La Guerre du Nizam/Chapitre 1

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Hachette (p. 1-37).

LA

GUERRE DU NIZAM.

« Il y avait à Hyder-Abad un vieux de la montagne, nommé Hyder-Allah (le lion de Dieu) ; il portait à sa ceinture la hache magique de la déesse Deera, qui ne reçoit que des victimes humaines sur ses autels. Cet Indien conçut le dessein de délivrer son pays du joug anglais, au moyen d’une association ténébreuse qui, d’adepte en adepte, se répandit bientôt dans toute la province du Nizam : c’était l’association des taugs.
(la Floride, chap. iv.)


I

Un bal de noces à Smyrne.

Au nord de Smyrne, à l’embouchure de l’Hermus et sur les bords du golfe, on voit une maison de campagne bâtie à l’italienne, et qui rappelle surtout le style léger de l’architecture génoise, illustrée par Carlo Fontana et Tagliafico. Ce gracieux édifice a vu naître et mourir beaucoup de fêtes. Une anse naturelle lui sert de port ; les canots de la ville y abordent, et s’amarrent aux racines des lentisques et des arbustes verts, en déposant leurs passagers sur un sentier d’asphodèles blanches et jaunes, qui conduit à un vaste péristyle de colonnettes de marbre ionien. C’est là que le maître assemble, pour le bal ou le festin, ses invités de la société de Smyrne, la ville surnommée le Paris du Levant.

Un soir de juin 183., cette maison était en fête. On y donnait un bal en l’honneur du mariage du colonel Douglas Stafford, qui allait épouser une jeune fille grecque ennoblie par la mort de son glorieux père et par les vers de lord Byron. On devait signer le lendemain le contrat à l’état civil consulaire, à l’issue du bal.

À voir la furie de la danse, quatre heures après le premier coup d’archet, il était facile de présumer que les quadrilles seraient encore en mouvement à midi. La molle Ionie, tant célébrée à cause de sa langueur proverbiale, par des poëtes indolents, semblait avoir abandonné cette nuit les rives de l’Hermus. À ce bal, l’Europe, représentée par ses colonies consulaires et ses artistes nomades, donnait un démenti au climat d’Homère, par toutes les langues de l’Occident.

L’orchestre venait de déchaîner un galop d’Auber, et l’éblouissante traînée de fleurs, de pierreries et de femmes, trop à l’étroit dans la vaste colonnade pour bondir à l’aise jusqu’au dernier souffle, s’échappa comme un nuage d’oiseaux d’une volière, et agrandit la salle du bal en lui donnant pour limite le golfe voisin. Pas une fleur ne resta debout sur le sentier agreste : la joyeuse tempête du galop dévora tout ; des milliers de familles végétales, filles de la mer et du soleil, périrent en un clin d’œil sous les pieds les plus légers de Smyrne, au son de la musique, au murmure charmant des petites vagues, et dans un délicieux concert de paroles haletantes et d’éclats de rire enfantins.

Un quart d’heure de galop brise la force de l’homme, et même la faiblesse de la femme. Il est triste de dire que le bonheur du bal a seulement quinze minutes à nous donner.

Au retour, par un sentier dévasté comme un sillon d’épis après la moisson, le galop éteint prit l’allure tranquille de la promenade ; les jeunes gens n’enlevaient plus les danseuses aux lambris verts de l’allée : ils les reconduisaient avec un calme respectueux à la salle du bal. La folie s’était abaissée jusqu’à la raison.

Un seul groupe n’avait pas suivi le reflux du torrent devenu paisible. Cette scission, ne diminuant pas à vue d’œil le nombre des danseurs, ne pouvait être remarquée par les maîtres de la maison. Trois jeunes gens et une jeune femme formaient ce groupe. La femme était assise dans un pavillon ouvert sur le golfe, et elle avait engagé avec ses interlocuteurs un de ces entretiens décousus qui naissent au milieu du délire du bal, lorsque la respiration haletante trahit le désordre de la pensée dans la faiblesse de la voix.

« La fraîcheur est délicieuse ici, disait-elle en ramenant avec ses mains un peu de symétrie dans le désordre de sa chevelure ; nous respirons un instant. Vous me sacrifierez un quadrille, n’est-ce pas, messieurs ?

— Nous vous sacrifierons le bal, madame, dit un jeune homme dont la voix n’empruntait pas son émotion à la fièvre des pieds.

— Monsieur Ernest de Lucy, dit la jeune femme en s’inclinant, vous êtes généreux comme un noble artiste que vous êtes.

— Je veux être plus généreux, moi, belle comtesse ; je vous sacrifie tous les bals de la saison, dit un autre jeune homme dont la parole, naturellement ardente, semblait contenue par une réserve et un maintien diplomatiques.

— Ah ! vous, c’est différent, monsieur Edgard de Bagnerie ! je ne veux pas être dupe de votre générosité. Vous visez à une ambassade, et chaque bal où vous figurez est dénoncé à votre chancellerie, comme un crime de lèse-gravité ; un avant-deux vous fait reculer d’un an sur la route des ambassadeurs… Et vous, comte Élona Brodzinski ; serez-vous généreux comme ces messieurs ?

— Excusez-moi, madame, dit le jeune comte polonais, j’ai le malheur de ne pouvoir rien vous sacrifier en ce moment.

— Au fait, c’est juste ! dit la comtesse en souriant ; nous avons trouvé M. le comte Élona ici, en contemplation devant la mer ; il ne cherche pas le bal : c’est le bal qui est venu le chercher.

— Me permettez-vous de vous interroger, madame ? » dit le comte Élona en faisant quelques pas vers la comtesse.

La jeune femme fit de la tête un signe de consentement, et le proscrit polonais continua de la sorte :

« Vous habitez Smyrne depuis plusieurs années ?…

— Depuis la mort du comte de Verzon, mon mari,… depuis quatre ans.

— Excusez encore mon indiscrétion, madame ; vous habitez toujours, dans la belle saison, une maison de campagne voisine du pont des Caravanes ?

— Oui, comte Élona, une maison que j’aime beaucoup, et que je vendrai l’hiver prochain, en versant des larmes sur le contrat.

— Comment ! vous vendez ce bijou d’émeraudes ! s’écria le jeune Edgard de Bagnerie. Attendez au moins mon consulat ; je l’achèterai.

— Pardon, monsieur Edgard ; probablement nous n’avons pas fini avec le comte Élona…

— Madame, dit le jeune Polonais, pourriez-vous m’affirmer que la caravane de Mételin traversera l’Hermus, cette nuit, là, de ce côté ?

— Cette nuit… attendez… nous sommes à la mi-juin… La caravane de Mételin passera dans trois jours. »

Le comte polonais fit un mouvement dont le sens était une énigme.

« Comte Élona, dit la comtesse, votre intention est-elle de vous engager dans une caravane ?

— Peut-être, madame.

— Rien ne vous y oblige ; c’est une fantaisie, n’est-ce pas ?

— Une fantaisie, comme vous dites, madame… Mais la caravane part trois jours trop tard. C’est malheureux.

— Oui, je conçois cette fantaisie… Il y a une idée là-dessous qui me plairait aussi : je vous comprends, monsieur le comte… On sort d’un bal délicieux, étourdissant, et on va se mêler à des dromadaires et des bohémiens, dans un désert. Cela me sourirait comme contraste… Que pensent de notre idée ces messieurs ?

— Je pense, moi, dit le jeune Edgard, qu’il y a quelque chose de mieux à faire au sortir d’un bal…

— C’est ?…

— C’est de rentrer dans un autre bal, madame.

— Et avec vous, madame ; je n’ajouterai que ces trois mots, dit Ernest de Lucy.

— M. le comte Élona n’est pas de votre avis, messieurs ; il ne vient au bal que pour accompagner sa carte d’invitation… »

Le comte fit un sourire triste. « Pourtant, ajouta la comtesse, il faut convenir que la fête nuptiale est superbe. Il me semble que j’assiste à mon mariage, rue Neuve-de-Luxembourg, à Paris. Cela me rajeunit de sept ans. Certes, il est permis d’aimer les dromadaires et les bohémiens ; mais je leur préfère ce bal.

