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La Grande Famille (J. Grave)/Ch. XI.

La bibliothèque libre.
P.-V. Stock, éditeur (p. 289-310).


XI


La revue d’inspection générale approchait, ayant été annoncée pour la fin de septembre. Le régiment était sens dessus dessous et les gradés déployaient une activité qu’on ne leur avait jamais connue.

Les locaux étaient nettoyés du rez-de-chaussée aux combles : on badigeonnait, on peignait, on lavait, on grattait ; jamais, certes, les officiers et l’administration ne s’étaient occupés de la propreté des bâtiments, du bien-être de leurs hommes avec tant de sollicitude. L’ordinaire s’améliorait… relativement ; l’eau, dans les gamelles, faisait place à quelques légumes !

On ne s’occupait guère des exercices ordinaires, on ne sortait plus des revues.

Un jour, revue des sergents ; un autre jour, revue des officiers de section ; puis revue du capitaine, revue du commandant, et, à tour de rôles, revues du major, du colonel, et enfui des divers commissaires de l’intendance.

Certainement, les hommes étaient em…bêtés de ces déballages et emballages continuels. Toujours sur le qui-vive : astiquer les courroies, fourbir les armes, nettoyer les doublures des vêtements, ils étaient énervés des minuties qu’on leur imposait ; mais leur ennui n’était que l’agacement, produit inévitable d’une occupation désagréable et inutile, tandis que le zèle et l’activité des officiers avaient pour cause leur peur effroyable à la pensée qu’il pourrait échapper quelque chose à leur vigilance, se découvrir quelque accroc au règlement qui, sautant aux yeux du Grand Manitou, leur vaudrait une algarade et des notes défavorables.

Tremblant de déplaire à leurs chefs immédiats, il fallait les voir se faire petits et rampants : le capitaine devant le commandant, le commandant devant le colonel, et celui-ci paradant et faisant le crâne jusqu’à ce que son tour vînt de s’effacer devant un supérieur.

C’est que, pour le simple soldat, une engueulade de plus ou de moins, quelques jours de salle de police n’ont plus rien d’effrayant ; une fois qu’il y a passé, il y est rompu, ne s’en émotionne pas outre mesure ; à la longue le bruit ne l’effraie plus, il laisse tomber l’averse, se secoue et n’y pense plus : cela compte sur le congé, se dit-il !

Mais, pour l’officier, il s’agit de son avancement, de son avenir ; son classement dépend des notes que lui donnera le général. Aussi le désir de monter en grade, d’obtenir la croix pour ceux dont la carrière est à son déclin ou qui sont sur le point d’être mis à la retraite, les appétits et l’ambition, pour tous, font de l’officier, en face de ses supérieurs, l’individu le plus plat qui existe.

Devant un supérieur, il tremble comme un petit garçon récitant au maître sa leçon, il se trouble au moindre froncement de sourcils, ne sait quelles prévenances imaginer pour éviter une remarque désobligeante. Le désir de se concilier les bonnes grâces du Manitou est si impérieux qu’il n’y a pas de bassesse à laquelle il ne se prêtât si celui-ci l’exigeait.

Devant cette couardise intellectuelle et morale, Caragut avait senti croître sa haine pour le militarisme, son mépris pour ce mélange de platitude et d’arrogance qui rend, tour à tour, le même individu, plat et servile vis-à-vis de son supérieur dans l’échelle hiérarchique, brutal et grossier pour les pauvres diables qui restent aux échelons inférieurs.

L’inspection générale avait été passée à Brest quelque temps avant qu’on ne l’annonçât à Pontanezen ; ce jour-là Caragut était de garde à la police du quartier : il se rappelait l’entrée du général, l’empressement, l’obséquiosité des gradés qui se pressaient derrière lui, quêtant un regard, un geste d’approbation.

Il revoyait, entre autres, un petit commandant, rond comme une boule, qui, dans son affolement, sans doute, n’avait pas entendu les trois appels réglementaires que le clairon de garde doit sonner à l’entrée du général dans le quartier, et qui se démenait à la suite du grand chef, se tournant du côté du clairon, portant son pouce à la bouche, le petit doigt écarté, pour lui faire comprendre qu’il devait emboucher son instrument.

Et, en arrière du général, c’était à qui se trémousserait en signes désespérés, soit pour faire enlever un objet non réglementaire ayant échappé à la vigilance de ceux chargés du nettoyage de la cour, soit pour rectifier un alignement défectueux chez les hommes de garde rangés devant le poste.

