Aller au contenu

La Force mystérieuse (Rosny aîné)/1/I

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (p. 5-28).

La
FORCE MYSTÉRIEUSE


PREMIÈRE PARTIE

I

LA MALADIE DE LA LUMIÈRE


L’image de Georges Meyral semblait traversée de zones brumeuses qui tantôt se rétractaient et tantôt s’élargissaient – faiblement ; elle apparaissait moins lumineuse qu’elle n’aurait dû l’être :

— C’est inadmissible ! grommela le jeune homme.

Les deux lampes électriques, après examen, se révélèrent normales, et le miroir fut essuyé. Le phénomène persistait. Il persista encore quand Meyral eut remplacé successivement les lampes :

— Il est arrivé quelque chose au miroir, à l’électricité ou à moi-même.

Une glace à main révéla des singularités identiques : par suite, le miroir était sans reproche. Pour mettre sa propre vision hors de cause, Georges appela sa bonne à tout faire. Cette créature hagarde, à la face rôtie et aux yeux de pirate, vint examiner sa propre image. D’abord, elle ne remarqua rien, car elle avait presque perdu le sens de la coquetterie, puis, sans avoir subi aucune suggestion, elle déclara :

— On dirait qu’y a des raies et puis une petite vapeur.

— Mes yeux sont innocents ! grommela Meyral… Marianne, apportez-moi une bougie.

Deux minutes plus tard, à la lueur de la bougie, le phénomène se confirmait, aggravé par un épaississement des zones ; il se reproduisit dans les diverses pièces du logis et encore dans l’escalier, éclairé au gaz. Ainsi ni l’électricité, ni la glace, ni les yeux de Meyral ne pouvaient être soupçonnés de quelque anomalie qui leur fût particulière. Il fallait recourir à des conjectures plus générales. Elles affluaient. Il était logique de songer d’abord à une singularité de la lumière. Mais qu’est-ce qui prouvait que la perturbation ne s’étendait pas à l’ensemble du milieu ? Et où s’arrêtait ce milieu ? Ce pouvait être la maison, la rue, le faubourg, la ville entière, la France, l’Europe…

Meyral tomba dans une rêverie passionnée. C’était un homme de trente-cinq ans, de la race des hommes maigres et musclés. Les yeux empêchaient d’abord de remarquer le visage : ces yeux, couleur béryl, étoilés d’ambre, étaient vigilants mais distraits, et passaient d’une confiance excessive à l’inquiétude ou au soupçon. Sa bouche écarlate annonçait une âme d’enfant, le front se noyait dans une chevelure en flocons et en spirales, qui n’obéissait qu’à la brosse métallique.

Meyral était de ces savants pour qui le laboratoire est un champ de guerre. Grisé par le monde corpusculaire, par les profondeurs du « sous-sol », il cherchait la Genèse dans des mélanges hasardeux, au sein de l’évolution sauvage et brumeuse des colloïdes. L’anomalie qu’il venait de surprendre le plongeait dans une de ces crises d’exaltation où il croyait entrevoir « les autres plans de l’existence ».

Cependant, l’heure le pressait. Il devait rendre visite à Gérard Langre, son maître, qu’il admirait par-dessus tous les hommes. Il acheva sa toilette et n’oublia pas d’emporter un miroir de poche. Trois fois, il s’arrêta devant des glaces pour y contempler son image. Tandis qu’il s’examinait, près de la chemiserie Revelle, une voix de cristal fêlé l’interpella :

— Tu te trouves beau, mon mignon ?

Il aperçut une jeune personne, aux yeux ensemble gouailleurs et pathétiques :

— Ce n’est pas moi que je regarde ! fit-il distraitement.

— Ah ! bien, s’esclaffa-t-elle… C’est ton père ?

— Le phénomène persiste !

— J’te crois qu’y persiste ! Est-ce qu’y paie une bleue, le phénomène ?

Meyral se mit à rire :

— Je paie une bleue, si vous voulez vous regarder attentivement dans cette glace et dire ce que vous voyez.

Elle le considérait avec effarement :

— Il est louf !

Sachant qu’il faut déférer aux manies des fous, elle obéit de bonne grâce :

— V’la, je me reluque !

— Faites bien attention.

Elle y mit de la bonne volonté.

— Qu’est-ce que vous voyez ?

— Tiens ! ma fiole…

— Sans rien de particulier ?