— Ne trouvez-vous pas, madame, dit le jeune Edgard, qu’un bal de noces excite les invités célibataires au mariage, et que tout le monde devrait se marier le lendemain ?

— Eh ! mon Dieu ! si cela plaisait à tout le monde, pourquoi pas ?

— Ces épidémies nuptiales ne sont pas à craindre, dit Ernest de Lucy.

— Ah ! dit la comtesse, si toutes les jeunes femmes ressemblaient à notre belle Grecque Amalia, nous trouverions beaucoup de colonels Douglas ; chacun réclamerait sa part dans l’épidémie.

— Excepté moi, dit Edgard.

— Et moi, dit Ernest.

— Oh ! vous autres, messieurs, dit la comtesse, on connaît vos opinions sur le mariage, en Asie Mineure. Vous êtes jugés. Les artistes et les élèves consulaires ne viennent en Orient que dans l’espoir d’épouser quelque harem d’occasion, après la faillite d’un pacha.

— Eh bien ! madame, dit Edgard, essayez une conversion parmi ces jeunes Turcs d’Occident ; donnez l’exemple ; jetez votre mouchoir nuptial à quelque mahométan baptisé ; nous avons ici vingt Parisiennes, vos charmantes compatriotes, qui vous imiteront ; les mœurs de l’Orient seront bouleversées, grâce à vous, mesdames, et, après les faillites des pachas, les harems se vendront au rabais pour les approvisionnements du désert.

— Mais la société n’a plus rien à me demander, à moi, monsieur Edgard ; j’ai déjà fait mon devoir. Si je suis veuve, ce n’est pas ma faute ; je ne m’étais pas mariée pour cela.

— C’est donc à recommencer, madame…

— Oui, monsieur, absolument comme une partie de whist interrompue par un accident… D’honneur ! vous traitez le mariage sur un ton de légèreté !… Oui, on commence le jeu du mariage avec un partner, on l’achève avec un autre… Monsieur Edgard, vous n’aurez jamais la gravité d’un ambassadeur. À quoi donc employez-vous vos études ?

— J’étudie pour me marier.

— Vous êtes encore à l’alphabet, monsieur Edgard.

— Aussi, je n’ai pas la prétention de passer mon examen de bachelier nuptial cette semaine. À vingt-cinq ans on peut attendre ; il n’y a pas de clause expresse de testament qui m’imposera demain un oui forcé au pied de l’autel.

— Ah ! monsieur Edgard, dit la comtesse sur un ton de susceptibilité en apparence naturelle, votre allusion peut avoir le mérite de l’à-propos, mais elle manque de délicatesse française à la porte de ce bal.

— Ceci n’est pas clair pour nous, » dit Ernest de Lucy.

Le comte Élona, qui paraissait vouloir rester neutre dans l’entretien, se rapprocha du groupe causeur.

« Comte Élona, dit. la comtesse, venez défendre le colonel Douglas. Avez-vous entendu M. Edgard de Bagnerie ? Il vient d’insinuer, avec une perfidie fort adroite, que le colonel Douglas subit ce soir un mariage forcé.

— Le colonel, dit Élona Brodzinski, se défend lui-même ; il a mis sur sa figure tout le bonheur d’un prédestiné.

— Au reste, dit Edgard, je n’ai fait que répéter à voix basse ce que Smyrne dit tout haut.

— Soyez de bonne foi, monsieur Edgard, dit la comtesse ; croyez-vous qu’une clause de testament soit nécessaire pour forcer un homme à subir le bonheur d’épouser ma jeune amie, notre belle Grecque Amalia ?

— J’en appellerai aussi à votre bonne foi, madame ; la clause du testament existe-t-elle ? Voulez-vous que je vous cite les vers de Byron qui célèbrent les fiançailles d’Amalia, encore enfant, et de Douglas Stafford ? Vous savez comme moi, madame, que lord Byron avait pris sous sa protection puissante la petite orpheline de Missolonghi, et que le mariage de ce soir lui donne, par contrat, douze mille livres de dot. C’est beaucoup lorsqu’on n’a rien.

— Tout cela est vrai, dit la comtesse ; mais avouez au moins que le colonel Douglas est dans la rare position d’un homme qui est condamné au bonheur.

— C’est toujours une condamnation, madame.

— Vraiment, monsieur Edgard, vous vous vieillissez terriblement à mes yeux.

— Écoutez, madame ; j’ai vu débarquer le colonel Douglas, l’an dernier, à son arrivée des Grandes-Indes, et je vous affirme que sa figure portait une profonde teinte de mélancolie, sous une triple couche de soleil : on aurait dit qu’il était traîné à la remorque vers le contrat nuptial.

— Ceci peut aisément s’expliquer. Le colonel aime passionnément la guerre de l’Inde. Il commandait, sinon en titre, du moins en fait, l’armée anglaise dans la province du Nizam. De hautes distinctions allaient récompenser de pénibles et glorieux services, lorsqu’il a été appelé à White-hall pour donner de vive voix des explications sur cette guerre mystérieuse qui désole le Nizam. On conçoit, en pareil cas, le dépit d’un jeune officier de trente ans qui va perdre quinze mois de sa jeunesse pour donner aux ministres, à l’autre bout du monde, des explications qui n’expliqueront rien. De son côté, le tuteur de la belle orpheline grecque s’est emparé du colonel à son passage pour défendre les intérêts de sa pupille ; le tuteur ne voyait, lui, que douze mille livres de dot aventurées au Malabar : on connaît l’esprit des tuteurs. Certes, il est permis de croire que le colonel a supporté d’abord avec peine toutes ces contrariétés ; il doit avoir maudit les ministres, les tuteurs et lord Byron ; mais la grâce et la beauté d’Amalia ont eu leur influence inévitable. Le colonel s’est rendu à discrétion ; il a oublié le Nizam ; il a béni lord Byron ; il a fait une donation des douze mille livres à sa fiancée entre les mains du banquier Lhéman ; et, pour mettre le comble à sa galanterie, il est devenu amoureux de sa femme avant de l’épouser.

— La comtesse Octavie de Verzon connaît admirablement l’histoire de nos fiancés, dit Ernest de Lucy ; il n’y a rien à répondre à cela.

— Aussi, nous ne répondons rien, dit Edgard.

— Oui, dit la comtesse ; mais il y a des sourires significatifs qui répondent pour vous, monsieur Edgard.

— Eh ! madame ! comment voulez-vous prohiber les sourires ?… Excusez-moi, je crois fermement à toute votre histoire, excepté à l’amour du colonel Douglas.

— Oh ! voilà bien les hommes ! ils ne croient jamais à l’amour Je suis sûre que le comte Élona, qui n’est pas encore perverti par les maximes de la jeunesse française, m’approuve silencieusement au fond du cœur. »

Le comte polonais fit un signe de tête affirmatif.

« Ainsi, madame, dit Edgard, avec vos idées sur l’amour, vous préparez de cruels déplaisirs à l’homme qui oserait hasarder une déclaration à vos pieds ?

— Eh ! monsieur, tous les jeunes gens de l’Asie Mineure sont prêts à hasarder une déclaration aux pieds de la même femme ! Je vous demande s’il faut croire à l’amour de tous ces messieurs… À les entendre, ils seraient tous amoureux au même degré. Depuis le commencement du bal, tous mes danseurs ont bégayé quelque chose dans ce genre. L’amour ne se déclare pas ; il se prouve. Voilà ce que vous ignorez, messieurs.