Raide comme pieu, le général s’avançait ayant à peine daigné jeter un regard sur les officiers qui lui avaient emboîté le pas, ayant, derrière lui, l’air de chiens couchants.

Et, tout en étant au port d’arme, Caragut songeait aux mensonges des écrivains bourgeois lorsqu’ils parlent de l’armée. Il faudrait, se disait-il, que ces messieurs assistassent au spectacle que nous offrent, en ce moment, nos supérieurs ; ou, ce qui vaudrait mieux, qu’ils passent seulement six mois dans la peau d’un simple gribier. En voyant les grandes et petites saletés qui se commettent, peut-être exalteraient-ils moins haut l’honneur, la dignité, les vertus de leurs héros de romans et de poésies militaires.

On a berné le peuple en lui montrant comme un devoir le sacrifice des plus belles années de son existence, consacrées à la défense de la Patrie ! On s’est évertué à couvrir l’armée de fleurs pour mieux en cacher les vices. Il a été tacitement convenu qu’elle était le théâtre de tous les héroïsmes. Et le mot d’ordre a été si bien compris que ceux mêmes qui en sortent ne savent plus démêler si ce sont leurs impressions qui sont vraies ou les déclamations des admirateurs de l’armée. Ils se demandent s’ils ne sont pas en proie à un mauvais rêve, produit de leur imagination surexcitée.

Ce ne sont pas les littérateurs qui souffrent du militarisme, ce sont les militaires eux-mêmes, c’est-à-dire les simples soldats, le bétail humain corvéable à merci. Mais les victimes ne font guère entendre leurs récriminations : qui écouterait les voix discordantes, dans le grand concert de louanges à la gloire des armes ? On imposerait silence à ces grincheux, mauvais soldats, mauvais citoyens, qu’il est impossible de contenter.

Est-ce que tous les écrivains, même ceux teintés de socialisme, Eugène Suë en tête, ne s’accordaient pas à vanter l’harmonie existant dans la « grande famille militaire » ; est-ce que les vieux mélos ne montraient pas le « brave » sauvant la vie de son officier, et celui-ci le sauvant à son tour.

Rentré dans la vie civile « le vieux général » se trouvait aux prises avec des ennemis nombreux et puissants ; on le voyait succomber sous leurs coups ; mais « le vieux brosseur » protégeait les orphelins, les dérobant aux recherches des assassins ; « travaillait de ses mains » pour leur procurer une existence aisée, jusqu’à ce que, ayant déjoué nombre de complots, il parvenait enfin à les faire rentrer dans leur héritage et punissait les spoliateurs.


Certes, une institution qui fournissait de pareils dévouements, méritait le respect de tous, c’était une école d’héroïsme, de courage et d’abnégation, et mal venu aurait été celui qui serait venu affirmer le contraire.

On comprend l’enthousiasme de ceux qui n’ont vu de l’armée, que le dehors, lorsque les armes scintillent au soleil, que flamboient les couleurs du drapeau planant au-dessus des têtes, ses plis bruissant au vent, pendant que résonnent joyeusement les fanfares, que se cambrent les galonnés dans tout l’éclat de leurs parements, de leurs dorures. C’est une mise en scène qui peut éblouir celui qui aime l’éclat, et ne scrute pas les dessous.

Mais ce qu’il faut en rabattre alors que l’on est dans les coulisses ! Si l’armée est loin de relever le moral et d’élargir l’intellect du simple pioupiou, elle est loin de développer des qualités sociales chez l’officier. Partout l’ambition, le désir de paraître, le besoin de briller, l’envie d’éclipser, sont le principal stimulant. Si la servilité peut faire obtenir l’avancement désiré, pourquoi reculer ? À l’armée comme ailleurs, l’empressement, l’aplatissement devant les maîtres sont les plus sûrs garants de leur faveur.

Si l’on y ajoute la morgue que donne l’habitude du commandement, la certitude de n’être jamais contredit, la facilité de se décharger sur les inférieurs de toute la bile et les rancœurs que causent les supérieurs, on comprendra que si le simple soldat fournit le gendarme et le sergot, l’officier fournira facilement le directeur de prison.

