait, le ministre lui répondait que son titre ne lui assurait que le mouvement des troupes réunies à Paris, que ces troupes mêmes n’étaient pas sa propriété exclusive, et que, par-là, ne se trouvait pas supprimé le droit supérieur du ministre de la Guerre d’en disposer en dehors de Paris, selon que les nécessités de la guerre le commandaient. Trochu, se sentant suspecté, écarté, s’irritait dans son orgueil. Il cessa presque toute communication officielle avec son ministre, et glissa peu à peu à accepter les caresses et les avances de la Gauche et du Centre gauche unis dans la même œuvre subversive.

Ses amis de la Droite, instruits de ces colloques par les conversations des couloirs, s’en alarmèrent. Le digne Kolb-Bernard pria Plichon, auquel le général témoignait de l’amitié et de la confiance, d’essayer de l’arrêter sur la pente. Plichon se rendit au Louvre, attendit dans l’antichambre six grands quarts d’heure, et, pendant cette attente, vit passer devant lui Gambetta qui fut reçu immédiatement. On l’introduisit enfin. Il dit à Trochu le péril moral auquel il le sentait exposé et le supplia de s’y soustraire. « Vous n’avez pas besoin de me répondre, ajouta-t-il en s’en allant, je vous ai prévenu ; à vous d’y penser. »

Les réflexions du général lui fi cent convertir plus que jamais son cabinet en salle d’audience politique. Jules Favre, Jules Ferry, Picard et quelques républicains de Paris y vinrent ensemble ouvertement le 21 août. Il les harangua. Le discours, cette fois, à cause de la qualité des auditeurs, dura deux heures. Jules Favre, maître de l’art, put admirer à son aise cette parole facile, élégante, colorée, tour à tour simple et incisive, quelquefois prodigue d’images, toujours abondante. Le fond n’était pas plus encourageant que celui des discours tenus au Comité de défense : quoique le soldat français fût supérieur au soldat allemand, l’armée elle-même était inférieure à cause de la défectuosité de son instruction, du relâchement de la discipline, de l’absence de respect et de confiance en ses chefs ; la défense à Paris ne pouvait être qu’une héroïque folie. Les députés de la gauche ne se troublèrent pas de ces expansions pessimistes : après le premier choc, ils les mirent sur le compte d’un esprit justement alarmé par la grandeur d’une tâche sans précédent, et ne voulurent garder de cette conférence que le souvenir des qualités éminentes et du caractère chevaleresque qui venaient de se révéler à eux. Trochu leur témoigna, en les congédiant, une affectueuse cordialité[4].

Se croyant déjà chef de l’Etat, autorisé à recevoir quiconque se présentait à lui, il correspondait sur les choses militaires avec le prince Napoléon, sans en informer son ministre. Le Prince lui envoya de Florence (22 août) la note suivante : « Je suis envoyé ici par l’Empereur et le maréchal Mac Mahon pour décider l’Italie et l’Autriche à faire la guerre. Mon opinion est que l’Italie pourrait donner 50 000 hommes dans huit jours, portés à 100 000 dans quinze jours et 150 000 dans un mois. Je suis sans nouvelles précises et je m’adresse à vous qui avez mon amitié et ma confiance. Dites-moi quelle est notre situation militaire et donnez-moi votre avis sur la direction des soldats italiens si je pouvais les obtenir. Faut-il les diriger par le Mont-Genis sur Belfort ou par les Alpes sur Munich ? Dans ce cas, la permission de l’Autriche est nécessaire pour qu’on passe sur son territoire… réponse urgente ; prière de garder le secret sur ma note. »

Trochu répondit : « Nouvelles améliorées, le maréchal Mac Mahon s’étant remonté et Bazaine s’étant ravitaillé, mais grande incertitude au sujet des combinaisons et opérations ; on les tient secrètes, s’il y en a. — Il faudrait concentration sur Lyon, et de là, par marche perpendiculaire, menacer le flanc gauche de l’invasion dans la direction de Belfort ou de Langres. Des éclaireurs ennemis paraissent à Châlons et à Troyes. La défense de Paris marche bien. Respectueux dévouement. »

Cependant l’Impératrice s’effrayait de la défection générale qu’elle sentait autour d’elle. Elle appela Trochu et lui demanda anxieusement s’il la défendrait, et si, en cas d’émeute, il protégerait le Corps législatif et les Tuileries. Trochu aurait pu lui répondre : — Madame, vous déclarez sans cesse « qu’une de vos plus grandes préoccupations est d’éviter à tout prix une collision sanglante à l’intérieur, que l’idée d’une guerre civile, pendant que nos armées versent le sang français, vous est un sujet d’horreur[5], » et vous avez démontré la sincérité de vos sentimens en graciant Eudes et Brideaux, les assassins des pompiers de la Villette. Comment voulez-vous que je défende les Tuileries contre une émeute, sans répandre du sang et sans vous devenir un sujet d’horreur[6] ? » Mais qui a la force de jouer avec les inconséquences d’une malheureuse femme, en d’aussi effroyables conjonctures ? Trochu, se laissant émouvoir, se montra bon prince, et mettant dans ses paroles une conviction passionnée, il répondit qu’il se ferait tuer pour défendre le Corps législatif, les Tuileries et l’Impératrice. Et, pour rassurer pleinement les inquiétudes de l’infortunée souveraine, il ajouta d’un ton dramatique : « Souvenez-vous que je suis Breton, catholique et soldat[7]. »


IV

Aux Tuileries, la bataille de Borny avait arrêté un jour le découragement ; la bataille de Rezonville l’avait ramené. C’avait été alors la désespérance morne, implacable, sans lueur. L’Impératrice, toujours imposante d’attitude et imperturbable de courage, assistait dans une atonie stoïque à l’effondrement de son pays, de sa dynastie. Elle décidait la princesse Clotilde à envoyer ses enfans à Prangins, et elle-même, n’ayant point la moindre illusion, disait que ce qu’elle désirait par-dessus tout pour son fils, c’était une vie heureuse et sans ambition. Nul ne *a quittait sans être ému de son calme héroïque et sans avoir peine à ne pas pleurer. « Elle est admirable, écrivait Mérimée, et me fait l’effet d’une sainte[8]. »