— Madame, dit Ernest de Lucy, la folie d’un bal de noces nous donne quelque liberté cette nuit, et, pour mon compte, je veux en user. Ces occasions sont rares. Demain nous vous reverrons dans la majesté imposante de votre costume de ville ; il faudra s’incliner et passer. À cette heure, vous êtes accessible comme une simple mortelle. Le bal a fait descendre l’Olympe sur les bords de cet Hermus où il a été créé. Nous pouvons vous parler face à face, comme si nous étions vos égaux. Madame, vous êtes jeune, belle, riche, adorée. Tous ceux qui vous verront doivent tomber à vos pieds au premier signe de votre main. Quelles preuves demanderez-vous à celui que vous retirerez de la poussière pour l’élever jusqu’à vous ?

— C’est une demande indiscrète, monsieur de Lucy ; mais la liberté du bal excuse tout, vous avez raison, et je vous répondrai… J’aime les voyages, les émotions, la vie turbulente et imprévue. Une femme isolée comme moi doit se résigner à la monotonie d’une existence casanière et aux ennuis d’une richesse, oisive et inutile. Ainsi, pour vivre selon mes goûts, il faut que je me marie une seconde fois. Je me donner deux ans de réflexion. Un second mariage est plus sérieux que le premier, parce qu’une veuve sait très-bien ce qu’elle fait. L’homme que je pourrais choisir serait celui qui attacherait à mon anneau nuptial le souvenir ineffaçable d’une action grande ou vulgaire, mais inventée pour me plaire et accomplie pour moi. Dans les mauvais jours de la vie, dans les moments où l’affection doute, dans les heures où l’amour perd une illusion et marche vers un regret, je me sauverai moi-même avec ce souvenir ; ce serait un remède moral qui me rendrait ma lune de miel. Mon époux paraîtra toujours devant moi précédé de cette action, qui fut l’éclatante et incontestable preuve de son amour. Le malheur du veuvage enlève du moins aux jeunes femmes la candeur étourdie du couvent : elles ne sont plus exposées aux surprises ; elles ne jouent pas la tranquillité de leur vie avec le premier jeune fou venu, converti la veille à la foi du mariage par le cinquième acte d’une comédie, et qui se présente escorté d’un notaire et de ses parents. Je veux donc profiter de mes avantages, et voilà ce que j’ai résolu… Il y a eu des époques en France où les amoureux n’auraient osé déclarer leur passion, si elle n’était déjà prouvée dans un tournoi, une bataille, une croisade. C’était l’âge d’or de notre sexe. Les hommes ont fait une révolution tout exprès contre nous ; ils se sont tous proclamés rois absolus ; depuis l’invention de la liberté, nous sommes vos humbles esclaves. Eh bien ! il faut que, de temps en temps, quelque courageuse femme fasse une petite contre-révolution à son profit, et abolisse la loi salique dans sa maison. L’exemple se propagera, j’espère, et nous aurons peut-être un jour notre Restauration, messieurs.

— Vous avez le tort d’avoir perpétuellement raison, madame, dit M. de Lucy en s’inclinant ; il est impossible…

— Oh ! monsieur de Lucy, trêve aux compliments, dit la jeune femme en faisant un gracieux mouvement d’épaules ; les hommes se trompent fort, s’ils croient avoir remplacé les croisades et les tournois par de banales phrases d’adulation ; le dévouement du madrigal est très-commode. Monsieur de Lucy, donnez-moi votre bras ; nous avons perdu une contredanse : c’est irréparable. Il ne faut pas doubler cette perte ; rentrons au bal. Monsieur Edgard, vous nous accompagnez, n’est-ce pas ?… C’est que je vois déjà là-bas quelque chose de noir sur la mer qui m’alarme… Oh ! ne vous effrayez point, messieurs… c’est mon canot. Mes domestiques trouvent probablement le bal trop long, puisqu’ils ne dansent pas, et ils viennent me chercher. Si je les attends, j’aurai pitié d’eux, et je quitte la fête trois heures avant la fin… On est aussi l’esclave de ses domestiques !… Les philanthropes devraient bien demander quelque jour l’affranchissement des maîtres. Oh ! j’attendrai le soleil ici ; c’est décidé. Ma maison de campagne est inhabitable la nuit ; c’est le palais de l’insomnie : aussi je la vends. Impossible d’y dormir ; il y a un concert de marécage désolant qui coasse dans mon alcôve et fera le malheur de mes nuits d’été. Il me faudrait un bal tous les jours, après le coucher du soleil, jusqu’à l’aube, seulement encore pendant quatre mois… Comte Élona, vous ne paraissez pas disposé à nous suivre à la contredanse, vous ? Je vous fais une prière. Dites à mes domestiques, lorsqu’ils débarqueront ici, que je leur donne cinq heures de congé. Je leur serai bien reconnaissante s’ils me dispensent de leur obéir jusqu’au lever du soleil… Monsieur Ernest de Lucy, songeons au programme ; l’heure de notre duo de Tancredi va bientôt sonner. »

Élona Brodzinski ne répondit que par des gestes, et bientôt il se trouva seul sur le bord de la mer.

Le canot aperçu confusément dans le lointain avançait avec une rapidité merveilleuse ; aussi, il était difficile de supposer qu’il avait pour rameurs deux domestiques de la comtesse Octavie de Verzon. Douze rames vigoureusement conduites fendaient d’un seul coup l’eau du golfe, et remontaient en secouant une rosée phosphorescente qui éclairait à chaque élan des faces brunes de marins.

Le comte Élona descendit au débarcadère à tout hasard, pour exécuter les ordres de la jeune femme ; mais il s’aperçut bientôt que ce n’était point le canot attendu.

Un homme de taille haute et fière, vêtu avec une suprême élégance, et dont le visage, éclairé par les étoiles, avait un admirable caractère de douceur, d’audace et de distinction, s’élança du canot sur la rive, et se trouva face à face avec le comte Élona.

« Monsieur, dit-il à peine débarqué, je ne crois pas m’être trompé ; c’est bien ici le petit port de la maison de campagne du consul ?

— Oui, monsieur, dit Élona.

— On y donne une fête pour le mariage du colonel Douglas ?

— Oui, monsieur.

— Je n’ai pas l’honneur d’être invité ; je ne suis pas présenté au consul ; il faut pourtant que je parle au colonel Douglas ; puis-je espérer de votre obligeance que vous donnerez cette carte de visite au colonel ? Je réclame cela de vous, monsieur, comme un service dont je vous serai très-reconnaissant. »

Le comte Élona prit la carte et regarda le canot avec une attention singulière.

L’inconnu, nouveau débarqué, fit un mouvement d’impatience qui signifiait : « Eh bien ! vous ne répondez pas ! vous ne partez pas !

— Monsieur, dit le comte Élona, vous pouvez entendre d’ici le son des instruments ; je ne pourrai aborder le colonel Douglas qu’après la contredanse ; ainsi nous avons le temps d’échanger quelques mots. Ce canot vous appartient-il, monsieur ?

— C’est le canot du paquebot à vapeur le Cylon.

— Monsieur, avant de mériter votre confiance, je vais vous dire mon nom. Je suis le comte Élona Brodzinski, proscrit de Varsovie, et le nom de mon père est sans doute arrivé jusqu’à vous dans la récente guerre de notre indépendance ; j’étais son aide de camp lorsqu’il commandait un corps d’armée sur la rive droite de la Vistule, et Dieu m’a refusé la grâce de mourir avec les miens. »

L’inconnu prit les mains du comte et les serra vivement ; puis il dit :

« Mon nom n’a pas le bonheur d’être illustre comme le vôtre : je suis sir Edward Klerbbs, citoyen du monde et l’ami des proscrits et des malheureux.

— Sir Edward, le Cylon fera-t-il une longue station à Smyrne ?

— Il part demain pour Alexandrie, avant le lever du soleil.

— Demain !… c’est un coup de la Providence !… Sir Edward, si vous êtes l’ami des malheureux, vous devez avoir rendu quelquefois des services…

— Ceux qui m’en demandent me les rendent, à moi, en me les demandant. Parlez, comte Élona.

