La Hollande/5

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LA HOLLANDE.

V.
Expéditions des Hollandais dans le Nord.

Il y a des pages d’histoire qui ont, entre toutes les autres, le privilége d’attirer constamment et de fixer l’attention. Ce sont celles qui retracent l’époque où un peuple se signale par une lutte héroïque contre ses oppresseurs, s’agrandit par son courage, et s’affermit par de sages institutions. Chaque nation a eu ces jours glorieux d’effort et d’affranchissement, et plus ses tentatives étaient hardies et sa victoire difficile, plus son histoire renferme par-là même de graves enseignemens. Sous ce rapport, peu d’annales offrent autant d’intérêt au philosophe, au moraliste, que celles de la Hollande pendant le XVIIe siècle ; car ce petit peuple de Hollande n’était rien, et, par son opiniâtre énergie, il a vaincu la superbe Espagne. Il avait toujours été sous le joug du despotisme, et il a formé un état libre, indépendant. La nature ne lui avait donné qu’un sol fangeux, mobile, exposé sans cesse aux inondations de la mer, et il a su féconder cette terre ingrate et en tirer des ressources immenses. Isolé au bord de la mer, sans alliés, et attaqué de toutes parts, il a su, pendant un demi-siècle, trouver, par la puissance de son industrie et de son patriotisme, des hommes et de l’argent pour l’Espagne, des canons pour lutter contre Louis XIV, des navires pour s’en aller en même temps explorer les mers du nord et conquérir de vastes provinces dans les Indes.

Nous voudrions donner une idée de ces explorations des Hollandais qui forment un des chapitres les plus curieux de leur histoire, à une époque où cette histoire est si belle et si mémorable. Avant de raconter leur progrès dans les contrées méridionales, nous devons d’abord dire comment ils essayèrent, à diverses reprises, de fonder des établissemens de commerce dans le Nord.

C’était dans le temps où les provinces des Pays-Bas, unies par le traité d’Utrecht, soutenues par l’Angleterre et la France, dirigées par le valeureux fils de Guillaume le Taciturne, s’organisaient en république et rompaient à tout jamais les liens qui les avaient enchaînées à la domination de l’Espagne. Philippe II, pour se venger de leur révolte, leur interdit l’entrée du Portugal, l’entrée de tous les ports où elles allaient naguère chercher les productions des Indes pour les répandre dans le reste de l’Europe. Une telle défense compromettait l’existence même de la nouvelle république ; car comment la Hollande subsisterait-elle sans commerce et sans navigation ? Mais l’arrêt de proscription qui devait causer sa ruine enfanta sa prospérité. Jusque-là les armateurs de Rotterdam et d’Amsterdam n’avaient pas envoyé leurs navires au-delà du Tage. Cette fois ils résolurent d’aller chercher aux Indes même les denrées qu’il leur était défendu de prendre dans les villes portugaises ; et comme ils craignaient de rencontrer les vaisseaux de Philippe II en suivant la route ordinaire, ils essayèrent d’en trouver une nouvelle au nord. Déjà l’espoir de découvrir un passage au nord-est ou au nord-ouest, pour arriver aux Indes, avait vivement occupé les Anglais. Dès l’année 1496, Sébastien Cabot avait tenté de résoudre cet immense problème. Trente ans plus tard, Henri VIII expédia deux grands navires dans le même dessein. En 1553, Hugues Willougby s’en alla échouer sur une des côtes les plus reculées de la Laponie. En 1556, Richard Chancelor s’aventura jusque dans les parages de la Nouvelle-Zemble ; et, sous le règne d’Élisabeth, Frobisher entreprit trois voyages vers les régions septentrionales, espérant toujours arriver par là au Cathay ou à la Chine. Les Espagnols, les Portugais, les Français firent aussi, à diverses reprises, les mêmes tentatives, et si elles n’aboutirent pas au but qu’ils s’étaient proposé, elles durent cependant pour la science et le commerce d’importans résultats. Dans deux de ces expéditions aventureuses, les Cortereal, deux nobles frères, établis en Espagne, mais descendant d’une famille française, découvrirent Terre-Neuve, le Labrador et le Canada. Jacques Cartier, parti en 1534, réclama l’honneur d’avoir découvert le golfe de Saint-Laurent.