La petite ouvrit et referma plusieurs fois les paupières :

— Y a comme qui dirait des petites lignes qui ne sont pas ordinaires.

— Eh bien ! fit Meyral avec un sourire, c’est ça le phénomène. Voilà la bleue.

Et il lui remit une effigie de Léopold II.

Quelque exaltation régnait aux terrasses ; beaucoup de gens piaillaient. Au coin de la rue Soufflot, des sergents de ville intervinrent dans une rixe :

— L’humanité est orageuse !

Le jeune homme arriva chez Gérard Langre, à l’instant où neuf heures sonnaient à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Le physicien vint ouvrir sa porte lui-même. C’était un vieillard excitable et fatigué, dont la tête fléchissait à droite ; sa chevelure était énorme et si blanche qu’on l’avait surnommé le Phare :

— Ma bonne est au lit, dit-il. Elle a sa crise de foie et des pressentiments horrifiques.

— Pourquoi avez-vous une servante aussi lugubre ?

— La gaieté m’énerve.

Langre menait une vie désorbitée. Ses démêlés avec les universitaires lui avaient fait une jeunesse besoigneuse. Plein de génie, doué de l’opiniâtreté et de l’adresse des grands expérimentateurs, il connut l’amertume affreuse de se voir devancer par des hommes qu’inspiraient ses découvertes ou ses brochures. Il travaillait avec des appareils si rudimentaires et des matériaux si restreints qu’il n’atteignait au but que par le miracle de son obstination, de sa vigilance et de son agilité professionnelle. Une vision exaltée suppléait à la misère de ses laboratoires. Sa défaite la plus rude, qui lui rongeait l’âme, fut celle du diamagnétisme rotatoire. Il poursuivait les expériences qui devaient élever le diamagnétisme au rang des phénomènes directeurs, lorsqu’il amena Antonin Laurys dans son laboratoire. Laurys, admirable assimilateur, était connu par trois ou quatre menues découvertes, de l’ordre parasitaire. Dans une œuvre de collaboration, ce jeune savant pouvait rendre d’immenses services. Mais il lui manquait la vue qui perce les nuages. Réduit à lui-même, il eût accumulé les travaux qui complètent ou précisent, et surtout les « variantes ». Il charmait Langre par sa compréhension éloquente et par des éloges, dont le pauvre homme, recru de fatigue et abreuvé d’injustice, avait le plus pressant besoin. Un matin, saisi d’une ferveur de confidence, Langre raconta ses misères et montra le méchant outillage à l’aide duquel il s’attaquait au diamagnétisme rotatoire. Il avait obtenu deux résultats, ensemble caractéristiques et contestables. Contrairement à son habitude, Laurys ne parut pas bien comprendre. Ses éloges passèrent à côté, son admiration se raccrocha à des tangentes. Trois mois plus tard, il communiquait à l’Académie des Sciences, une découverte capitale et qui n’était autre que la découverte de Langre, mais incontestable, entourée des garanties que donnent les expériences poursuivies avec d’excellents appareils et des matériaux de choix. Effondré, puis fiévreux, et fou d’indignation, Langre protesta avec véhémence.

L’autre, ayant fait une réponse modeste et déférente, répandit des notes anonymes où l’on rappelait les revendications antérieures de Langre et ses démêlés avec les universitaires. En divergeant, la querelle s’obscurcit. Gérard passa pour un esprit chagrin, prompt à l’illusion et accoutumé aux accusations téméraires. Il eut pour défenseurs deux ou trois jeunes hommes obscurs, à qui les revues dominantes étaient closes, et perdit la grande découverte de sa vie comme on perd un héritage. Il ne s’en consola jamais. Devenu vieux, privé d’honneurs, pourvu de cette renommée branlante que vous font quelques hères acrimonieux et quelques solitaires enthousiastes, pauvre, harassé, malade, il rugissait à voir Laurys gorgé de postes, tapissé de décorations et saturé d’une gloire qui promettait d’être immortelle. Cependant le vaincu avait pour lui Georges Meyral, et un tel disciple le remplissait d’orgueil.

— Vous avez bien fait de venir, dit-il après un silence. Ma journée a été pleine d’obsessions sinistres et d’amère hypocondrie.

Il serrait à deux mains la main de Meyral ; ses yeux palpitaient, ardents, creux et lamentables.