Caragut se disait qu’en votant le volontariat d’un an et les vingt-huit jours, la bourgeoisie elle-même venait de faire une brèche à ce mur de mensonges et d’impostures que la convention avait élevé entre le public et l’armée. La bourgeoisie ayant toujours eu dans son sein, des mécontents qui ne craignent pas de lui dire quelques vérités, leur introduction dans l’armée contribuerait à y faire éclore les ferments d’indiscipline qui la détruiront un jour, et qu’en attendant, ayant à en souffrir, ils travailleraient à ruiner, dans le public, cette religion de l’armée.


Tout le régiment était donc en mouvement, et faisait peau-neuve pour se montrer, au général, propre et sans tache. L’inspecteur était annoncé ! Il devait passer la revue de détail dans les chambrées.

Voici en quoi consiste cette revue de détail, que chacun des officiers de tous les grades avait dû faire passer à la fraction qu’il commandait afin de s’assurer que tout était en ordre :

Le soldat place sur le lit son sac, la pattelette rabattue en avant, les courroies déroulées dans toute leur longueur, s’étalant jusqu’au rebord du lit du côté des pieds ; un mouchoir étendu recouvre la pattelette et les courroies, laissant dépasser seulement l’extrémité de celles-ci. De chaque côté du mouchoir, on place un des godillots de la paire de rechange que possède chaque soldat.

Il faut que ces godillots soient en bon état et cirés ; non seulement en dessus, ce qui n’aurait rien d’anormal, mais en dessous, la semelle devant briller et laisser voir les clous du ferrage absolument nets de toute tache de cirage.

Il doit en être ainsi, non seulement aux revues, mais chaque fois que le troupier change de chaussures et qu’il en accroche une paire au mur. Comme en tout ce qui est administratif, sous prétexte de propreté, on pousse les choses à l’absurde.

Sur le mouchoir le soldat doit étaler une chemise de rechange, bien roulée, son bonnet de nuit également roulé et dont il doit éviter de se servir afin de le conserver propre pour les revues, le règlement n’ayant pas désigné de place pour celui en usage au cas où le soldat voudrait s’en servir. On met à côté de la chemise un caleçon et une paire de gants, également roulés. Voilà pour la lingerie.

Il faut ensuite placer la mercerie, fil, peigne, aiguille, étui, ciseaux, dé, etc.

Vient ensuite le bazar à treize : fiole à tripoli, boîte à graisse, brosse à habits, brosses à cirage, brosse à patience, brosse à graisse, martinet, patience, glace.

Puis ce sont les armes : le fusil étant démonté, on place le canon sur l’un des bords du mouchoir et le bois de l’autre côté. Les pièces du mécanisme et de la culasse sont étalées sur une petite pièce de toile affectée à cet usage et que doit se procurer le soldat, ainsi qu’un carré de drap pour l’installation du nécessaire d’armes.

Ce drap et cette toile sont le bénéfice des « anciens » qui débitent ainsi leurs vieux effets à l’arrivée des recrues, en les leur vendant excessivement cher.

L’entretien de toute cette pacotille exige nombre de chiffons, de morceaux de bois taillés en spatule pour frotter le fer avec la brique anglaise — qu’il est défendu d’employer, mais que l’on vend à la cantine. — Le soldat peut avoir aussi d’autre linge que celui dont nous venons de faire la nomenclature. Tous ne se mouchent pas avec leurs doigts pour conserver propre, pour l’installation de la petite boutique, l’unique mouchoir prévu par le règlement ; et comme il est défendu de s’essuyer avec ses draps, et qu’il ne serait pas agréable à tous lorsqu’on se débarbouille de s’essuyer le visage avec le pan de sa chemise, il y en a qui ont, parfois, des serviettes.

Si l’on se bornait à n’avoir, selon le règlement, qu’une paire de gants, une paire de guêtres en toile, il serait fort difficile d’en avoir de constamment propres à se mettre. Les chaussettes non plus ne sont pas prévues, objet de luxe, paraît-il, pour l’armée.

Le règlement étant muet sur tout cela, il faut que le soldat s’ingénie au moment des revues, pour cacher ce qui n’est pas « d’ordonnance » ou qu’il s’en débarrasse.

C’est au tour du ceinturon, du porte-sabre, de la bretelle du fusil, brillants d’encaustique et de cire, à trouver place sur le lit.

Mais il ne faudrait pas s’imaginer que l’installation de tous ces objets, puisque leur place est assignée par le règlement, en soit pour cela rendue plus facile.

Des pancartes illustrées, appendues dans les chambres, donnent bien le fac-similé d’un de ces étalages ; et, à chaque objet qu’il s’agit d’installer on consulte le tableau, afin de ne pas mettre le tripoli où doit être la boîte à graisse, la brosse à cirage où doit être la brosse aux habits, ni les ciseaux où se met le peigne.