Au XVIIe et au XVIIIe siècles, l’espoir de découvrir ce passage si désiré et si problématique éveilla l’ardeur de Hudson, de Baffin, et de plusieurs autres navigateurs anglais. Dans les derniers temps, cet espoir a soutenu, au milieu des plus rudes fatigues et des plus grands dangers, le zèle de Ross et de Parry.

Quiconque s’est jamais aventuré dans les mers du nord a dû sentir battre son cœur à l’idée d’arriver par un dernier effort, ou par un hasard, à la découverte qui depuis plus de trois siècles occupe les physiciens et les géographes. Que de fois n’avons-nous pas fait ce rêve, tandis que notre légère corvette nous emportait vers les limites les plus reculées du Spitzberg, rêve présomptueux dont les vents d’orage se jouaient, et qui allait échouer sur un banc de glace ?

À l’époque où les Hollandais résolurent de chercher un passage au nord, ils avaient plus d’espoir de le trouver qu’il n’est permis d’en avoir aujourd’hui. Il n’y avait eu jusque là pour faire cette découverte que cinq à six tentatives vraiment sérieuses, et qu’est-ce que le hasard de cinq à six tentatives, lorsqu’il s’agit de reculer les bornes de la science et d’ouvrir une nouvelle route au génie de l’humanité ?

En 1594, la société de commerce, connue d’abord sous le nom de société des pays lointains, équipa trois navires qui devaient, aux termes de leurs instructions, tâcher d’arriver en Chine, en faisant le tour de la Norvége, de la Moscovie et de la Tartarie. Un des plus savans cosmographes de l’époque, l’illustre Pontanus, rédigea un mémoire pour démontrer par le raisonnement ce que la carte devait prouver par ses lignes mathématiques.

Les trois bâtimens partirent ensemble du Texel le 5 juin. Le premier était commandé par un marin distingué nommé Barentz, les deux autres par Cornelisz et Ysbrantz ; ceux-ci étaient, dans les premiers jours du mois de juillet, près de Waigatz. Ils arrivèrent en face d’une île couverte de verdure et parsemée de trois ou quatre cents idoles de bois représentant des hommes, des femmes, des enfans, le visage tourné du côté de l’orient. Une barrière de glace, large, haute, infranchissable, les empêchait d’aller plus loin, mais tout à coup cette muraille s’entr’ouvrit, se brisa par morceaux : le passage était libre. Ils continuèrent leur route à l’est, et arrivèrent dans une mer bleue, profonde et sans glaces ; ils n’étaient guère qu’à quarante lieues du détroit de Waigatz, et distinguaient très bien une bande de terre qui se prolongeait au sud-est. Alors ils crurent avoir découvert le passage qui aboutissait tout droit au Cathay, et, au lieu de continuer leur exploration, ils se hâtèrent de virer de bord pour aller en Hollande proclamer le résultat de leur voyage.

