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La Frontière/20

La bibliothèque libre.
paru dans l’Excelsior (p. 183-195).

IV

— Clairon !… le ralliement… au pas gymnastique… et sans bruit.

C’était le capitaine Daspry, qui arrivait à son tour, l’allure rapide, mais le visage grave et résolu du chef qui commande en une heure solennelle.

Il dit à Philippe :

M. Morestal est toujours malade ?

Mme Morestal accourait justement.

— Mon mari dort… Il est très las… la morphine… Mais si vous avez besoin de quelque chose, je puis le remplacer. Je connais ses intentions, ses travaux.

— Nous allons tenter l’impossible, dit l’officier.

Et il ajouta, en s’adressant à son lieutenant :

— Quant à rester là-bas, c’eût été fou, n’est-ce pas, Fabrègues ? Il ne s’agit point de démolir quelques uhlans, comme nous l’avons fait, mais de tenir contre toute une brigade qui grimpait l’autre versant… Ah ! c’était combiné de longue main… Et M. Morestal est un rude homme !…

Le clairon sonnait sourdement, et, de tous côtés, par la terrasse, par le jardin, par des portes de service, émergeaient des chasseurs alpins.

— Assez ! ordonna l’officier au clairon, ils ont entendu… et il ne faut pas que l’ennemi entende, lui.

Il tira sa montre.

— Midi… Encore deux heures, au moins… Ah ! si j’avais seulement vingt-cinq ou trente minutes devant moi pour préparer la résistance… Mais rien ne les arrêtera… Le passage est libre…

Il appela :

— Fabrègues !

— Mon capitaine.

— Tous les hommes devant la remise, à gauche du jardin. Au fond de la remise, il y a un grenier à fourrage. Vous démolirez la porte…

— Victor, conduisez monsieur, dit Mme Morestal au domestique… Voici la clef.

— Dans le grenier, continua le capitaine, il y a deux cents sacs de plâtre… Vous boucherez le parapet de cette terrasse… Au galop !… Chaque minute vaut une heure.

Lui-même s’approcha du parapet, qu’il mesura et dont il compta les balustres.

Au loin, à une portée de fusil, le col du Diable se creusait, en coupure profonde, au milieu des grands rocs. La ferme Saboureux gardait l’entrée. On ne voyait encore aucune silhouette.

— Ah ! vingt minutes seulement !… Si je les avais, répéta l’officier… La situation de ce Vieux-Moulin est de premier ordre. On aurait quelques chances…

Un adjudant et deux soldats encore apparurent au haut de l’escalier.

— Eh bien, demanda le capitaine Daspry, ils viennent ?

— L’avant-garde bouclait l’usine, à cinq cents mètres du col, répondit l’adjudant.

— Il n’y en a plus d’autres, de la compagnie, derrière vous ?

— Si, mon capitaine, il y a Duvauchel. Il est blessé. On l’a mis sur une civière…

— Duvauchel ! s’écria l’officier avec inquiétude… Ce n’est pas sérieux ?

— Ma foi… je ne sais pas trop.

— Crebleu ! Mais aussi, cet animal-là, on ne voyait que lui, au premier rang !… Impossible de le retenir…

— Ah ! pour ça, ricana l’adjudant, il a une façon à lui de déserter devant l’ennemi… Il fonce en plein dessus, le bougre !

Mais Mme Morestal s’effara.

— Un blessé ! Je vais préparer des bandes, la boîte de pharmacie… Nous avons ce qu’il faut… Tu viens, Marthe ?

— Oui, mère, répondit Marthe, qui ne bougea point.

Elle ne quittait pas son mari des yeux et cherchait à lire sur le visage de Philippe les sentiments qui l’agitaient. Elle l’avait vu d’abord rentrer dans le salon et franchir le vestibule comme s’il pensait aux issues encore libres du jardin. L’irruption des chasseurs l’ayant refoulé, il s’entretint à voix basse avec plusieurs d’entre eux et leur donna du pain et un flacon d’eau-de-vie. Puis, il retourna vers la terrasse. Son inaction, au milieu des allées et venues, le gênait visiblement. Deux fois, il consulta l’horloge du salon, et Marthe devina qu’il songeait à l’heure du train et au temps qu’il lui fallait pour gagner la station de Langoux. Mais elle ne s’alarma point. Chaque seconde tissait autour de lui des liens qui l’attachaient à son insu, et il semblait à Marthe que les événements n’avaient pas d’autre but que de rendre impossible le départ de son mari.