Mais, à force de consulter la pancarte, les soldats finissent par ne plus s’y reconnaître, d’autant plus que chacun interprète le dessin à sa façon, car selon qu’ils placent la pancarte, les objets se trouvent soit à droite, soit à gauche.

On consulte alors le caporal qui fait placer d’une manière, pendant que le sergent arrive et fait placer de l’autre, chacun ayant sa conception particulière sur le rangement des objets.

On en appelle alors au capitaine qui, lui aussi, a ses idées et fait changer les objets de place en grognant contre le soldat… « qui m’a foutu un troupier si bête que cela !… » « on ne vous a donc pas appris à installer, nom de Dieu !… »

Celui-ci intimidé, se contente de balbutier : « il croyait… » « on lui avait dit… » « il ne savait pas !… »

Quelquefois, le sergent pris à partie, invoque le témoignage du tableau, mais l’officier lui prouve, clair comme le jour, quelle que soit la réponse de la pancarte, qu’il a toujours raison, et le sergent n’a qu’à s’incliner.

La revue du commandant ne peut décemment se passer sans que, lui aussi, trouve quelque chose à redire sur la disposition des objets étalés : voilà une brosse qui n’est pas bien dans le plan indiqué ; plus loin, c’est une fiole à tripoli qui est de deux centimètres trop haut sur le mouchoir. C’est risible de voir avec quelle gravité ces messieurs pèsent sur ces détails, les mines qu’ils font aux contrevenants et les regards qui tombent sur ces malheureux. Tudieu ! ils auraient livré l’Alsace, la Lorraine, la Champagne et la Normandie par dessus le marché, qu’ils ne scandaliseraient pas davantage leurs supérieurs. À les voir s’emporter pour une chemise mal roulée, une brosse mal placée, on s’imaginerait que l’armée est compromise et que son sort dépend de la disposition de la trousse du soldat.


Enfin, de revue en revue, d’inspection en inspection, le fameux jour était arrivé pour Pontanezen. Le Grand Manitou était au quartier et avait commencé l’inspection dans les chambrées.

Depuis le matin à la 28e, — et il en avait été de même dans chaque compagnie, — les chambres avaient été balayées plus de quinze fois. Au dernier balayage, le sergent-major s’était aperçu que l’on n’avait pas ciré… les pieds de lits ! Aussitôt, il avait fallu que chaque homme s’armât de sa brosse à cirage et se mit à noircir les pieds de son lit. — Le cirage joue un très grand rôle dans l’armée, malgré son allure pacifique. — Le capitaine présidait et veillait à l’opération avec un sérieux !… comme si le salut de la compagnie dépendait de la parfaite exécution de cette mise en noir… animal !

Quand les pieds de lits furent, à son gré, convenablement noircis, le capitaine renouvela — au moins pour la douzième fois — la série de ses recommandations : se tenir droit, regarder devant soi, répondre intelligiblement aux questions que le général pourrait faire, en demandant, par exemple, les noms des officiers de la compagnie, des sous-officiers de la section de l’homme interrogé, etc.

Huit jours auparavant, cette demande du nom des officiers, à une répétition de revue, avait valu une algarade et huit jours de salle de police à un pauvre diable de la 37e compagnie.

Dans cette compagnie, un vieil abruti corse, sergent pendant la guerre, avait pu, on ne savait comment, passer sous-lieutenant. Ayant eu la chance d’être maintenu à la révision des grades, il avait pu, grâce au rang d’ancienneté passer lieutenant et, par son ignorance, moisissait depuis dans ce grade. Il avait nom Ottorocci, mais tout le monde au quartier, même les officiers, l’appelaient Toto !

Passant la revue de détail, mon imbécile s’arrête devant le pauvre diable en question et lui demande le nom du colonel, du commandant du bataillon que l’autre lui dit sans difficulté ; puis celui du capitaine de la compagnie, et enfin, le sien, à lui lieutenant. L’autre, sans malice, qui l’avait toujours entendu désigner sous le nom de Toto, et ne s’était jamais inquiété de consulter la pancarte affichée à la porte de la chambre de détail, répond imperturbablement : Toto ! mon lieutenant, à l’ébahissement de toute la compagnie.

