La France socialiste/XI

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F. Fetscherin et Chuit (p. 108-121).

XI

MM. PAUL BROUSSE ET JULES GUESDE

Nous avons vu M. Jules Guesde prendre, en quatre années, une place prépondérante dans le parti ouvrier français. En 1876 et 1877, il vient enseigner le socialisme aux ouvriers et aux jeunes bourgeois révolutionnaires du quartier Latin. En 1878, il trouve des ouvriers pour faire une brutale proposition collectiviste au Congrès coopératiste et conservateur de Lyon. Dans la même année il prononce, devant la dixième chambre, le manifeste du parti ouvrier. En 1879, les idées qu’il propageait depuis deux ans et demi sont adoptées officiellement au Congrès de Marseille par les délégués de la classe ouvrière. En 1880, c’est un programme rédigé par lui, présenté par lui, qui est adopté comme programme officiel.

En 1880, le parti ouvrier, c’était M. Jules Guesde. Il l’eût mené où il aurait voulu. Il en était le théoricien, l’orateur, le polémiste, le fondateur.

L’année suivante il s’y trouva en minorité.

Comme Karl Marx s’était heurté à Bakounine dans l’Internationale, M. Jules Guesde se heurta, dans le parti ouvrier, à M. Paul Brousse.

M. Paul Brousse et M. Jules Guesde se connaissaient depuis longtemps. M. Brousse, né à Montpellier, l’avait fréquenté dans les bureaux des Droits de l’Homme, en 1870 et 1871, pendant que M. Guesde en était le rédacteur en chef. Il avait même contribué aux frais de ce journal. En ce temps, c’était un étudiant frondeur, républicain radical, ami du peuple, ambitieux comme on l’est à cet âge. Il faisait des conférences dans les faubourgs. Enfin il se remuait. En 1871 ou 1872, M. Brousse fut condamné, pour un petit délit de presse, à trois mois de prison. Avant qu’on l’incarcérât, il s’enfuit en Espagne. Là il tomba dans les sections anarchistes de l’Internationale alliées à Bakounine. Il prit, dans ce milieu, son premier bain révolutionnaire complet. D’Espagne il vint en Suisse, où il rencontra Bakounine. L’ambitieux ennemi de Karl Marx enrôla sous sa bannière le jeune étudiant de Montpellier.

À partir de ce moment, MM. Brousse et Guesde cessèrent de se voir et même de correspondre, chacun tirant de son côté : M. Brousse s’enfonçant de plus en plus dans l’anarchisme, rédigeant des brochures et des journaux anarchistes, créant des sections anarchistes en Italie ; M. Guesde, au contraire, restant fidèle à ses idées et à son tempérament autoritaire.

Quand l’Égalité parut à Paris et commença sa campagne collectiviste, M. Brousse en attaqua vivement les fondateurs dans une petite feuille révolutionnaire suisse : l’Avant-Garde[1]. Il les accusa d’ambition personnelle, et leur reprocha d’être seulement des chercheurs de candidature. Quelques mois plus tôt[2], au Congrès international de Gand, M. Paul Brousse s’était prononcé contre le collectivisme avec violence.

En 1879, il fut condamné, en Suisse, à quelques mois de prison pour excitation au régicide. Au sujet de cette condamnation, M. Jules Guesde publia dans le Citoyen, où il écrivait alors, une note élogieuse pour son ancien ami. Une réconciliation s’ensuivit. Elle fut d’autant plus facile que M. Brousse avait renoncé à ses idées anarchistes. Après sa condamnation il s’était rendu à Londres, où il avait été accueilli par Karl Marx. Il avait pris part aux entretiens, par correspondance, où fut préparé, au commencement de 1880, le programme officiel du parti ouvrier. Quand M. Guesde vint conférer avec Marx pour terminer ce programme, M. Brousse fut écarté de leurs conférences. Il dut en être gravement offensé. Cependant les relations continuèrent à être excellentes entre les deux anciens amis. M. Brousse, en juillet 1880, entra à l’Égalité en même temps qu’au Prolétaire. Il engagea un peu d’argent dans l’entreprise de ce dernier journal.

Sa position fortunée dans un parti où il n’y a guère que des pauvres, sa longue proscription volontaire, sa liaison avec tous les chefs révolutionnaires étrangers qu’il avait connus et dont il parlait avec un ton d’égalité, donnèrent à M. Paul Brousse une certaine importance dans les groupes ouvriers. Il reconnut bien vite que M. Guesde, justement à cause de la domination qu’il exerçait sur le parti, y avait excité contre lui des jalousies et des défiances. M. Brousse attisa adroitement ce feu. Il irrita les jeunes bourgeois ralliés à la révolution contre l’homme qui se croyait leur chef, qui prétendait penser pour eux et seulement les faire agir, qui les réduisait au rôle de lieutenants sous ses ordres. L’ancien bakouninien reparaissait en M. Brousse, qui soutenait que chacun devait être libre de se mouvoir dans la révolution et qu’une forte direction y était inutile. Toute cette propagande antiguesdiste se faisait en silence, avec une très grande habileté. M. Brousse minait son adversaire et ne l’attaquait pas. Il rendait hommage à son talent, mais « parmi ceux qu’il voulait tenir sous lui, il y avait d’autres hommes qui, peut-être, le valaient bien », etc… Les guesdistes ne connurent pas, jusqu’à la fin de 1880, la campagne menée contre leur chef par M. Brousse ni les germes de division semés dans le parti par l’ancien anarchiste.

