La Grande Révolution/XXVII

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P.-V. Stock (p. 266-275).

XXVII

LÉGISLATION FÉODALE DE 1790


Ainsi donc, l’Assemblée Nationale, profitant de l’arrêt temporaire qui s’était produit dans les émeutes de paysans au commencement de l’hiver, votait en mars 1790 des lois qui donnaient, en réalité, une nouvelle base légale au régime féodal.

Pour qu’on ne croie pas que ceci est notre interprétation personnelle, il nous suffirait de renvoyer le lecteur aux lois elles-mêmes, ou à ce qu’en dit Dalloz. Mais voici que qu’en pense un écrivain moderne, M. Ph. Sagnac, qui certainement ne sera pas accusé de sans-culottisme, puisqu’il considère l’abolition des droits féodaux, accomplie plus tard par la Convention, comme une « spoliation » inique et inutile. Or, voyons comment M. Sagnac apprécie les lois de mars 1790 :

« Le droit ancien, dit-il, pèse de tout son poids, dans l’œuvre de la Constituante, sur le droit nouveau. C’est au paysan, — s’il ne veut plus payer le cens, ou porter une partie de sa récolte dans la grange seigneuriale ou quitter son champ pour travailler sur celui du seigneur, — c’est au paysan à faire la preuve que la réclamation du seigneur est une usurpation. Mais si le seigneur a possédé un droit depuis quarante ans — n’importe quelle en fût l’origine sous l’ancien régime, — ce droit est légitimé par la loi du 15 mars. La possession suffit. Peu importe que ce soit précisément de cette possession que le tenancier dénie la légitimité : il devra payer tout de même. Et si les paysans révoltés, en août 1789, ont forcé le seigneur à renoncer à certains de ses droits, ou s’ils ont brûlé ses titres, il lui suffira maintenant de produire la preuve de possession pendant trente ans, pour que ces droits soient rétablis. » (Ph. Sagnac. La législation civile de la Révolution française, Paris, 1898, pp. 105-106.)

Il est vrai que les nouvelles lois permettaient aussi au cultivateur de racheter le bail de la terre. Mais « toutes ces dispositions, éminemment favorables au débiteur de droits réels, se retournaient contre lui, — dit Sagnac ; car, l’essentiel pour lui était, d’abord, de ne payer que des droits légitimes — et il devait, ne pouvant faire la preuve contraire, acquitter et rembourser même les droits usurpés » (p. 120).

Autrement dit, on ne pouvait rien acheter à moins de racheter le tout : les droits fonciers, retenus par la loi, et les droits personnels abolis.

Et plus loin, nous lisons ce qui suit, chez le même auteur, pourtant si modéré dans ses appréciations :

« Le système de la Constituante s’écroule de lui-même. Cette assemblée de seigneurs et de juristes, peu empressée de détruire entièrement, malgré sa promesse, le régime seigneurial et domanial, après avoir pris soin de conserver les droits les plus considérables » [tous ceux, nous l’avons vu, qui avaient une valeur réelle], « pousse la générosité jusqu’à en permettre le rachat ; mais aussitôt elle décrète, en réalité, l’impossibilité de ce rachat… Le cultivateur avait imploré, exigé des réformes, ou plutôt l’enregistrement d’une révolution déjà faite dans son esprit, et inscrite, il le pensait du moins, dans les faits ; les hommes de loi ne lui donnaient que des mots. Alors il sentit que les seigneurs avaient encore une fois triomphé » (p. 120).

« Jamais législation ne déchaîna une plus grande indignation. Des deux côtés on semblait s’être promis de ne pas la respecter » (p. 212).

Les seigneurs, se sentant soutenus par l’Assemblée nationale, se mirent alors à réclamer avec fureur toutes les redevances féodales que les paysans avaient cru bel et bien enterrées. Ils exigeaient tous les arriérés, et les procès pleuvaient par milliers sur les villages.

D’autre part, les paysans, ne voyant rien venir de l’Assemblée, continuaient dans certaines régions la guerre contre les seigneurs. Un grand nombre de châteaux furent saccagés ou brûlés, tandis qu’ailleurs les titres seuls furent brûlés et les offices des procureurs fiscaux, des baillis et des greffiers furent mis à sac ou brûlés. L’insurrection gagnait en même temps les parties occidentales de la France, et en Bretagne trente-sept châteaux furent brûlés dans le courant de février 1790.

Mais lorsque les décrets de février-mars 1790 parvinrent jusqu’aux campagnes, la guerre aux seigneurs fut encore plus acharnées, et elle s’étendit dans des régions qui n’avaient pas osé se révolter l’été précédent. Ainsi, à la séance du 5 juin, on apprend les émeutes de Bourbon-Lancy et du Charolais : on y répand de faux décrets de l’Assemblée, on y demande la loi agraire. À la séance du 2 juin, on lit les rapports sur de grandes insurrections en Bourbonnais, en Nivernais, dans le Berry. Plusieurs municipalités ont proclamé la loi martiale : il y a eu des tués et des blessés. Les « brigands » se sont répandus dans la Campine, et ils ont investi en ce moment la ville de Decize… Grands « excès » aussi dans le Limousin : les paysans demandent que l’on fixe la taxe des grains. « Le projet de rentrer dans les biens adjugés aux seigneurs depuis cent vingt ans est un des articles de leur règlement », dit le rapport. Il s’agit, comme on le voit, de la reprise des terres communales, dérobées aux communes par les seigneurs.