La résistance, cependant, s’organisait. Rapidement, les chasseurs apportaient les sacs de plâtre, que le capitaine faisait aussitôt placer entre les deux balustres. Chacun des sacs était de la hauteur et de la longueur correspondant aux dimensions des intervalles, et laissait, de chaque côté, un espace vide, une meurtrière. Et le vieux Morestal avait même eu le souci d’assortir la couleur de la toile à celle du parapet, afin que l’on ne pût soupçonner de loin qu’il y eût là un ouvrage de défense derrière lequel des tireurs se dissimulaient.

À droite et à gauche de la terrasse, le mur d’enceinte qui fermait le jardin était l’objet des mêmes soins. Le capitaine donna l’ordre aux soldats de ranger des sacs au pied de ce mur pour en rendre le faîte accessible.

Mais des cris rappelèrent le capitaine au salon. Le fils du jardinier dégringolait de son observatoire en criant :

— De la fumée à la ferme Saboureux ! Des flammes ! On voit des flammes !

Le capitaine bondit sur la terrasse.

La fumée, en effet, tourbillonnait au-dessus de la grange. Des lueurs s’allumèrent, faibles encore, hésitantes. Et soudain, comme libérées, les flammes jaillirent en spirales furieuses. Le vent les rabattit aussitôt. Le toit de la maison prit feu. Et ce fut, en quelques minutes, l’incendie violent, la flambée hâtive des poutres vermoulues, du chaume sec, des bottes de foin et de paille accumulées par centaines dans la grange et dans les hangars.

— Au travail ! clama le capitaine joyeusement… Le col du Diable est obstrué par les flammes… Il y en a bien pour quinze ou vingt minutes… et l’ennemi n’a pas d’autre route…

La fièvre s’empara des soldats. Sous le fardeau des sacs, si lourds qu’ils fussent, aucun d’eux ne pliait. Le capitaine répartit les gradés de place en place pour que ses ordres pussent être transmis de la terrasse à toutes les extrémités du domaine.

Le lieutenant Fabrègues survint. Les matériaux manquaient et le mur trop élevé demeurait en plusieurs endroits inaccessibles aux tireurs. Mme Morestal fut héroïque.

— Prenez les meubles, mon capitaine, les chaises, les tables. Démolissez, s’il le faut… Brûlez même… Faites comme si mon mari était là.

M. Morestal m’a parlé d’un dépôt de cartouches, demanda le capitaine.

— Dans les coffres de la sellerie. Voici les clés.

L’activité redoubla. On mit le Vieux-Moulin au pillage, et les soldats passaient, chargés de matelas, de divans, de vieux bahuts, de tentures aussi et de tapis avec lesquels on bouchait les trous et les fenêtres.

— Les flammes se propagent, fit le capitaine, en s’avançant jusqu’à l’escalier. Il ne reste rien des bâtiments de maître Saboureux… Mais par quel prodige ?… Qui donc a allumé cet incendie ?…

— Moi.

En haut des marches, un paysan se dressa, la blouse brûlée, la figure noircie.

— Vous, maître Saboureux ?

— Oui, moi, grogna Saboureux d’un ton farouche… Il le fallait bien… Je vous ai entendu là-bas… « Si on pouvait les arrêter, que vous disiez… Si j’avais une demi-heure devant moi !… » La voilà, votre demi-heure… J’ai mis le feu à la baraque.

— Même que j’ai manqué d’y rôtir, ricana le père Poussière, qui accompagnait le fermier… Je dormais dans la paille…

Le capitaine hocha la tête.

— Fichtre ! maître Saboureux, c’est rudement crâne ce que vous avez fait là ! J’avais de vous une fausse opinion. Toutes mes excuses. Voulez-vous me permettre de vous serrer la main ?

