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La Grande Escarboucle

La bibliothèque libre.
Traduction par E.A. Spoll.
Contes étrangesMichel Lévy Frères (p. 275-293).


LA
GRANDE ESCARBOUCLE



Une fois, il y a longtemps de cela, une petite troupe de voyageurs se reposait, à la tombée de la nuit, sur le versant aride d’un contre-fort des montagnes Blanches, après avoir infructueusement cherché durant tout le jour la pierre mystérieuse connue sous le nom de la grande escarboucle.

Ce n’était ni l’amitié, ni l’esprit d’association qui les avait rassemblés dans ce lieu sauvage, mais simplement le hasard et chacun cherchait ce trésor pour son compte personnel. Cependant le sentiment de la solidarité humaine fut assez puissant pour les engager à s’entr’aider dans la construction d’une hutte qu’ils fermèrent au moyen de branches d’arbre couvertes de feuillage. Puis ils préparèrent un grand feu avec les éclats de pins que charriait la petite rivière auprès de laquelle ils s’étaient établis pour passer la nuit.

Un seul d’entre eux, peut-être, restait assez étranger au charme de cette sympathie si facile à naître entre voyageurs. Il était trop absorbé par l’objet de sa recherche pour ne pas voir sans indifférence des visages humains, même au milieu de l’effroyable solitude où il les avait rencontrés.

Cet endroit était séparé de toute habitation par un vaste désert ; d’un côté se dressait une sombre chaîne de montagnes, revêtue de pins jusqu’au tiers environ de son altitude, et dont les pies hérissés, s’enfonçant dans les nuages, semblaient menacer le ciel ; de l’autre on voyait follement bondir dans son lit encaissé la torrentueuse rivière, dont les mugissements se mêlaient aux sourdes rafales du vent.

Lorsqu’ils eurent achevé de construire la cabane, nos chercheurs d’aventures étalèrent leurs provisions sur une petite plate-forme de granit et se les partagèrent dans une fraternelle agape, en attendant l’heure où, de nouveau rendus à leur préoccupation personnelle, ils redeviendraient étrangers l’un à l’autre.

Ils étaient là sept hommes et une jeune femme. Engourdis par le froid humide de la nuit, ils se pressaient autour d’un feu pétillant dont la flamme éclairait en plein leur wigwam improvisé, se jouait capricieusement sur leurs visages, reflétant sur la paroi du rocher leurs silhouettes amplifiées, et qui semblaient de gigantesques caricatures.

Le plus âgé de la troupe était un homme de haute taille, très-maigre, vêtu de peaux d’animaux et qui portait avec tant d’aisance ce sauvage costume que l’on comprenait à première vue qu’il n’avait dû longtemps avoir d’autre compagnie que celle des loups, des daims et des ours. Il était du nombre de ces infortunés qui, au dire des Indiens, sont dès l’enfance atteints d’une folie particulière, qui consiste dans une perpétuelle recherche de la grande escarboucle. Tous ceux qui avaient en l’occasion de visiter cette région le connaissaient sous le nom de Chercheur ; personne ne se souvenait de l’avoir vu commencer son éternelle exploration, et on en avait fait le héros d’une légende qui prétendait qu’en punition de son avarice il avait été condamné à chercher éternellement la pierre mystérieuse, errant dans ces montagnes jusqu’à la fin des temps, enfiévré d’espérance au lever du soleil et plongé chaque soir dans le désespoir.

Près de ce malheureux était assis un petit vieillard dont le chef était couvert d’un chapeau rond de forme élevée, ressemblant assez à un creuset. Né sur l’ancien continent, le docteur Cacophodel, c’est ainsi qu’on l’appelait, était devenu plus sec et plus ridé qu’un parchemin, à force de rester exposé aux vapeurs délétères qu’exhalaient ses fourneaux et ses cornues, alors qu’il consumait sa vie dans les stériles recherches de l’alchimie. On prétendait, je ne sais si c’était vrai, qu’il avait, dans l’ardeur d’une suprême expérience, mélangé le plus pur de son sang à des ingrédients d’un prix inestimable, et qu’il fallait attribuer à ce sacrifice étrange la décoloration de sa peau.