C’est au commencement de 1881 qu’ils découvrirent le danger. Déjà il était grand, d’autant plus grand que M. Jules Guesde, par son intransigeance, avait froissé d’anciens amis à lui et préparé à M. Brousse des alliés.

Au mois d’octobre 1880, parut, à Lyon, un journal quotidien, l’Émancipation sociale[3], organe du parti ouvrier. Il vécut à peine deux mois. M. Guesde s’y trouva le collaborateur de M. Benoît Malon, qu’il avait connu en Suisse et qui avait été son collaborateur à l’Égalité. M. Benoît Malon est un homme fort instruit, sincère en ses opinions, ami de la liberté, tolérant, conciliant même. Personne n’est moins intransigeant que lui. À l’Émancipation, il aurait fait une campagne collectiviste, mais il eût aussi gardé certains ménagements, sinon pour les ennemis déclarés, au moins pour les « douteux », pour ceux dont on pouvait espérer la conversion. M. Guesde se fit dans les bureaux du journal le chien de garde de la pure doctrine absolue. Sous son influence, contre l’humeur de M. Benoît Malon, l’Émancipation fut un journal violent, agressif, intransigeant. M. Benoît Malon se trouva offensé de s’être laissé dominer par un homme plus jeune que lui. Quand il revint à Paris, il était mal disposé contre M. Guesde. Il arriva au milieu de l’intrigue de M. Brousse et, involontairement peut-être, il s’y mêla, reprochant à M. J. Guesde son « autoritarisme ».

Le bruit que M. Guesde aspirait à la dictature commença à courir dans les groupes et dans les cercles d’études sociales. On prit de la défiance contre l’accusé. Les anciens meneurs coopératistes, qui s’étaient à contre-cœur ralliés au collectivisme, mais qui tenaient rancune à M. Jules Guesde de leur avoir pris leur troupe et qui étaient heureux d’avoir leur revanche, se joignirent à ses adversaires. Bientôt tout le terrain fut miné sous ses pieds. Il ne garda que quelques amis, ceux de la première heure, que l’intrigue des autres ne put pas lui enlever[4].

Les rédacteurs de l’Émancipation de Lyon, en publiant leur journal, avaient pris l’engagement collectif de n’être pas candidats aux prochaines élections. Fondée en octobre, l’Émancipation tomba en décembre 1880. Or, au mois d’août 1881, M. Jules Guesde accepta d’être candidat à Roubaix.

Ce fut le signal de la guerre. Les envies, les rancunes firent explosion.

Le Prolétaire dénonça M. Guesde comme infidèle à sa parole d’honneur. Celui-ci répondit qu’il avait été délié de l’engagement le jour où l’Émancipation avait cessé de paraître ; que, d’ailleurs, « il appartenait au parti » et qu’il n’avait pas pu « se refuser » aux révolutionnaires de Roubaix.

De part et d’autre la bonne foi ou la mauvaise foi était égale. M. Guesde demeura candidat et ne fut pas élu. L’hostilité du Prolétaire ne lui retira pas sans doute une seule voix.

Ce qui est important dans cette escarmouche, c’est qu’elle marque le commencement des hostilités directes entre M. Brousse et M. Guesde dans le parti ouvrier.

Jusqu’à la fin de l’année 1881, les deux partis s’observèrent. Ils eurent un engagement sérieux au Congrès de Reims. Mais la paix apparente survécut encore à ce Congrès.

Au Congrès national de Reims (octobre-novembre 1881), quarante-quatre délégués représentaient environ cent cinquante Chambres syndicales. MM. Malon et Brousse proposèrent l’institution d’un comité national siégeant à Paris.

La manœuvre était habile. À l’autorité morale de M. Guesde, à laquelle le parti avait été soumis depuis sa fondation, elle substituait une autorité régulière, constituée, où tous les ambitieux pourraient avoir leur part. Par trente-six voix contre cinq, deux abstentions et un bulletin nul, le Comité national fut institué[5]. Ce vote mettait fin à la suprématie de M. Jules Guesde. D’un dictateur moral qu’il avait été jusqu’alors, elle en faisait un simple membre du Comité dont les propositions devraient être soumises à une majorité composée de ses ennemis.