Le paysan tendit sa main, puis s’éloigna, le dos ployé en deux. Il s’assit dans un coin du salon. Poussière s’accroupit également, tira de sa besace un morceau de pain, le rompit, et en offrit la moitié à maître Saboureux, comme s’il lui semblait naturel de partager avec celui qui n’avait plus rien.

— Voilà Duvauchel, mon capitaine ! annonça un chasseur. Voilà Duvauchel !

L’escalier étant trop étroit, on avait dû rentrer la civière par le jardin. Vivement, le capitaine courut au-devant du blessé, qui fit un effort pour se mettre sur ses jambes.

— Eh bien ! Duvauchel, on est touché ?

— Mais non, mais non, dit l’homme, dont le visage était livide et dont les yeux brillaient de fièvre. Un pruneau qui m’a chatouillé l’épaule… Histoire de rigoler… Ce n’est rien…

— Mais le sang coule.

— Rien, que j’vous dis, mon capitaine… Je m’y connais… J’en ai assez vu comme mécano !… Dans cinq minutes, il n’y paraîtra plus… et je file…

— Ah ! c’est vrai, tu désertes…

— Parbleu ! les camarades m’attendent.

— Alors, commence par te soigner…

— Me soigner ? Ah ! elle est bonne ! C’est rien qu’on vous dit… moins que rien… une caresse… un souffle…

Un instant, il se tint debout, mais ses paupières battirent, ses mains cherchèrent un appui, et il retomba sur le brancard.

Mme Morestal et Marthe s’empressèrent aussitôt.

— Laissez-moi, maman, je vous en prie, dit Marthe, j’ai l’habitude… Mais vous avez oublié le coton hydrophile… et l’eau oxygénée… Vite, maman… et des bandes encore, beaucoup de bandes.

Mme Morestal sortit. Marthe se pencha sur le blessé, et, tout de suite, tâta le pouls.

— Ce n’est rien, en effet, dit-elle, l’artère est intacte.

Elle mit la plaie à découvert, et, avec beaucoup de délicatesse, étancha le sang qui ruisselait.

— L’eau oxygénée, vite, maman.

Elle saisit le flacon qu’on lui tendait, et, levant la tête, elle vit Suzanne inclinée comme elle au-dessus du blessé.

M. Morestal s’éveille, dit la jeune fille… Mme Morestal m’a envoyée à sa place…

Marthe n’eut pas un tressaillement. Il ne parut même pas qu’un mauvais souvenir l’eût effleurée et qu’elle dût faire un effort pour réprimer sa haine.

— Déroule les bandes, dit-elle.

Et Suzanne aussi était calme en face de son ennemie. Aucun sentiment de honte ou d’embarras ne la troublait. Leurs haleines mêlées caressaient le visage du soldat.

Et il ne semblait pas non plus qu’un souvenir d’amour existât entre Philippe et Suzanne, et qu’un lien de chair les unît l’un à l’autre. Ils se regardèrent sans émoi. Marthe elle-même dit à Philippe de déboucher un flacon. Il obéit. Sa main toucha celle de Suzanne. Ni Suzanne ni lui ne frissonnèrent.

Autour d’eux, c’était le travail ininterrompu de tous les hommes, chacun d’eux se conformant aux ordres et les exécutant d’après sa propre initiative, sans confusion et sans tumulte. Les domestiques avaient envahi le salon. Les femmes concouraient à la besogne. Dans la grande angoisse qui étreignait les cœurs, au souffle formidable de la guerre, personne ne songeait plus qu’à sa tâche individuelle, à la contribution d’héroïsme que le destin réclamait de tous. Qu’importaient vraiment les petites blessures de l’orgueil et les petits chagrins que suscitent en nous les raffinements de l’amour ! Que signifiaient les petites trahisons de la vie quotidienne !

— Il va mieux, dit Marthe… Tiens, Suzanne, fais-lui respirer des sels.

Duvauchel ouvrit les yeux. Il aperçut Marthe et Suzanne, sourit et murmura :

— Bigre !… Ça valait la peine… Duvauchel est un veinard…

Mais il y eut, dans la vaste salle, un silence imprévu, comme un arrêt spontané de tous les organes qui fonctionnaient. Et, soudain, une voix s’éleva sur le seuil :

Ils ont passé la frontière ! Il y en a deux qui ont passé la frontière !