Décrire la fureur du fantoche, pendant que les hommes se mordaient les lèvres pour ne pas pouffer de rire, serait chose difficile. Il jurait, trépignait, pendant que le soldat, abruti, le regardait de ses gros yeux effarés, se demandant ce qu’il avait bien pu lâcher d’inconvenant.

Aux sommations du lieutenant d’avoir à désigner ceux qui lui donnaient ce sobriquet de Toto, le gaffeur de bonne foi, se tuait à lui répéter qu’il l’avait toujours entendu nommer ainsi et par tout le monde, ce qui redoublait la fureur de Mons Toto. Il eut vite fait de bâcler la revue et de s’en aller, sans oublier, pourtant, de porter les huit jours de salle de police au malencontreux troupier.

Les soldats s’étaient fait des gorges chaudes de l’histoire, heureux chaque fois qu’il arrivait quelque mésaventure aux officiers. La dernière recommandation du capitaine venait de remémorer ce bon tour à Caragut qui souriait encore en lui-même de la tête que devait avoir le lieutenant.

Le capitaine recommanda encore une fois aux sous-officiers de jeter un dernier coup d’œil sur l’installation des hommes, afin de s’assurer que tout était en place, ce qu’ils firent ; mais trop affairés pour rien voir, pendant que le capitaine, raide comme un piquet, allait se poster près de la porte, en attendant l’arrivée du général.

Sitôt qu’il l’aperçut, un cri retentit : « À vos rangs !… Fixe ! » qui immobilisa tout le monde, chacun au pied de son lit.


Le Grand Manitou, suivi de tout son état-major : le colonel, le lieutenant-colonel, le major, le commandant du bataillon, Rousset, l’adjudant-major, Raillard, des médecins, des intendants, etc., passa d’abord devant quelques lits, se contentant de jeter un coup d’œil sommaire. Il s’arrêta ensuite, devant un des soldats auquel il adressa quelques questions insignifiantes, éplucha son installation, ajouta deux ou trois observations, et continua sa route.

Arrivé devant un autre, il lui fit déboutonner sa vareuse pour s’assurer qu’il avait bien ses bretelles et les deux tours réglementaires à sa cravate. S’apercevant que son voisin avait boutonné sa vareuse à droite quand elle aurait dû être boutonnée à gauche, il lui demanda quel quantième du mois on était. Et comme le soldat le regardait bouche bée, cherchant dans sa mémoire, un point de repère qui lui indiquât la réponse, le général lui dit qu’il n’était pas à l’ordonnance.

Le capitaine qui se tenait à la hauteur du général, le suivant dans son inspection, prêt à répondre à ses observations, foudroya, en passant, le coupable d’un regard terrible. Les colonels, commandants, etc., suivaient, marchant quand le général marchait, s’arrêtant quand il s’arrêtait.

Passant à un autre lit, le général s’arrêta à l’installation, regarda si tout était en ordre, fit ouvrir l’étui et constata qu’il était absolument vide ! Sans rien dire, il se tourna vers le capitaine qui était devenu vert d’émotion, indiquant, d’un geste, qu’il avait manqué à tous ses devoirs d’officier zélé, en ne s’apercevant pas qu’un de ses hommes manquait d’aiguilles !

Certes, cet accroc à l’ordonnance aurait été de nature à faire avorter la mobilisation de tout un corps d’armée, que le silence du général n’aurait pas été plus éloquent, et le trouble du capitaine plus profond.

— Comment se fait-il que vous n’ayez pas d’aiguilles dans votre étui ? fit-il, sévère, au soldat. On vous en a remis, pourtant, avec l’étui ?

Et comme l’autre ouvrait la bouche pour répondre.

— Ne répliquez pas, nom de Dieu ! vous devriez avoir des aiguilles ! Vous touchez votre prêt, n’est-ce pas ? Est-ce que vous n’auriez pas pu les remplacer si vous les avez perdues ?

Et le malheureux dut courber la tête, anéanti qu’il était par les regards furieux des galonnés qui le regardaient comme s’il eût livré aux Allemands Metz et Strasbourg tout ensemble.

Arrivé devant un autre soldat, l’inspecteur essaya de le questionner sur l’ordinaire, savoir s’il était content de la nourriture, etc., mais l’autre, intimidé par tant de dorures, ne put que balbutier sans rien articuler de compréhensible ; le capitaine verdissait encore une fois, mais le Manitou ne se fâcha pas ; cela le flattait, cet homme, de penser qu’il en imposait à ce point.