Pendant ce temps, Barentz avait traversé la mer Blanche, puis il s’était dirigé vers le nord-est. Le 4 juillet, il arriva à la Nouvelle-Zemble, et s’avança jusqu’au 77° 25′ de latitude. Là, il fut arrêté par un amas de glaces qui s’étendait si loin, que, du haut des mâts, on n’en voyait pas la fin. Hors d’état de franchir un tel rempart, il fit une excursion rétrograde, et tenta quelques jours après de s’avancer de nouveau vers le nord ; mais le froid, la neige, les brouillards, fatiguaient et irritaient tellement les matelots, que Barentz fut forcé de retourner en arrière, et de reprendre la route de la Hollande. Au 71° de latitude, il descendit sur une plage qui avait été déjà évidemment visitée par des Européens, car on y trouva une croix, des sacs de seigle, un boulet de canon, trois maisons en bois, des tombeaux renfermant des ossemens humains, et les débris d’un navire naufragé. Barentz donna à ces lieux le nom de Meel haven (port de la farine). Le 26 septembre, il était de retour en Hollande. Comme trophée de son expédition, il rapportait une peau d’ours blanc d’une grandeur démesurée et des dents de morses ; c’étaient là à peu près les seuls animaux qu’il eût rencontré dans le cours de son lointain voyage, et l’aspect des morses avait singulièrement étonné les Hollandais. Un d’entre eux cependant décrivit en termes assez exacts ces habitans monstrueux des mers glaciales : « les walrusses ou vaches de mer sont, dit-il, des monstres marins d’une force terrible, plus grands que des bœufs, et qui ont le cuir plus rude que les chiens marins, avec un poil fort court ; leur mufle ressemble à celui d’un lion ; elles se tiennent presque toujours sur les glaces, et l’on a de la peine à les tuer, à moins que le coup ne donne juste dans le côté de la tête ; elles ont quatre pieds et n’ont point d’oreilles.

« Elle ne font qu’un ou deux petits, et lorsqu’elles sont rencontrées par des pêcheurs sur des glaçons, elles jettent leur petit devant elles dans l’eau, et, le prenant entre leurs jambes de devant, comme entre des bras, elles plongent avec lui et reparaissent diverses fois, et quand elles veulent se venger et attaquer les barques ou se défendre, elles jettent encore leur petit, et vont à la barque avec une fureur extrême. À chaque côté de leur mufle, elle ont deux dents à peu près de la longueur d’un pied deux pouces qui sont aussi estimées que les dents d’éléphant, surtout en Moscovie et en Tartarie, et dans les autres lieux où l’on en fait usage, parce qu’elles ne sont ni moins blanches, ni moins dures, ni moins unies que l’ivoire. Le poil de leur barbe est comme de petites cornes, presque semblables à celles des porcs-épics. Les Anglais les nomment chevaux marins, et les Français vaches de mer ; mais parmi les Russiens qui les connaissent, de tout temps elles ont le nom de morses[1]. »

Les autres navires avaient fait des observations plus intéressantes. Ils avaient abordé à la Nouvelle-Zemble, à Wardœhus, au cap Nord ; ils avaient rencontré des Danois, des Norvégiens, des Russes, des Samoïèdes. La relation officielle de Linschoten, l’historiographe de l’expédition, les récits des deux capitaines qu’il avait accompagnés, et celui même de Barentz, moins séduisant que les autres, produisirent une vive rumeur en Hollande. On crut avoir enfin découvert le but que l’on se proposait d’atteindre, et les états-généraux organisèrent avec empressement une nouvelle expédition bien plus imposante que la première. Sept bâtimens furent équipés pour les riantes contrées de l’Inde où l’on espérait arriver à travers les glaces du Nord. Six étaient chargés de marchandises et d’argent monnayé. Quelques-uns des principaux négocians d’Amsterdam s’étaient disputé le privilége de faire cette cargaison, comptant bien en retirer de larges bénéfices.

Guillaume Barentz, l’un des principaux chefs de la première expédition, servait dans celle-ci en qualité de pilote major. Mais tout ce voyage, dont chacun attendait de si heureux résultats, ne fut qu’une suite de fatigues inouies et de déceptions. D’abord la flotte partit trop tard ; elle n’arriva devant la Nouvelle-Zemble qu’au mois d’août, lorsque la côte était déjà inabordable. Bientôt cernés par la glace, assaillis par l’orage, dix fois forcés de rétrograder, et dix fois essayant de continuer leur route, luttant avec opiniâtreté contre les remparts de glace, bravant le froid et la tempête, les capitaines, dès le mois de septembre, remirent le cap au sud, à la grande joie des matelots qui se trouvaient harassés de cette rude campagne, et que la rencontre des morses et des ours monstrueux, l’aspect des côtes arides et sauvages, n’effrayaient guère moins que les amas de glaces flottantes et la tempête.