— Sir Edward, je croyais pouvoir partir cette nuit avec la caravane de Mételin, mais elle ne passera que dans trois jours. Il m’est impossible d’attendre trois jours. Le soleil de demain doit me tuer, sir Edward. Connaissez-vous le commandant du Cylon ?

— C’est mon intime ami.

— Eh bien ! demandez-lui pour moi six pieds de cabine à son bord.

— Voilà tout, comte Élona ?

— Je vous demande la vie, sir Edward.

— Au lever du soleil, vous aurez ma propre chambre à bord du Cylon.

— Sir Edward, ne faites pas les choses à demi ; je ne veux plus rentrer au bal. Donnez-moi deux lignes pour le commandant du Cylon, et je pars tout de suite. Il ne faut que vingt minutes à ce canot pour m’amener au paquebot et rentrer ici.

— Mais, comte Élona, vous avez oublié que j’ai besoin de vous pour remettre ma carte au colonel Douglas…

— Pardon ! pardon ! sir Edward. Excusez-moi… ma tête brûle… j’oublie tout… tout, excepté la seule chose qui me tue… Oui, je vais donner votre carte au colonel Douglas, et…

— Et après, comte Élona, je vous prête ce canot pour vingt minutes. Quand vous me rejoindrez, votre billet d’introduction auprès du commandant du Cylon sera écrit. Service pour service, comte Élona.

— Celui que je vais vous rendre, sir Edward, est insignifiant ; il ne sauve la vie à personne.

— Peut-être.

— Adieu, sir Edward ; à bientôt. La contredanse va finir.

— Prudence et discrétion, comte Élona. »

Lorsque le jeune proscrit polonais entra au bal, l’ivresse de la danse était à son comble. Le quadrille où figurait la belle fiancée avait une triple ceinture de spectateurs de toutes les nations, au milieu desquels se faisaient remarquer les jeunes officiers des marines française et anglaise. Les regards animés par une curiosité irritante couraient du colonel à la fille grecque, l’épouse du lendemain. La comtesse Octavie dansait avec le futur époux, et sa grâce et sa beauté soulevaient encore des concerts d’éloges, à côté de l’héroïne de la fête. Il était facile de voir que des passions orageuses et voilées grondaient autour de la noble et belle veuve, car les yeux de quelques jeunes gens ne s’égaraient jamais autour d’elle dans un éclair de distraction, et, pour ces timides et ardents adorateurs, la comtesse Octavie était la reine et la seule femme du bal.

Elle, avec cette merveilleuse expérience des femmes qui courent vers leur trentième année à travers les fêtes et les adorations, elle, la comtesse Octavie, saisissait au vol les moindres détails de regards et de pensées que le tourbillon du bal emportait avec une furie éblouissante. Les plus habiles observateurs n’auraient jamais accordé cette spontanéité de regard sibyllin à ce front charmant, couronné de fleurs et de grâce ; à ces yeux noirs, étincelants de joie enfantine et de naïve étourderie ; à cette femme adorable qui semblait n’écouter que l’orchestre et ne regarder que son image, en courant comme un lutin devant les hautes glaces de la salle du bal. Rien n’échappait à cette sagacité infaillible qui, dans le tumulte des pieds, des voix, des instruments, recevait de sombres confidences que des lèvres muettes refoulaient en vain au fond des cœurs.

Il y avait là des diplomates, des élèves en ambassade, des secrétaires de chancellerie, des politiques profonds, tous les consuls européens, tous les agitateurs du destin du monde : pas un d’entre eux ne remarquait la tristesse sourde qui était au fond de cette joie, le nuage qui se levait dans ce bal azuré,

Un consul disait :

« La jeune mariée n’a pas une figure de noce. »

Un diplomate répondait :

« Oh ! les femmes à cet âge, il faut les connaître ! Elles dissimulent déjà leur joie intérieure comme des coquettes de cinquante ans. Ma femme a pleuré à son bal de mariage ; oui, monsieur, un mariage d’amour ! »

Un scrutateur de la question d’Orient disait :

« Le colonel Douglas a un air grave qui sied peu à la fête. On dirait qu’il médite une descente dans quelque souterrain du Nizam. »

Un équilibriste du destin européen répondait :

« Oui, le colonel me parait un de ces militaires qui ne reculent pas devant l’ennemi, mais qui battent en retraite devant le bonheur. La fiancée est belle à ravir ; elle a pris au genre féminin grec tout ce qu’il a de séduisant et de gracieux dans la figure, le corps et le costume. C’est la Vénus de Médicis, avec le charme du sensualisme moderne, bien préférable à la sécheresse imposante de la divinité. Je conçois qu’un homme s’effraye de ce bonheur, à la veille de le saisir. Quand l’épouse est trop belle, il y a beaucoup de poltrons aux pieds des autels. La jeune Amalia sera belle ainsi trente ans encore. C’est un long souci pour un époux ! »

La comtesse Octavie n’avait pris aucun grade en diplomatie orientale, mais son œil perçait les ténèbres lumineuses de ce bal.

La contredanse terminée, elle quitta le bras du colonel Douglas, et, sans la moindre affectation de démarche, elle perça la foule et arriva comme par hasard devant le comte Élona.

« Comte Élona, lui dit-elle, vous avez inventé pour la contredanse une figure polonaise que je n’aime pas. Mon Dieu ! qu’avez-vous donc ? vous êtes pâle comme un naufragé d’hiver.

— Madame, dit le comte avec une voix presque éteinte, j’ai exécuté vos ordres ; j’ai attendu vos domestiques ; votre canot n’est pas arrivé. Me permettez-vous, madame, de vous quitter un instant ? J’ai deux mots à dire au colonel Douglas.

— J’allais vous demander un tour de promenade sur la terrasse… Oh ! quel effroi vous a saisi, comte Élona !… C’est bien !… vous me refusez ! il paraît que vos affaires vous retiennent impérieusement ici, quand vous ne méditez plus sur le bord de la mer.

— Pardon, pardon, madame, excusez-moi… plus tard je vous expliquerai…

— Comte Élona, je vous engage pour la première contredanse… Vous me refusez encore ! Ah ! ceci devient inexplicable…

— Au nom de Dieu ! madame, permettez-moi de m’éloigner une minute…

— Un mot, comte Élona. Je ne vous ai pas perdu de vue un seul instant pendant la dernière contredanse. Vos lèvres avaient la fièvre, et vos yeux avaient des éclats de vengeance et de mort. Vos yeux se sont fixés sur le colonel et ne l’ont pas quitté… Comte Élona, je vous devine, vous méditez quelque chose d’atroce… Je vous défends d’adresser une seule parole au colonel Douglas… vous obéirez, j’espère, à une noble femme française, noble comte polonais. »

Cette petite scène, jouée par deux personnages dans un angle du péristyle, passait inaperçue au milieu du mouvement de la fête. Pour donner le change à quelques jeunes observateurs qui de loin la suivaient toujours et la reconnaissaient à la cime de sa chevelure, la comtesse Octavie affectait dans ses poses et ses gestes une allure étourdie, très-opposée au sérieux de ses paroles. Le comte Élona, qui ne savait rien feindre, lui, ressemblait à une protestation vivante de l’enfer contre la joie d’un bal. On aurait cru voir un spectre écoutant les joyeuses confidences d’une jolie femme au coup de minuit, avant de rentrer dans son tombeau.

« Madame, dit-il, je vous jure de vous obéir ; je ne dirai pas un seul mot au colonel Douglas.

— Aujourd’hui et demain, comte Élona.

