La Grande Révolution/XXXVII

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P.-V. Stock (p. 408-423).

XXXVII

LE GOUVERNEMENT.
— LUTTES AU SEIN DE LA CONVENTION.
— LA GUERRE


Le premier soin de la Convention fut, non pas de savoir ce que l’on ferait du roi détrôné, mais de déterminer quel parti profiterait de la victoire remportée par le peuple sur les Tuileries, qui gouvernerait la Révolution. Et là-dessus s’engagèrent des luttes qui durant huit mois entravèrent le développement régulier de la Révolution, tinrent en suspens, jusqu’en juin 1793, les grandes questions, foncières et autres, et amenèrent le peuple à l’épuisement de son énergie, à l’indifférence, à cette lassitude qui faisait saigner le cœur des contemporains, et que Michelet a si bien sentie.

Le 10 août, après avoir prononcé la suspension du roi, la Législative avait remis toutes les fonctions du pouvoir exécutif central à un Conseil, composé de six ministres, pris ailleurs que dans son sein, la plupart Girondins – Roland, Servan, Clavière, Monge et Le Brun, — plus Danton, que la Révolution avait porté au poste de ministre de la Justice. Ce Conseil n’avait pas de président ; chaque ministre présidait pendant une semaine, à tour de rôle.

La Convention confirma cet arrangement ; mais Danton, qui était devenu l’âme de la défense nationale et de la diplomatie et qui exerçait une influence prépondérante dans le conseil, fut forcé par les attaques de la Gironde à démissionner. Il quitta le ministère, le 9 octobre 1792, et fut remplacé par l’insignifiant Garat. Après quoi Roland, ministre de l’intérieur, qui garda ce poste jusqu’en janvier 1793 (il démissionna après l’exécution du roi), devint l’homme le plus influent du Conseil exécutif. À ce poste, il exerça toute son influence, et permit aux Girondins qui se groupaient autour de lui et de sa femme de déployer toute leur énergie, pour empêcher la Révolution de se développer sur les grandes lignes qui lui avaient été indiquées depuis 1789 : l’établissement de la démocratie populaire, l’abolition définitive du régime féodal et l’acheminement vers l’égalisation des fortunes. Cependant Danton resta l’inspirateur de la diplomatie, et lorsque le Comité de salut public fut institué, en avril 1793, il devint le véritable ministre des Affaires étrangères de ce Comité[1].

Arrivée au pouvoir et dominant la Convention, la Gironde ne savait cependant rien faire de positif. Comme l’a très bien dit Michelet, « elle pérorait », mais ne faisait rien. N’ayant pas l’audace des mesures révolutionnaires, elle n’avait pas non plus celle de la franche réaction. Par conséquent le vrai pouvoir, l’initiative, l’action restaient aux mains de Danton pour la guerre et la diplomatie, et aux mains de la Commune de Paris, des sections, des sociétés populaires et, en partie, du club des Jacobins, pour les mesures révolutionnaires à l’intérieur. Impuissante pour l’action, la Gironde dirigea ses attaques furieuses contre ceux qui agissaient, principalement contre le « triumvirat » de Danton, Marat et Robespierre, qu’elle accusa violemment de tendances dictatoriales. Il y eut des jours où l’on se demandait si ces attaques n’allaient pas aboutir ; si Danton n’allait pas être frappé d’ostracisme et Marat envoyé à l’échafaud.

Cependant, comme la Révolution n’avait pas encore épuisé ses forces vives, toutes ces attaques échouèrent. Elles ne firent que passionner le peuple en faveur de Marat (surtout dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau) ; elles grandirent l’influence de Robespierre aux yeux des Jacobins et de la bourgeoisie démocratique ; et elles élevèrent Danton aux yeux de tous ceux qui aimaient la France républicaine combattant les rois, et voyaient en lui l’homme d’action, capable de tenir tête à l’invasion, de déjouer les complots royalistes à l’intérieur et d’affermir la République, au risque même de sa tête et de sa réputation politique.