Le triste résultat de cette expédition ôta aux négocians qui y avaient pris part et aux états-généraux toute envie d’en organiser une troisième. Cependant la petite flotte avait encore rencontré cette fois les Samoïèdes qui affirmaient qu’à l’extrémité de la Nouvelle-Zemble, on trouvait une mer très étendue qui baignait les côtes de la Tartarie et s’étendait jusqu’à des contrées plus chaudes ; c’en était plus qu’il ne fallait pour entretenir un reste d’espoir dans le cœur des plus opiniâtres. Lischoten, qui passait pour un homme habile et qui, après avoir visité l’Inde, venait de faire ces deux voyages au nord, déclarait hautement qu’il croyait encore à la possibilité de trouver le passage tant désiré. Un géographe également estimé pour son savoir et son expérience, exprimait la même opinion, et, pour lui donner plus d’autorité, citait la Bible. Qu’il me soit permis de rapporter ce passage de sa dissertation vraiment remarquable comme spécimen des idées religieuses et géographiques du temps : « Je crois que si les Hollandais entreprennent de vouloir encore reconnaître le Waigatz, il faut qu’ils fassent leur compte d’y demeurer deux ou trois ans, vers le Waigatz ou Pechora, où ils trouveront un bon port et des vivres. Il faudrait qu’ils fissent partir des barques, comme font les Russiens avec lesquels il serait nécessaire de se bien entretenir, et par ce moyen on les engagerait à montrer le chemin, ce qui est la véritable voie pour faire cette découverte.

« Il n’y a pas de doute qu’on découvrirait plusieurs beaux pays du continent et d’agréables îles ; il peut être même, et cela n’est pas sans vraisemblance, que l’Amérique vers la Chine est jointe aux trois autres parties du monde par quelque pointe ou langue de terre, ainsi que l’Asie l’est à l’Afrique, proche de la mer Rouge. En effet, personne n’a pu dire jusqu’à présent que cela ne soit pas ; on ne sait là-dessus que ce qu’on a trouvé dans quelques écrits des anciens païens qui marquent que ces trois parties du monde se sont séparées de l’autre, et qui rapportent toutes les raisons qu’ils peuvent pour le prouver.

« Que, s’il y a séparation, il faut qu’elle ne soit que d’un détroit bien petit. Autrement comment peut-on comprendre qu’il y ait eu des peuples dans l’Amérique, cette partie du monde si grande et si étendue, puisque Adam a été créé dans l’Asie ? Par où y seraient-ils allés, puisqu’on ne lit point dans les Saintes Écritures qu’il y ait eu de navires ni de bateaux avant l’arche, c’est-à-dire avant le déluge, ni que les créatures qui peuplent le monde aient tiré leur origine de divers endroits, ou d’ailleurs que du paradis ? »

Barentz, qui avait tant souffert pendant ces deux premiers voyages persistait à vouloir en entreprendre un troisième. Enfin les états-généraux firent annoncer qu’ils ne concourraient pas aux frais d’une nouvelle expédition, mais que, si quelque ville ou quelque société voulait la tenter, ils lui donneraient leur approbation, et que, si l’on atteignait cette fois au but, ils accorderaient à tous les matelots une récompense. Il n’en fallut pas davantage pour faire équiper aussitôt deux bâtimens. L’un fut confié à Barentz ; l’autre à un marin courageux et expérimenté, Jacques Heemskeerke, qui devait mourir glorieusement douze ans plus tard dans un combat contre les Espagnols.

Les deux navires partirent de Vlie le 18 mai, et le 30 ils étaient déjà au 69° 24′ de latitude septentrionale. Gérard de Veer, qui naviguait sur le bâtiment de Barentz et qui nous a laissé une naïve et touchante relation de son voyage, raconte que le 1er juin ils n’eurent point de nuit. Le lendemain ils observèrent un phénomène étrange : trois soleils placés à côté l’un de l’autre, traversés et entourés par trois arcs-en-ciel[2].

