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La France socialiste/I

La bibliothèque libre.
F. Fetscherin et Chuit (p. 1-10).

LA
FRANCE SOCIALISTE
NOTES D’HISTOIRE CONTEMPORAINE


I

POURQUOI CE LIVRE ?

S’il n’y a pas de question sociale, il est inutile d’écrire sur la France socialiste, car le parti socialiste ne représente rien. Or on ne s’occupe pas de rien.

Mais le parti socialiste existe. En France, il se manifeste par une propagande, qu’en l’absence de lois d’exception, les tribunaux s’efforcent parfois d’enrayer en appliquant les lois communes. À l’étranger, on a fait contre les socialistes des législations spéciales. En 1878, le grand chancelier de l’empire allemand a obtenu du Reichstag le vote d’une loi de proscription des socialistes. Cette loi n’avait été demandée que pour cinq ans. M. de Bismarck pensait que l’application du fer rouge sur la plaie pendant cinq ans la cautériserait et guérirait le mal de l’empire.

Aujourd’hui, il y a plus de députés socialistes au Parlement allemand qu’il n’y en avait en 1878. Et le chancelier a été obligé de faire prolonger sa loi de préservation sociale.

On ne poursuit pas ce qui n’est pas dangereux. On ne se défend pas contre un innocent. On ne frappe pas un enfant. Par exemple, il n’est venu et il ne viendra à personne l’idée de demander une loi contre la propagande de l’armée du Salut. La maréchale Booth peut faire autant de discours qu’elle voudra et lancer sur le boulevard, habillés en costume de carnaval, des milliers de vendeurs de son journal. On ne songera jamais à empêcher cette prédicante de prêcher et ses camelots, vêtus de rouge, de crier leur marchandise dans les rues.

Les mesures de rigueur prises contre le parti socialiste sont pour lui un certificat de vie. Si le parti socialiste vit, c’est qu’il existe un mal social dont ce parti cherche le remède. Car rien ne naît de rien. Tout ce qui est a une raison d’être.

Donc il y a une question sociale qui est posée et un parti socialiste qui est digne d’examen, puisqu’il est l’expression nouvelle d’une chose nouvelle.

Le socialisme ne préoccupe pas seulement les gouvernements. L’idée socialiste est une idée aujourd’hui très répandue. Les candidats aux élections se disent socialistes pour gagner la clientèle du nombre. Des hommes, qui sont des conservateurs, malgré le radicalisme de leurs programmes politiques, se proclament sur leurs affiches, à contre-sens il est vrai, socialistes

Définissons ici le mot socialistes, qui souvent est mal employé et qui presque toujours est mal compris. Nous plaçons cette définition en tête du livre ; nous la répéterons plusieurs fois dans les chapitres suivants, car on ne répète jamais trop souvent une vérité qui n’est pas encore populaire.

Les socialistes ne sont pas les partisans de telle ou telle réforme partielle. Les socialistes sont les hommes qui veulent changer la constitution fondamentale de la société, en substituant la propriété commune ou collective ou sociale à la propriété individuelle. D’où les noms divers qu’on peut leur donner de communistes ou collectivistes.

Les socialistes sont donc des révolutionnaires intransigeants, avec lesquels il est inutile de songer à entrer en composition. Ils veulent tout. Aucune concession ne les désarmera. Il est vrai que les concessions ne désarment jamais. Elles affaiblissent qui les accorde et fortifient qui les obtient.

Quand les candidats, même les plus radicaux, se disent, dans leurs professions de foi, socialistes, ils n’entendent pas du tout le socialisme révolutionnaire des collectivistes ou communistes.

Le socialisme d’affiches des bourgeois radicaux n’est pas révolutionnaire. Ces citoyens accorderaient volontiers des caisses de retraite pour les ouvriers ; ils favoriseraient les associations ouvrières ; ils limiteraient au besoin la durée de la journée de travail. Mais ils reculeraient d’horreur s’ils entendaient dire que socialisme signifie abolition de la propriété individuelle. Or le mot socialisme n’a pas d’autre sens. Toutes les réformes qu’on fera dans la société actuelle, sans toucher à son principe fondamental, qui est la propriété individuelle, seront des réformes philanthropiques, économiques ; ce ne seront pas des actes socialistes.