Après lui venait maître Ichahod Pigsnort, gros marchand de Boston et l’un des premiers adeptes de l’église de Norton. Ses ennemis faisaient courir sur son compte un bruit singulier ; on prétendait que chaque matin, après la prière, maître Pigsnort avait coutume de se rouler tout nu sur un monceau de vieux shillings du Massachusetts.

Le quatrième personnage ne disait son nom à personne. Un rire sarcastique et silencieux plissait à tout moment sa joue à moitié cachée par une énorme paire de lunettes.

On ne connaissait pas davantage le nom de son voisin, et c’était fâcheux, car il avait toute l’allure d’un poëte. Ses yeux brillaient sur un visage hâve, et il n’avait que la peau sur les os ; ce qui n’avait rien d’étonnant si, comme on le prétendait, il ne se nourrissait que de brouillard étendu sur une épaisse tranche de nuage et assaisonné d’un rayon de lune. Ce qu’il y avait de certain, c’est que sa poésie se ressentait de ce régime.

Un peu plus loin, et à l’écart, se tenait le sixième voyageur. C’était un jeune homme de fière mine, porteur d’un superbe chapeau à plumes et d’un habit dont les riches broderies étincelaient au moins autant que la poignée de son épée enrichie de pierreries. Le lord de Vère, tel était son nom, avait dépensé sa vie et une grande partie de sa fortune à rechercher dans les parchemins poudreux de ses ancêtres et dans mille autres endroits tout ce qui pouvait flatter l’orgueil et la vanité qu’il tenait en héritage de ses pères.

En dernier lieu, se tenaient côte à côte un beau garçon et sa compagne, tous deux en habits villageois. La jeune femme, fraîche et délicate personne, joignait au doux abandon d’une nouvelle épousée la chaste réserve des vierges. Son nom était Anna et celui de son mari Mathieu : deux noms simples comme ceux qui les portaient.

Donc cette réunion de personnages si différents les uns des autres, sous un toit unique et autour du même feu, était si préoccupée de l’objet de la recherche commune, que tous les sujets de conversation qu’ils abordèrent y furent insensiblement ramenés, et que la grande escarboucle finit par accaparer entièrement leur attention.

Plusieurs racontèrent quelles circonstances les avaient amenés là ; l’un, qui venait d’un pays fort éloigné, avait entendu les récits d’un voyageur ardent de la contempler, il était parti bien résolu à ne revenir qu’après avoir contenté son envie ; l’autre avait été pris de la même fièvre en lisant la relation du capitaine Smith, témoin oculaire des splendeurs de la grande escarboucle ; un troisième, étant campé à plus de quatre milles des montagnes Blanches, avait vu en songe le colossal diamant lui apparaître, semblable à un météore, si brillant que l’ombre des grands pins fuyait devant lui. Ils parlèrent ensuite des innombrables tentatives qui avaient été faites, toujours sans succès, pour découvrir le lieu de son gisement. Un observateur quelque peu attentif eût pu remarquer cependant que chacun, en souriant à la folie de ses prédécesseurs, et paraissant encourager les espérances de ses voisins, nourrissait le secret espoir qu’il serait le seul favorisé par le sort dans cette aventureuse recherche.

Quelques-uns, pour attiédir leurs concurrents, se faisaient l’écho des traditions indiennes qui rapportaient qu’un malin esprit veillait sur la pierre merveilleuse, et ensorcelait tous ceux qui tentaient de s’en approcher, soit en les transportant de pic en pic jusque sur les sommets les plus élevés des montagnes Blanches, soit en faisant surgir d’un lac d’épaisses vapeurs qui les enveloppaient et les forçaient d’errer au hasard. Mais ce conte n’obtenait aucune créance. Ils étaient tous trop intimement persuadés que la véritable cause de l’inutilité des recherches tentées jusque-là ne provenait que du manque de sagacité et de persévérance de ceux qui avaient tenté l’entreprise.