Le 7 juin, les deux navires, n’étant que par les 71° de latitude, aperçurent des blocs de glace flottans, entre lesquels ils naviguèrent bientôt comme entre deux terres. L’eau était verte comme l’herbe, et l’on se croyait près du Groenland. Quelques jours après on découvrit une île qui paraissait avoir cinq lieues d’étendue. Les matelots descendirent à terre, et ne virent partout qu’un sol aride, couvert de neige, de précipices et de fondrières. Ils rapportèrent sur leur bâtiment la peau d’ours énorme contre lequel ils avaient lutté pendant plus de deux heures. Barentz donna à cette île le nom de Beeren-Eiland (île de l’Ours). C’est celle que, dix ans plus tard, l’Anglais Bonnet baptisa du nom d’île Cherry, pour flatter la vanité de l’armateur de son navire, l’alderman Cherry[3].

Les bâtimens continuèrent leur route au nord et découvrirent, au 80e degré, une large côte à l’ouest, sans doute la côte du Spitzberg[4].

Une discussion s’éleva entre les deux chefs de l’expédition sur la route à suivre, et ils se séparèrent. Cornelisz se dirigea vers le nord, et Barentz fit voile du côté de la Nouvelle-Zemble. Le malheureux n’en devait pas revenir. À peine arrivé dans les parages où il espérait trouver un passage au nord, il se vit de toutes parts cerné par les glaces. Quelquefois, à force de hardiesse et d’opiniâtreté, il parvenait à franchir une ou deux de ces barrières flottantes ; quelquefois aussi le vent les écartait l’une de l’autre et lui ouvrait un chemin au milieu de leurs masses gigantesques ; puis, un instant après, l’enceinte ainsi brisée se refermait, et le navire se trouvait de nouveau arrêté dans un bassin sans issue. Le 27 juin les glaces heurtaient le bâtiment avec tant de violence, que, dans la crainte de le voir se briser, les matelots se hâtèrent d’en tirer les chaloupes, afin d’avoir au moins, en cas de naufrage, une dernière chance de salut. Peu à peu les glaces chassées par le vent et charriées par les vagues se resserrèrent, s’amassèrent sous la quille du navire, sur ses flancs, et l’étreignirent de toutes parts avec tant de force, qu’il ne pouvait plus se mouvoir, ni en avant ni en arrière.

Ici commence l’un des récits les plus dramatiques qui existent dans les annales de la marine. C’est un des hommes de l’équipage, Gérard de Veer, qui l’a lui-même écrit, jour par jour. Il était là, le pauvre marin, à l’heure du naufrage ; il partageait toutes les douleurs physiques, les angoisses, les luttes affreuses de ses compagnons, et il n’a pas parlé de lui plus que des autres, il a transcrit ce qu’il voyait, ce qu’il soufrait, sans emphase et sans forfanterie. C’est là le privilége de ceux qui ont passé par de rudes épreuves. Pour émouvoir l’ame de ceux qui les écoutent, ils n’ont qu’à dire : J’étais là. Les vraies souffrances se traduisent par une parole simple et austère. Les émotions factices s’enveloppent dans un tissu de phrases artificielles[5].

Quand le bâtiment de Barentz fut engagé dans une forteresse de glaces, les pauvres gens qui s’y trouvaient virent bien qu’il fallait renoncer à tout espoir de le faire sortir de là, et se résignèrent à passer l’hiver dans ces horribles solitudes. Par bonheur la côte n’était pas loin. Ils y allèrent avec leur canot et y trouvèrent une source d’eau fraîche, de grands arbres déracinés, qui avaient été amenés là par des courans, et des traces d’animaux. C’était tout ce qu’il fallait pour leur donner un peu de consolation dans leur infortune. Leur provision d’eau était épuisée, leurs vivres ne pouvaient pas durer long-temps. Ils allaient pouvoir remplir leurs barriques, ils espéraient tuer quelques-unes de ces bêtes sauvages dont ils apercevaient les vestiges sur la neige, et les arbres leur serviraient à construire une cabane pour se tenir pendant l’hiver à l’abri de la férocité des ours et de la rigueur des frimas.