— Oui, madame… cependant il faut que je lui fasse parvenir cette carte ; c’est un engagement… »

La comtesse saisit avec vivacité la carte de sir Edward, et la déchirant sans la lire, elle dit d’une voix sourde, mais irritée :

« Comte Élona, vous méconnaissez les devoirs de l’hospitalité ; cette carte est un défi. Depuis le commencement du bal je vous suis des yeux, et je ne m’égare pas sur vos intentions, Vous ne pouvez pas tromper le regard d’une femme. Comte Élona, vous envoyez un cartel au colonel Douglas ; c’est indigne ! Je lis depuis longtemps au fond de votre cœur, et je vais vous dire toute votre pensée. Vous aimez une femme qui doit se marier demain : cet amour vous tue, et vous voulez vous sauver par un acte de désespoir. Suis-je bien inspirée ? répondez-moi ; vous répondez en vous taisant. J’ai donc bien vu ce que j’ai vu. »

En ce moment, un prélude d’orchestre se fit entendre. Le colonel Douglas s’avança vers la comtesse Octavie, lui offrit son bras et la conduisit à l’autre extrémité de la salle, devant le pupitre où l’attendait le duo de Tancredi.

Le jeune Edgard de Bagnerie avait déjà pris place au premier rang, pour écouter le duo. La comtesse ouvrit la feuille de musique, et, feignant de désigner du doigt en souriant une ligne de notes à son voisin :

« Monsieur Edgard, dit-elle, voulez-vous me plaire ? Éloignez-vous nonchalamment et sans affectation, et surveillez jusqu’à l’aube tous les pas du comte Élona Brodzinski. »

Le jeune homme s’inclina, et, un instant après, disparut dans la foule, sans toutefois perdre de vue la comtesse Octavie de Verzon.

Un profond silence s’établit dans le vaste péristyle ; la foule se replia sur les banquettes, de manière que le milieu de la salle resta vide. Les intervalles des colonnettes furent remplis par les invités qui n’avaient pu s’asseoir. La comtesse Octavie et M. Ernest de Lucy allaient commencer le duo de Tancredi, lorsque le consul d’Angleterre traversa la salle et vint parler au maître de la maison. Celui-ci témoigna par ses gestes une grande et joyeuse surprise, et dit quelques mots à l’oreille du colonel Douglas.

À la faveur du mouvement mystérieux que cet incident excita dans la salle, Edgard de Bagnerie lança un coup d’œil d’intelligence à la comtesse, et courut se placer à son poste d’observation, dans le voisinage du comte Élona.

Le colonel Douglas ne fit remarquer qu’à ses plus proches voisins une légère contraction sur sa figure. La comtesse Octavie rejeta gracieusement sa tête en arrière, et prenant la main du colonel :

« Pouvons-nous commencer notre duo ? dit-elle ; si vous me gardez cinq minutes encore dans cette pose, à l’état de statue, je ne réponds plus de ma voix.

— Comtesse Octavie, dit le colonel avec un sourire forcé, c’est un noble étranger qui demande à être introduit sur la recommandation de son consul.

— Ainsi, nous sommes à la disposition de ce noble étranger pour commencer notre duo.

— Ce n’est qu’un retard de quelques minutes, belle comtesse… le voilà. »

Sir Edward traversa la salle dans toute sa longueur, et vint présenter ses hommages aux maîtres de la maison.

À peine le nom du célèbre explorateur de l’Inde eut-il circulé dans les groupes, qu’un murmure d’admiration éclata partout. Le duo de Tancredi commença, mais il n’arrivait qu’à des oreilles distraites. Les yeux étaient fixés sur le noble étranger, et l’on se racontait tout bas quelque trait de cette existence héroïque et mystérieuse, qui ne connaissait d’autre patrie que l’univers.

Sir Edward, debout, dans une attitude pleine de noblesse et de simplicité, ne témoignait ni fierté, ni surprise, ni émotion ; il ne répondit par aucun regard de complaisance à la curiosité enthousiaste de la foule ; il écouta le duo avec une attention feinte ou vraie, mais qui attestait chez lui un profond sentiment des convenances. Le chant terminé, il applaudit les artistes amateurs, et il dit au colonel Douglas :

« Je viens de quitter à King’s-Theatre la voix de Mme Pasta, et je la retrouve ici.

— Oh ! nous savons depuis longtemps, dit la comtesse Octavie que sir Edward est galant comme un Français.

— Excusez-moi, madame, dit sir Edward, je ne voulais pas être entendu. Cela m’enlève tout le mérite de la galanterie que vous me supposez. Il ne me reste que la sincérité de l’éloge.

— Sir Edward, je devrais être jalouse de vous…

— Oh ! je vous en prie, madame, suivez cette inspiration.

— Votre arrivée aux premières notes de mon duo m’a fait une terrible concurrence. Que n’êtes-vous venu un quart d’heure plus tard ! Vous avez seul le droit d’entrer à une fête le lendemain, parce que vous arrivez toujours des Grandes-Indes quand vous arrivez ; et l’on a des égards pour le retardataire, en considération du chemin. Ce quart d’heure me donnait un succès fou.

— Vous avez été adorable, madame, comme au concert que vous nous avez donné l’an dernier dans votre délicieuse maison de la rue des Roses. Je n’oublierai jamais cette fête. J’arrivais des Indes, cette fois ; je n’arrive que de Londres aujourd’hui, et je n’avais pas le droit d’arriver trop tard.

— Sir Edward, M. Ernest de Lucy demande à vous être présenté. Dans nos concerts il se fait ténor ou baryton pour me seconder à merveille. »

Ernest de Lucy et sir Edward échangèrent un salut de présentation.

« Vraiment, dit sir Edward en partageant ses regards entre la comtesse et M. de Lucy, vous me donnez de vifs regrets ; il m’est bien pénible de penser que je vous ai entendue chanter votre duo pour la dernière fois…

— Quelle idée, sir Edward ! dit la comtesse ; pour vous donner un démenti, nous vous le chanterons demain à ma maison de campagne, après la célébration du mariage du colonel Douglas et de ma chère Amalia.

— Comtesse Octavie, au lever du soleil je serai déjà bien loin d’ici…

— Oh ! vous êtes révoltant, sir Edward ! vous abusez de la locomotion !… Eh ! que venez-vous donc faire ici, au coup de minuit, comme un fantôme de votre Anne Radcliff ?

— Comment ! vous ne le devinez pas, belle comtesse ! dit Edward sur le ton innocent du badinage ; je traversais la mer, j’allais aux Indes ; on m’a dit que la comtesse Octavie allait chanter un duo de Rossini, au bord du golfe, et j’ai fait jeter l’ancre un instant pour vous écouter et danser avec vous.

— Non, sir Edward ; parlons sérieusement, puisqu’on ne danse pas. Une idée vous a conduit ici ; mes yeux ne se trompent jamais ; vous avez remis à votre consul un pli énorme lorsque vous êtes entré. Vous avez même fait cela fort adroitement pour tout le monde, excepté pour moi.

— Ah ! vous êtes mon maître, madame ! je m’incline devant votre intelligence. Vos yeux ne se contentent pas d’être beaux, ils sont redoutables de toutes les manières. Puisque vous avez tout vu, je ne veux rien nier. Voici donc le but de mon débarquement au bord de l’Hermus. Le ministre m’a confié des dépêches pour notre consul.

— Et il paraît, sir Edward, que vos dépêches sont très-importantes, puisque votre consul a quitté le bal en emmenant avec lui le colonel Douglas ?

— Oui, madame, j’ai remarqué cela aussi.

— Sir Edward, avec vos yeux indiens, vous n’avez pas percé l’enveloppe du pli ministériel ?

— Oh ! je respecte les secrets d’État.

— Mais vous les devinez dans l’occasion ?

— Non, madame, j’attends que tout le monde les connaisse pour les deviner. C’est alors qu’ils deviennent obscurs.

— La conversation sur les dépêches se prolonge entre votre consul et le colonel Douglas. La belle fiancée a des inquiétudes : heureusement on la reconduit au quadrille. Voici une nouvelle contredanse. Sir Edward, cela ne vous détourne pas beaucoup de la route des Indes ; puis-je vous engager cinq minutes comme danseur ?

— Par habitude, madame, j’oublie toujours de refuser. Je ne changerai pas mes mœurs au premier ordre qui me vient de vous. »

Sir Edward et la comtesse Octavie se placèrent au quadrille ; et, dans les intervalles des figures, l’entretien continua.