Dès les premières séances de la Convention, son côté droit, les Girondins, renouvelaient déjà la lutte haineuse contre la Commune de Paris qu’ils avaient menée dans la Législative depuis le 11 août. C’est à l’insurrection préparée par la Commune qu’ils doivent le pouvoir — c’est à elle qu’ils s’attaqueront avec une haine qu’ils n’ont jamais eue pour les conspirateurs de la Cour.

Il serait fatigant de raconter ici au long ces attaques de la Gironde contre la Commune. Il suffira d’en mentionner quelques-unes.

Ce furent d’abord des sommations de reddition des comptes, adressées à la Commune et à son Comité de surveillance, ainsi qu’à Danton. Il est évident que pendant les mois mouvementés d’août et de septembre 1792, dans les circonstances extraordinaires créées par le mouvement du 10 août et l’invasion étrangère, l’argent dut être dépensé par Danton, le seul homme actif du ministère, sans trop compter, soit pour les négociations diplomatiques qui amenèrent la retraite des Prussiens, soit pour saisir les fils du complot du marquis de la Rouërie en Bretagne et des princes en Angleterre et ailleurs. Il est aussi de toute évidence qu’il ne fut pas facile au comité de surveillance de la Commune, qui équipait et expédiait chaque jour en toute hâte les volontaires à la frontière, de tenir une comptabilité très exacte. Eh bien, ce fut précisément sur ce point faible, que les Girondins portèrent leurs premiers coups et leurs insinuations, en exigeant (dès le 30 septembre) une reddition complète des comptes. L’exécutif de la Commune (le Comité de surveillance) parvint à rendre brillamment ses comptes et à justifier ses actes politiques[2]. Mais pour la province, un doute d’honnêteté resta suspendu sur Danton et la Commune, et les lettres des girondins à leurs amis et à leurs commettants tirèrent tout le profit possible de ce doute.

En même temps, les Girondins essayèrent de donner à la Convention une garde contre-révolutionnaire. Ils voulaient que le directoire de chaque département (les directoires, on le sait, étaient réactionnaires) envoyât à Paris quatre hommes d’infanterie et deux à cheval, — en tout 4.470 hommes, — pour garder la Convention contre les attaques possibles du peuple de Paris et de sa Commune. Et il fallut une forte agitation des sections, qui nommèrent des commissaires spéciaux pour résister à ce vote et menacèrent d’une nouvelle insurrection, afin d’empêcher la formation à Paris de cette garde contre-révolutionnaire.

Mais c’est surtout les massacres de septembre que les Girondins ne cessèrent d’exploiter pour attaquer Danton qui avait marché ces jours-là la main dans la main avec la Commune et les sections. Après avoir « tiré le voile » et presque justifié ces journées par la bouche de Roland (voy. chap. XXXV), ils avaient auparavant justifié les massacres de la Glacière à Lyon, par la bouche de Barbaroux[3], ils manœuvrèrent maintenant si bien à la Convention que le 20 janvier 1793 ils obtenaient des poursuites contre les auteurs des massacres de septembre, dans l’espoir d’y voir sombrer la réputation de Danton, de Robespierre, de Marat et de la Commune.

Peu à peu, profitant du courant constitutionnaliste et royaliste qui s’affirma dans la bourgeoisie après le 10 août, les Girondins réussirent ainsi à créer en province un sentiment hostile à Paris, à la Commune et à tout le parti montagnard.

Plusieurs départements envoyèrent même des détachements de fédérés pour défendre la Convention contre « les agitateurs avides de tribunal et de dictature », Danton, Marat et Robespierre, et contre la population parisienne. À l’appel de Barbaroux, Marseille — cette fois, la Marseille « commerçantiste » — envoya à Paris, en octobre 1792, un bataillon de fédérés, formé de jeunes gens riches de la cité marchande, qui parcouraient les rues en demandant les têtes de Robespierre et de Marat. C’étaient les précurseurs de la réaction thermidorienne ; mais heureusement, le peuple de Paris déjoua ce plan en gagnant ces fédérés à la cause de Révolution.