Durant un moment de silence, l’homme aux grandes lunettes, après avoir promené sur ses compagnons le sourire railleur qui semblait stéréotypé sur sa vilaine figure :

— Chers camarades, leur dit-il, nous sommes ici sept hommes doués de raison, plus une charmante personne, non moins raisonnable qu’aucun de nous, je suppose ; tous nous sommes animés de la même convoitise ; ne serait-il pas intéressant que chacun de nous déclarât ce qu’il se propose de faire de la grande escarboucle, s’il a le bonheur de la trouver, et, pour commencer, quels sont les projets qu’a formés notre ami la peau d’ours, depuis le temps qu’il la cherche dans les moindres anfractuosités des montagnes Blanches ?

— Ce que j’en ferais ? s’écria le vieux chercheur avec amertume ; allez, je ne songe point à en tirer de puériles jouissances. Il y a longtemps que cette folle idée m’est passée. Mais je reste fidèle à la recherche de cette pierre maudite, parce que cette ambition de ma jeunesse est devenue pour mon âge mûr une nécessité. Grâce à elle, j’ai conservé ma force, mon énergie, la vigueur de mes membres et la chaleur de mon sang. Si je l’abandonnais un seul jour, je tomberais pour ne plus me relever. Aussi, pour n’avoir pas sans motif gaspillé mes beaux jours, je conserve intacte ma foi dans le succès, et si je la trouve, la grande escarboucle, je l’emporterai dans une caverne dont seul je connais le secret ; et là, je mourrai la tenant dans mes bras, lui faisant de ma dépouille un éternel linceul.

— Malheureux, tu n’as donc aucun souci de la science ? repartit le docteur Cacophodel avec une indignation véritablement comique ; va, tu n’es pas digne de contempler, même de loin, l’éclat éblouissant de la pierre la plus précieuse qui soit jamais sortie du mystérieux laboratoire de la nature. L’amour de la minéralogie est le seul but pour lequel un homme sensé puisse désirer la possession de la grande escarboucle. Pour moi, cette trouvaille doit être le couronnement de ma carrière scientifique. Je retournerai ensuite en Europe, et j’emploierai le reste de mes jours à l’analyser pour obtenir le secret de sa formation. J’en réduirai une partie en poudre impalpable, une autre sera mise en dissolution dans plusieurs acides, et ce qui restera sera déposé dans des creusets ou sous des chalumeaux pour être traité par la chaleur et par l’électricité. C’est bien le moins qu’avec ces divers moyens j’arrive à une analyse exacte dont je consignerai les moindres détails dans un énorme in-folio.

— Bravo ! s’écria l’homme aux lunettes, voilà qui est bien parlé. Aussi ne devez-vous pas hésiter, savant docteur, à pulvériser, dissoudre et fondre cette pierre merveilleuse, pour que vos petits-neveux apprennent dans votre grand ouvrage comment on élabore une escarboucle.

— Cependant, dit maître Ichabod Pigsnort, j’objecterai pour ma part que la pierre ainsi traitée n’aurait plus aucun prix. Or je vous avouerai franchement, messieurs, que mon intention n’est pas de diminuer sa valeur marchande. J’ai quitté, pour venir ici, ma maison de commerce, dont j’ai laissé la conduite à mes commis, livrant ainsi mon crédit à tous les hasards. Bien plus, j’expose chaque jour ma vie au milieu des peuplades indiennes, et le salut de mon âme en poursuivant un but que ma congrégation ne considère pas comme très-orthodoxe ; eh bien, pensez-vous que je fasse volontairement un tort si grave à ma réputation, à mes affaires ; que je risque d’être tué et, qui pis est, damné, sans la chance d’un profit raisonnable ?