« Comment trouvez-vous notre jeune mariée, sir Edward ? dit la comtesse, vous qui arrivez du Lancastre, où la beauté des femmes console de l’absence du soleil.

— Madame, dit sir Edward, ma réponse est dans votre demande. Votre jeune amie, cette Grecque charmante, a fort heureusement échappé à la beauté classique de son pays, et son visage a corrigé, par la grâce des contours, l’exactitude glaciale du profil droit. Ses yeux d’iris, lumineux et limpides, ont une pensée dans chaque regard ; ils sont doux et vifs, et promettent un avenir plein de calme ou d’orage, au choix de l’époux. L’île de Paros n’a pas dans ses carrières un filon blanc et pur comme son cou et son front. Il faudrait lui chanter en chœur ce refrain grec : « Femme, laisse tomber tes voiles et demande des autels ! » On dirait, madame, que votre amie est aussi votre sœur.

— Ah ! sir Edward, vous analysez fort bien les ouvrages grecs…

— Et je les traduis en français, à la fin, comme vous voyez, madame.

— Oui, vous avez l’habitude d’être galant, sir Edward…

— C’est une habitude que j’ai prise dans les déserts de l’Afrique et de l’Asie. Vraiment, madame, vous êtes injuste, et vous me traitez en Européen ; moi, galant par habitude, comme un dandy de Kensington-Garden ou du boulevard de Gand ! J’ai passé la moitié de ma vie avec des matelots, et l’autre moitié avec des tigres et des éléphants. On apprend une singulière galanterie en pareille société !

— Oh ! sir Edward, ne vous faites pas si Robinson Crusoé ! Nous connaissons la douceur de vos mœurs sauvages. On a publié à Londres vos histoires secrètes. Vous avez apprivoisé des tigresses à cheveux blonds…

— Madame, j’ai passé toute ma vie au grand soleil, et mes histoires sont claires comme le jour. Si j’avais eu l’art d’apprivoiser une tigresse, elle serait à mes côtés aujourd’hui, et elle porterait mon nom.

— Comme vous êtes sombre en disant cela, sir Edward !

— C’est un nuage qui me traverse l’esprit, et que l’air de la danse a dissipé… Vous m’effrayez, madame ; vos yeux saisissent au vol un éclair ! on ne vous confierait pas une dépêche, scellée du lion et de la licorne, comme on me la confie, à moi, pauvre innocent. Une enveloppe de parchemin ministériel serait transparente pour vous comme un tissu de crêpe chinois.

— Sir Edward, je crois que nous jouons au plus fin.

— Alors, madame, j’ai perdu en commençant le jeu.

— Dansez-vous ordinairement, sir Edward ?…

— Quelle question, madame !…

— Une question comme une autre… Dans une contredanse, avec ces interruptions continuelles, il est impossible de tenir un entretien suivi… On parle au hasard… Je ne me rappelle plus ce que je vous ai demandé.

— Madame, voici ma réponse à votre question oubliée : je danse toujours dans un bal.

— C’est encore une habitude que vous avez prise avec votre société du désert.

— Vraiment, madame, vos lèvres et vos yeux parlent à la fois, avec deux paroles et deux pensées différentes ; je n’écoute que vos yeux, et je ne les comprends pas…

— Vous les comprenez trop, sir Edward ! dit la comtesse d’un ton sérieux qui succéda sans transition à la feinte légèreté du badinage. Écoutez, sir Edward, et voyez si je devine la situation… En ce moment, vous n’êtes pas mon danseur, vous êtes mon geôlier… Oh ! vous avez beau sourire et regarder le plafond à la case des énigmes, vous me comprenez… Il se trame quelque chose d’infernal contre ma jeune amie Amalia… L’étourdie, elle danse !.. Et moi aussi je danse, et je ne suis pas là où il faut être pour la défendre !

— Madame, dit Edward avec un calme digne, contenez-vous encore quelques instants, tous les regards sont fixés sur vous ; il y a de l’inquiétude sur les visages de notre quadrille : on va croire que je vous ai insultée.

— Oh ! ceci devient horriblement clair ! dit la comtesse sans écouter les paroles d’Edward. Regardez au fond des salles il y a une agitation menaçante… les domestiques du colonel Douglas courent partout avec un empressement significatif. Sir Edward, vous avez prêté votre nom et votre main à une ténébreuse machination !… Un gentilhomme, c’est infâme ! »

Le bruit de la danse, le murmure éclatant des paroles, le fracas de l’orchestre, couvraient la voix de la comtesse Octavie ; elle n’était entendue que d’Edward. La figure de la jeune femme avait des éclairs de colère, lancés à propos dans les yeux de son danseur ; puis elle reprenait subitement le plus adorable des sourires, pour donner le change aux voisins. Sir Edward, qu’aucune voix d’homme ou de bête fauve, aucun rugissement du ciel, de la terre et de l’Océan, ne pouvait émouvoir, tremblait en écoutant cette voix de femme qui, même dans son expression irritée, gardait sa mélodie de grâce et d’amour.

La contredanse finie, sir Edward conduisit la comtesse vers le coin de la salle où Amalia venait de s’asseoir ; et, chemin faisant, il avait bégayé, avec l’émotion d’un criminel, ces paroles peu significatives :

« Madame, si votre langage eût été plus clair, j’aurais répondu, j’espère, à votre satisfaction ; je suis incapable d’une déloyauté. Bientôt l’événement répondra pour moi.

— Oui, aux Indes, » dit la comtesse Octavie.

Et elle salua sir Edward ; et, traversant la foule d’un pas rapide, elle chercha M. Edgard de Bagnerie, pour connaître le résultat de la commission qu’elle lui avait donnée.

« Madame, lui dit Edgard, voici ce que j’ai vu : Le comte Élona était dans la plus vive agitation, mais personne ne le remarquait ; tous les yeux étaient fixés sur vous et sir Edward. Il est sorti sur la terrasse pour respirer un peu de fraîcheur, car la fièvre empourprait son visage. En ce moment, un homme vêtu à la créole, et qui avait des yeux de flamme sur une figure cuivrée, s’est approché du comte Élona et lui a remis un billet. Un entretien vif et court s’est établi entre eux. Une détermination subite a été prise ; ils ont quitté la terrasse et se sont dirigés vers la mer. Je les ai suivis. Le comte Élona s’est embarqué sur le canot du paquebot anglais. À cette heure, il est à Smyrne, sans doute, et je l’y trouverai au lever du soleil, si vos ordres l’exigent.

— Nous verrons. Merci, » dit la comtesse Octavie avec une voix sourde.

Et elle monta aux appartements pour trouver le colonel Douglas, dont la longue absence ne justifiait que trop les pressentiments sinistres.

Le colonel, le consul anglais et le tuteur d’Amalia se promenaient au pas de course dans une galerie, lorsque la comtesse parut subitement au milieu d’eux.

« Un coup de foudre ! madame, dit le colonel en élevant ses mains croisées sur son front.

— Un coup de foudre prévu, dit Octavie d’un ton strident.

— Prévu, madame ! oh ! vous êtes injuste dans votre pensée ! Comment prévoir cet ordre du ministre ? Lisez, madame, la dépêche…

— Je l’ai lue, colonel, avant le ministre qui l’a écrite.

— Madame, le service de Sa Majesté…

— Le service de Sa Majesté, colonel, peut attendre huit jours, et vous allez partir aujourd’hui, j’en suis sûre n’est-ce pas ? »

Un silence de quelques instants suivit ces paroles.

Le tuteur d’Amalia prit un ton calme et dit :

« Les intérêts de Mlle Amalia sont sauvegardés.

