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La Frontière/17

La bibliothèque libre.
paru dans l’Excelsior (p. 151-162).

troisième partie

I

— Madame !

— Quoi ! Qu’est-ce qu’il y a ? fit Mme Morestal, réveillée en sursaut.

— C’est moi, Catherine.

— Eh bien !

— On vient de la mairie, madame… On réclame monsieur… Il faut des instructions… Victor prétend qu’on mobilise…

La veille, après son évanouissement à la Butte-aux-Loups, le père Morestal, porté sur une civière par les soldats du détachement, avait été reconduit au Vieux-Moulin. Marthe, qui l’accompagnait, jetait quelques mots d’explication à sa belle-mère, et, sans s’occuper des plaintes de la bonne femme, sans même lui parler de Philippe et de ce qu’il avait pu devenir, courait à sa chambre et s’y enfermait.

Le docteur Borel, mandé en hâte, examinait le malade, constatait de graves désordres dans la région du cœur, et refusait de se prononcer.

Le soir et toute cette nuit du dimanche au lundi, la maison fut en l’air. Catherine et Victor allaient et venaient. Mme Morestal, au fond pleine de sang-froid, mais accoutumée à gémir dans les grandes occasions, veillait le malade et multipliait les ordres. Deux fois elle envoya le jardinier à la pharmacie de Saint-Élophe.

À minuit, le vieillard souffrait tellement, qu’on dut rappeler le docteur Borel. Il parut inquiet et fit une piqûre de morphine.

Il y eut quelques heures d’apaisement, et Mme Morestal, bien que tourmentée par l’absence de Philippe, dont elle craignait un coup de tête, put s’étendre sur un canapé.

C’est alors que Catherine fit irruption dans la chambre, au risque de troubler le repos du malade.

À la fin, Mme Morestal la bouscula :

— Mais taisez-vous donc ! Vous voyez bien que monsieur dort.

— On mobilise, madame… c’est certain qu’il va y avoir la guerre…

— Laissez-nous tranquilles avec votre guerre, bougonna la bonne femme, en la poussant dehors. Faites bouillir de l’eau pour monsieur et ne perdez pas votre temps à des balivernes.

Elle-même se mit aussitôt à l’ouvrage. Mais, tout autour d’elle, venant de la terrasse, du jardin, de la maison, elle ne cessait de percevoir des murmures et des exclamations.

À neuf heures, Morestal se réveilla.

— Suzanne ?… Où est Suzanne ? demanda-t-il, les yeux à peine ouverts.

— Comment ! Suzanne…

— Mais oui… mais oui, Suzanne… J’ai promis à son père… Il n’y a qu’elle qui ait le droit d’habiter ici… Philippe n’est pas là, je suppose ?

Il se redressa, déjà furieux.

— Il n’est pas rentré, dit sa femme… On ignore où il est…

— Tant mieux ! Qu’il ne s’avise pas de revenir !… Je l’ai chassé… Et maintenant, je veux Suzanne… C’est elle qui me soignera… elle seule, tu entends…

— Voyons, Morestal, tu ne vas pas exiger… Il est impossible que Suzanne…

Mais une telle colère contracta la figure de son mari qu’elle n’osa protester davantage.

— Comme tu voudras, dit-elle… Après tout, si tu le juges à propos…

Par téléphone, elle consulta le docteur Borel. Il répondit qu’il ne fallait, sous aucun prétexte, contrarier le malade. Il se chargeait, d’ailleurs, de voir la jeune fille, de lui montrer la mission qui l’appelait au Vieux-Moulin, et de vaincre ses répugnances.

De fait, vers midi, le docteur Borel amenait Suzanne. Les paupières gonflées par les larmes, rouge de honte, elle subit l’accueil méprisant de Mme Morestal et prit sa place de garde au chevet du vieillard.

L’ayant aperçue, il soupira :

— Ah ! je suis content… Ça va déjà mieux… Ne me quitte pas, n’est-ce pas, ma petite Suzanne ?…

Et presque aussitôt, sous l’action d’une nouvelle piqûre, il se rendormait.

Comme la veille au soir, la salle à manger du Vieux-Moulin resta vide. La bonne apporta quelques aliments sur un plateau à Mme Morestal, puis à Marthe. Mais celle-ci ne répondit même pas à son appel.

La jeune femme n’était pas sortie de sa chambre le matin, et toute la journée elle demeura seule, la porte barricadée, les volets clos. Elle était assise au bord d’une chaise, et, ployée en deux, elle tenait ses poings contre sa mâchoire et serrait les dents pour ne pas crier. Cela lui eût fait du bien de pleurer, et elle croyait parfois que sa douleur allait ainsi s’épandre en sanglots, mais les larmes bienfaisantes ne mouillèrent pas ses yeux. Et obstinément, rageusement, elle reprenait toute l’histoire lamentable, évoquant le séjour de Suzanne à Paris, les promenades auxquelles Philippe conviait la jeune fille et d’où ils revenaient tous deux avec un air de telle allégresse, leur réunion au Vieux-Moulin, le départ de Philippe pour Saint-Élophe, et, le lendemain, l’attitude étrange de Suzanne, ses questions équivoques, son mauvais sourire de rivale qui cherche à blesser l’épouse et qui rêve de la supplanter. Oh ! la cruelle aventure et comme la vie, si douce auparavant, lui semblait odieuse et méchante !

À six heures, poussée par la faim, elle se rendit à la salle. Au moment d’en sortir, après avoir mangé un peu de pain et bu un verre d’eau, elle aperçut Mme Morestal qui descendait les marches du perron à la rencontre du docteur. Elle se souvint alors que son beau-père était malade, et qu’elle ne l’avait pas encore vu. La chambre était proche. Elle traversa le couloir, frappa, entendit une voix — la voix d’une garde sans doute — qui disait : « Entrez ». Et elle ouvrit la porte.

En face d’elle, à quelques pas, près du vieillard endormi, Suzanne apparut.

— Toi ! toi ! gronda Marthe… Toi, ici !

Suzanne se mit à trembler sous son regard et balbutia :

— C’est ton beau-père… il a exigé… Le docteur est venu…

Et, les genoux fléchissants, elle dit à plusieurs reprises :

— Je te demande pardon… Pardonne-moi… pardonne-moi… C’est ma faute… Jamais Philippe…

Marthe ne bougeait pas. Peut-être eût-elle pu se contenir. Mais, au nom de Philippe, au nom de Philippe articulé par la jeune fille, elle bondit, étreignit Suzanne à la gorge et la renversa contre la table. Elle tressaillait de rage comme une bête qui tient enfin l’ennemi. Elle aurait voulu détruire ce corps qu’un autre avait pressé dans ses bras, anéantir cette chair amoureuse, déchirer, mordre, faire du mal, le plus de mal possible.

Suzanne râlait sous l’assaut. Alors, perdant la tête, de ses doigts raidis, à coups d’ongle, elle la griffa au front, aux joues, aux lèvres, à ces lèvres humides et roses que Philippe avait baisées. Sa haine s’avivait à chacun des gestes. Du sang coula qui se mêlait aux pleurs de Suzanne. Elle l’insulta avec des mots abominables qu’elle n’avait jamais prononcés. Et, ivre de fureur, trois fois, elle lui cracha au visage.

Elle partit en courant, se retourna, lança une dernière injure, claqua la porte et cria le long du corridor :

— Victor ! Catherine !

Dans sa chambre, elle pressa le bouton de la sonnerie jusqu’à ce que les domestiques fussent arrivés.

— Ma malle ! qu’on la descende Et qu’on attelle, n’est-ce pas, Victor ? tout de suite…

Attirée par le bruit, Mme Morestal survint. Le docteur Borel l’accompagnait.

— Qu’est-ce que vous avez, Marthe ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a que je ne veux pas rester ici une heure de plus ! répliqua-t-elle, indifférente à la présence du médecin et des domestiques… Suzanne ou moi, que l’on choisisse…

— C’est mon mari qui s’était engagé…

— Entendu. Puisque l’on choisit cette femme, je pars, ma place n’est pas ici.

Elle ouvrait les tiroirs de la commode et jetait pêle-mêle les robes et le linge. D’un mouvement, elle arracha le tapis de la table. Tous les bibelots tombèrent.

Le docteur Borel essaya de la raisonner.

— Tout cela est très bien… Mais où allez-vous ?

— À Paris. Mes fils m’y rejoindront.

— Vous n’avez donc pas lu les journaux ? La situation s’aggrave d’heure en heure. On mobilise les corps de frontière. Êtes-vous sûre de passer ?

— Je pars, dit-elle.

— Et si vous n’arrivez pas ?

— Je pars, répéta-t-elle.

— Et Philippe ?

Elle haussa les épaules. Il comprit que rien ne lui importait, ni l’existence de son mari, ni les menaces de guerre, et qu’il n’y avait pas à lutter contre son désespoir.

Pourtant, comme il s’en allait avec Mme Morestal, il dit, de façon à être entendu de Marthe :

— À propos de Philippe, ne soyez pas inquiète. Il est venu me voir, me demander des nouvelles de son père. Il reviendra. Je lui ai promis de le tenir au courant…

Vers sept heures, quand Victor annonça que la voiture était prête, Marthe avait changé d’avis. L’idée que Philippe rôdait aux environs, qu’il pourrait rentrer, que Suzanne et lui habiteraient sous le même toit et se verraient à leur guise, cette idée lui semblait intolérable. Elle resta donc, mais l’oreille aux aguets, debout derrière sa porte. Quand tout le monde fut couché, elle descendit et se dissimula, jusqu’à l’aube, dans un enfoncement du vestibule. Au moindre craquement, elle se préparait à bondir, convaincue que Suzanne se glissait dans l’ombre avec l’intention de rejoindre Philippe. Cette fois, elle l’eût tuée. Et sa jalousie était si exaspérée, qu’elle épiait, non pas avec crainte, mais avec l’espoir féroce que Suzanne allait réellement apparaître devant elle.