Et partout des faux décrets de l’Assemblée Nationale. En mars, en avril 1790, on en a publié dans les campagnes, qui intimaient l’ordre de ne payer le pain qu’un sou la livre. La Révolution prenait ainsi les devants sur la Convention et la loi du maximum.

En août, les insurrections populaires continuent. ainsi, dans la ville de Saint-Étienne-en-Forez, le peuple tue un des accapareurs et nomme une nouvelle municipalité qu’il force à baisser le prix du pain ; mais là-dessus la bourgeoisie s’arme et arrête vingt-deux séditieux. C’est d’ailleurs le tableau de ce qui se passe un peu partout, sans parler des grandes luttes, comme celles de Lyon et du Midi.

Alors, — que fait l’Assemblée ? Rend-elle justice aux demandes des paysans ? S’empresse-t-elle d’abolir sans rachat ces droits féodaux, si odieux aux cultivateurs et qu’ils ne paient plus autrement que sous la contrainte ?

Certainement non ! L’Assemblée vote de nouvelles lois draconiennes contre les paysans. Le 2 juin 1790, « l’Assemblée, informée et profondément affligée des excès qui ont été commis par des troupes de brigands et de voleurs (lisez : par les paysans) dans les départements du Cher, de la Nièvre et de l’Allier, et qui se sont étendus jusque dans celui de la Corrèze, décrète des mesures contre ces « fauteurs de désordres », et rend les communes responsables solidairement des violences commises.

« Tous ceux, dit l’article premier, qui excitent le peuple des villes et des campagnes à des voies de faits et violences contre les propriétés, possessions et clôtures d’héritages, la vie et sa sûreté des citoyens, la perception des impôts, la liberté de vente et la circulation des denrées, sont déclarés ennemis de la constitution, des travaux de l’Assemblée Nationale, de la Nature et du Roi. La loi martiale sera proclamée contre eux. » (Moniteur du 6 juin.)

Quinze jours plus tard, le 18 juin, l’Assemblée adopte un décret, en neuf articles, encore plus durs. Il mérite d’être cité.

L’article premier dispose que tous les redevables des dîmes, tant ecclésiastiques qu’inféodées, sont tenus « de les payer la présente année seulement, à qui de droit en la matière accoutumée… » Sur quoi le paysan se demandait, sans doute, si un nouveau décret n’allait pas les imposer encore pour une ou deux années — et ne payait pas.

En vertu de l’article 2, « les redevances de champarts, terriers, agriers comptants et autres redevances payables en nature, qui n’ont pas été supprimées sans indemnités, seront tenus de les acquitter l’année présente et les années suivantes, de la manière accoutumée… conformément aux décrets rendus le 3 mars et le 4 mai derniers ».

L’article 3 déclare que nul ne pourra, sous prétexte de litige, refuser le paiement des dîmes, ni des champarts, etc.

Et surtout il est défendu « d’apporter aucun trouble aux perceptions ». En cas d’attroupement, les municipalités, en vertu du décret du 20-23 février, doivent procéder avec sévérité.

Ce décret du 20-23 février 1790 est frappant. Il ordonne aux municipalités d’intervenir et de proclamer la loi martiale, chaque fois qu’il y aura un attroupement. Si elles négligent de le faire, les officiers municipaux sont rendus responsables de tous les dommages subis par les propriétaires. Et non seulement les officiers, mais « tous les citoyens pouvant concourir au rétablissement de l’ordre public, toute la communauté sera responsable des deux tiers des dommages. » Chaque citoyen pourra demander l’application de la loi martiale, et alors seulement, il pourra être relevé de sa responsabilité.

Ce décret eût été encore plus mauvais si les possédants n’avaient commis une faute tactique. Copiant une loi anglaise, ils voulurent introduire une clause d’après laquelle la troupe ou la milice pourrait être appelée, et dans ce cas « la dictature royale » devait être proclamée dans la localité. La bourgeoisie prit ombrage de cette clause, et après de longues discussions, on laissa aux municipalités bourgeoises le soin de proclamer la loi martiale, de se prêter mutuellement main-forte, sans déclarer la dictature royale. En outre, les communautés de village furent rendues responsables des dommages que pouvait subir le seigneur, si elles n’avait pas fusillé et pendu à temps les paysans qui refusaient de payer les droits féodaux.

La loi du 18 juin 1790 confirmait tout cela. Tout ce qui avait une vraie valeur dans les droits féodaux, tout ce qui pouvait être représenté, par toute sorte de finasseries légales, comme se rattachant à la possession de la terre, devait être payé, comme auparavant. Et quiconque refusait, était contraint par la fusillade et la potence, rendues obligatoires. Parler contre le paiement des droits féodaux devenait déjà un crime, que l’on payait de sa tête si la loi martiale était proclamée[1].