Entre temps, les Girondins ne manquaient pas d’attaquer directement la représentation fédérale des sections de Paris. Ils voulaient à tout prix anéantir la Commune insurrectionnelle du 10 août, et ils obtinrent, fin novembre, de nouvelles élections pour le Conseil général de la municipalité parisienne. Pétion, le maire girondin, démissionnait en même temps. Cependant, ici encore les sections déjouèrent ces manœuvres. Non seulement les Montagnards eurent la majorité des voix dans les élections, mais un révolutionnaire aussi avancé et aussi populaire que Chaumette fut nommé procureur de la Commune, et le rédacteur du Père Duchesne, Hébert, devint son substitut (2 décembre 1792). Pétion, qui ne répondait plus aux sentiments révolutionnaires du peuple de Paris, ne fut pas réélu, et Chambon, un modéré, prit sa place ; mais il n’y resta que deux mois, et le 14 février 1793 il était remplacé par Pache.

C’est ainsi que se constitua la Commune révolutionnaire de 1793, — la commune de Pache, de Chaumette et d’Hébert, qui fut la rivale de la Convention, joua un rôle si puissant pour expulser les Girondins au 31 mai 1793, et poussa ardemment en avant la révolution populaire, égalitaire, anti-religieuse et parfois communiste, de l’an II de la République.


La grande question du moment, c’était la guerre. Du succès des armées dépendait évidemment le développement ultérieur de la Révolution.

Nous avons vu que les révolutionnaires avancés, comme Marat et Robespierre, n’avaient pas voulu la guerre. Mais la Cour appelait l’invasion allemande pour sauver le despotisme royal ; les prêtres et les ex-nobles y poussaient avec fureur pour rentrer dans leurs anciens privilèges ; et les gouvernements voisins y voyaient le moyen de combattre l’esprit révolutionnaire qui se réveillait déjà dans leurs domaines, en même temps qu’ils y trouvaient l’occasion d’arracher à la France des provinces et des colonies. D’autre part, les Girondins désiraient la guerre, puisqu’ils y voyaient le seul moyen d’arriver à limiter l’autorité du roi sans faire appel au soulèvement populaire. « C’est parce que vous ne voulez pas de l’appel au peuple que vous voulez la guerre », leur disait Marat, et il avait raison.

Quant au peuple, les paysans des départements frontières, en voyant les armées allemandes, amenées par les émigrés, se masser sur le Rhin et dans les Pays-Bas, comprenaient qu’il s’agissait pour eux de défendre à main armée leurs droits sur les terres qu’ils avaient reprises aux nobles et au clergé. Aussi lorsque la guerre fut déclarée à l’Autriche, le 20 avril 1792, un enthousiasme formidable s’empara des populations des départements voisins de la frontière de l’Est. Les levées de volontaires, pour un an, furent faites d’emblée au chant du Ça ira ! et les dons patriotiques affluaient de toute part. Mais ce n’était plus le cas dans les régions de l’Ouest et du Sud-Ouest. Là, les populations ne voulaient nullement la guerre.

D’ailleurs rien n’était préparé pour la guerre. Les forces de la France, qui ne comptaient pas plus de 130,000 hommes, échelonnés depuis la mer du Nord jusqu’à la Suisse, mal équipés et commandés par des officiers et des états-majors royalistes, étaient hors d’état de résister à l’invasion.

Dumouriez et Lafayette conçurent d’abord le plan hardi d’envahir rapidement la Belgique, qui avait déjà essayé en 1790 de se détacher de l’Autriche, mais avait été réduite par les armes. Les libéraux belges appelaient les Français. Mais le coup fut manqué, et désormais les généraux français se tinrent sur la défensive, d’autant plus que la Prusse s’était réunie à l’Autriche et aux princes d’Allemagne, pour envahir la France, et que cette coalition était fortement soutenue par la Cour de Turin, et appuyée secrètement par les Cours de Pétersbourg et de Londres.

Le 26 juillet 1792 le duc de Brunswick qui commandait une armée d’invasion composée de 70.000 Prussiens et de 68.000 Autrichiens, Hessois et émigrés, se mettait en marche de Coblentz, en lançant un manifeste qui souleva l’indignation de toute la France. Il promettait de mettre le feu aux villes qui oseraient se défendre, et d’en exterminer les habitants, comme des rebelles. Paris, s’il osait seulement forcer le palais de Louis XVI, serait soumis à une exécution militaire, exemplaire et à jamais mémorable.