De telles crises, anormales chez une femme comme Marthe, qui, en temps habituel, obéissait à sa raison plus qu’à son instinct, de telles crises sont passagères. Elle finit, tout à coup, par éclater en sanglots. Ayant pleuré longuement, elle monta dans sa chambre, et, harassée de fatigue, se coucha.

Ce matin-là, le mardi, Philippe se présentait au Vieux-Moulin. On avertit Mme Morestal, qui se précipita, tout émue, avide d’exhaler son courroux contre le fils indigne. Mais quand elle l’aperçut au seuil de la terrasse, malgré son besoin de récriminations, elle ne lui fit aucun reproche, tellement elle s’effraya de le voir si pâle et si triste.

Elle demanda :

— Où étais-tu ?

— Qu’importe ! dit Philippe, je n’aurais pas dû revenir… mais je ne pouvais pas, à cause de père… Cela me bouleversait… Comment va-t-il ?

— Le docteur Borel se réserve encore.

— Ton avis, à toi ?

— Mon avis ? Eh bien, franchement, j’ai beaucoup d’espoir. Ton père est si solide ! Mais tout de même, le coup a été violent…

— Oui, dit-il, c’est pourquoi j’ai peur. Je ne vis pas depuis deux jours. Comment me serait-il possible de partir avant d’être sûr ?…

Elle insinua, avec une certaine appréhension :

— Tu veux donc habiter ici ?

— Oui… du moment qu’il ne le saura pas.

— C’est que… voilà… Suzanne est là, dans la chambre de ton père… Il a exigé…

— Ah ! fit-il, Suzanne est là ?

— Où voulais-tu qu’elle aille ? Elle n’a plus personne. Sait-on quand Jorancé sortira de prison ? Et puis lui pardonnera-t-il jamais ?

Il demeura pensif et reprit :

— Marthe l’a rencontrée ?

— Il y a eu une scène terrible entre elles deux. J’ai retrouvé Suzanne la figure en sang, toute balafrée.

— Oh ! les malheureuses… murmura-t-il… les malheureuses…

Il baissa la tête, et, au bout d’un instant, elle vit qu’il pleurait.

Comme elle n’avait aucun mot de consolation à lui dire, elle se retourna et marcha vers le salon, dont elle dérangea les meubles pour avoir la satisfaction de les remettre à leur place. Sa rancune cherchait un prétexte. Philippe s’étant assis devant la table, elle lui montra les journaux.

— Tu les as lus ?

— Oui, les nouvelles sont mauvaises.

— Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit du cabinet qui a été renversé sur le rapport même du sous-secrétaire d’État. La Chambre entière a protesté.

— Eh bien ?

— Eh bien, ce rapport, c’est celui-là même qui a suivi la dernière enquête… avant-hier… à la Butte-aux-Loups… Par conséquent, tu vois…

Philippe éprouva le besoin de se justifier.

— Tu oublies, mère, qu’il s’est produit un fait imprévu. Avant la séance de la Chambre, on connaissait, par un télégramme, les paroles que l’empereur avait prononcées après avoir écouté les explications du statthalter.

Il désigna l’un des journaux.

— Tiens, mère, lis ceci, ce sont les paroles mêmes de l’empereur : « Maintenant, notre conscience est tranquille. Nous avions la force : nous avons le droit. Que Dieu décide ! Je suis prêt. » Et la Chambre, en désavouant et en renversant un ministère prêt à la conciliation, a voulu répondre à des paroles qu’elle jugeait provocantes.

— Soit, dit la vieille dame, mais tout de même le rapport n’a rien empêché.

— Non, en effet.

— Alors, à quoi bon toutes tes histoires ? Ce n’était pas la peine de faire tant de mal puisque cela n’a servi à rien.

Philippe hocha la tête.

— Il le fallait. Certains actes doivent être accomplis, et il ne faut pas les juger d’après les conséquences que le hasard leur inflige, mais d’après celles qu’on leur attribuait, en toute logique humaine et en toute loyauté.

— Des phrases ! dit-elle, obstinée, tu n’aurais pas dû… C’est là de l’héroïsme bien inutile.

— Ne crois pas cela, mère. Il n’était pas besoin d’être un héros pour agir ainsi. Il suffisait d’être un honnête homme. Le premier venu qui aurait eu comme moi la vision claire de ce qui pouvait arriver n’aurait pas hésité davantage.

— De sorte que tu ne regrettes rien ?

Il lui saisit la main, et, douloureusement :

— Oh ! mère, peux-tu parler ainsi, toi qui me connais ? Comment serais-je indifférent à tant de ruines autour de moi ?

Il dit ces mots avec un tel accablement qu’elle eut l’intuition de sa détresse. Mais elle lui en voulait trop profondément, et surtout ils étaient de nature trop différente pour qu’elle pût s’émouvoir. Elle conclut :

— N’importe, mon garçon, tout cela est de ta faute. Si tu n’avais pas écouté Suzanne…

Il ne répondit point. L’accusation portait au plus vif d’une plaie que rien ne pouvait apaiser, et il n’était pas homme à se chercher des excuses.

— Allons, viens, dit la mère.

Elle le conduisit dans une autre pièce du second étage, plus éloignée que la première de la pièce où Marthe habitait.

— Victor t’apportera ta valise et te servira ici, c’est préférable. D’ailleurs, je vais avertir ta femme.

— Donne-lui cette lettre que j’ai préparée, dit-il. Je lui demande simplement une entrevue, une explication. Elle ne peut s’y refuser.

Ainsi donc, en cette journée du mardi, la famille Morestal se retrouva sous le même toit, mais dans quelles conditions désolantes ! Et quelles haines divisaient ces êtres que réunissait auparavant une si vive affection !

Philippe sentit le désastre d’une façon pour ainsi dire visible et palpable, durant ces heures où chacun des blessés demeurait enfermé, comme dans une chambre de torture. Rien n’eût pu le distraire de son obsession, pas même la crainte de cette guerre maudite qu’il n’avait pu conjurer.

Et pourtant les nouvelles lui parvenaient à tout moment, menaçantes, comme les nouvelles d’un fléau qui gagne de proche en proche, malgré la distance et malgré les océans.

À midi, ce fut Victor qui, à peine entré avec son plateau, s’exclama :

— Monsieur Philippe connaît le télégramme d’Angleterre ? Le premier ministre anglais a déclaré devant le Parlement que, s’il y avait la guerre, une armée de cent mille hommes débarquerait à Brest et à Cherbourg. C’est l’alliance ouverte.

Plus tard, il entendit le fils du jardinier, Henriot, qui arrivait de Saint-Élophe à bicyclette, et qui criait à son père et à Victor :

— On se révolte à Strasbourg ! il y a des barricades ! une caserne a sauté !…

Et, tout de suite, Victor téléphonait à l’Éclaireur des Vosges, soi-disant de la part de M. Morestal, et le domestique remontait en hâte :

— Monsieur Philippe, Strasbourg est en insurrection… tous les paysans des environs ont pris les armes.

Et Philippe songeait qu’il n’y avait point d’espérance, que les gouvernements seraient débordés. Et il songeait à cela presque calmement. Son rôle était fini. Plus rien ne l’intéressait que sa douleur à lui, que la santé de son père, que la peine de Marthe et de Suzanne, premières victimes de l’exécrable fléau.

À cinq heures, il apprit qu’un des pays avait lancé à l’autre un ultimatum. Lequel des deux pays ? et que signifiait cet ultimatum ? Il ne put le savoir.

À neuf heures, les dépêches annonçaient que le nouveau cabinet, choisi en majorité parmi les membres de l’opposition, avait proposé à la Chambre la création immédiate d’un « Comité de Salut national, chargé, en cas de guerre, de prendre toutes les mesures nécessaires à la défense de la patrie ». D’urgence, la Chambre avait voté la proposition et nommé chef du Comité de Salut national, avec pouvoirs discrétionnaires, le gouverneur de Paris. C’était la dictature éventuelle.

Toute cette nuit du mardi au mercredi, le Vieux-Moulin, silencieux et morne au-dedans, fut, à l’extérieur, tumultueux, agité, en proie à cette crise de fièvre qui précède les grandes catastrophes. Victor, le jardinier, son fils, tour à tour, sautèrent sur la bicyclette et filèrent à Saint-Élophe, où d’autres gens apportaient des nouvelles de la sous-préfecture. Les femmes se lamentaient. Vers trois heures du matin, Philippe discerna la voix furieuse de maître Saboureux.

Au petit jour, une accalmie se produisit. Philippe, que tant de veilles avaient épuisé, finit par s’endormir, et, tout en dormant, il percevait des allées et venues, des bruits de pas sur les galets du jardin. Et soudain, assez tard dans la matinée, des clameurs le réveillèrent.

Il se leva précipitamment. Devant le perron, Victor sautait de cheval en hurlant :

— L’ultimatum est repoussé ! C’est la guerre ! C’est la guerre !