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La Galerie des femmes/02

La bibliothèque libre.
Briard (p. Pl.-33).


DEUXIÈME TABLEAU


ÉLISA
OU
LA FEMME SENSIBLE
Les malheurs de l’amour préparent son triomphe.
J.
.......As in the sweetest bud
The eating canker dweels : so eating love
Inhabits in the finest wits of all.
Shakspeare

Élisa, d’une famille illustre, aimait éperdûment le bel Alcidor, doué de tous les avantages de la nature, et privé de tous ceux de la fortune. C’était assez pour l’amour, et trop peu pour l’orgueil. Des parents injustes et puissants, après avoir essayé tous les moyens d’arrêter les progrès d’une passion dont ils craignaient les conséquences, surprirent à l’autorité une lettre de cachet, à la faveur de laquelle l’infortuné jeune homme fut enfermé dans une prison, où les traitements les plus inouïs lui furent prodigués, afin d’arracher de lui la promesse de s’éloigner pour jamais d’Élisa ; c’est à ce prix seul qu’on mettait sa liberté. Alcidor fut inébranlable, et ses persécuteurs, désespérant de fléchir son âme altière, l’abandonnèrent à l’horreur d’une éternelle captivité.

Cependant, Élisa à qui l’on avait eu soin de cacher les persécutions que l’on exerçait sur son amant, ne savait à quoi attribuer son éloignement et le silence qu’il gardait avec elle. Les vives inquiétudes, les noirs pressentiments assiégeaient son âme, et de tous les malheurs que lui offrait son imagination, le véritable était le seul qui ne s’y présentât pas.

Deux mois s’étaient écoulés pour elle dans les douleurs et dans les larmes. Un soir qu’elle se promenait au Luxembourg avec quelques dames de sa société, une pauvre femme la tira par ses importunités de la rêverie profonde où elle était constamment ensevelie. La charitable Élisa s’étant arrêtée un moment pour donner quelque chose à la vieille, celle-ci s’approcha de son oreille, et lui dit en lui présentant un billet sans adresse : — « C’est de la part d’un jeune prisonnier du For-l’Êvêque. — Son nom ? — Je l’ignore. — Un pressentiment me le dit. » — Prendre le billet, le cacher dans son sein, remettre un louis dans la main de la vieille, lui prescrire de se trouver le lendemain à huit heures du matin à son hôtel, et rejoindre la société, fut pour Élisa, tremblante de crainte, d’espoir et d’amour, l’ouvrage du même instant.

L’altération de ses traits lui servit de prétexte pour motiver son désir de retourner au logis, et de se renfermer dans son appartement. Qu’on juge de son empressement à décacheter ce billet mystérieux, et de son trouble en y lisant ces mots :

« Si deux mois d’absence n’ont pas entièrement banni le malheureux Alcidor du cœur de celle qu’il osait appeler son Élisa, elle n’apprendra pas sans quelque chagrin que ses injustes parents ont condamné à mourir, dans le fond d’un cachot, un homme dont le seul crime est d’être sensible, et de n’avoir pu regarder avec indifférence le plus parfait ouvrage de la nature. — Les monstres ! ils me permettent de revoir la lumière, ils me promettent des emplois, des richesses, si je veux aller vivre sous d’autres cieux. Non, barbares, vous n’arracherez jamais de mon sein ce consentement sacrilége !… Si je suis aimé, qu’importe le lieu que j’habite ; si j’ai cessé de l’être, qu’importe le lieu où je meurs ! »

Quel coup de foudre pour Élisa ! Elle a peine à en croire ses yeux. Alcidor dans un cachot !… par l’ordre de ses parents ! Ses forces l’abandonnent, ses genoux chancellent, la lumière fuit ses yeux, il lui reste à peine assez de force pour sonner ses femmes. La fidèle Corine accourt, et parvient à la rendre à la vie. Élisa, dont le cœur a besoin de s’ouvrir, s’empresse de déposer son secret dans le sein d’une confidente dont le zèle et l’attachement lui sont bien connus. La bonne Corine, qui sait par expérience qu’il faut servir les passions des femmes au lieu de raisonner avec elles, applaudit au projet téméraire que forme en ce moment sa maîtresse, et se charge gaîment des détails de l’exécution.