On étonnerait beaucoup d’hommes très distingués en leur disant que le Conseil municipal de Paris n’est pas une assemblée en majorité socialiste. On étonnerait encore plus les conseillers municipaux si on leur disait qu’ils sont conservateurs, Certes, ils ne sont pas socialistes[1]. Ils sont conservateurs sociaux. En politique, Ils sont intransigeants, frondeurs, jacobins. En économie sociale, qu’ils le veuillent ou non, malgré leurs manifestations platoniques en faveur des grèves, malgré la bienveillance que leurs votes témoignent aux ouvriers, et la malveillance qu’ils montrent aux patrons, aux capitalistes, ils sont conservateurs. Ils ne cesseraient de l’être que le jour où ils voudraient changer le régime de la propriété.

La notion claire et précise du socialisme n’est pas encore répandue en France dans les classes éclairées. On confond volontiers, sous des étiquettes collées à contresens, anarchistes, révolutionnaires, etc., des hommes qui n’ont aucun point commun de doctrines. La scholastique allemande du socialisme est généralement ignorée. Le socialisme a des théoriciens ; il n’a pas eu encore un vulgarisateur. Mais il n’en existe pas moins dans les esprits un courant socialiste. L’heure de la vulgarisation est venue. On songe à la question sociale. Des romanciers populaires, des écrivains de grand mérite ont raconté les épisodes cruels de la lutte des ouvriers et de leurs patrons. Toute cette publicité, publicité électorale des candidats, publicité des journaux révolutionnaires, publicité par le reportage dans les grands journaux conservateurs, publicité par les livres, a fait entrer l’idée socialiste dans le domaine public.

Le public sait qu’il y a des socialistes ; il lit dans les journaux des comptes rendus des meetings révolutionnaires ; il lit aussi parfois le récit d’attentats coupables accomplis, au nom de la révolution, contre les personnes ou la propriété par des criminels qui sont aussi des sots.

Le public voit toutes ces manifestations du parti révolutionnaire, du socialisme, et il ne connaît pas le parti révolutionnaire ; il ne sait pas ce que c’est que le socialisme. Nous avons écrit ce livre, non pas pour faire une « réclame » (qu’on nous passe le mot) au parti révolutionnaire, — nous n’appartenons pas à ce parti — mais pour renseigner le public et aussi pour donner un avertissement à la société.

Il est nécessaire, de connaître la question sociale et ceux qui la posent. Les socialistes, les hommes de la pensée et de l’action révolutionnaires seront un jour assez forts, ils auront une assez nombreuse clientèle, pour obliger la société à compter avec eux et à se défendre contre eux. Il ne faut pas que le jour où ils apparaîtront, ils sortent de l’inconnu, avec le prestige de l’anonyme.

On juge mal la France socialiste. Des conservateurs timorés croient que la société périra demain ; cette terreur vient trop tôt. D’autres rient des socialistes. Ils les jugent sur les comptes rendus des réunions publiques insérés dans les journaux. Sauf quelques exceptions, les Rédacteurs de ces comptes rendus sont des débutants (on débute à tous âges, et certains hommes débutent toute leur vie), qui par ignorance du sujet ou pour complaire à leurs lecteurs, ou dans l’intention de nuire aux socialistes en les montrant ridicules, ne notent dans les « meetings » que les exagérations des orateurs, leurs incorrections de langage, les manifestations souvent peu pratiques des assemblées. Comme on le verra par la suite, dans ce livre, le personnel des réunions publiques, la partie pensante et agissante des factions révolutionnaires comprend des hommes de savoir et d’éloquence qui peuvent soutenir la comparaison avec les orateurs, les polémistes et les théoriciens de tous les autres partis.

Qui sait seulement le sens des mots nouveaux que le parti révolutionnaire a introduits dans les polémiques des journaux ?

On lit dans les journaux que les possibilistes et les guesdistes ne sont pas d’accord ; que les blanquistes, sans être en hostilités ouvertes avec les autres groupes, ne sont cependant les amis d’aucun ; enfin, que tous, guesdistes, possibilistes, blanquistes, sont les ennemis des anarchistes.

Quels traits particuliers distinguent chacune de ces factions ? Quelle est la doctrine des guesdistes, celle des possibilistes, celle des blanquistes, celle des anarchistes ? Quelle signification ont ces mots ?

Ce livre, écrit de bonne foi, fera connaître les idées révolutionnaires, les hommes de la révolution et quelques-unes des raisons qui leur rendent facile en France le recrutement des prosélytes et des électeurs.




  1. Il y a quatre socialistes au Conseil municipal de Paris : MM, Vaillant, Alphonse Humbert, Joffrin, Chabert.