Les ministres proféraient sans conviction des encouragemens patriotiques sans autorité. Palikao et Duvernois s’appliquaient avec une activité intelligente à leur tâche spéciale, mais ce qui constitue le gouvernement, la pensée directrice qui domine les faits et les pousse à un but nettement défini, était éteinte. Palikao s’efforça de lutter contre le pessimisme général. Il commença un système de contre-vérités auquel il se complut pendant tout son ministère ; il publia un bulletin dithyrambique qui grossissait outre mesure, comme Frossard l’avait fait à Spickeren, les forces de l’adversaire et dénaturait la portée de l’action. Mais les dépêches prussiennes, arrivées par Londres et Bruxelles, mirent en relief que les batailles sous Metz ne nous avaient servi de rien, puisque l’armée française avait rétrogradé sous la ville et accepté ainsi elle-même, comme un fait acquis, que la route de Verdun par Mars-la-Tour et Conflans fût fermée. La réalité affreuse apparut : Bazaine était obligé d’abandonner ses positions et rejeté sous Metz !

Le 22 août, au matin, le Journal officiel publia la note suivante : « Le gouvernement, n’ayant pas reçu de dépêches de l’armée du Rhin depuis deux jours, par suite des interruptions des communications télégraphiques, a lieu de penser que le plan arrêté par le maréchal Bazaine n’a pas encore abouti. La conduite héroïque de nos soldats à différentes reprises, en présence d’un ennemi très supérieur en nombre, permet d’espérer la réussite des opérations ultérieures. Des coureurs ennemis ont paru à Saint-Dizier. »

Ces nouvelles rendirent la Chambre houleuse. Palikao, imperturbable, essaya de la calmer : « Messieurs les députés, vous avez pu lire ce matin au Journal officiel une Note que le gouvernement y a fait insérer. Cette Note était l’expression de la vérité ce matin ; nous avions pris l’engagement de la dire toujours, nous l’avons dite, quelque émotion qu’elle pût produire. (Très bien ! ) — Des nouvelles sont venues depuis ; j’en ai reçu du maréchal Bazaine, et ces nouvelles sont bonnes. Je ne puis pas vous les faire connaître, vous comprendrez pourquoi. (Oui ! oui ! Très bien ! )

Voix à gauche. — De quelle date sont-elles ?

Le ministre de la Guerre. — Du 19.

Le comte de Kératry. — Du maréchal Bazaine lui-même ?

Le ministre de la Guerre. — Du maréchal lui-même. Elles montrent chez le maréchal une confiance que je partage, connaissant sa valeur et son énergie. J’ajouterai que l’organisation de la défense de Paris marche avec activité, et que sous peu nous pourrons recevoir quiconque se présentera devant nos murs. (Vive approbation.)

L’Opposition, qui lisait les dépêches prussiennes et les journaux anglais, savait néanmoins à quoi s’en tenir. Elle crut qu’elle pouvait sans imprudence s’avancer encore dans la voie révolutionnaire. Mais elle ne voulait rien précipiter. Trop visiblement la résistance du gouvernement était en sens inverse de l’attaque : à mesure que celle-ci s’enhardissait, celle-là fléchissait L’attaque devait donc être sûre et mesurée, elle devait attendre l’événement et ne pas risquer de se compromettre en laissant aux violens la tâche de jeter par terre ce qui allait tomber de soi-même. Les révolutionnaires à courte vue, les émigrés surtout, car à ce moment il n’y avait plus d’exilés, étaient fort mécontens de cette politique dilatoire. « Attendons-nous, écrivait Quinet, à toutes les infamies. Je me disposais à partir pour Paris, mais on n’a pas osé réclamer la déchéance. On n’aura, m’écrit-on, ce courage que lorsque tout sera perdu. Ce n’est pas assez de désastres. La gauche et M. Thiers veulent que l’on perde encore une grande bataille. Alors, et alors seulement, ils penseront au remède. »


V

L’événement a prouvé que c’était la Gauche qui calculait le mieux. Si elle avait obéi aux impatiens, le Corps législatif eût été renvoyé, et la plupart de ses membres mis sous les verrous. Voyez au contraire où la ruse et la patience les avaient conduits : la guerre désavouée par ceux qui l’avaient exigée et votée ; le seul ministère qui pût diriger les événemens renversé ; l’Empereur suspendu comme chef militaire et comme chef politique ; les affaires aux mains de ministres faibles ou inexpérimentés ; le cri du sauve-qui-peut poussé dans la Chambre et au dehors ; Thiers, Gambetta, Jules Favre devenus les oracles et les directeurs d’une majorité affolée ; les révolutionnaires distribuant des armes à leurs adeptes et guettant la prochaine défaite pour se ruer sur ce qui restait encore debout des institutions ; Trochu érigeant sa puissance en face de celle de la Régence.

Le renversement de l’Empire n’était pas un fait subit et unique : il avait été successif. On avait commencé par renverser le ministère qui avait décidé la guerre, puis on avait suspendu l’Empereur, qui l’avait conduite, de son pouvoir militaire et de son pouvoir gouvernemental. Et par qui avaient été opérées ces démolitions successives ? Par la Gauche, par les ennemis ? Sans doute ils y avaient travaillé. Pourtant, seuls, ils eussent été impuissans à les produire. Elles étaient surtout l’œuvre des candidats officiels, des fidèles de la Régence. Les députés de la Gauche avaient donc mille fois raison d’être patiens. Les faits, sans souci des palinodies humaines, se déroulaient avec une logique féroce, et les mêmes mains qui avaient immolé l’Empereur, allaient immoler l’Empire.

Comme, à partir du 9 août, la Régente avait supplanté l’Empereur, depuis l’installation de Trochu au Louvre, le gouverneur de Paris avait pris insensiblement dans l’attente publique la place de la Régente. Le changement se marquait d’heure en heure, surtout autour des débats législatifs. Tant que Trochu n’avait point été là, on avait ménagé Palikao qu’on redoutait ; on l’avait un peu brusqué lorsqu’on vit avec quelle facilité il avait mordu à l’hameçon des louanges captieuses ; on le dédaigna et on le brava lorsque son successeur fut installé au Louvre. On ne s’était attaqué jusque-là qu’à la personne de l’Empereur ; de plus en plus les coups s’adressèrent à l’Empire et à ses institutions. Gambetta, Jules Favre, Kératry, d’une loquacité chaque jour plus agressive, usaient chaque jour avec plus d’impudence des facilités inconstitutionnelles que le ministère leur avait concédées. Toutes les séances étaient consacrées à des demandes indiscrètes de renseignemens, à des débats oiseux ou compromettans, à des propositions précipitées que la peur inspirait et qui la répandaient. On faisait planer les suspicions les plus odieuses contre les fonctionnaires dévoués à leurs devoirs civiques ; on les accusait de fuir devant l’ennemi, d’être d’une lâcheté insigne, d’organiser une Jacquerie contre les opposans, d’ameuter les populations contre les protestans, qu’on traitait d’alliés des Prussiens à cause de la similitude de leur religion ; on représentait les conseillers d’Etat, d’une honorabilité au-dessus du soupçon, qui avaient été envoyés dans les départemens avec les instructions les plus conciliantes, comme des fauteurs de guerre civile ; on les déconsidérait à l’envi. On avait cessé de s’occuper du malheureux Empereur, qu’on ne redoutait plus et qu’on sentait abandonné même par les siens, mais on ne ménageait aucun outrage au régime, à la dynastie. On avait pris pour thème que la véritable cause de nos malheurs était dans les institutions que le pays s’était données en 1852, et qu’il venait de confirmer par le plébiscite. « Toujours le gouvernement ! disait Jules Favre, jetons nos béquilles une bonne fois. » (18 août.)

En vain le président Schneider essayait-il de réprimer ces excitations à l’illégalité ; en vain quelques députés fidèles, tels que Vendre, Laroche-Joubert, d’Aiguevives, Haentjens, l’appuyaient-ils par de virulentes apostrophes, la conjuration parlementaire suivait imperturbablement son cours. Kératry déposa une proposition demandant que six députés élus par la Chambre fussent adjoints au Comité de Défense de Paris. ; C’était encore un empiétement du pouvoir parlementaire. Palikao s’y opposa avec énergie. Thiers soutint alors une autre proposition qui, disait-il, devait tout concilier : c’était de réduire à trois le nombre des députés à adjoindre au Comité. Le ministère répondit qu’il accepterait cette adjonction, à condition que le choix des trois députés serait fait par le gouvernement lui-même et que Thiers serait l’un d’eux (23 août). Thiers protesta : il ne voulait pas être nommé par le gouvernement. La Commission élue par les bureaux pour étudier les propositions le choisit néanmoins comme rapporteur. Thiers consentit, mais déclara que son rapport ne serait fait que le lendemain.


VI

Le lendemain, de bien plus poignantes agitations venaient troubler la Chambre et retarder le débat. Le bruit s’étant répandu que Mac Mahon se repliait sous Paris, les révolutionnaires étaient entrés en fureur et avaient vociféré que l’honneur ne permettait pas d’abandonner celui qui, à ce moment, était « notre héroïque Bazaine. » Ils avaient trop compris tout ce que leur promettait le plan stratégique de Palikao et le soutenaient avec rage. Etre débarrassés à la fois de Mac Mahon et de l’Empereur, demeurer seuls avec la Régence à Paris, quelle aubaine !

Gambetta et Jules Favre s’employèrent de toutes leurs forces à sa réalisation. Dans le Comité secret qui suivit la séance publique, Jules Favre prononça une philippique contre l’abandon dans lequel on laisserait le héros et son armée « par préoccupation dynastique. » Un membre de la majorité, Mathieu, de la Corrèze, voulut rassurer cette sollicitude patriotique. « Je m’étonne, dit-il, que M. Favre, si bien informé, ignore ce qui se passe à cette heure même. Hier l’armée se dirigeait de Châlons sur Paris, non dans un intérêt dynastique, mais pour sauver le pays. Hier, on ignorait, depuis les combats du 18, où en était Bazaine. On vient de recevoir de lui, à Reims, un courrier retardé par la difficulté des communications. Il appelle à lui Mac Mahon ; il l’attend de pied ferme, dit-il, et Mac Mahon et l’Empereur qui, jusque-là, avaient obstinément résisté au ministre de la Guerre et au Conseil, sont décidés à marcher vers Metz. Le mouvement est vraisemblablement commencé à l’heure où je parle, et M. Favre a satisfaction. — Eh bien ! répliqua Jules Favre, que le gouvernement le dise tout de suite, car c’est une honte de ne pas aller au secours de Bazaine. »

Une dépêche de Mac Mahon annonçait, en effet, que son armée avait renoncé à couvrir Paris et s’était mise en marche vers Metz. Cet acte de démence stratégique, plus insensé que tous ceux qui avaient amené nos défaites précédentes, réjouit les cœurs de nos patriotes. Ainsi Jules Favre, Gambetta, Palikao, poussés par des passions opposées, nous conduisaient au même dénouement (23 août)[9].

Lorsque le détestable conseil donné par lui eut produit ses résultats effroyables, Jules Favre a reproché à Palikao de l’avoir écouté. Il a osé écrire : « Le seul plan qui parût raisonnable en présence d’un ennemi dont on connaissait la hardiesse, consistait, en couvrant Metz, à faire replier nos armées sur la ligne d’opération la plus favorable à la défense de Paris. On pouvait ainsi disposer de deux cent mille hommes, les établir sur un terrain de bataille excellent et leur ménager une retraite sûre, qui avait l’inestimable avantage de fournir à la capitale une armée de secours. Mais en adoptant ce parti, il fallait ou abandonner l’Empereur ou le ramener à Paris dont on redoutait les ressentimens. Le ministère Palikao crut sans doute pouvoir sauver la couronne et le pays : en réalité, il sacrifia le pays à la couronne[10]. »


On revint à la proposition de Kératry. Il la reprit et la soutint avec une extrême acrimonie. Il recommença véhémentement le thème ordinaire : « La nation expie vingt et un ans d’abandon entre les mains du pouvoir personnel, » et finit par ce cri révolutionnaire : « Dans ce moment-ci, croyez-moi, la France, compromise par les égaremens du pouvoir personnel, veut se sauver par ses propres mains. » (Vive approbation et applaudissemens à gauche.) Sur quoi Duvernois s’était levé et avait répondu : « L’honorable M. de Kératry a examiné la question qui nous occupe avec une modération à laquelle je rends hommage. » Avec de tels adversaires devant eux, pourquoi Messieurs de l’Opposition se seraient-ils gênés ?

Toutefois Palikao perdit patience et parla comme il convient : « Il y a des Prussiens dans la population de Paris, et je puis vous le prouver. C’est donc contre l’ennemi extérieur et contre l’ennemi intérieur que nous dirigeons tous nos efforts, et nous ne cesserons que quand la patrie sera délivrée de l’ennemi intérieur. (Vive approbation.) Vous pouvez compter sur une fermeté inébranlable de ma part. J’ai en mains tous les moyens nécessaires contre les désordres qui pourraient se produire, et je réponds à la Chambre de la tranquillité de Paris. » (Bravos et applaudissemens.)

Jules Favre défendit avec âpreté l’argumentation de Kératry : « Je suis de ceux qui pensent que les malheurs de la patrie sont dus exclusivement au système politique auquel elle s’est confiée. Mais si cette opinion peut être combattue, ce que je reconnais, il en est une qui ne rencontrera pas de contradicteurs : c’est que ces malheurs sont dus à une direction fatale, dont personne, dans cette enceinte, ne voudrait prendre la défense, direction qui peut sans exagération se traduire par l’un ou l’autre mot : ineptie ou trahison ! (Bruits divers. Laissez parler ! laissez parler ! ) Depuis que la Chambre est assemblée, la politique semble avoir subi une déviation singulière ; il n’en est plus question. De telle sorte que la nation française ne sait pas pourquoi elle va mourir. »

De vives et nombreuses agitations, des cris : A l’ordre ! accueillent ces paroles. Plusieurs membres se lèvent et interpellent l’orateur : « Nous armons le pays, s’écrie Chevreau, et vous le désarmez par vos paroles. — Ne découragez pas l’armée ! » ajoute Palikao. Et avec colère : « Un ministre de la Guerre français ne peut entendre de telles paroles. » Il se lève, très animé, quitte la salle des séances. Les députés de la Gauche se demandent si le général ne va pas préparer un acte de répression ; Bethmont se précipite à sa suite : « Est-il vrai que vous allez faire arrêter Jules Favre ? » Le général le rassure : il n’a pas un aussi noir dessein ; son ministère n’est pas un ministère de coups d’État ; il prie seulement l’honorable député d’engager Jules Favre à tenir compte de la gravité des circonstances et à modérer son langage.

Révolté de l’attitude de la Gauche, Buffet, dominant tout le débat de sa forte et éloquente parole, dit avec une solennité pathétique : « Le gouvernement parlementaire a, dans une grande crise, à faire ses preuves. Il faut qu’il prouve que, pendant la guerre, il est propre à défendre le pays, comme à discuter, dans la paix, ses intérêts. En présence de l’ennemi, malgré les divisions, malgré les partis qui peuvent exister, qui existent légitimement dans cette Chambre, c’est à nous, partisans de ce régime libéral, de montrer que nous avons un seul désir, une seule passion : l’union de tous les sentimens et de toutes les énergies vers un même but, vers un même résultat : chasser l’étranger. » (24 août.) Une acclamation enthousiaste accueille ces nobles accens, aussi sincères sur les lèvres du loyal orateur qu’ils l’étaient peu sur celles de tant d’autres. Mais l’assemblée ne demeura pas sous l’empire de ce sentiment, et revint vite à ses passions aveugles.

Thiers expliqua que, favorable aux propositions de Kératry, il les abandonnait pour éviter une crise ministérielle. Puis, rappelant que Duvernois avait invoqué l’intérêt des institutions, il poursuivit : « Je fais un sacrifice au pays et à la Chambre en ne portant pas la discussion sur ce sujet ; mais je supplie qu’on ne fasse pas figurer ici un intérêt de ce genre. Nous savons tous aujourd’hui pourquoi la France combat ; elle combat pour son indépendance ; elle combat pour sa grandeur, pour sa gloire, pour l’inviolabilité de son sol. Tous, nous le savons, à gauche, au centre, à droite ; c’est éclatant comme la lumière, et tous nos cœurs battent à l’unisson quand vous parlez de ces grands, de ces sublimes intérêts de la patrie. Mais, de grâce, ne nous parlez pas des institutions : vous ne nous refroidirez pas, vous ne diminuerez pas notre zèle pour la défense du pays ; mais, sans nous refroidir, vous nous frapperez au cœur en nous rappelant ces institutions qui, dans ma conviction à moi, sont la cause principale, plus que les hommes eux-mêmes, des malheurs de la France. » (Bravos et applaudissemens à gauche. Rumeurs au centre et à droite.) « Triste séance, écrivait le président Bonjean ; au fond, c’est toujours la question de déchéance qui se reproduit sous diverses formes. La Gauche ne veut pas sans doute le succès des Prussiens, mais elle ne veut pas non plus que la victoire, qui couronnera les immenses efforts que fait la France, tourne au profit de la dynastie napoléonienne qu’elle veut évidemment renverser. »


VII

Le gouvernement n’en continua pas moins ses avances malheureuses à la Gauche et au Centre gauche. Les amis de Thiers reprochaient aux ministres de ne l’avoir pas appelé dans le Comité de défense de Paris, bien que l’offre formelle lui en eût été faite, on l’a vu le 23 août. Thiers lui-même dit le 26 août : « Si le gouvernement a besoin du dévouement de n’importe lequel d’entre nous, quelque périlleux que ce dévouement puisse être, il sait bien que nous sommes gens d’honneur, et qu’il n’y en a pas un seul d’entre nous qui reculera devant le péril. Quelle que soit la difficulté matérielle ou politique qu’il faille braver, quand le gouvernement nous appellera patriotiquement, nous répondrons patriotiquement aussi. » (Oui, oui, bravo ! )

Le gouvernement ne laissa pas tomber cette parole à terre. Dès le lendemain (27 août), paraissait au Journal officiel un décret qui appelait Thiers au Comité de défense des fortifications en compagnie de trois autres députés, Daru, Dupuy de Lôme, Talhouet. Thiers, cette fois, ne refusa pas, mais c’était de la Chambre seule qu’il voulait tenir son mandat. Dès l’ouverture de la séance, il monta a la tribune et déclara qu’averti par l’Officiel seulement de sa nomination, il ne croyait pas pouvoir accepter une tâche pareille sans une délégation du Corps législatif. « Nous vous demandons tous d’accepter, » dit Thoinnet de la Turmelière. De toutes parts on s’écria : « Oui ! tous ! tous ! c’est le vœu de tout le monde. » — « Je crois devoir constater, dit le président Schneider, que cette manifestation vient de tous les côtés de la Chambre. » Les amis eussent voulu un vote formel. Schneider fit remarquer qu’une acclamation partie de tous les bancs de la Chambre rendait un vote superflu. L’apparence fut sauvée, et Thiers ne parut tenir son mandat que du Corps législatif.

Mise en train par ce nouveau succès, la Gauche voulut alors accroître la situation du gouverneur de Paris qu’elle considérait déjà comme son chef, et demanda « que le recrutement et l’armement de la garde nationale de Paris fussent dans ses attributions exclusives : il lui paraissait indispensable que le général Trochu eût les pouvoirs dont il avait besoin pour avoir à sa disposition dans la garde nationale le nombre d’hommes qu’il croira nécessaire à la défense du pays. »

Palikao, piqué au vif, se fâcha et le prit de très haut. D’un ton sec il riposta : « La position du général Trochu, d’après tous les règlemens, n’est qu’une position militaire et nullement une position administrative. La délivrance des armes se fait par l’administration de la Guerre et je n’admettrai jamais qu’un de mes inférieurs, placé sous mes ordres, usurpe les fonctions que je dois remplir. » (Nombreuses marques d’approbation.) Quoique la Gauche, sentant qu’elle s’était avancée trop tôt, eût essayé de le désarmer en le couvrant de complimens, Palikao, agacé par ce début, se montra encore moins condescendant, lorsque Emmanuel Arago lui demanda : « A quelle distance les armées prussiennes sont-elles de la capitale ? » — « Si, pendant que je suis ministre de la Guerre, répondit-il sèchement, un officier, de quelque grade qu’il soit, commettait l’indiscrétion que l’on me demande de commettre, je le ferais fusiller. » (Vive approbation et applaudissemens.) Il quitta la Chambre cette fois encore avec un fracas de mauvaise humeur, et, dans la salle des conférences, se répandit en lamentations sur les pertes de temps auxquelles le condamnaient « ceux qui se gargarisaient de paroles sonores. »

Les députés irréconciliables, qui ne laissaient pas d’être de temps à autre inquiets des conséquences de leurs agressions, se demandèrent de nouveau si l’heure du coup d’État n’avait pas cette fois sonné. Ils interrogèrent Duvernois, Brame, Jérôme David surtout, réputé un foudre de guerre, ne rêvant qu’actes de vigueur. Ce fut à qui se montrerait le plus rassurant. Duvernois donna sa parole d’honneur qu’il ne consentirait jamais à un coup d’État. Brame fut d’une magnanimité magnifique : « Je vous ai fait préparer des appartemens chez moi, venez-y ; on n’osera pas aller vous prendre chez un ministre. » Jérôme David garantit que le ministère ne songeait pas à un coup de force, et que « si la moindre disposition dommageable à la liberté de l’un des membres de la Chambre était proposée, il s’y opposerait de tout son pouvoir. » Rassurés, les conspirateurs continuèrent sans trouble leurs agissemens.

Les propositions insensées se succédèrent sans interruption. Jules Ferry demandait la liberté du commerce des armes et, à la Commission qui la lui refusait, il répondait : « L’officiel ne sauvera pas la France, la France ne se sauvera que par elle-même. Si on hésite à rendre libre la fabrication des armes de guerre, c’est que l’on craint que ces armes ne tombent entre les mains des ennemis du gouvernement ; que l’on dise cela et que l’on sache que, enfin, s’il y a quelque chose qui paralyse la défense nationale, c’est l’intérêt dynastique. » (Dénégations au centre et à droite.) (25 août.) Gambetta, Barthélémy Saint-Hilaire continuèrent à déposer une série de pétitions demandant, les unes que : « comme tous les citoyens valides, les séminaristes, abbés, moines, frères, fussent appelés à défendre le sol de la patrie menacée, » les autres protestant contre les opérations des conseils de révision. Glais-Bizoin réclamait l’élection de tous les officiers de la garde nationale (29 août) ; Raspail, au nom des épouses, des mères, des filles, au nom de la justice, au nom de la France, au nom de l’Humanité, proposait l’amnistie générale de tous les délits politiques et délits de presse (31 août). Jules Favre s’indignait que les honorables citoyens de Belleville ne fussent pas encore armés et qu’on accueillit par des rires et des murmures leurs réclamations patriotiques : un commandant de bataillon leur avait déclaré qu’ils n’auraient pas de fusils 1 Jules Favre exigeait justice immédiate de l’injure adressée à de tels patriotes. « Que le sang français, s’écriait Gambetta, retombe sur ceux qui ont refusé d’armer les citoyens ! — Oui, c’est une trahison ! » ajoutait Jules Favre. (30 et 31 août.)

Kératry proposa de charger le Comité de défense de réviser d’urgence les nominations des officiers de la garde mobile (31 août) : « Beaucoup de ceux qui avaient été nommés manquaient de l’expérience nécessaire pour conduire les hommes au feu ; leur nomination avait été un acte de favoritisme ; laisser continuer ces erremens, c’était envoyer les gardes mobiles à la boucherie. » Dans l’histoire parlementaire, il n’y a rien de plus médiocre, de plus décousu, de plus niais, de plus honteux, de plus déshonorant que ces dernières séances du Corps législatif. Un jour, Thiers n’y avait plus tenu et avait protesté : <c Toutes les propositions qui viennent d’être faites sentent l’agitation ; restons calmes. » (26 août.)

Les ministres répondaient en se morfondant en humilités sentimentales et en parlementarisme à outrance. Ils s’indignaient qu’on pût suspecter des hommes si respectueusement soumis aux volontés du Parlement et qui n’avaient d’autre préoccupation que de mériter sa confiance : ne suffisait-il pas qu’un orateur dénonçât un préfet ou un maire, pour que, sans même l’entendre, ab irato, on le destituât[11] ? Ne donnait-on pas des armes à qui les demandait ? Pourquoi, dès lors, des paroles provocatrices et amères, pourquoi ces perpétuelles questions qui les détournent de leur premier devoir, le salut de la patrie ? La majorité applaudissait les ministres, sanctionnait toutes leurs propositions, les comblait de votes de confiance. Mais, en même temps, elle écoutait avec patience, parfois avec encouragemens, et même avec une complaisance chaque jour plus sensible, les sorties, les extravagances, les violences de la majorité morale.

Les ministres tentèrent de se soustraire au supplice d’être perpétuellement sur la sellette en ne paraissant plus à la Chambre et en s’y faisant représenter par le plus incolore d’entre eux, Grandperret. Précaution inutile. On leur faisait transmettre les questions et force était de venir répondre. Alors ils essayèrent d’adoucir les assaillans en louant leur beau langage et leur modération[12] ; les coups de trique ne devinrent que plus violens[13]. Vainement, encore, sacrifiaient-ils la France dans la crainte d’être soupçonnés de défendre la dynastie ; on ne cessa de leur reprocher d’être uniquement préoccupés des intérêts dynastiques. Vainement, dans l’espérance de n’être pas inquiétés, livraient-ils au parlementarisme les droits primordiaux de tout pouvoir exécutif ; on les accusait de lui témoigner une profonde antipathie.

La haine ne désarmait pas. A la Chambre, au dehors, dans tout le monde politicien, elle s’étalait de plus en plus. On ne cachait plus « qu’on verrait avec satisfaction les humiliations qui pourraient être infligées à l’Empire, odieux par son origine et ses allures à la plupart des honnêtes gens. »

Boissier, l’orateur des clubs révolutionnaires, élu capitaine de la garde nationale à la fin de 1870, disait dans sa profession de foi : « Oui, citoyens, je n’hésite pas à le déclarer, mon plus ardent désir était la défaite de l’armée impériale, car son succès eût suspendu, pour longtemps encore, la légitime possession de nos droits. » Humbert, toujours violent, épouvantait Turquet par ses théories révolutionnaires. « Il faut encore une défaite, disait Humbert, encore une ! » Et les larmes lui venaient aux yeux pourtant, car il eût préféré la victoire ; seulement, l’Empire ! voilà quel était l’ennemi. »

Duvernois finit cependant par se révolter d’être ainsi conduit au gibet, ayant au cou une corde qu’à chaque pas on serrait un peu plus fort. Le 1er septembre, trouvant Chevreau dans son cabinet, en compagnie de Pietri, il lui dit négligemment : « Je suis un homme d’aventure, ce qui est parfois utile ; si nous n’arrêtons pas les autres, ils nous arrêteront ; Pietri, si on lui donne les ordres, les exécutera ; qu’en pensez-vous ? » Chevreau pâlit et sortit de son cabinet sans même répondre. Une autre fois, Persigny, accompagné de l’ancien préfet de police Boittelle, se rend chez Chevreau et lui dit : « Trochu trahit ; un jour qu’il viendra aux Tuileries, jetez-le dans un cabinet, faites-le conduire à Vincennes ; le lendemain, criez dans les rues : « La trahison de Trochu ! » et renvoyez la Chambre. » Chevreau se récria et se voila la face.

Loin de se prêter à arrêter quoi que ce soit, le ministère accepta d’achever la désorganisation gouvernementale en introduisant la démagogie dans la garde nationale. Jusque-là, sous la surveillance vigilante du général d’Autemarre, commandant en chef, malgré les clameurs de la Gauche, on avait apporté une grande circonspection à inscrire sur les contrôles et à distribuer les armes ; peu à peu on se relâcha et on finit par incorporer et armer, non seulement des volontaires sur la qualité desquels on ne se renseignait pas assez, mais des individus qui, en tout autre temps, eussent été rejetés avec mépris. On distribua huit mille fusils par jour, et trente mille repris de justice se glissèrent de la sorte dans les rangs. Lorsqu’on eut ainsi lâché la bride, le général d’Autemarre ne voulut pas prendre la responsabilité de l’avilissement de sa troupe, il donna sa démission. (29 août.) Le général de La Motte-Rouge, troupier aussi simple que brave, accepta de prendre sa succession.

La garde nationale ayant à sa tête un général moins inflexible, les anciens officiers, qui ne se sentaient plus soutenus, annoncèrent qu’ils se rendraient au ministère de l’Intérieur en corps pour déclarer que, ne voulant pas paraître moins investis de la confiance publique que leurs collègues élus, ils apportaient leur démission. Chevreau mandate général Trochu, on lui montra les conséquences de cette dernière dislocation, et, comme lui seul était encore investi de quelque autorité et que, d’ailleurs, accepter ou refuser les démissions rentrait dans son office, on le pria de les refuser par la raison qu’on ne donne pas sa démission devant l’ennemi. Trochu le promit. Par conséquent, lorsque les officiers se présentent, Chevreau les lui renvoie, leur annonçant que le général repoussera leurs démissions. Quelle n’est pas sa surprise et celle de ses collègues d’apprendre le lendemain que les démissions ont été acceptées ! Chevreau demande avec vivacité à Trochu les motifs de ce revirement. Celui-ci répond tranquillement que le matin il était de son avis, mais que les officiers lui avaient donné de bonnes raisons le soir et qu’il s’y était rangé.

Le lendemain, le gouvernement venait docilement (2 septembre) demander à la Chambre d’ordonner les élections d’officiers même dans les bataillons déjà organisés, consacrant ainsi, par une suprême faiblesse, ce que Glais-Bizoin lui avait demandé pour lui infliger une humiliation. « Sans souci du péril national, pour faire la cour à ces républicains de profession dont il allait avoir besoin[14], » le complaisant Dréolle, toujours prêt à rédiger n’importe quel rapport, sauf à le désavouer ensuite, proposa l’adoption et la motiva ainsi : « Les dangers d’une désorganisation ne sont pas à redouter, et c’est une bonne chose de revenir au principe de l’élection et d’en généraliser l’application. »

Le résultat de ces élections fut tel que les uns l’avaient espéré et les autres craint. Les hommes d’ordre, inconnus à la foule, furent écartés, et les grades furent attribués aux marchands de vin ou à leurs protégés : parmi les élus, on découvrit quelque part un souteneur de filles qu’on dut éliminer[15].


VIII

Maintenant, les voies sont de tous côtés ouvertes à la révolution. Son armée est constituée, outillée, commandée par des chefs dignes d’elle. Que la défaite prévue soit annoncée, l’écroulement impérial s’opérera sans obstacles.

L’heure de cette défaite, allait sonner. Ce n’était pas le simulacre du Comité de défense qui pouvait en conjurer les effets. Ce comité n’avait aucun pouvoir de décider quoi que ce fût, ni même de donner son avis sur la direction générale de la guerre ; son mandat était spécialement limité à la mise en état des fortifications de Paris : il rendait compte au gouvernement chaque jour de ce qu’il avait fait la veille, et son compte rendu autographié était délivré à chacun des ministres. Les réunions se tenaient dans la soirée et se prolongeaient jusque vers minuit. Parfois une discussion technique s’engageait, comme le 27 août, par exemple, où l’emplacement d’une pièce fut débattu avec le maréchal Vaillant. Le plus souvent, l’office spécial du Comité épuisé, on s’entretenait des faits généraux de la guerre. Trochu pérorait et récriminait. Le maréchal Vaillant répliquait vertement : « Quand un peuple est malheureux, disait ce noble vieillard, il lui faut une victime, un bouc émissaire : il a choisi Le Bœuf. Les reproches qu’on lui adresse sont injustes, exagérés. S’il avait fallu attendre que les banquiers et les industriels du Corps législatif eussent voté tous les fonds nécessaires à la mise en parfait état de toutes nos places, à l’approvisionnement complet de tous nos arsenaux, en vue de toutes les éventualités non seulement possibles, mais fantaisistes, c’était se condamner à demeurer à tout jamais dans l’état d’humiliation auquel nous avait déjà réduits notre inaction après la bataille de Sadowa. Ce n’était pas possible. Aujourd’hui même que la France est vaincue, je dis que la situation qui vous avait été faite après Sadowa n’était plus tenable ; la France ne pouvait pas l’endurer plus longtemps ; la Prusse du reste désirait la guerre et nous y a provoqués. Ceux qui l’ont déclarée ne méritent aucun reproche. Il la fallait tôt ou tard ; on a cru les circonstances favorables : on s’est trompé, puisque nous sommes battus, mais après tout, la valeur de nos soldats ne s’est pas démentie, et notre défaite est encore glorieuse[16]

Lorsque la marche de Mac Mahon vers Bazaine fut connue, Thiers en fit l’objet des reproches les plus véhémens et des pronostics les plus lugubres. « Les Prussiens, disait-il, ont eu le temps d’envelopper l’armée de Metz ; entre cette armée et Paris, il y a un mur d’airain formé de plus de 300 000 hommes impossible à percer. Le seul résultat qu’on obtiendra, c’est de perdre inutilement nos dernières forces organisées. Vous avez un maréchal bloqué, vous en aurez deux. » Chabaud-Latour et surtout Trochu appuyaient ces prophéties de malheur trop fondées. Le maréchal Vaillant défendait Palikao comme il avait défendu Le Bœuf. Les raisons stratégiques sérieuses lui manquant, il en était réduit à l’argument sentimental de la Cour : Bazaine devait être secouru à tout prix ; en essayant de le dégager, on obéissait à un devoir étroit, à un sentiment patriotique. Et c’était tout ce qu’il trouvait à répondre à Trochu, qui, dès le premier instant et quand tout pouvait encore être sauvé, avait vu et signalé les conséquences inévitables de la funeste décision.

Le 3 septembre, au Comité, on se chamaillait plus que de coutume, quand Jérôme David qui, sans oser le dire, partageait maintenant l’opinion de Thiers sur la stratégie qui nous menait à Sedan, lui saisit la main et lui dit à l’oreille : « Monsieur Thiers, n’insistez pas ; je vous parlerai tout à l’heure. » Thiers s’arrêta aussitôt. La discussion tomba. Dès qu’ils furent dehors, Jérôme David, entraînant Thiers, lui dit : « L’Empereur est prisonnier ; Mac Mahon est blessé mortellement ! »

Quelques heures plus tard, mon ami Henry Darcy, homme éminent par le caractère autant que par l’intelligence, descendait le faubourg Saint-Honoré, après avoir lu au ministère de l’Intérieur, au milieu d’un grand concours de curieux, la dépêche officielle affichée qui annonçait notre affreux désastre. Il croise trois des leaders de la Gauche, deux d’âge mûr, un moins ancien dans la carrière. À ce moment, un jeune homme chevelu, arrivant lui aussi du ministère, accoste ces messieurs et leur dit la nouvelle. Les deux aines baissent les yeux sur le trottoir avec un sourire discret, le plus jeune fait un saut en l’air et chante : Cocorico !

Et, d’Angleterre, Edgar Quinet écrivait : « Nous rentrons en France au bruit joyeux du canon de Sedan qui nous annonce la délivrance ! »


EMILE OLLIVIER.

  1. Jérôme David : « Il y avait dans le sein du Conseil un parti parlementaire très fort, à la tête duquel était le comte de Palikao. » (Déposition.)
  2. Jérôme David (Déposition),
  3. Dépositions de Rouher et de Jérôme David.
  4. Jules Favre, tome I, p. 49.
  5. Déposition de Pietri dans l’Enquête parlementaire sur le 4 septembre.
  6. Récit de Dugué de la Fauconnerie : « Quoiqu’il fut alors plus de minuit, la Régente, qui venait de présider le Conseil des ministres, voulut bien me recevoir. Mon discours ne fut pas long. « Madame, dis-je à l’Impératrice, deux jeunes gens, presque des enfans, viennent d’être condamnés à mort par le conseil de guerre, et c’est assurément justice ! Mais il ne faut pas que l’Impératrice, si grand que soit le crime, permette, quand elle peut l’empêcher, que le sang coule à Paris, alors que tant de braves gens vont verser le leur pour la France. Le père d’un des condamnés m’attend en bas. Je supplie Votre Majesté de me permettre de lui porter un mot de consolation. » La réponse ne se fit pas attendre : « Allez ! » me dit l’Impératrice, et elle ajouta en me tendant la main : « Allez tout de suite ! »
  7. Lettre de l’Impératrice à la princesse Anna Murat. Trochu n’a pas osé nier nettement le propos : « J’en doute (de ces paroles) à cause de leur intention prétentieuse, mais il est certain que j’ai fait plusieurs fois de vifs et sincères efforts pour persuader l’Impératrice et son gouvernement de ma sincérité. Dans tous les cas, que j’aie ou n’aie pas dit ces paroles, je déclare qu’elles étaient l’expression de mon sentiment. Oui avant et pendant cette crise, j’ai servi l’Impératrice, malgré la répulsion qu’elle éprouvait pour moi, avec la loyale fidélité que j’ai mise dans tous les temps, dans mes rapports avec l’Empereur. » L’Empire et la défense de Paris, p. 427.
  8. Mérimée. Lettres du 16 août et du 17 septembre 1870, publiées par M. d’Haussonville dans la Revue des Deux Mondes, 15 août 1879.
  9. Lettre de Mathieu du 18 octobre 1872. Un autre député, le comte de Latour, a raconté dans l’Univers le même fait : « Qui peut oublier Jules Favre dénonçant avec colère la retraite de Mac Mahon de Châlons vers Paris en la qualifiant de manœuvre dynastique ? » Voyez la déposition de Rouher dans l’Enquête.
  10. Lettre du général Le Gros, commandant la 83e brigade d’infanterie et la 3e subdivision du 6e corps d’armée, à Emile Ollivier : « Chàlons, 11 août 1913. — Monsieur le Président, — je viens de lire votre dernier article dans la Revue des Deux Mondes sur la « Déposition de l’Empereur. » — Vous citez le commandant Vidal, vieux soldat de Crimée et d’Italie. C’est moi qui l’ai poussé à publier ses souvenirs de la « Campagne de Sedan, » parce que je les jugeais de nature à fournir à l’Histoire des données vécues et exactes. J’avais rédigé une courte préface dans laquelle je jugeais sommairement, comme elle le mérite, la combinaison abracadabrante, qui relève du vaudeville, par laquelle le général de Palikao, de funeste mémoire, avait la prétention d’assurer la jonction des armées de Metz et de Chalons.
    « Vous avez mille fois raison de vous élever comme vous le faites contre les allégations audacieuses de ce pseudo-homme de guerre, qui agissait en face des armées allemandes victorieuses comme il l’eût fait contre les Chinois ! J’ai publié dans le Journal des Sciences militaires en 1895 une étude très objective et très positive, où je démontre irréfutablement que le plan ( ? ) Palikao suivi à la lettre n’aurait pu que nous valoir le 26 août un désastre analogue à celui qui noua attendait le 1er septembre à Sedan !
    « En 1905, le général Canonge me pria de résumer ce travail en une note qu’il a reproduite dans son Histoire de la guerre de 1870. Voulez-vous me permettre, sans amour-propre d’auteur, de vous en envoyer la copie ? Vous verrez que les argumens qui la composent s’accordent pleinement avec la thèse que vous venez de soutenir si brillamment.
    « Oh ! oui, en 1870, un grand chef au début, et nous battions sûrement les Allemands ! Il eût fallu vouloir, répartir les forces en vue du but et agir à fond sur le point choisi, dès le 29 juillet, sans s’arrêter aux doléances. On aurait cru vraiment que l’on entrait dans un désert où tout manquait. Il fallait passer outre, attaquer une des armées ennemies, la IIIe à mon avis, du fort au faible ; puis on aurait avisé pour exploiter un succès certain. Même après Frœschwiller et Spickeren, tout pouvait se réparer avec du savoir-faire et de la décision. Hélas ! nous n’avions ni l’un ni l’autre !
    « Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentimens de respectueuse sympathie,
    Général LE GROS. »
  11. Préfet de Nancy le 23 août ; maire d’Épernay le 29 août.
  12. Jérôme David sur Gambetta.
  13. Ce sont dans leurs propres termes les sentimens exprimés par le colonel Chaper dans l’enquête parlementaire.
  14. Déposition du colonel Chaper.
  15. Id., Ibid.
  16. . » Notes du maréchal Vaillant.