Il aurait été sage de se borner à ligotter ainsi M. Guesde, à arracher le parti à son arbitraire puisqu’on avait peur de lui. Mais M. Brousse, qui n’avait pas été admis à discuter le programme avec Karl Marx et M. Guesde, à Londres, en mai 1880, avait une répugnance personnelle pour ce programme. Il voulait y toucher, y introduire des changements pour qu’il ne fût pas l’œuvre de son adversaire seul.

Depuis qu’il avait entrepris de précipiter M. Guesde de la première place, M. Brousse n’avait pas manqué de se faire contre lui une arme de l’absolutisme du programme du Havre. Il avait, flattant les goûts d’indépendance de chacun, soutenu qu’il serait plus rationnel de laisser les groupes d’une même localité s’entendre entre eux pour présenter les idées du programme sous la forme la plus propre à rallier au parti les indécis.

Les élections de 1881 fournirent au Congrès de Reims un argument à M. Brousse. Au 21 août, le programme du parti n’avait pas rallié dans toute la France 60.000 voix. Les adversaires de M. Guesde pouvaient dire à bon droit : « Le programme est mauvais puisque, au lieu de nous donner des électeurs, il nous en fait perdre. »

C’est ce qu’ils dirent quand ils proposèrent « l’élargissement du programme ». M. Guesde se démena en vain pour défendre son œuvre et celle de Marx. Il y avait contre lui dans le Congrès d’invincibles préventions. On le vit bien quand il demanda au moins que le programme du Havre fût maintenu jusqu’au prochain Congrès national et, qu’en attendant, les Fédérations régionales fussent consultées sur les changements à y introduire.

Cette proposition fut repoussée à l’unanimité moins quatre voix.

Mais MM. Brousse, Malon, Joffrin, etc. l’ayant représentée, elle fut votée à l’unanimité.

Il semble donc qu’il y ait eu au Congrès de Reims un mot d’ordre de ne rien accepter qui émanât de l’initiative de M. Guesde. C’était la revanche des asservis contre celui qui les avait menés ; M. Guesde, marxiste, tombant dans le parti ouvrier sous l’effort sourd et continu de M. Brousse, bakouninien, c’est le recommencement de l’histoire de l’Internationale. Mêmes accusations de dictature d’une part ; de l’autre, même ambition dissimulée sous des prétextes libéraux, mêmes doctrines en présence. Autres hommes seulement et rôles renversés : le marxiste Guesde ardent comme était Bakounine ; le bakouninien Brousse politique, calculateur, comme avait été Karl Marx.




  1. 1877-1878.
  2. Août 1877.
  3. L’Égalité disparut pour se fondre dans le nouveau journal.
  4. Au nombre de ces amis fidèles à M. Guesde, il faut compter tout d’abord M. Gabriel Deville. M. Deville est, dans le socialisme français, une intéressante figure. C’est un tout jeune homme, dont la famille est riche, dont l’éducation a été excellente, et qui, non par entraînement sentimental, mais par réflexion, est devenu révolutionnaire. M. Deville possède mieux que personne la doctrine des maîtres socialistes. Il est en France, avec M. Guesde, M. Lafargue, M. Malon, un des meilleurs vulgarisateurs de cette doctrine.
  5. Voici le texte de la résolution d’où sortit le Comité national :

    « Art. 1er. — Pour servir de lien entre les régions fédérales ouvrières, dont l’ensemble forme le parti ouvrier ou des travailleurs, un Comité national sera formé par les intéressés.

    « Son siège provisoire sera à Paris et pourra toujours être changé par les adhérents.

    « Art. 2. — Le mandat de ce Comité est fixé comme suit :

    « a. Exécution des décisions prises par les Congrès nationaux ;

    « b. Communications de tous genres ; correspondance, dans le parti, avec les Fédérations régionales ouvrières ; hors du parti, avec tous les groupes socialistes, nationaux ou étrangers, constitués en vue de l’abolition du salariat ;

    « c. Statistique générale du parti.

    « Art. 3. — Le Comité rendra compte de son mandat à la tenue de chaque Congrès national.

    « Art. 4. — Le Comité est formé à raison de cinq délégués choisis et toujours révocables, par chaque région fédérale ouvrière.

    « Un délégué ne pourra représenter qu’une seule Fédération.

    « La durée du mandat de chaque délégué est fixée a un an.

    « En cas de contestation sur un mandat par une Fédération, les Fédérations seront consultées et décideront.

    « Art. 5. — Chaque Fédération régionale ouvrière reste toujours autonome pour ses affaires privées et les moyens d’action locaux.

    « Les décisions d’intérêt général sont soumises à chaque Fédération ouvrière.

    « Art. 6. — Le Comité ne pourra entraver sous aucune forme les rapports des Fédérations et des groupes entre eux. »