Caragut qui était de l’autre côté de la chambre, le vit se redresser, gonflant les pectoraux, pour continuer sa route, s’arrêter à d’autres lits, jeter un coup d’œil sur leur installation et pousser vivement plus loin.

Il allait avoir fini le tour de la chambrée, il approchait de la sortie, et le capitaine commençait à respirer, heureux d’en être quitte pour les menues observations habituelles, quand le général s’arrêta à l’avant-dernier lit, ordonna de le débarrasser de ce qu’il y avait dessus, fit enlever couvertures et draps et, d’un coup brusque, en culbutant le matelas, découvrit sur la paillasse, une chemise sale, un caleçon, des morceaux de drap, servant à astiquer, des loques de toile, des curettes, etc.

Le soldat était atterré, l’état-major se regardait en hochant la tête, les sergents serraient les fesses, le capitaine avait passé par toutes les couleurs et suait à grosses gouttes. Il n’osait rien dire devant le général, mais à la façon dont il regardait le délinquant, il était évident que le malheureux ne perdait rien pour attendre, pas plus que le caporal de chambrée ni le sergent de section.

— Hé bien ! mon garçon, goguenarda la vieille culotte de peau, on ne vous a donc pas averti qu’il ne fallait rien cacher dans les lits ?… Vous saurez ce que ça va vous coûter… Vous prendrez le nom de cet homme, fit-il en se tournant vers les galonnés.

Et il sortit heureux de l’effet produit, suivi de tout son état-major, pour aller recommencer la même comédie dans la compagnie d’à côté.


À peine eut-il les talons tournés que le capitaine éclata, il ne parlait rien moins que de tout foutre à la boîte : sergents et caporaux n’étaient bons à rien, ils ne s’occupaient pas de leurs hommes, ni de ce qui se passait dans les chambrées… Il allait leur apprendre de quel bois il se chauffait…

Quant à l’auteur de l’incident, il se tenait coi, au pied de son lit, d’où il n’avait osé bouger de peur d’attirer sur lui l’orage qui éclatait, en ce moment, sur d’autres. Mais ce n’était qu’un répit. Quand il eut bien déversé sa bile sur le clan des sous ordres, le capitaine s’achemina vers lui.

— Qu’est-ce qui m’a foutu un cochon de votre espèce ? hurla-t-il, s’excitant à gueuler. Bougre de rosse, ne vous avait-on pas défendu de rien cacher dans votre lit ?… Pourquoi avez-vous mis du linge sale dans votre paillasse ?… Dites ?… espèce de salaud ?… Allez-vous répondre, nom de Dieu ?…

— Mon capitaine, c’est que…, balbutia le soldat, terrifié, esquissant un essai de justification.

— Voulez-vous vous taire, bougre de mufle ! Vous osez répondre, vous avez le toupet de répliquer encore !… Chef, vous lui collerez quinze jours de salle de police à ce salopiaud-là, pour lui apprendre que les lits ne sont pas faits pour servir d’armoires.

Tous les hommes de la compagnie restaient immobiles, au pied des lits, n’osant remuer, de peur de recevoir partie de l’averse.

Caragut se demandait s’il aurait eu la même patience que le pauvre bougre, et si, dans le cas où les aménités du capitaine s’adresseraient à lui, il ne lui collerait pas sa main fermée sur la figure.

Les injures prodiguées à ce soldat, l’irritaient presque autant que si elles lui eussent été personnelles.

« Certes, se disait-il, quand on pense que pour une pichenette sur la peau d’un de ces animaux-là, c’est le peloton d’exécution qui vous attendra, il y a de quoi réfléchir. Je comprends que, quoi qu’on en ait, la main reste à sa place ; c’est dur de payer de la vie un moment de colère. Mais une gifle ou un coup de poing sont bien vite appliqués ! Décidément, il y a tout avantage à être stupide dans ce métier ! »


Le clairon, enfin, sonna l’ordre de rompre ; le général avait fini l’inspection du quartier. Le lendemain on descendit à Brest, où tout le régiment défila devant l’État-Major. C’était la clôture de l’inspection.

Un ordre du jour fut lu aux soldats les félicitant de leur bonne tenue, avec, en digression, un hymne sur le patriotisme, remerciant les officiers de leur bonne volonté, regrettant que les fautes contre la discipline fussent trop fréquentes, et engageant les chefs de compagnies à les punir plus sévèrement, afin d’y mettre un terme.

Il concluait en levant toutes les punitions. Et le soir, en l’honneur de sa visite, il fut distribué un quart de vin à chacun des hommes.