— Non, pieux Pigsnort, fit l’homme aux lunettes, je ne vous crois point capable d’une si grande folie.

— Vous pouvez en être assuré, reprit le marchand ; aussi, si je trouve la grande escarboucle et qu’elle ait seulement la centième partie de la grosseur et de l’éclat qu’on lui attribue, elle sera encore bien supérieure au fameux diamant du Grand Mogol, dont le prix est inestimable ! Or je m’embarquerai alors pour l’Europe : j’irai en Angleterre, en France, en Espagne, en Italie, en Turquie, et je vendrai ma pierre au potentat qui mettra la plus forte enchère. Tel est mon plan ; si quelqu’un de vous en a un meilleur, qu’il l’expose.

— Ainsi ferai-je, s’écria le poëte, homme sordide qui ne connais d’autre éclat que celui de l’or, et qui ne rêves de posséder cette merveilleuse pierre que pour l’échanger contre un monceau de guinées. Moi, si je la trouve, je la cacherai soigneusement sous mon manteau, puis je retournerai toujours courant jusque dans ma petite chambre de Londres. Là, jour et nuit, je la couverai de l’œil, mon âme s’épanouira dans sa contemplation, et son doux éclat se reflétera dans chacun de mes vers, si bien que, lorsque depuis longtemps j’aurai disparu de ce monde, il entourera mon nom comme d’une auréole.

— Bien dit, poëte ! s’écria le porteur de lunettes ; mais songes-y bien, si tu la caches sous ton manteau, elle brillera à travers les trous nombreux et te fera ressembler, durant la nuit, à un feu follet.

— Quelle pitié ! murmura le lord de Vère se parlant à lui-même, comme s’il eût dédaigné de s’adresser à ses humbles compagnons ; penser que cet être déguenillé parle d’emporter la grande escarboucle dans une mansarde de Grub-street ! n’est-il pas plus convenable que ce beau diamant aille orner la grande salle du château de mes ancêtres ? Là, durant des siècles, il resplendira, faisant de la nuit le jour, sur les armures, les bannières, les écussons appendus aux murailles. Inutile à ces chercheurs d’aventures, la grande escarboucle éternisera la mémoire des héros de ma race, et sur le diadème des plus puissants souverains elle ne fera pas si bonne figure que dans la grande salle des lords de Vère !

— C’est là penser avec noblesse, dit obséquieusement le railleur ; cependant, si je puis me permettre une observation, il me semble que cette pierre unique ferait mieux suspendue en guise de lampe sépulcrale dans le caveau des ancêtres de votre seigneurie, que dans la grande salle du château.

— Eh bien, moi, interrompit Mathieu, le jeune campagnard qui était assis auprès de la jeune femme et tenait sa main dans les siennes, moi je suis d’avis que le gentilhomme a trouvé le véritable emploi de la grande escarboucle. Anna et moi, nous sommes à sa recherche précisément dans l’intention de la faire servir au même usage.

— Oh ! fit sa seigneurie surprise, et dans quel château la placeras-tu ?

— Si ce n’est dans un château, ce sera dans une chaumière, mais une chaumière aussi plaisante qu’aucun château du monde. Vous saurez, mes amis, qu’il y a huit jours à peine que nous sommes époux, et que dès le lendemain nous nous sommes mis à la recherche de la grande escarboucle, parce que sa lumière nous sera précieuse durant les longues veillées d’hiver. Puis, ce serait une si belle chose à montrer à nos voisins ! elle éclairerait toute notre maison, de sorte que nous pourrions trouver une épingle dans les coins les plus éloignés, et que du dehors on verrait resplendir nos fenêtres comme si notre foyer était perpétuellement bourré de pommes de pin. Enfin si l’un de nous vient à se réveiller la nuit, au lieu d’être plongé dans l’ombre, il pourra contempler la figure de ce qu’il aime le mieux au monde.