La vieille revint le lendemain à l’heure indiquée, et reçut de Corine un billet pour Alcidor, où la main d’une amante avait tracé ces mots : « Je sais tout ; ton sort est affreux, mais mon amour est sans bornes : tu connaîtras bientôt ton Élisa. » Que ce jour parut long à sa tendre impatience ! La nuit vint enfin. Minuit sonne ; tout dort dans l’hôtel. Élisa, couverte d’un voile, soutenue par Corine, descend un escalier dérobé qui mène au jardin, et du jardin dans une rue de traverse. Une voiture de place les y attendait, et les a conduites à la prison où le malheureux Alcidor expiait le crime d’être aimé.

L’or qui ouvrit à Jupiter la prison de Danaé, rendit encore une fois ce service à l’amour. Le gardien de cette prison était jeune ; il ne put résister à une bourse de louis offerte de la main de Corine.

À la lueur d’une faible lumière que porte devant elle le sinistre messager, Élisa traverse une longue voûte, et descend un escalier rapide qui la conduit à un souterrain dont les filles de Minée tapissent les humides murailles. — L’effroi, l’horreur glacent ses sens, mais l’amour soutient son courage : elle avance ; une porte est devant elle ; le geôlier soulève avec effort une barre de fer ; une clef monstrueuse fait frémir trois fois l’oreille du bruit de la serrure, et la porte tourne en grinçant sur ses gonds rouillés. Élisa se précipite et tombe évanouie dans les bras d’Alcidor, qui s’était avancé, inquiet de savoir ce qu’on lui voulait à cette heure de la nuit. — Les sels que lui fit respirer Corine furent moins efficaces pour la rendre à la vie que la voix d’un amant adoré. Élisa reprit ses sens ; Corine et le geôlier s’éloignèrent après avoir fermé sur eux la terrible porte. « Est-ce vous, Élisa ? dit en se précipitant à ses genoux l’infortuné jeune homme ; mes yeux ne me trompent-ils pas ? en quel lieu vous revois-je, et par quel prodige de générosité, de bienfaisance et de courage avez-vous pénétré dans ce gouffre du désespoir ? Quel dieu vous a conduite jusqu’à moi ? — L’amour, Alcidor, l’amour par qui je vis ; mais toi, mon doux ami, de quel œil revois-tu cette Élisa, la cause de tes souffrances ? — Que parles-tu de souffrances, femme adorée, est-il une éternité que je ne crusse payée mille fois par l’instant où je vis ! Oh ! maîtresse de mon cœur ! laisse-moi bénir l’injustice de tes parents, puisqu’elle me vaut aujourd’hui le bienfait de ta présence. » Après les premiers épanchements d’une mutuelle sensibilité, Élisa porta ses regards autour d’elle. Tout entière à l’amour, elle n’avait encore vu qu’Alcidor. De quelle amertume son cœur fut abreuvé en examinant les objets qui s’offraient à sa vue ! Ses yeux se remplissaient de pleurs. — « Je surprends le secret de tes larmes, dit-il en essuyant les beaux yeux de son amie ; mais rien de ce que tu vois n’existe pour moi en ce moment ; le charme de ta présence agit sur tous les objets comme il agit sur mon cœur. Quel palais du plus puissant monarque vaudra jamais le séjour où s’exhale le souffle d’Élisa ! — Oui, mon ami, je partage cette ravissante illusion : ce n’est plus un cachot affreux, c’est le temple même de l’amour. Parents orgueilleux et barbares, il faut, dites-vous, un nom, de la fortune, des honneurs pour prétendre à ma main ; mais l’amour suffit à mon cœur. Alcidor, c’est à moi de réparer les maux dont je suis cause, c’est à l’amante à faire oublier les torts involontaires de celle qu’un absurde préjugé place au-dessus de toi. Le sentiment n’admet point ces puériles distinctions ; il est au-dessus des vaines institutions des hommes ; il commande tous les sacrifices, même celui de la pudeur (le seul véritablement pénible), lorsque c’est au véritable amour qu’ils sont offerts : libres tous deux, le seul bien dont je croyais alors pouvoir disposer, mon cœur, fut le prix du tien ; esclaves aujourd’hui, c’est ma personne que je viens t’offrir. Oui, mon Alcidor, je suis à toi, j’y veux être : que ces voûtes affreuses répètent nos serments, et que cette lampe funèbre soit pour nous le flambeau d’hyménée. »