Tel fut l’héritage de l’Assemblée Constituante, dont on nous a dit de si belles choses. Car tout cela resta tel quel, jusqu’en 1792. On ne s’occupa plus des droits féodaux que pour préciser certaines règles du rachat des redevances féodales, se plaindre de ce que personne parmi les paysans ne voulait rien acheter (loi du 3-9 mai 1790), et encore une fois réitérer en 1791 (loi du 15-19 juin) les menaces contre les paysans qui ne payaient pas.

Les décrets de février 1790, c’est tout ce que l’Assemblée Constituante a su faire pour abolir l’odieux régime féodal, et ce ne sera qu’en juin 1793, après l’insurrection du 31 mai, que le peuple de Paris obligera la Convention « épurée » à prononcer l’abolition réelle des droits féodaux.

Ainsi, retenons bien ces dates :

Le 4 août 1789, — abolition, en principe, du régime féodal ; abolition de la mainmorte personnelle, du droit de chasse et de la justice patrimoniale.

Du 5 au 11 août, — reconstitution partielle de ce régime par des actes qui imposent’le rachat de toutes les redevances féodales ayant une valeur quelconque.

Fin 1789 et 1790, — expéditions des municipalités urbaines contre les paysans insurgés, et pendaisons de ceux-ci ;

Février 1790, — rapport du comité féodal, constatant que la jacquerie se répand.

Mars et juin 1790, lois draconiennes contre les paysans qui ne paient pas les redevances féodales, ou prêchent leur abolition. Les soulèvements reprennent de plus belle.

Juin 1791, — nouvelle confirmation de ce décret. Réaction sur toute la ligne. Les insurrections des paysans continuent.

Et, seulement en juin 1792, comme nous allons le voir, à la veille même de l’invasion des Tuileries par le peuple, et en août 1792, après la chute de la royauté, l’Assemblée fera les premiers pas décisifs contre les droits féodaux. Et enfin, ce ne sera qu’en juillet 1793, après l’expulsion des Girondins, que l’abolition définitive, sans rachat, des droits féodaux sera prononcée.

Voilà le vrai tableau de la Révolution.


Une autre question, d’une portée immense pour les paysans, était évidemment celle des terres communales. Partout (dans l’Est, le Nord-Est, le Sud-Est) où les paysans se sentaient la force de le faire, ils cherchaient à rentrer en possession des terres communales, dont une immense partie leur avait été enlevée par la fraude, ou sous prétexte de dettes, avec l’aide de l’État, — surtout depuis le règne de Louis XIV (décret de 1669). Seigneurs, clergé, moines, bourgeois du village et des villes — tous en avaient eu leur part.

Cependant il restait encore beaucoup de ces terres en possession communale, et les bourgeois des alentours les convoitaient avec avidité. Aussi l’Assemblée Législative s’empressa-t-elle de faire une loi (le 1er août 1791) qui autorisa la vente des terres communales aux particuliers. C’était donner carte blanche pour le pillage de ces terres.

Les assemblées des communes villageoises étaient composées alors, en vertu de la nouvelle loi municipale votée par l’Assemblée Nationale, en décembre 1789), exclusivement de quelques députés, élus parmi les riches bourgeois du village, par les citoyens actifsc’est-à-dire les paysans riches, à l’exclusion des pauvres qui n’avaient pas de cheval pour cultiver la terre. Et ces assemblées villageoises s’empressèrent évidemment de mettre en vente les terres communales, dont une large partie fut acquise à bas prix par les bourgeois du village.

Quant à la masse des paysans pauvres, elle s’opposait de toutes ses forces à cette destruction de la possession collective du sol, comme elle s’y oppose aujourd’hui en Russie.

D’autre part, les paysans, tant riches que pauvres, faisaient des efforts pour faire rentrer les villages en possession des terres communales qui leur avaient été enlevées par les seigneurs, les moines et des bourgeois : les uns dans l’espoir de s’en approprier une partie, et les autres dans l’espoir de les garder pour la commune. Tout cela, bien entendu, avec l’infinie variété des situations dans les diverses parties de la France.

Eh bien ! C’est à cette reprise, par les communes, des terres communales, enlevées pendant deux siècles aux communes villageoises par les seigneurs et les bourgeois, que la Constituante, la Législative et même la Convention s’opposèrent jusqu’en juin 1793. Il fallut emprisonner les guillotiner le roi, et chasser les Girondins de la Convention pour y arriver.


  1. Robespierre prononça dans cette discussion une parole très juste, dont les révolutionnaires de tous les pays pourront se souvenir : Lorsqu’on cherchait à exagérer autant que possible les terreurs du soulèvement des paysans : « Moi, j’atteste, s’écria-t-il, que jamais révolution n’a coûté si peu de sang et de cruauté ! » Le sang, en effet, vint plus tard, par la contre-révolution.