Les chercheurs d’aventures ne purent se défendre d’un sourire, à l’exposé des naïfs projets que faisait le jeune couple sur cette pierre inestimable, dont les plus grands monarques de la terre eussent été fiers d’orner leur bandeau. Mais l’homme aux lunettes avait jeté sur les nouveaux époux un regard si ironiquement malveillant que Mathieu, impatienté de l’expression du vieillard, lui demanda, non sans un peu de brusquerie, ce qu’il comptait faire à son tour de l’objet de ses recherches.

— La grande escarboucle ! répondit le cynique d’un ton méprisant, mais, imbéciles que vous êtes ! est-ce qu’il existe une pareille merveille dans la nature ? J’ai marché plus de trois cents milles, j’ai résolu de poser le pied sur chacun des pics des montagnes Blanches, de passer ma tête dans la moindre anfractuosité, de pénétrer dans toutes les cavernes, dans l’unique but de prouver à tous les hommes que cette fameuse pierre n’est qu’une immense mystification.

Les motifs allégués par nos chercheurs d’aventures étaient pour la plupart bien vains et bien futiles, mais ne valaient-ils pas mieux, après tout, que l’amère raillerie de l’homme aux grandes lunettes ? C’était un de ces êtres malheureux qui, méprisant toutes les belles aspirations de l’humanité, changeraient, s’ils le pouvaient, les divines clartés des cieux en une obscurité profonde, comme celle dont leurs âmes sont enveloppées. Triste condition que celle de ces êtres qui, prétendant ramener l’homme au niveau de la brute, sont les éternels contempteurs de tout ce qui dépasse les bornes de leur froide imagination !

Cependant les dernières lueurs du feu qui commençait à s’éteindre faute d’aliment avertirent les voyageurs qu’il était temps de profiter du reste de la nuit et de chercher dans un sommeil réparateur de nouvelles forces pour leurs pérégrinations du lendemain. Chacun s’accommoda le mieux qu’il put sur sa couche improvisée, et ferma les yeux pour contempler, au moins en songe, les fulgurants rayons de la grande escarboucle.

Le jeune couple avait élu domicile dans le coin le plus retiré de la hutte, séparé du reste de la compagnie par un rideau de feuillage artistement entrelacé par la jeune femme. C’était une chambre nuptiale digne de nos premiers parents, et dans laquelle ils s’endormirent bientôt d’un profond et paisible sommeil, leurs mains unies en une tendre étreinte.

Le lendemain matin, tous deux s’éveillèrent en même temps, se souriant l’un à l’autre, et, se souvenant du lieu où ils se trouvaient, ils regardèrent à travers les interstices du feuillage pour voir leurs compagnons ; mais la cabane était déserte, et ceux-ci étaient sans doute partis depuis longtemps.

— Debout, mon cher Mathieu, cria la petite femme, ces étrangers sont déjà loin. Levons-nous vite, si nous ne voulons perdre la grande escarboucle.

En effet, les vapeurs du matin, combattues par l’influence bienfaisante du soleil, s’ébranlaient lentement et commençaient à fuir en longues traînées blanchâtres tout le long de la vallée. Les deux jeunes gens, après une toilette sommaire faite à la hâte dans les ondes limpides et fraîches du torrent, prirent un frugal repas assaisonné par la bonne humeur, et se levèrent simultanément pour se préparer à gravir la montagne, légers et dispos comme deux jeunes daims.