Avant de donner à ce tableau le coloris dont il est susceptible, essayons d’esquisser les personnages et le lieu de la scène ; peignons-nous Élisa sous la figure qu’une imagination mélancolique choisirait pour représenter la Volupté. Une physionomie dont le charme se compose de la délicatesse des traits et de cette expression touchante qui les anime ; un teint où triomphent habituellement les lys, mais où brille à la plus légère émotion le plus tendre incarnat de la rose ; de ces yeux bleus à demi voilés, où languit le désir ; de longs cheveux blonds qui tombent en flots d’argent sur ses épaules et sur un sein dont l’indiscrète élasticité trahit la forme enchanteresse ; une taille noblement élancée, une main charmante, un pied furtif ; telle est Élisa. À ses genoux, Alcidor, dont les chagrins n’ont altéré la fraîcheur et la délicatesse des traits que pour y substituer ces empreintes de la douleur, ces traces de larmes, ces regards sombres et touchants, attraits plus chers au cœur de son amante que ceux dont ils ont pris la place.

Qu’il est cruel de se représenter la jeunesse, la beauté, les grâces dans l’asile du crime, au fond d’un cachot étroit qu’éclaire à regret d’une flamme inégale et sombre une lampe suspendue à sa voûte ; où pour tous meubles on voit quelques vases de terre, une table chancelante, un lit de douleur ; où le malheureux, qui gémit sans être entendu, n’a pour spectacle que de noires murailles, pour espoir qu’une porte de fer !

C’est cependant cet affreux séjour que l’amour transformait en Élysée aux yeux d’Alcidor et de sa maîtresse : elle était assise sur la paille humide et rare qui couvrait un misérable grabat ; Alcidor, prosterné à ses genoux, s’enivrait du plaisir de la contempler. Que devint-il lorsqu’il reçut de sa bouche l’aveu de son bonheur ? « Puissances du ciel, s’écria-t-il, vous n’aviez pas préparé mon âme à cet excès de félicité ! Comment des profonds abîmes du désespoir s’élancera-t-elle jusqu’à l’idée du bien suprême qui lui est offerte ? Ô ma divine amie (car tu n’es pas une mortelle, il n’appartient qu’à la divinité de récompenser comme toi) ! est-il bien vrai que tu permettes à ton Alcidor d’élever ses regards jusqu’à toi ? et ne doit-il pas, quand ta grande âme l’oublie, se ressouvenir des lieux ?… — Je ne vois qu’un temple et mon amant, interrompit Élisa en relevant Alcidor et le pressant contre son sein ; dans tout autre temps, dans tout autre lieu, j’aurais des armes contre mon cœur ; je n’en ai pas ici : tout me parle de sacrifices, d’amour et de reconnaissance ; tout me ramène à toi, tout conspire à te livrer Élisa. » L’amoureux prisonnier avance un bras timide où s’enlace son amie ; il l’attire doucement sur ses genoux, et sent avec transport sa tête charmante reposer contre son sein ; il abandonne la sienne à l’instinct qui le dirige, et leurs bouches s’unissent. Cette étincelle électrique fait circuler des torrents de feu dans les veines d’Alcidor, en même temps qu’elle allume une flamme plus douce et plus pure au sein d’Élisa ; l’âme de l’un s’embrase, celle de l’autre se fond, pour ainsi dire, au brasier de l’amour. « Mon doux ami, dit-elle d’une voix tendre, nos âmes se sont touchées, se sont unies sur nos lèvres : qu’elles ne soient jamais séparées ! Entendez, grands dieux, le serment que je fais de consacrer toute ma vie, tout mon être, au bonheur de celui que je rends en ce moment l’arbitre de ma destinée ! » En disant ces mots, son cou d’ivoire, abandonné à son propre poids, reposait sur un des bras de son amant, dont l’œil avide, mettant à profit la position, plongeait sous la mousseline légère, et s’enivrait du plaisir de contempler les trésors d’une gorge admirable. Son cœur est dans ses yeux ; il ne peut l’arracher au spectacle de tant de beautés. Attentive aux moindres impressions de son amant, Élisa jouit du ravissement qu’elle procure ; c’est dans Alcidor qu’elle vit, c’est de son bonheur qu’elle est heureuse, et son âme brûlante communique à ses sens la chaleur dont ils seraient privés sans elle. Son cœur seul a soif d’amour. On dirait, en voyant sa figure angélique, qu’un être céleste a pris une forme humaine, et que l’enveloppe participe de la divinité qu’elle recèle. Sa belle âme semble empreinte dans chacun de ses traits ; elle erre avec le sourire sur ses lèvres de rose, elle s’exhale avec son haleine, elle brille dans l’expression de son regard, soit qu’il s’attache à la voûte funeste, soit qu’il retombe sur son amant. Élisa ne désire rien au-delà du bonheur dont elle jouit ; pour elle un baiser est la félicité suprême. Mais la tempête des désirs poursuit son ravage dans le cœur d’Alcidor : sa bouche enflammée se colle à des lèvres qu’il dessèche à force de baisers. Heureuse de sentir son cœur battre sous la main d’un amant, Élisa retient cette main fortunée sur le sein qui la repousse, et soupire ces douces paroles : « Sens-tu, mon bien-aimé, comme ce cœur palpite, comme il s’élance vers toi, comme il appelle cet autre cœur fait pour s’unir à lui[1] ?… — Élisa ! mon Élisa ! s’écrie d’une voix entrecoupée l’amoureux prisonnier, la soif du bonheur me tue, tes faveurs m’enivrent, et mon âme ne peut plus suffire à sa félicité ! » En disant ces mots, il se laisse aller dans les bras tremblants de son amante, qui n’oppose à l’impétuosité de ses désirs que la molle résistance de la pudeur. Déjà ce couple fortuné touche au moment du suprême bonheur. La foule des amours, non cette troupe libertine que le dieu de Lampsaque traîne à sa suite, mais le cortége aimable de l’enfant de Gnide, voltige autour du lit nuptial ; les uns sèment de roses la paille grossière qui frémit amoureusement sous le poids de la volupté ; d’autres allument leurs flambeaux à la lampe sépulcrale, et font naître, pour la première fois, la clarté des cieux dans l’asile des ténèbres, tandis que les plus assidus autour de nos amants augmentent et partagent l’ivresse qu’ils inspirent. « Bonheur !… plaisir !… Élisa ! dit Alcidor dans la plus violente émotion, que votre présence est délicieusement pénible ! Mon âme m’abandonne ; elle s’élance vers toi… Ô ma bien-aimée, prends toute ma vie !… »