Dès le lendemain de leurs désastres, ils se mirent à l’œuvre. Ils transportèrent sur la grève tout ce qui pouvait leur être le plus utile ; ils bâtirent leur maison. Les derniers jours d’été touchaient à leur fin, si l’on peut appeler été ces quelques semaines où un pâle soleil apparaît dans les brumes humides des régions boréales. Déjà le ciel devenait plus sombre, le vent plus aigu, et les glaces plus épaisses. Le 16 septembre, l’eau de la mer, qui avait encore conservé un certain mouvement, gela tout à coup. Le 23, un de leurs compagnons mourut, et ils ne purent lui creuser une fosse dans la terre, tant la terre était dure. Ils l’ensevelirent dans une fente de montagne, près d’une chute d’eau. La semaine suivante, il gelait si fort que, si l’un d’eux, en travaillant, mettait un clou dans sa bouche il ne pouvait l’en retirer sans s’arracher la peau des lèvres. La neige alors tombait à gros flocons ; elle ferma bientôt l’entrée de leur hutte, elle couvrit la hutte toute entière : les malheureux ne pouvaient plus sortir. Ils parvinrent cependant à se frayer un chemin à travers ces masses de neige, c’était pour aller chercher le reste de leurs vivres et quelques tonnes de bière et de vin dans leur bâtiment. Mais la bière était gelée ; on la coupait par morceaux pour la faire fondre devant le feu, et lorsqu’elle était liquéfiée, elle n’avait plus que le goût de l’eau. La gelée avait fait éclater des tonnes cerclées de fer, et le vin de Xérès même n’avait pu résister à l’action du froid. Quand on essaya d’en tirer quelques gouttes on ne trouva qu’un morceau de glace.

Bientôt les derniers rayons d’un soleil sans chaleur, qui de temps à autre projetait encore une lueur fugitive à la surface du ciel, disparurent complètement. Une nuit profonde voila l’espace, et, dans cette nuit froide et sinistre, on n’entendait plus que le gémissement des vents, le craquement du navire qui se brisait entre les glaces et les cris lugubres des ours.

Chaque jour la faim redoublait la hardiesse de ces animaux voraces. Ils guettaient les matelots sur l’étroit sentier qui conduisait à la mer, ils les poursuivaient jusqu’au navire, ils s’élançaient parfois contre les poutres de la cabane, tâchaient d’en rompre la porte ou d’y descendre par le toit. Dès qu’on apercevait de loin un de ces terribles animaux, toute la petite colonie accourait sur le point menacé, avec des fusils, des hallebardes, des pieux ; souvent ni les lances de fer, ni les balles ne pouvaient vaincre leur fureur. Une lutte acharnée s’engageait entre eux et les pauvres Hollandais, et l’ours ne cessait l’attaque que lorsqu’il était mutilé par les coups de hache et couvert de blessures. Mais aussi, quand on était parvenu à en abattre un sur le champ de bataille, c’était une vraie fête parmi les naufragés, car sa graisse servait à alimenter leur lampe, et ses membres, rôtis au bout d’une pique, leur donnaient une assez bonne nourriture.

Au mois de décembre, l’intensité du froid s’accrut encore. Le mouvement de l’horloge, que l’on avait eu soin de placer près du feu, s’arrêta, et l’on eut recours au sablier. Les parois intérieures de la hutte furent couvertes de glace ; le linge, que l’on lavait dans de l’eau chaude, se gelait dès qu’on le retirait de la chaudière, les souliers gelaient sur les pieds. Le feu, dit Gérard de Veer, semblait avoir perdu sa force ; il fallait brûler ses bas pour sentir un peu de chaleur. Les Hollandais mirent chaussure sur chaussure et s’enveloppèrent dans des peaux de mouton, dans des pièces de drap. Mais auprès du foyer leurs vêtemens se couvraient encore de verglas, et, s’ils essayaient de sortir, leurs lèvres, leurs oreilles, leur visage entier, se couvraient de pustules. Pendant plusieurs jours ils restèrent dans leur lit, la tête plongée sous leurs couvertures, et n’ayant d’autre soulagement à leurs souffrances que des pierres qu’ils faisaient chauffer et se portaient l’un après l’autre, à tour de rôle.