Doux emblème de l’amour conjugal, ils escaladaient péniblement les rochers en se prêtant un mutuel appui ; enfin, après quelques petits accidents qui signalent d’ordinaire ces sortes d’ascensions, tels qu’une robe déchirée, un soulier fendu, les longs cheveux d’Anna pris dans un buisson, ils atteignirent la dernière limite de la forêt, et dès lors leur montée devint plus pénible et plus périlleuse. Jusque-là leurs regards s’étaient arrêtés avec complaisance sur les arbres, dont le feuillage les récréait et dont l’ombre protectrice les garantissait de la trop grande clarté du jour ; aussi s’arrêtèrent-ils avec découragement en mesurant de l’œil cette vaste région qui leur restait à parcourir, hérissée de rochers entièrement nus, livrée au choc de tous les vents contraires et brûlée par les rayons ardents du soleil. Ils jetèrent un regard désolé sur la route ombreuse qu’ils avaient suivie, hésitant à s’engager dans ces solitudes désolées.

— Irons-nous plus loin ? demanda Mathieu, passant son bras autour de la taille d’Anna, autant pour la soutenir que pour raffermir son courage.

La jeune épouse, toute simple qu’elle fut, était trop femme cependant pour sitôt renoncer à l’espoir de posséder le plus beau des diamants ; le tout pour quelques périls à affronter.

— Montons toujours, murmura-t-elle résolue, quoiqu’un peu tremblante et tournant vers le ciel des yeux qui semblaient l’implorer.

— Viens alors, dit Mathieu, faisant appel à toute sa résolution et la soutenant de son mieux, car au dernier moment la jeune femme sentait le courage lui manquer.

Ils traversèrent d’abord une zone stérile dans laquelle croissaient çà et là quelques pins rabougris aux troncs moussus, et qui, malgré les années accumulées sur leurs têtes, n’atteignent jamais plus de trois ou quatre pieds. Ensuite ils s’aventurèrent au milieu d’un amas de fragments granitiques amoncelés les uns sur les autres, à l’instar des monuments tumulaires élevés par les peuples primitifs. L’atmosphère était devenue beaucoup plus froide, et rien de vivant n’égayait cette région, comme si la nature, lassée de les accompagner, eût refusé de leur tenir plus longtemps compagnie. Réfugiée dans les derniers arbustes de la forêt, cette mère des humains semblait jeter de loin un dernier adieu à ses aventureux enfants ; mais bientôt elle disparut même à leurs regards dans la personne d’un maigre buisson, et ils ne virent plus qu’un léger brouillard qui s’étendait au-dessous d’eux, montant lentement des profondeurs de la vallée, jusqu’à ce qu’il eût atteint leurs pieds, où, se condensant alors en une épaisse et large nappe, il prit l’apparence d’un terrain mouvant sur lequel ils semblaient marcher. Puis, montant toujours, la brume les enveloppa tous deux, dépassa leurs fronts, et s’enroulant autour des pics, cacha presque aussitôt à leurs regards le faîte de la montagne et le ciel vers lequel ils tournaient vainement les yeux pour s’orienter.

Leur courage n’était point abattu, mais les forces d’Anna commençaient à s’épuiser et sa respiration devenait de plus en plus pénible. Elle ne voulait point que son mari la soutint, et deux ou trois fois elle chancela et ne se retint que par un effort de suprême énergie. Enfin, vaincue par la fatigue, elle s’affaissa sur un quartier de roc.

— Nous sommes perdus, ami, dit-elle tristement, jamais plus nous ne retrouverons le chemin de la vallée. Nous aurions été si heureux dans notre petite chaumière !

— Cher cœur, nous pouvons l’être encore, dit Mathieu. Tiens, vois de ce côté, le soleil qui perce le brouillard va nous permettre de nous diriger. Retournons sur nos pas et ne songeons plus à la grande escarboucle.

— Tu te trompes, répondit Anna découragée, le soleil ne doit pas se trouver de ce côté, il ne peut être plus de midi, et si nous pouvions apercevoir le soleil, ce serait au-dessus de nos têtes et non dans cette direction.

— Mais regarde, fit Mathieu d’une voix légèrement altérée, cela brille comme du feu à certains moments. Si ce n’est le soleil, qu’est-ce que cela peut être ?

La jeune femme, obligée de se rendre à l’évidence, aperçut alors une lueur rougeâtre et très-intense qui perçait le brouillard. En même temps, le sommet de la montagne commença à se dégager des nuages qui l’entouraient ; puis, comme si la création fût sortie pour la seconde fois du chaos, chaque objet, sortant peu à peu de l’épaisseur des brumes environnantes, prit insensiblement une forme plus arrêtée. Un scintillement à leurs pieds leur fit apercevoir un petit lac calme et limpide qui semblait une large piscine creusée dans le rocher par la main de l’homme, tant ses bords étaient unis et réguliers. Ce scintillement se changea presque aussitôt en un éblouissant reflet qui, les forçant de relever la tête, les mit face à face avec le splendide rayonnement d’un astre mystérieux et terrible, placé sur le sommet d’une colline arrondie, et dont le miroir des eaux reflétait les feux étranges. C’était la grande escarboucle que le hasard livrait à leur naïve admiration.

Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, effrayés du succès de leur entreprise ; car, au souvenir de la légende, ils comprirent qu’ils étaient les élus du destin, et leur naïve conscience fut troublée de ce bonheur.

Combien de fois, dans leurs rêves juvéniles, avaient-ils vu briller comme un phare lointain cette pierre magique ! et voilà que tout à coup elle faisait jaillir ses rayons sur eux dans toute l’intensité de son éclat, se réflétant sur leur visage, sur la surface du lac tranquille et jusque sur le brouillard matinal qui fuyait devant sa puissante lumière.

Quand le premier moment de la surprise fut passé, ils regardèrent autour d’eux, et un nouvel objet détourna leur attention : c’était un homme à genoux au pied de la colline et les deux bras étendus vers elle, comme s’il eût voulu l’embrasser tout entière ; ses yeux tournés vers la pierre semblaient s’enivrer de ses rayons, mais il était immobile comme une statue.

— C’est le Chercheur, dit tout bas Anna, serrant involontairement le bras de son mari ; Mathieu, je crois qu’il est mort.

— C’est la joie qui l’a tué, répondit le jeune homme en tremblant de tous ses membres peut-être que l’éclat de la grande escarboucle donne la mort à ceux qui l’approchent.

— La grande escarboucle, fit derrière eux une voix moqueuse, la grande blague, vous voulez dire ; eh bien, si vous l’avez trouvée, montrez-la moi.

Ils se retournèrent et virent l’homme aux prodigieuses lunettes regardant fixement le lac, la colline et la merveilleuse pierre elle-même, sans plus l’apercevoir que si la brume épaisse qui tout à l’heure les environnait s’était interposée entre elle et lui. Placé en face de l’évidence, il la niait de la meilleure foi du monde.

— Voyons, répéta-t-il, où est-elle votre grande blague ? Je vous défie de me la faire voir.

Probablement la couleur de ses lunettes remplissait pour lui l’office de ces verres noircis au moyen desquels on a coutume d’observer les éclipses de soleil, car, sur l’observation que lui en fit Mathieu, il les ôta brusquement et, fixant résolument la flamme incandescente de la grande escarboucle, il poussa tout à coup un douloureux gémissement et porta vivement les mains sur ses deux yeux, morts désormais à toute lumière. Depuis longtemps habitué à ne voir tous les objets que par l’intermédiaire de ses lunettes, un seul rayon de ce glorieux phénomène l’avait à tout jamais aveuglé !

— Mathieu, fit la jeune femme en se cramponnant à lui, Mathieu, partons d’ici.

Son mari la soutint, et voyant qu’elle était évanouie, s’agenouilla près d’elle et, trempant ses doigts dans l’eau bienfaisante du lac, la fit revenir à elle en rafraîchissant son visage décoloré.

— Oui, ma bien-aimée, s’écria-t-il en la pressant tremblante sur son cœur, nous allons partir et retourner dans notre humble maison. La lumière bénie du soleil et la douce clarté de la lune suffiront à nous éclairer ; et nous n’ambitionnerons plus d’autre lumière que celle que tout le monde pourra partager avec nous.

Tous deux puisérent alors dans le creux de leurs mains l’onde fraîche et pure du lac, et se désaltérèrent à longs traits de ce cristal liquide ; puis, soutenant le pauvre railleur qui semblait muet depuis son fatal accident, ils descendirent la montagne, après avoir jeté un regard d’adieu sur la grande escarboucle, dont l’éclat diminuait à mesure qu’ils s’éloignaient d’elle.

Il nous reste à parler des autres pèlerins. L’honorable Ichabod Pigsnort, après d’inutiles recherches, considérant la spéculation comme désespérée, prit le sage parti de regagner son beau magasin des docks de Boston. Mais il fut en chemin dévalisé par une troupe d’indiens qui le firent prisonnier et le rendirent à la liberté contre une forte rançon qu’il fut obligé de puiser dans son trésor. En outre, sa longue absence avait mis le désordre dans ses affaires, et il atteignit le terme de sa vie avant d’avoir pu réparer l’échec fait à sa fortune.

Le docteur Cacophodel revint à son laboratoire, chargé d’une prodigieuse quantité d’échantillons minéralogiques qu’il réduisit en poussière, fit dissoudre dans les acides, fondre dans des creusets et soumit à des courants électriques. Après quoi il publia les résultats de ses expériences dans un volume fort lourd dans toutes les acceptions du mot. Il n’eût pas fait mieux s’il se fut agi de la grande escarboucle.

Le poète — ces gens s’abusent tacitement — ayant ramassé un gros morceau de cristal dans une fissure de la montagne, lui trouva toutes les vertus qu’il attribuait à la merveilleuse pierre, et fut heureux, croyant la posséder.

Pour le lord de Vère, il regagna la grande salle de son château et se contenta de l’éclairer, comme par le passé, avec des candélabres. Il alla ensuite, au temps marqué, rejoindre ses honorables ancêtres, et la lueur funèbre des torchères remplaça dans son caveau les feux de la grande escarboucle.

Le railleur, après avoir jeté ses lunettes, désormais inutiles, erra misérablement par le monde, tourmenté du désir insatiable de revoir la lumière, châtiment terrible de l’aveuglement volontaire dans lequel il avait passé la première partie de sa vie. Durant cette longue nuit, il leva bien des fois vers le ciel ses orbites brûlés, tournant instinctivement son visage du côté du soleil, comme un adorateur du feu. Il périt dans le grand incendie de Londres, dans lequel il se jeta, espérant qu’il verrait peut-être un rayon de cette flamme qui montait jusqu’au ciel.

Revenons à nos deux époux : Mathieu et sa femme passèrent ensemble de longues et paisibles années, aimant à raconter à qui voulait l’entendre l’histoire de la grande escarboucle. Mais, sur la fin de leur vie, on n’avait plus grande foi dans cette histoire, car il paraît qu’à peine eurent-ils pris la sage résolution de renoncer à cette pierre merveilleuse autour de laquelle toute chose perdait son éclat, sa splendeur s’évanouit pour toujours. Aussi, lorsque d’autres pèlerins, poussés par la curiosité, parvinrent à l’endroit où les deux époux l’avaient trouvée, ils ne virent plus qu’une pierre opaque dont la surface était recouverte de petites paillettes semblables à du mica.

Suivant une autre tradition, lorsque le jeune couple fut parti, la pierre se détacha d’elle-même du sommet de la colline et tomba dans le lac, au fond duquel on peut encore l’apercevoir à l’heure de midi.

D’autres enfin croient que cet inestimable diamant brille comme par le passé, et que dans les jours d’été on en peut encore contempler l’éclat. J’avoue pour ma part que dans une excursion à travers les montagnes Blanches j’ai vu leurs sommets illuminés d’une merveilleuse lumière, et que légèrement enclin à la poésie, j’ai cru devoir l’attribuer à la grande escarboucle.