Albane, où sont tes pinceaux ? Viens essayer de rendre ce tableau divin ; mais ta touche voluptueuse et légère voudrait en vain saisir et fixer l’expression ravissante de la tête d’Élisa, Comment peindre ses yeux dont les feux mourants s’éteignent dans les plus douces larmes ? Comment rendre à la fois dans son regard l’expression passagère de la douleur et le charme continu de la sensibilité ? Sur sa bouche le sourire incertain, le désir égaré, les soupirs brûlants ? Comment exprimer dans tous ses traits je ne sais quel charme mélancolique qui ne se manifeste aux yeux que par les douces larmes dont il les remplit ? Tant de beautés, Albane, sont au-dessus de ton art.

Mais enfin, la volupté a conduit nos amants par toutes les gradations du plaisir à cette crise, à ce moment de fougue et d’ivresse, dont l’âme se fatigue à saisir l’imperceptible existence, et dont le charme est peut-être surpassé par celui qui lui succède. Cette douce agonie des désirs est en même temps le triomphe de l’amour et celui d’Élisa : elle prolonge le délire de son heureux amant expirant dans ses bras. Quels doux gémissements elle mêle à ses soupirs ! quels longs baisers elle imprime sur sa bouche entr’ouverte !… Alcidor renaît, et ses premiers regards s’attachent avec ravissement sur sa maîtresse adorée. Insensiblement de part et d’autre l’ivresse se dissipe, l’âme se repose dans le silence des désirs, et des heures absorbées dans l’amour se passent à leur insu dans le mutuel épanchement d’un entretien plein d’intérêt, de confiance et d’abandon.

La nuit était presque entièrement écoulée, et nos prisonniers, qui ne croyaient pas avoir épuisé les deux heures dont le geôlier leur avait assuré la jouissance, s’abandonnaient sans inquiétude au plaisir de se trouver ensemble ; un faible rayon de lumière pénétrant l’épaisseur des murs du souterrain à travers une ouverture oblique pratiquée dans la voûte, vint dissiper cette douce erreur. La montre d’Élisa consultée, il est quatre heures… et Corine et le geôlier ne viennent pas ouvrir. Alcidor se désespère, et la tendre Élisa se trouve heureuse de partager les fers de celui qu’elle aime.

Peut-être le lecteur retrouvera-t-il dans le tableau suivant ce qui manque à celui-ci.


  1. C’est fort bien fait à Élisa d’avoir lu la Nouvelle Héloïse ; mais dans quel instant s’avise-t-elle d’avoir de la mémoire ? (Note de l’éditeur.)