Le 6 janvier, les malheureux eurent encore le courage de chercher l’ombre d’une fête dans l’horreur de leur situation. Ce jour-là leur rappelait une des joies de leur enfance, une des heures d’oubli passées au foyer de famille. Ce jour-là leurs amis chantaient et riaient dans leurs chères cités de Hollande ; ils voulurent essayer de rire aussi, de célébrer comme ils le faisaient jadis avec abandon et gaîté la naïve fête des Rois. En vue de cette grande solennité, ils avaient fait pendant plusieurs semaines une épargne sur leur ration de vin, ils avaient mis de côté un peu d’huile et leurs deux dernières livres de farine. Avec l’huile et la farine, le Vatel du bord fit d’excellens beignets ; le vin fut apporté en grande pompe au milieu de l’assemblée, on tira au sort à qui serait roi dans cette mémorable soirée, et ce fut un canonnier, dit la naïf narrateur de cette histoire, qu’on proclama roi légitime et absolu de la Nouvelle-Zemble, c’est-à-dire d’un pays qui a peut-être deux cents lieues de long. Ô douce et touchante puissance des souvenirs de la jeunesse et des charmes de la famille ! Dans ce moment-là peut-être, plus d’une femme affligée, plus d’une mère ou d’une sœur parlait d’eux, et demandait tristement ce qu’ils pouvaient être devenus ; et les pauvres naufragés oubliaient à l’extrémité du monde l’horreur des nuits et des glaces boréales, pour revivre par la pensée dans les lieux qu’ils ne devaient guère espérer de jamais revoir.

Dans les premiers jours de janvier, le froid diminua beaucoup. Lorsqu’il y avait un bon feu dans la cabane, on voyait de grands morceaux de glace tomber des cloisons, mais pendant la nuit tout gelait comme par le passé. Le 24, Heemskeerke et de Veer, étant sortis, crurent voir surgir un côté du globe solaire, et accoururent en toute hâte annoncer à leurs compagnons cette heureuse nouvelle. Trois jours après, l’équipage entier eut la joie de contempler cette clarté vivifiante dont il avait été privé si long-temps. Mais le bonheur des Hollandais fut bientôt troublé par l’apparition des ours, qui s’étaient éloignés dans le temps des longues nuits, et qui revinrent avec les premiers rayons du soleil, plus voraces, plus terribles que jamais. C’étaient chaque jour de nouvelles terreurs, de nouvelles luttes, et nul homme n’aurait osé sortir seul et sans armes, de peur de tomber victime d’une de ces bêtes féroces.

Peu à peu cependant il s’opérait un changement notable dans la température, les nuits étaient moins sombres, les brumes épaisses ne voilaient plus que par intervalles la clarté du soleil, et l’espoir rentrait dans tous les cœurs. Déjà les naufragés tournaient avec moins d’anxiété leurs regards du côté de la mer, ils voyaient les montagnes de glace s’amollir, s’affaisser, se fondre, ils se voyaient déjà eux-mêmes montant sur leur navire, et voguant à pleines voiles vers le Zuyderzée.

Mais le navire était tellement disloqué, qu’on ne pouvait plus songer à s’en servir. Il fallait essayer de remettre la chaloupe et la barque en état de naviguer, et c’était une rude tache. La petite colonie se composait en tout de seize hommes, la plupart tellement affaiblis par la souffrance et les privations de toutes sortes, qu’à peine pouvaient-ils manier la scie ou la hache. La neige, le froid, ajoutaient encore à la difficulté de leur travail ; ils n’avaient d’ailleurs que des instrumens rouillés, des lambeaux d’étoffe pour faire des voiles, et des arbres mal taillés pour faire des mâts. Ils se mirent cependant avec courage à l’œuvre, car il y allait de leur salut. Leur capitaine disait quelquefois en riant : