Aller au contenu

La Frontière/05

La bibliothèque libre.
paru dans l’Excelsior (p. 38-42).

V

Une main s’engagea entre les barreaux de la grille supérieure qui fermait l’escalier de la terrasse et saisit le battant de la petite sonnette accrochée à l’un de ces barreaux. Une poussée… la grille fut ouverte.

— Pas plus difficile que ça, dit l’homme en s’aventurant sur la terrasse. Puisque la montagne ne vient pas à Dourlowski…

L’homme s’arrêta : il avait entendu des voix. Mais, ayant écouté, il se rendit compte que ce bruit de voix s’élevait derrière la maison. Il entra donc paisiblement dans le hall, qu’il traversa d’un bout à l’autre, et gagna les fenêtres de l’autre façade. Un peu plus loin, au bas du perron, il vit une voiture attelée, où Suzanne et son père avaient pris place. La famille Morestal entourait la voiture.

— Allez, disait Morestal, Philippe et moi nous irons à pied… et nous reviendrons de même, n’est-ce pas, mon garçon ?

— Et vous, Marthe ? demanda Jorancé.

— Non, je vous remercie. Je reste avec maman.

— Eh bien, on vous renverra vos hommes de bonne heure… d’autant que Morestal se couche tôt. À dix heures précises, ils partiront de la maison, et je leur ferai un bout de conduite jusqu’à la Butte.

— C’est ça, dit Morestal, on verra le poteau renversé, au clair de lune. Et à dix heures et demie nous serons ici, la mère. C’est juré. Au trot, Victor.

La voiture fila. Dans le salon, Dourlowski sortit sa montre et la régla sur la pendule en chuchotant :

— Par conséquent, ils passeront à la Butte vers dix heures et quart. Bon à savoir, ça. Il s’agit maintenant d’avertir le vieux Morestal que son ami Dourlowski est venu le relancer à domicile.

Avec deux de ses doigts, qu’il introduisit dans sa bouche, il répéta la même modulation légère que Morestal avait perçue le matin. On eût dit le sifflement inachevé de certains oiseaux.

— Ça y est, ricana-t-il ; le vieux a dressé l’oreille. Il envoie les autres faire le tour du jardin, et il s’amène…

Il eut un geste de recul en discernant le pas de Morestal dans le vestibule, car il savait que le bonhomme ne plaisantait point. Et, de fait, Morestal, à peine entré, courut vers lui et l’empoigna par le collet de son veston.

— Qu’est-ce que tu fiches ici ? Comment oses-tu ?… Je vais t’apprendre un chemin que tu ne connais pas !…

Dourlowski se mit à rire de toute sa bouche oblique :

— Mon bon monsieur Morestal, vous allez vous salir les mains.

Il avait des habits luisants, épais de crasse, tendus sur un petit corps en boule qui contrastait avec son visage osseux d’homme maigre. Et tout cela formait un ensemble joyeux, cocasse et inquiétant.

Morestal le relâcha, et, d’un ton impérieux :

— Explique-toi, et rapidement. Je ne veux pas que mon fils te voie ici. Parle.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Dourlowski s’en rendit compte.

— Eh bien ! voilà, il s’agit d’un jeune soldat de la garnison de Bœrsweilen. Il est trop malheureux là-bas… et ça l’enrage de servir l’Allemagne…

— Un fainéant, grogna Morestal, un lâche qui rechigne à l’ouvrage.

— Non, pas celui-là, que je vous dis, pas celui-là. C’est pour prendre du service dans la Légion. Il aime la France.

— Oui, toujours la même histoire. Et puis après, bernique ! on n’entend plus causer d’eux. Encore de la graine à malfaiteur.

Dourlowski parut scandalisé.

— Pouvez-vous dire, monsieur Morestal ?… Si vous le connaissiez ! un brave soldat qui ne demande qu’à se faire tuer pour notre pays.

Le vieillard sursauta :

Notre pays ! je te défends de parler de la sorte. Sait-on seulement d’où tu es ? Un chenapan comme toi n’a pas de pays.

— Vous oubliez tout ce que j’ai fait, Monsieur Morestal… À nous deux, on en a fait passer déjà quatre.

— Tais-toi ! dit Morestal, à qui ce souvenir semblait désagréable… tais-toi… Si c’était à recommencer…

— Vous recommenceriez, parce que vous êtes bon et qu’il y a des choses… Tenez… C’est comme ce garçon-là… Ça vous fendrait le cœur si vous le voyiez !… Jean Baufeld qu’il se nomme… Son père vient de mourir… et il veut rejoindre sa mère qui habite l’Algérie et qui était divorcée… Un gentil garçon, courageux…

— Eh quoi ! dit Morestal, il n’a qu’à passer' ! Pas besoin de moi pour ça.

— Et l’argent ! Il n’a pas le sou. Et puis il n’y en a pas comme vous pour connaître tous les sentiers, les bons passages, l’heure qu’il faut choisir.

— On verra… on verra, dit Morestal… rien ne presse…

— Si…

— Pourquoi ?

— Le régiment de Bœrsweilen manœuvre sur le flanc des Vosges. Si vous nous donnez un coup de main, je cours d’abord à Saint-Élophe où j’achète la défroque d’un paysan français, et je vais retrouver mon homme. Cette nuit, je l’amène dans l’ancienne grange de votre petite ferme… comme les autres fois…

— Où est-il en ce moment ?

— Sa compagnie cantonne en pleins bois d’Albern.

— Mais c’est à côté de la frontière, s’écria Morestal. Une heure de marche, au plus.

— Justement, mais comment gagner la frontière ? À quel point la traverser ?

— Rien de plus facile, dit Morestal, en prenant un crayon et une feuille de papier à lettre… Tiens, ici, voilà les bois d’Albern. Ici, le col du Diable… Ici la Butte-aux-Loups… Eh bien, on n’a qu’à sortir des bois par la Fontaine-Froide et à prendre le premier sentier à droite, contre la roche de…

Il s’interrompit soudain, observa Dourlowski d’un air soupçonneux, et lui dit :

— Mais tu le connais, ce chemin-là… il n’y a pas de doute… alors…

— Ma foi, dit Dourlowski… je vais toujours par le col du Diable et par l’usine.

Morestal réfléchit, traça distraitement quelques lignes et quelques mots, puis d’un geste de résolution subite, il saisit la feuille, la froissa, en fit une boule et la jeta dans une corbeille à papier.

— Non, non, décidément non, s’écria-t-il, assez de bêtises ! On réussit quatre fois, et la cinquième… D’ailleurs, c’est une besogne qui ne me plaît guère. Un soldat, c’est un soldat… et quel que soit son uniforme…

— Cependant… marmotta Dourlowski.

— Je refuse. Sans compter qu’on se méfie de moi par là-bas. Le commissaire allemand me regarde d’un drôle d’œil, quand on se rencontre, et je ne veux pas risquer…

— Vous ne risquez rien.

— Fiche-moi la paix et va-t-en au plus vite… Ah ! une seconde… Il me semble… Écoute…

Morestal courut jusqu’aux fenêtres du jardin.

Il n’avait pas le dos tourné que Dourlowski se baissa subitement et attrapa dans la corbeille la feuille de papier froissée par Morestal. Il la cacha au creux de sa main et conclut à haute voix :

— N’en parlons plus, puisqu’il n’y a pas moyen. J’y renonce.

— C’est ça, fit Morestal, qui n’avait vu personne dans le jardin, renonces-y, tu as raison.

Il saisit Dourlowski par les épaules et le poussa vers la terrasse.

— File… et ne reviens pas… il n’y a plus rien à faire ici pour toi… absolument rien…

Il espérait se débarrasser du personnage sans qu’on l’eût vu, mais, comme il arrivait à la grille, il aperçut sa femme, son fils et Marthe qui montaient l’escalier, après avoir contourné les murs du Vieux-Moulin.

Dourlowski ôta son chapeau et se confondit en salutations. Puis, dès que le passage fut libre, il disparut.

Mme Morestal s’étonna :

— Comment ! tu reçois encore ce coquin de Dourlowski ?

— Oh ! un hasard…

— Tu as tort. Sait-on seulement d’où il vient et le métier qu’il pratique ?

— Il est colporteur.

— Espion plutôt, c’est le bruit qui court.

— Bah ! à la solde de quel pays ?

— Des deux peut-être. Victor croit bien l’avoir vu, l’autre dimanche, avec le commissaire allemand.

— Weisslicht ? Impossible. Il ne le connaît même pas.

— Je te dis ce qu’on dit. Quoi qu’il en soit, Morestal, fais attention à celui-là. Il porte malheur.

— Allons, allons, la mère, pas de mauvaises paroles. C’est un jour de joie, aujourd’hui. Tu viens, Philippe ?