— Oh ! voilà bien le langage d’un tuteur, dit la comtesse avec un sourire fou : on donne la dot comme la rançon de la liberté du mari !…

— Mais, au nom de Dieu, madame, dit le colonel, lisez la dépêche… Voilà ma justification… L’ordre du ministre est formel, inexorable… Il ne me laisse pas une heure de liberté… Savez-vous bien, madame, qu’une heure perdue peut mettre en péril la vie de dix mille soldats ? La province de Nizam est en feu. Nos meilleurs officiers ont péri. L’armée de Golconde n’est plus qu’un corps sans tête. De sinistres nouvelles sont parvenues au Foreign-Office. On m’a fait l’honneur de me croire nécessaire ; il faut que je réponde à la confiance du roi. Il faut que je parte pour cette guerre lugubre, où tant de jeunes et nobles têtes ont disparu. Voulez-vous que, pour mon cadeau de noces, je donne à ma femme un veuvage à peu près certain ? Voulez-vous que je l’entraîne avec moi sur ce théâtre de désolation et de mort ? Voulez-vous que je sois son époux d’un jour et que je l’abandonne le lendemain en ne lui laissant que mon nom ? Soyez juste, comtesse Octavie, si vous êtes vraiment l’amie d’Amalia, soumettez-vous comme moi, comme nous tous, aux terribles exigences du moment, et attendez avec nous ce que nous réserve l’avenir. »

La comtesse Octavie croisa les bras sur sa poitrine haletante, inclina sa tête sur l’épaule gauche, et lançant au colonel la pointe acérée d’un regard, elle dit :

« Colonel, vous n’aimez pas Amalia ; voilà tout ce que m’a prouvé votre discours.

— Madame, en ce moment, vous pouvez m’accabler de toutes les manières. Je ne sais pas ce que j’aime, je ne sais pas ce que je déteste ; je sais que le plus impérieux devoir, que la plus terrible mission m’appelle à l’autre bout du monde, et que ces deux mains doivent être libres de tout lien pour tirer mon épée du fourreau. »

À ces mots, le colonel s’inclina respectueusement, et entra, suivi du consul, dans un salon voisin.

Le tuteur d’Amalia se rapprocha de la comtesse, et lui dit :

« Au reste, dans tout ceci, madame, les intérêts de notre belle enfant sont sauvegardés.

— Oh ! monsieur, s’écria la comtesse, n’êtes-vous pas honteux d’avoir déjà dit cela une fois ? »

Elle descendit à la salle de bal en murmurant des paroles sourdes qui ressemblaient à une menace, et qui peut-être aussi formulaient quelque énergique détermination.

L’orchestre s’était dégarni depuis longtemps, la majeure partie des imités avait suivi les musiciens ; la fête ne finissait pas : elle s’écroulait.

Amalia causait tranquillement dans le dernier groupe composé d’intimes. À voir le calme de la jeune fiancée, on aurait dit qu’elle ignorait encore son malheur, et qu’il n’y avait autour d’elle personne d’assez hardi pour le lui annoncer.

Au premier signe de la comtesse, Amalia quitta le groupe, et les deux amies, enlacées l’une à l’autre, sortirent sur la terrasse.

« Je sais tout, ma chère Octavie, dit Amalia sur le ton de l’indifférence ; ainsi, vous n’avez plus rien à m’apprendre.

— Comme elle le prend à l’aise ! dit Octavie ; c’est impossible, mon ange, tu ignores encore quelque chose. Sais-tu que le colonel part avant le lever du soleil ?

— Oui.

— Avant le mariage ?

— Oui.

— Et qu’il va se battre aux Indes ?

— Oui.

— Et qu’il ne t’épouse pas ?

— Oui.

— Voilà quatre oui merveilleux, mon ange ! dit la comtesse en s’inclinant devant Amalia. C’est de la philosophie grecque toute pure, et je ne la comprends pas.

— Mais dites-moi, ma belle Octavie, donnez-moi un conseil ; à ma place que feriez-vous ?

— Je m’opposerais au départ du colonel. Il y a une justice à Smyrne, comme partout.

— Vous feriez un procès à un homme pour le forcer à vous épouser ?

— En ce cas, oui ; je ne balancerais pas. Je sommerais le consul de sa nation de me rendre justice à l’instant.

— Oh ! quel scandale, chère Octavie ! vous ne réfléchissez donc pas ?

— Amalia, dit la comtesse en s’animant à chaque mot, Amalia, ce n’est pas la perte d’un mari que je déplore pour toi en ce moment ; à ton âge, avec ta beauté, on trouve à chaque bal un mari qui vaut toujours mieux que celui de la veille. Aujourd’hui ce qu’il y a d’ineffaçable, de malheureux, d’accablant, c’est le ridicule. Demain, tu seras la fable de la ville ; on se moquera de toi chez les consuls ; après le rire viendra la médisance ; après la médisance la calomnie. La calomnie ! entends-tu, mon ange ?… Enfant, tu crois que le monde raconte les choses comme elles arrivent. Ce ne serait pas assez amusant pour le monde. Il est trop ennuyé pour se contenter de l’histoire ; il lui faut le mensonge. Demain, le monde te déshonorera.

— Je me résigne, chère Octavie ; il faut subir le monde comme il est. Le colonel Douglas est libre de tout engagement ; je ne dirai pas une parole, je ne ferai pas un geste pour le retenir.

— Tu ne l’aimais donc pas, le colonel Douglas ?

— Quelle question ! Vraiment, Octavie, je ne te reconnais plus ; on dirait que c’est toi que le colonel abandonne…

— Tu ne l’aimais donc pas ?

— À peine l’ai-je vu trois fois dans ma vie… J’attendais d’être sa femme pour essayer de l’aimer.

— Quel sang-froid de jeune fille ! C’est désespérant ! »

La comtesse s’éloigna de quelques pas, et, reprenant ensuite sa place à côté de son amie :

« Ma chère ange, dit-elle, tout bien réfléchi, je te félicite sur ta résignation. Il est impossible de recevoir plus gaiement un coup de foudre… »

Elle fit un charmant sourire ; et, prenant les mains d’Amalia, elle ajouta :

« Que je suis folle, moi !… dans la maison, tout le monde est fort calme ; les intéressés donnent l’exemple de la plus stoïque résignation ; moi seule je m’irrite fort mal à propos pour le compte d’autrui… C’est stupide ! Amalia, voici ton tuteur, je te laisse entre ses mains ; je te rejoindrai bientôt, et nous partirons ensemble pour ma maison de campagne, où tu passeras la belle saison… Il faut que je fasse mes adieux à sir Edward, qui traverse la terrasse avec l’intention de s’éclipser totalement. »

Malgré son habileté féline dans l’art de dissimuler la direction de ses pas, sir Edward ne put échapper à la douce main de la comtesse Octavie.

« J’ai l’amour-propre de croire, sir Edward, dit-elle avec une grâce exquise, que vous cherchez la comtesse Octavie pour lui dire adieu ?

— Madame, vous devinez toutes mes pensées ; aussi je ne prendrai plus la peine de penser devant vous, je parlerai.

— Sir Edward, vous ne me garderez pas rancune de la scène de mauvaise humeur que je viens de vous faire. Un départ est une espèce de mort ; il doit en avoir les privilèges ; on se pardonne le passé avant de se dire adieu.

— Madame, je ne me pardonnerai jamais d’avoir écouté tranquillement cette justification d’un tort imaginaire.

— Donnez-moi le bras un instant, sir Edward ; je veux que le monde sache que nous nous quittons bons amis… Sérieusement, sir Edward, vous partez avant le lever du soleil ?… Vous me regardez d’un air… Oh ! ne craignez rien, je ne vais pas recommencer ma scène de drame… Tantôt j’ai cédé à je ne sais quel accès de colère stupide… Vous partez donc ?

— Madame, chaque minute perdue ici coûte la vie à vingt soldats aux Indes.

— Vous exagérez l’importance du colonel Douglas. Il n’y a pas d’homme indispensable en ce monde ; pas même vous, sir Edward. Alors, si le colonel Douglas n’existait pas, l’Inde anglaise s’écroulerait ? Cela n’est soutenable que dans les romans.