Trois armées allemandes devaient entrer en France et marcher sur Paris, et le 19 août l’armée prussienne franchissait la frontière et s’emparait sans combat de Longwy et de Verdun.

Nous avons vu l’enthousiasme que la Commune sut provoquer à Paris lorsqu’on apprit ces nouvelles, et comment elle y répondit en faisant fondre les cercueils de plomb des riches, pour avoir des balles, et les cloches ainsi que les effets de bronze des églises, pour faire des canons, tandis que les temples devenaient de vastes chantiers où des milliers de personnes travaillaient à coudre l’équipement des volontaires, en chantant le Ça ira ! et l’hymne puissant de Rouget de l’Isle.

Les émigrés avaient fait croire aux rois coalisés qu’ils trouveraient la France prête à les recevoir les bras ouverts. Mais l’attitude franchement hostile des paysans et les journées de Septembre à Paris firent réfléchir les envahisseurs. Les habitants des villes et les paysans des départements de l’Est comprenaient bien que l’ennemi était venu pour leur enlever toutes leurs conquêtes. Et c’était, surtout, nous l’avons vu, dans la région de l’Est que le soulèvement des villes et des campagnes avait le mieux réussi à abattre la féodalité.

Mais l’enthousiasme ne suffisait pas pour vaincre. L’armée prussienne avançait, et, unie à l’armée autrichienne, elle entrait déjà dans la forêt de l’Argonne qui s’étend sur une longueur de onze lieues, en séparant la vallée de la Meuse de la Champagne pouilleuse. L’armée de Dumouriez essaya vainement, par des marches forcées, d’y arrêter l’invasion. Elle ne réussit qu’à occuper à temps une position avantageuse à Valmy, à la sortie de la grande forêt, et ici les Prussiens subirent le 20 septembre leur premier échec, en essayant de s’emparer des collines occupées par les soldats de Dumouriez. Dans ces conditions, la bataille de Valmy fut une victoire importante des peuples sur les rois – et elle fut saluée comme telle par Gœthe qui accompagnait l’armée du duc de Brunswick.

L’armée prussienne, arrêtée d’abord sous des pluies torrentielles dans la forêt de l’Argonne et manquant de tout dans les plaines arides qui s’étalaient devant elle, était en proie à la dysenterie qui y faisait des ravages affreux. Les routes étaient détrempées, les paysans à l’affût — tout présageait une campagne désastreuse.

Alors Danton négocia avec le duc de Brunswick la retraite des Prussiens. Quelles en furent les conditions, on ne le sait pas jusqu’à présent. Danton promit-il, comme on l’a affirmé, de faire tous ses efforts pour sauver la vie de Louis XVI ? C’est possible. Mais si cette promesse fut faite, elle dut être conditionnelle, et nous ne savons pas quels engagements furent pris en retour par les envahisseurs, outre la retraite immédiate des Prussiens. Une retraite simultanée des Autrichiens fut-elle promise ? Parla-t-on d’une renonciation formelle de Louis XVI au trône de France ? Nous ne pourrions faire là-dessus que des conjectures.

Toujours est-il que, le 1er octobre, le duc de Brunswick commença sa retraite, par Grand-Pré et Verdun. Vers la fin du mois il repassait le Rhin à Coblentz, accompagné des malédictions des émigrés.

Là-dessus Dumouriez, après avoir donné à Westermann l’ordre de « reconduire poliment » les Prussiens, sans trop les presser, vint le 11 octobre à Paris, évidemment pour sonder le terrain et déterminer sa ligne de conduite. Il s’arrangea de façon à ne pas prêter serment à la République, ce qui ne l’empêcha pas d’être très bien reçu par les Jacobins, et depuis lors il se mit sans doute à chauffer la candidature du duc de Chartres au trône de France.

L’insurrection qui avait été préparée en Bretagne par le marquis de la Rouërie, pour éclater en même temps que les Allemands marcheraient sur Paris, fut aussi paralysée. Elle fut dénoncée par Danton qui parvint à en faire saisir tous les fils, aussi bien en Bretagne qu’à Londres. Mais Londres resta le centre des conspirations des princes, et l’île de Jersey fut le centre des armements royalistes en vue d’un débarquement que l’on se proposait de faire sur les côtes de la Bretagne, afin de s’emparer de Saint-Malo et de remettre aux Anglais ce port militaire et marchand d’une si grande importance.