Et Victor s’écria :

— Et d’autres viennent ! On voit leurs casques… Ils viennent ! Ils sont en France !

Les femmes tombèrent à genoux. L’une d’elles gémit :

— Oh ! mon Dieu ! Ayez pitié !

Marthe avait rejoint Philippe à l’entrée de la terrasse, et ils entendirent le capitaine répéter tout bas, avec un accent de désespoir :

— Oui, ils sont en France… Ils ont traversé la frontière.

Ils sont en France, Philippe, dit Marthe, en prenant la main de son mari.

Et elle sentit que cette main tremblait.

Se redressant vivement, le capitaine commanda :

— Pas un coup de feu !… Que personne ne se montre !

L’ordre vola de bouche en bouche, et, dans le Vieux-Moulin, d’une extrémité à l’autre du domaine, ce fut le silence et l’immobilité. Chacun se tenait à son poste. Tout le long du mur, juchés d’aplomb sur un talus improvisé, les soldats se dissimulaient.

À ce moment, une des portes du salon s’ouvrit, et le père Morestal apparut, au bras de sa femme. Vêtu d’un pantalon et d’une veste, il avait la tête nue, les cheveux en désordre, un foulard noué autour du cou, et il chancelait, les jambes incertaines. Pourtant, une sorte d’allégresse, comme un sourire intérieur, illuminait son visage.

— Laisse-moi, dit-il à sa femme, qui cherchait à le soutenir.

Il assura sa marche et se dirigea vers le râtelier où les douze fusils étaient alignés.

Il en saisit un avec une hâte fébrile, le palpa d’un geste de chasseur qui reconnaît son arme favorite, passa devant Philippe sans paraître le voir, et s’avança jusqu’à la terrasse.

— Vous, monsieur Morestal ! fit le capitaine.

Le vieillard lui dit, en désignant la frontière :

— Ils sont là ?

— Oui.

— Vous résistez ?

— Oui.

— Ils sont nombreux ?

— Vingt contre un.

— Alors ?

— Il le faut.

— Cependant…

— Il le faut, monsieur Morestal, et soyez tranquille, nous tiendrons… j’en ai la certitude.

Morestal prononça, d’un ton plus sourd :

— Rappelez-vous ce que je vous ai dit, capitaine… La route est minée à trois cents pas de cette terrasse… Une allumette…

— Oh ! protesta l’officier. J’espère bien que nous n’en viendrons pas là. J’attends du secours.

— Soit ! reprit Morestal… Mais tout plutôt que de les laisser monter au Vieux-Moulin… Tant que le Vieux-Moulin sera libre, ils ne pourront pas s’établir sur les crêtes et menacer Saint-Élophe.

On voyait distinctement des colonnes de fantassins suivre le défilé du Diable. Là, elles se divisaient, une partie des hommes tournant vers la Butte-aux-Loups, les autres, en nombre plus considérable, car c’était évidemment l’objectif de l’ennemi, les autres descendant vers l’Étang-des-Moines pour s’emparer de la grand-route.

Ceux-là disparurent un moment, cachés par le repli du terrain.

Le capitaine dit à Morestal :

— Quand cette route sera atteinte et que l’assaut commencera, le départ ne sera plus possible… Or, il serait plus prudent que ces dames… et que vous-même…

Morestal eut un tel regard que l’officier n’insista point.

— Allons, allons, dit-il en souriant, ne vous fâchez pas. Aidez-moi plutôt à faire comprendre à ces braves gens…

Il s’adressait aux domestiques, à Victor qui décrochait un fusil, au jardinier, à Henriot, et il les avertit qu’il ne devait rester au Vieux-Moulin que des combattants, tout homme pris les armes à la main s’exposant aux représailles.

Ils le laissèrent parler, et Victor, sans plus songer à la retraite, répondit :

— Ça se peut, mon capitaine. Mais ça, c’est des choses auxquelles on ne pense pas. Moi, je reste.

— Et vous, maître Saboureux ? Vous risquez gros, si l’on prouve que le feu a été allumé par vous.

— Je reste, grogna le paysan, laconique.

— Et vous, le chemineau ?

Le père Poussière n’avait pas encore mangé le morceau de pain tiré de son bissac. Il écoutait et observait, les yeux écarquillés, avec un effort visible d’attention. Il examina le capitaine, son uniforme, les soutaches qui ornaient sa manche, parut réfléchir à des choses mystérieuses, se leva et saisit un fusil.

— À la bonne heure, père Poussière, ricana Morestal. Tu sais bien quel est ton pays, quand il a besoin qu’on le défende.

Un homme avait fait, presque en même temps, le même geste que le chemineau. Une case de plus fut vide au râtelier.

C’était Duvauchel, un peu titubant encore, mais la mine intrépide.

— Comment, Duvauchel, demanda le capitaine Daspry, on ne déserte pas ?

— Vous vous foutez de moi, mon capitaine ! Que ces bougres-là fichent le camp de France, d’abord ! Je déserterai après.

— Mais tu n’as qu’un bras de valide.

— Un bras de mécano, mon capitaine, et de mécano français… Ça en vaut bien deux.

— Passez-m’en un, de fusil, réclama le fils du jardinier, ça me connaît.

Duvauchel se mit à rire.

— Toi aussi le gosse ? Il t’en faut un ? Vous verrez que les petits à la mamelle se lèveront comme les autres. Ah ! crénom ! Mon sang tourne à l’idée qu’ils sont en France !

Tous, ils suivirent le capitaine, qui leur assigna un poste le long du parapet. Les femmes s’occupèrent de mettre des munitions à la portée des tireurs.

Marthe se trouva seule auprès de son mari. Elle vit bien que la scène l’avait remué. Dans la façon dont ces braves gens comprenaient leur devoir, et l’accomplissaient sans y être obligés, simplement et spontanément, il y avait cette sorte de grandeur qui vous touche au plus profond de l’âme.

Elle lui dit :

— Eh bien, Philippe ?

Il ne répondit pas, la figure contractée.

Elle reprit :

— Eh bien, pars… Que fais-tu ? Personne ne s’apercevra de ta fuite… Dépêche-toi… Profite de l’occasion…

Ils entendirent le capitaine interpeller son lieutenant :

— Baissez donc la tête, Fabrègues… On peut vous voir…

Marthe saisit le bras de Philippe, et, se penchant vers lui :

— Mais avoue-le donc que tu ne peux pas partir… que tout cela te bouleverse… et que ton devoir est ici… que tu le sens…

Il se taisait, et elle avisa sur son front deux petites rides qui marquaient l’effort douloureux de sa pensée.

— Les voilà ! les voilà ! fit une voix.

— Oui, dit le capitaine Daspry, qui scrutait la route par l’orifice d’une meurtrière, oui, les voilà !… à six cents mètres au plus… C’est l’avant-garde… Ils longent l’étang sans trop se méfier…

Un sergent vint l’avertir que l’ennemi avait hissé un canon sur le versant du col. L’officier s’alarma, mais le vieux Morestal se mit à rire.

— Qu’ils montent toutes les pièces qu’ils voudront… Ils ne peuvent les établir que sur des emplacements que nous dominons et que j’ai notés. Il suffit de quelques bons tireurs pour rendre impossible une mise en batterie.

Et, se tournant vers son fils, il lui dit tout naturellement, comme si rien ne les avait jamais séparés :

— Tu viens, Philippe ? À nous deux, nous les démolirons.

Le capitaine Daspry s’interposa.

— Ne tirez pas ! Nous ne sommes pas encore découverts. Attendez mes ordres… Il sera toujours temps…

Le vieux Morestal s’était éloigné.

Résolument, Philippe marcha vers la porte qui conduisait au jardin, vers la campagne libre. Mais il n’avait pas fait dix pas, qu’il s’arrêta. Il semblait souffrir indéfiniment, et Marthe, qui ne le quittait point, Marthe, anxieuse, pleine d’espoir et d’appréhension, assistait aux phases de la lutte tragique.

— Tout le passé s’impose à toi, Philippe, tout ce que le passé t’a légué d’amour pour la France. Écoute-le.

Et répondant aux objections :

— Oui, je sais, ton intelligence se révolte. Mais est-ce que l’intelligence est tout ?… Obéis à ton instinct, Philippe… C’est lui qui a raison.

— Non, non, balbutia-t-il, l’instinct n’a jamais raison.

— Il a raison. Sans quoi tu serais loin déjà. Mais tu ne peux pas. Tout ton être s’y refuse. Tes jambes n’ont pas de force pour la fuite.

Là-bas, le col du Diable déversait des troupes, et encore des troupes, dont on voyait les masses grouillantes. Il devait en venir aussi par le chemin d’Albern, et, de tous côtés, le long de toutes les sentes et à travers toutes les trouées, les hommes d’Allemagne envahissaient le sol de la France.

L’avant-garde atteignait la grand-route, à l’extrémité de l’Étang-des-Moines.

Il y eut un roulement assourdi de tambour, et tout à coup, dans le silence proche, une voix rauque martela un commandement allemand.

Philippe sursauta, comme si on l’avait frappé.

Et Marthe s’agrippait à lui, impitoyable.

— Entends-tu, Philippe ? Comprends-tu ? La parole allemande chez nous ! Leur langue imposée !

— Oh ! non, dit-il, cela ne peut pas être !… Cela ne sera jamais !

— Pourquoi cela ne serait-il jamais ? L’invasion commence… et puis la conquête… et l’asservissement…

Près d’eux, le capitaine ordonna :

— Que personne ne bouge !

Des balles crépitèrent sur les murailles, tandis que les détonations se répercutaient. Une vitre fut cassée à l’étage supérieur. Et des balles encore firent sauter des fragments de pierre à la crête du parapet. L’ennemi, surpris déjà par la disparition des troupes françaises, l’ennemi tâtait le terrain avant de passer sous cette demeure, dont l’aspect morne devait lui sembler équivoque.

— Ah ! fit un soldat, qui pirouetta et vint tomber au seuil du salon, la figure en sang.

Les femmes se précipitèrent.

Philippe, les yeux hagards, contempla cet homme qui allait mourir, cet homme qui était de sa race, qui vivait sous le même ciel que lui, respirait le même air, mangeait le même pain et buvait le même vin.

Marthe avait décroché un fusil et le présentait à Philippe. Il l’empoigna avec une sorte de désespoir.

— Qui m’aurait jamais dit ?… balbutia-t-il.

— Moi, Philippe… J’étais sûre de toi. Il ne s’agit pas de théories, mais de faits implacables. C’est la réalité, aujourd’hui… C’est l’ennemi qui foule le coin de terre où tu es né, où tu jouais, enfant. C’est l’ennemi qui pénètre en France. Défends-la, Philippe.

Il crispait ses poings autour de son fusil, et elle vit que ses yeux étaient pleins de larmes.

Il murmura, tout frémissant de révolte intérieure :

— Nos fils refuseront… Je leur apprendrai à refuser… Ce que je ne peux pas faire, ce que je n’ai pas le courage de faire, ils le feront, eux.

— Peut-être, mais qu’importe l’avenir ! dit-elle ardemment. Qu’importe le devoir de demain ! Notre devoir, à nous, c’est celui d’aujourd’hui.

Une voix chuchota :

— Ils approchent, mon capitaine… Ils approchent…

Une autre voix, à côté de Philippe, la voix d’une des femmes qui soignaient le blessé, gémit :

— Il est mort… Le pauvre gars… il est mort…

À la frontière, le canon tonna.

— Tu viens, Philippe ? appela le vieux Morestal.

— Je viens, père, dit-il.

Très vite, il marcha vers la terrasse et s’agenouilla près de son père, contre les balustres. Marthe s’agenouilla derrière lui, et elle pleurait en songeant à ce qu’il devait souffrir. Pourtant, elle ne doutait point que, malgré son désespoir, il n’agit en toute conscience.

Le capitaine prononça nettement — et l’ordre fut répété jusqu’au bout du jardin :

— Feu à volonté… À trois cents mètres…

Il y eut quelques secondes d’attente solennelle… Puis, le mot terrible :

— Feu !

Là-bas, au bout de son fusil, près d’un vieux chêne dans les branches duquel il grimpait jadis, Philippe vit un grand diable de soldat qui battait des mains, qui plia ses jambes l’une après l’autre, et qui s’étendit à terre, lentement, comme pour y dormir…


FIN