— Mais, madame, le colonel connaît cette guerre du Nizam dans tous ses ténébreux secrets ; il…

— Ah ! brisons là, sir Edward ; les discussions ne servent qu’à ne pas se convaincre mutuellement. Parlons d’autre chose… Quand nous reverrons-nous à Smyrne, sir Edward ?… Vous cherchez votre réponse dans les étoiles ?…

— Madame, mon destin est de voir et de ne jamais revoir.

— Eh ! mon Dieu, changez donc votre destin. Voir est un plaisir, revoir est un bonheur. Pourquoi sacrifiez-vous de gaieté de cœur la plus douce de ces deux choses ?

— Je crains le bonheur, madame, je le crains comme un ennemi inconnu.

— Eh ! que cherchez-vous donc à travers le monde ?

— Le malheur. J’aime les choses faciles à trouver. »

La comtesse inclina sa tête en arrière avec une ondulation de cygne ; ses boucles de cheveux noirs laissèrent à découvert son front et ses tempes, et ses yeux fixés sur le visage d’Edward brillèrent d’un éclat plein de tendresse et de séduction. Elle choisit, dans le clavier de sa voix, les notes les plus veloutées ; on aurait cru entendre le suave et mystérieux accompagnement de l’orchestre, au trio final du Comte Ory.

« On va chercher le malheur bien loin, sir Edward, dit-elle, lorsque le bonheur qu’on ne cherche pas est dans le voisinage ! Il y a partout de nobles cœurs qui comprennent les nobles âmes ; partout des mains amies prêtes a serrer de généreuses mains ; partout des rayons de soleil et des rayons d’amour, des fleurs sous les pieds, de l’ombre sur la tête, des mélodies pour les oreilles, de doux paysages pour les yeux. Voyez comme ce pays est beau ! Ici, on se sent vivre avec extase. Il y a dans l’air une fête continuelle, formée de toutes les charmantes choses de la nature, de tous les caprices de Dieu. Ces arbres, ces collines, ces rivages, ce golfe, sont pleins de voix joyeuses qui disent, dans des harmonies sans fin, que tous les êtres de cette création aiment, sont aimés, sont heureux. L’homme qui foule ces fleurs, à la clarté de ces étoiles, et qui n’éprouve au cœur que le besoin de poser son pied sur la planche d’un navire, invente un crime sans nom : il a l’ingratitude d’un premier ange damné ; il avilit son intelligence, il insulte le ciel. »

Edward baissa la tête et garda ce silence qui signifie : « Je suis de votre avis, mais je ne devine pas pourquoi vous me dites cela. » La comtesse attachait obliquement sur lui un regard tendre et interrogateur.

Forcé de parler pour être poli, Edward dit à la comtesse :

« Vos idées sur la vie sont justes à vingt ans : à vingt ans je pensais comme vous. Malheureusement j’ai vécu, j’ai voyagé, je me suis perverti. En avançant en âge, on a deux torts : celui de vieillir et celui d’avoir raison. Nous commençons à voir clair dans les choses de ce monde, lorsque notre vue s’affaiblit.

— Ah ! sir Edward ! dit Octavie avec une de ces voix d’ange qui attendriraient un démon, ah ! mon pauvre philosophe, vous parlez comme un homme qui n’a jamais eu la patience d’attendre un lendemain ! Il n’y a pas de bonheur à la minute. Votre pas est trop rapide ; le bonheur ne peut vous atteindre, il est boiteux. Essayez un jour de vous arrêter sous un arbre du chemin ; au premier relais, oubliez de demander une voile ou un cheval ; attendez… Sir Edward, vous avez une haute expérience de ce monde, je le sais cependant, croyez-le bien, il y a dans votre profond savoir un coin ténébreux voilé par l’ignorance… Si, par exemple, une femme amoureuse du merveilleux, et séduite par l’éclat de votre histoire, n’attendait qu’un mot de vous pour vous donner son affection, vous ne la devineriez pas, vous ne la comprendriez pas. Les hommes supérieurs sont ainsi faits. Les gens médiocres ne doutent jamais de rien, eux. Ils ont l’audace qui échoue ; et vous, messieurs, vous n’osez prendre l’audace qui réussit… et puis, vous voulez avoir l’orgueil d’être malheureux ; et vous courez le monde pour insulter la vie par des railleries amères ! Cela est injuste, sir Edward. La vie est un travail intolérable, j’en conviens, quand on le fait seul. Pour vivre, il faut être deux Essayez un jour d’être deux, sir Edward.

— Madame, les essais ne m’ont jamais réussi, dit Edward avec un sourire charmant et une légèreté de ton qui dissimulait une soudaine préoccupation, occasionnée par les paroles étranges d’Octavie.

— Tant mieux ! sir Edward, dit la comtesse ; le hasard a plus d’esprit que vous ; il a retardé vos succès pour les faire plus beaux.

— Madame, dit Edward d’une voix qui se timbrait d’émotion, en toute autre circonstance, je prolongerais jusqu’au lever du soleil un entretien plein de charme pour moi ; mais je vois beaucoup de mouvement devant notre canot… Il faut un devoir aussi impérieux que ie mien, pour que je me croie obligé de regarder d’autres choses lorsque vous êtes là, devant moi, madame, avec votre grâce de femme, votre mélodie de paroles, votre formidable beauté… Au nom du ciel, madame, fermez vos lèvres et vos yeux ; laissez-moi fuir une seconde fois ! Adieu, comtesse Octavie, adieu pour toujours.

— Non, sir Edward, je ne reçois pas votre adieu. Vous ne partirez pas, dit la comtesse avec un accent mêlé de haine et de tendresse, vous ne partirez, sir Edward, qu’après avoir assisté au mariage du colonel Douglas.

— Demandez-moi ma vie, madame, et je prierai Dieu de vous la donner ; mais ne me demandez pas l’honneur. Le colonel doit partir à l’instant même, et je dois le suivre aux Indes. »

Sir Edward se dégagea vivement du bras d’Octavie, qui fit un geste de menace, accompagné du double éclair de ses yeux.

« Sir Edward, dit-elle avec une voix sourde et stridente, vous voulez ma haine ? Vous l’aurez ! vous l’aurez terrible, acharnée, inexorable, jusqu’à la mort !

— Madame, je veux ce que veut le ciel. »

Et il s’avança vers le rivage d’un pas ferme et résolu.

Le fidèle Indien Nizam attendait sir Edward.

« Nizam, lui dit-il, le jeune comte Élona est-il à bord ?

— Oui, sir Edward ; vos ordres sont exécutés ; je lui ai donné votre cabine. Seulement, d’après l’avis du capitaine, le comte Élona ne pourra monter sur le pont qu’au milieu de la nuit, jusqu’à notre arrivée en Égypte ; il sera prisonnier dans sa cabine pendant le jour. J’aurai soin de lui.

— C’est bien, » dit Edward.

La comtesse Octavie était encore immobile à la place où l’avait laissée Edward. L’agitation convulsive de son corps annonçait un désespoir suprême. À l’éclat de ses yeux, au désordre de sa chevelure, à la majesté orageuse de son visage, à la pose superbe de ses bras nus, on aurait cru voir une jeune prêtresse d’Homère évoquant les mânes des héros sur les rivages de l’Hermus. Le grave tuteur d’Amalia vint distraire la comtesse Octavie de ses sombres méditations.

« Ah ! vous voilà, madame ! dit ce tuteur ; je vous trouve enfin… Eh bien ! tout s’est passé à merveille. Notre demoiselle a supporté la crise jusqu’au bout, avec un bon sens au-dessus de son âge. Au reste, il n’y a rien de perdu. Le banquier Lhéman nous doit douze mille livres sterling. Les intérêts d’Amalia sont sauvegardés.

— Voilà une belle fête ! dit la comtesse avec une voix de rêve étouffant. Monsieur le tuteur, je n’ai pas entendu un seul mot de ce que vous avez dit ; aussi je vous prie de ne pas répéter votre phrase. Donnez-moi votre bras et partons. Nous trouverons Amalia sur notre chemin. »