En même temps, l’armée du Sud, commandée par Montesquiou, entrait en Savoie, le jour même de l’ouverture de la Convention. Elle s’emparait quatre jours plus tard de Chambery et apportait dans cette province la révolution paysanne.

À la fin de ce même mois de septembre, une des armées de la République, commandée par Lauzun et Custine, passait le Rhin et s’emparait d’assaut de Spire (30 septembre). Worms se rendait quatre jours plus tard, et le 23 octobre, Mayence et Francfort-sur-le-Mein étaient occupés par les armées des sans-culottes.

Dans le Nord, c’était aussi une série de succès. Vers la fin d’octobre, l’armée de Dumouriez entrait en Belgique, et le 6 novembre elle remportait à Jemmapes, aux environs de Mons, une grande victoire sur les Autrichiens, — victoire que Dumouriez avait arrangée de façon à faire valoir le fils du duc de Chartres, — et à sacrifier deux bataillons de volontaires parisiens.

Cette victoire ouvrait la Belgique à l’invasion française. Mons était occupé le 8, et le 14, Dumouriez faisait son entrée à Bruxelles. Le peuple reçut les soldats de la République à bras ouverts.

Il attendait d’eux l’initiative d’une série de mesures révolutionnaires, surtout concernant la propriété foncière. Telle était aussi l’opinion des Montagnards, — du moins de Cambon. Lui, qui avait organisé l’immense opération de la vente des biens du clergé comme garantie des assignats, et qui organisait en ce moment la vente des biens des émigrés, ne demandait pas mieux que de lancer le même système en Belgique. Mais, soit que les Montagnards eussent manqué d’audace, assaillis qu’ils étaient par les Girondins pour leur manque de respect des propriétés ; soit que les idées de la Révolution n’eussent pas trouvé l’appui nécessaire en Belgique, où elles n’avaient pour elles que les prolétaires, et où toute la bourgeoisie aisée et la puissance formidable des prêtres se dressaient contre elles — toujours est-il que la révolution, qui eût pu solidariser les Belges et les Français, ne s’accomplit pas.


Avec tous ces succès et ces victoires, il y avait de quoi griser les amoureux de la guerre, et les Girondins triomphaient. Le 15 septembre, la Convention lançait un décret par lequel elle défiait toutes les monarchies et déclarait que la paix ne serait conclue avec aucune des puissances tant que leurs armées n’auraient pas été repoussées du territoire de la République. Cependant, la situation à l’intérieur se présentait sous un aspect assez sombre, et au dehors, les victoires mêmes de la République ne faisaient que sceller l’union entre toutes les monarchies.

L’invasion de la Belgique décida du rôle de l’Angleterre.

Le réveil des idées républicaines et communistes chez les Anglais, qui se traduisit par la fondation de sociétés républicaines et qui trouva en 1793 son expression littéraire dans le remarquable ouvrage communiste-libertaire de Godwin (De la justice politique), avait inspiré aux républicains français et surtout à Danton l’espoir de trouver appui dans un mouvement révolutionnaire anglais[4]. Mais, les intérêts industriels et marchands l’emportèrent dans les Îles Britanniques. Et lorsque la France républicaine envahit la Belgique et se cantonna dans la vallée de l’Escaut et du Rhin, menaçant de s’emparer aussi de la Hollande, la politique de l’Angleterre fut décidée.

Enlever à la France ses colonies, détruire sa puissance maritime et arrêter son développement industriel et son expansion coloniale, telle fut la politique qui rallia le grand nombre en Angleterre. Le parti de Fox fut écrasé, et celui de Pitt eut le dessus. Désormais l’Angleterre, forte de sa flotte, et surtout de l’argent qu’elle payait en subvention aux puissances continentales, y compris la Russie, la Prusse et l’Autriche, devint et resta pendant un quart de siècle à la tête de la coalition européenne. C’était la guerre, jusqu’à l’épuisement complet, des deux rivaux qui se partageaient les mers. Et ces guerres menèrent la France à la dictature militaire.

Enfin, si Paris, menacé par l’invasion, fut saisi d’un élan sublime et courut se joindre aux volontaires des départements de la France orientale, c’est la guerre qui donna la première impulsion au soulèvement de la Vendée. Elle fournit aux prêtres l’occasion d’exploiter la répugnance de ces populations à quitter leurs bocages pour aller combattre, on ne sait où, à la frontière ; elle aida à réveiller le fanatisme des Vendéens et à les soulever, au moment où les Allemands entraient en France. Et l’on vit plus tard combien de mal ce soulèvement fit à la Révolution.

Mais si ce n’était que la Vendée ! Partout, en France, la guerre créa une situation si affreuse pour la grande masse des gens pauvres, qu’on est à se demander comment la République réussit à traverser une crise aussi formidable.

La récolte de 1792 était bonne pour les blés. Elle n’était médiocre, à cause des pluies, que pour les petits blés. L’exportation des céréales était défendue. Et avec tout cela, on avait la famine ! Dans les villes, de longtemps on ne l’avait vue si terrible. De longues files d’hommes et de femmes assiégeaient les boulangeries et les bouchers, passant toute la nuit sous la neige et la pluie, sans même être sûrs d’emporter demain une miche de pain, payée un prix extravagant. Et cela — à un moment où il y avait arrêt presque complet de tout un nombre d’industries, et pas de travail.

C’est qu’on n’enlève pas impunément à une nation de vingt-cinq millions d’habitants, près d’un million d’hommes dans la fleur de l’âge, et peut-être un demi-million de bêtes de trait pour les besoins de la guerre, sans que la production agricole s’en ressente. On ne livre pas non plus les denrées d’une nation au gaspillage inévitable des guerres, sans que la pénurie des miséreux ne devienne d’autant plus noire, alors même qu’une nuée d’exploiteurs s’enrichissent aux dépens du trésor public[5].

Toutes ces questions vitales venaient s’entrechoquer comme un tourbillon au sein de chaque société populaire des provinces, de chaque section des grandes villes, pour remonter de là à la Convention. Et au-dessus de toutes, se dressait la question centrale, à laquelle tant d’autres venaient se rattacher : « Qu’allait-on faire du roi ? »


  1. Aulard donne dans son Histoire politique, deuxième édition, pp. 315-317, un excellent résumé de ces divers changements.
  2. Sur 713.885 livres de recettes il n’avait dépensé que 85.529 livres dont il rendit tous les comptes avec éclat (Louis Blanc, II, 62). Giraut, à l’accusation de terreur, prouva plus tard, qu’en quatre mois le Comité n’avait arrêté que 326 personnes. Si les terroristes girondins, après thermidor, avaient seulement su être aussi modestes !
  3. Après de longues luttes entre la population révolutionnaires de Lyon et celle qui suivait les prêtres, et après le meurtre, dans une église, du patriote Lescuyer (on lui en voulait pour avoir mis en vente les biens du clergé), il y eut une insurrection de la population ouvrière révolutionnaire qui se termina par le meurtre de soixante royalistes, dont les cadavres furent jetés dans les profondeurs de la Tour de la Glacière. Barbaroux, député girondin, justifia ces massacres.
  4. On ne connaît pas encore la teneur des pourparlers de Brissot en Angleterre en janvier 1793, avant l’exécution du roi. Sur ceux de Danton, voyez Georges Avenel, Lundis révolutionnaires, 1875, pp. 248 et suivantes, et Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française.
  5. Quelques intendants des armées de la République se livraient à des vols scandaleux. Il y en avait qui faisaient des fortunes en quelques mois. On peut aussi imaginer les spéculations auxquelles on se livrait, lorsque les intendants faisaient des achats immenses de blé précisément dans les départements où la récolte avait été mauvaise et les prix étaient très hauts. Les spéculations à la hausse des prix de blé, que Septeuil faisait jadis pour le compte de Louis XVI (car « le bon roi » ne négligeait pas ce moyen de remplir sa caisse), se faisaient maintenant pour des bourgeois.