— Je suis si las et si seul ! bégaya-t-il avec une sorte de honte. Par moments, au crépuscule, je sentais passer sur mon front ce vent d’imbécillité dont parlait Baudelaire.

Meyral le regardait avec sollicitude :

— Et moi aussi, j’ai été anormal, riposta-t-il… Comme si j’avais trop pris de café. Ma bonne s’est montrée particulièrement excitable : elle soliloquait. Enfin, ce soir, la foule avait une allure orageuse…

Il vit Le Temps qui traînait sur une table et s’en empara :

— Excusez-moi, grand ami.

Dépliant l’ample feuille, il fourrageait à travers les colonnes.

— Tenez… l’agitation humaine s’est accrue ; les suicides, la folie, le meurtre. Hier, déjà, c’était sensible.

Gérard, impressionné, se pencha sur la gazette. Il y eut un court silence, émouvant.

— Vous ne parlez pas à la légère, fit le vieil homme. Qu’est-ce que vous pensez ?

— Je pense qu’il se passe des choses insolites sur ce coin de la planète ! Vous êtes-vous regardé dans une glace ?

— Dans une glace ! fit Langre, surpris. Ce matin peut-être, pour démêler mes cheveux.

— Vous n’avez rien remarqué ?

— Rien. Il est vrai que je me regarde distraitement.

Meyral, soulevant une des deux lampes à pétrole qui éclairaient la chambre, la porta devant une glace :

— Voyez.

Langre considéra son image avec l’attention précise d’un expérimentateur.

— Ah ! diable ! grommela-t-il. Il y a là des zones…

— N’est-ce pas ? La lumière a quelque chose. Depuis quand, je l’ignore… C’est tout à l’heure, au moment où je venais de revêtir un costume de sortie, que je m’en suis aperçu.

— Avez-vous fait les vérifications utiles ?

— Je me suis borné à vérifier le phénomène tel quel… je l’ai même vérifié en route, devant la chemiserie Revelle.

Les deux hommes méditaient, avec cet air brumeux et presque abruti des savants qu’absorbe une conjecture.

— Si la lumière est malade, reprit enfin Langre, il faudra savoir ce qu’elle a !

Il se dirigea vers une table, où l’on discernait un attirail d’appareils optiques : prismes, lentilles, plaques de verre, de quartz, de tourmaline, de spath d’Islande ; nicols, spectroscopes, miroirs, polariscopes…

Langre et Meyral prirent chacun une plaque de verre, afin de vérifier si la lumière réfractée confirmait l’anomalie signalée par la lumière réfléchie. Rien ne se décela d’abord. Il fallut un moment pour que Gérard, puis Georges, crussent remarquer quelque nébulosité sur les bords des images. Ils recoururent à des piles de plaques : la nébulosité s’accusa, les contours de l’image s’irisèrent, finement :

— Faible anomalie, marmonna Langre. Il fallait s’y attendre, puisque les milieux réfractés de l’œil ne nous avertissent point.

Meyral collait un fil noir sur une des plaques. Après avoir diversement orienté les lames, il remarqua :

— Une double réfraction est perceptible, mais l’indice extraordinaire diffère à peine de l’indice ordinaire – et comme il n’y a pas trace d’axe, je suppose que chacun des rayons suit les lois de Descartes.

— Pas d’axe ! grommela Langre. Pas d’axe ! C’est absurde, mon petit !

Il baissait les sourcils, agacé.

— Rien ne permet de supposer un axe. Quelque orientation que j’essaie, les images demeurent immuables.

— Alors, il faudrait imaginer une double réfraction en milieu isotrope ? C’est de la démence.

— Oui, provisoirement, c’est de la démence, convint Meyral.

Gérard remua la pile de glaces avec humeur. Son œil demeuré perçant, ressemblait à un œil de rapace. Enfin, ayant à plusieurs reprises vérifié la distance des images à l’aide de projections micrométriques :

— C’est fou ! C’est fou ! gémit-il. Les deux rayons suivent les lois de Descartes.

Il atteignit furieusement une plaque de spath d’Islande et la posa sur une brochure. Une immense consternation lui contracta le visage ; ses mains s’élevèrent vers le plafond :

— Il y a quatre images !

— Quatre images !

Ils demeuraient là, béants, dans un silence où se mêlaient la curiosité, l’ahurissement et la consternation.

Ce fut Gérard qui reprit la parole.

— Notre étonnement est stupide ! La deuxième expérience est la démonstration d’une logique dans l’extravagant. Puisque le verre donne deux images, fatalement le spath doit en donner quatre.

— Toutes les images actuelles devraient nous paraître doubles, nota Georges. Sans doute, la différence des indices est trop faible pour que la rétine nous renseigne.

— Et puis, nos fâcheux pouvoirs d’accommodation ! grogna l’autre.

Ce disant, il dirigeait un faisceau de rayons parallèles sur un prisme de flint glass, tandis que Georges recevait le « spectre » sur un écran :

— L’empiétement est visible. Le rouge s’étend sur l’orangé… le jaune s’étend sur le vert. Tout se passe comme si l’on superposait imparfaitement deux spectres à peu près identiques.

Cependant Meyral s’était approché d’un appareil de polarisation rotatoire ; il darda un faisceau de rayons rouges.

— Pas besoin de vous demander le résultat ? s’écria le vieil homme. Vous n’arrivez pas à en obtenir l’extinction…

— C’est exact.

Ergo, la lumière est positivement dédoublée sur tout le parcours du spectre… Et ce n’est pas un phénomène de réfraction !

— Non, acquiesça pensivement Georges, ce n’est pas un phénomène de réfraction. Chaque rayon semble vivre une vie indépendante, se réfractant et se polarisant à peu près de la même manière que son rayon jumeau. Il y a une légère, une très légère inégalité au point de départ, c’est-à-dire dans les indices normaux de réfraction, mais jusqu’à présent, nous ne constatons aucune autre dissemblance. C’est un mystère terrible.

— C’est un épouvantable mystère, une négation intolérable de toute notre expérience, et je n’entrevois pas même l’ombre d’une explication. Car, enfin, le problème est celui-ci : étant donné une lumière, supposons qu’elle se dédouble sans faire intervenir la réfraction ou la réflexion, sans recourir à une polarisation. Nous sommes en pleine aberration.

— Remarquons pourtant, suggéra timidement Meyral, que, dans son ensemble, l’intensité de la lumière semble avoir décru. Donc, la lumière se serait dédoublée, mais affaiblie. Le dédoublement, par suite, aurait pu se faire aux dépens d’une partie de l’énergie lumineuse disponible.

— Et qu’est-ce que cela expliquerait ? cria Gérard d’un ton agressif.

— Rien ! concéda le jeune homme. Du moins, cela tend à sauver les principes de conservation.

— Dans l’espèce, je me fiche des principes de conservation ! Ils me gêneraient plutôt… Je préfère l’idée d’une intervention énergétique extérieure, coupable de la maladie de la lumière. Au moins pourrais-je espérer pincer l’énergie perturbatrice au demi-cercle. Tandis que, s’il y a déperdition…

— Pourquoi la déperdition serait-elle insaisissable ? On peut bien retrouver un résidu !… Et la déperdition n’est pas non plus la négation d’une intervention extérieure.

— Bah ! Toute hypothèse apparaît puérile. Expérimentalement, nous avons à peine effleuré le problème… Ce qui arrive est tellement grandiose que j’ai honte d’avoir ergoté. Travaillons !

— Travaillons ! accepta Georges avec une exaltation égale à celle du vieil homme.

Ils se rapprochaient de la grande table pour reprendre leurs expériences, lorsqu’un aigre coup de timbre retentit dans le corridor :

— Le téléphone !… À cette heure ! Quel primate peut avoir quelque chose à me dire ?

Et Langre se dirigea vers l’appareil avec un regard rancuneux.

— Allô ! Qui est là ?

— Moi… Sabine. Viens vite. Il a un dangereux accès de neurasthénie… Il est presque fou !

Le récepteur dénonçait une voix de détresse qui fit blêmir le physicien. Il ne s’attarda pas à demander des explications :

— Il faut fuir, prendre une auto et te faire conduire ici.

— C’est impossible. Il m’a enfermée avec les enfants… Seul tu peux agir. Il n’écoutera que toi…

— Eh bien, j’arrive !

Langre laissa retomber le cornet du récepteur et se précipita dans son laboratoire.

— Ma fille m’appelle, clama-t-il. Ce misérable Pierre devient fou ! Attendez-moi ici.

— Je préfère vous accompagner. Vous aurez peut-être besoin d’aide.

Langre n’accepta pas tout de suite. Comme il arrive aux émotifs, son inquiétude devenait brusquement intolérable ; il était pris de vertige. Ce fut court.

— Oui, venez, fit-il. Il a une espèce d’amitié pour vous. À nous deux, nous le calmerons.

Il ajouta, pensif :

— Il n’est pourtant pas dément ?

— Il peut l’être ce soir !…

Tandis que l’auto les emporte, Langre songe à ce méchant mariage qui aggrave ses mélancolies. Il a toujours blâmé le choix de sa fille et le juge incompréhensible. Pourquoi a-t-elle préféré ce personnage taciturne et hypocondriaque à tant d’autres ? Pierre Vérannes est sans grâce, de caractère intraitable, d’humeur brutale, et son intelligence ne dépasse guère celle du troupeau.

— Le mystère des préférences ! soupirait le père.

Ce n’est pas le mystère des préférences. Dans la claire Sabine, rien ne s’ajuste aux qualités ni aux défauts de Vérannes. Elle n’aime pas sa structure. Surtout elle ne l’a point choisi. C’est lui qui l’a voulue, avec une énergie sauvage, avec une opiniâtreté intolérable. Pour la conquérir, il a su réfréner sa grossière impatience, dompter ses frénésies et dissimuler sa rudesse. Il n’a montré que sa tristesse. Humble et sombre, il parut un grand drame humain, il apporta l’infini de l’inquiétude, le sacrifice et cet air de vouloir mourir qui bouleverse les femmes. La brièveté des entrevues, leur allure craintive et furtive, loin de le desservir, lui furent salutaires ; elles permettaient une extrême densité d’émotion, elles dissimulaient les maladresses, les fissures, la lie des âmes, elles arrangeaient les paroles incomplètes et donnaient un sens subtil ou mystérieux aux jeux du visage… Il eut encore pour lui l’enfance de Sabine et les vicissitudes. Elle connaissait trop, par la vie ravagée du père, l’histoire des souffrances injustes, la légende des grandeurs méconnues. Les traits de l’homme, son accent, ses gestes, sa manière haletante, les pâleurs ardentes de la jalousie correspondaient étrangement à cette légende. Sabine était saisie jusqu’au tremblement par la pensée qu’elle agirait avec Pierre comme la société avec Langre…

Son âme pathétique subit le drame ; l’illusion fut totale, car elle aima Vérannes. Elle ne l’aima pas comme elle eût aimé un homme mieux nuancé et plus adapté à sa nature, mais enfin elle l’aima. Le sort social est aussi restreint que complexe. Ceux qui furent construits les uns pour les autres se frôlent dans la rue, au théâtre et dans les salons, mais, si proches, sont à des distances incommensurables – ou plutôt, des isolateurs subtils les séparent. Par suite, les choix sont falsifiés. Une obscure fortune les détermine où notre action propre est négligeable… Sabine subit Vérannes parce que les combinaisons de l’heure, des rencontres et des coïncidences l’avaient décidé.

Ensuite, elle paya. Enchaînée, rudoyée de jalousie, asphyxiée d’inquiétude, elle vécut la vie rongeuse des femmes autour desquelles rôde le soupçon. Parce que son compagnon l’aimait, elle devint une petite créature tremblante, qui n’avait de sécurité ni le jour ni la nuit, ni parmi les autres, ni dans le petit désert du foyer, ni dans la caresse, ni dans le travail. Dans le vaste monde et dans le monde intime, rien qui ne fût un danger. Un mot comme un silence, un geste comme une lecture, une étoile comme la lueur d’une lampe, tout excitait le fauve. Tel jour, chaque minute suggérait la paix, la sérénité et la confiance. On ne s’était pas quitté. On n’avait vu personne. Les pas ne dépassaient pas le jardin – le soir rouge se mouvait délicieusement dans la nuit noire… Et tout de même le soupçon naissait, telle une petite flamme au bout d’un brin d’herbe ; il croissait, il prenait toute l’âme de Pierre, il la remplissait de chocs odieux et sinistres…

Deux enfants étaient venus, qui n’avaient pu guérir le sombre homme. Quoiqu’il ne fût guère perspicace, en dehors de ses cornues, de ses microscopes ou de ses bobines, Langre finit par connaître la misère de sa fille. Quand elle vit qu’il savait, elle dissimula avec moins de courage. Il intervenait par intermittences ; Vérannes craignait ce grand vieillard, dont il connaissait confusément la valeur et dont l’amère éloquence l’hypnotisait.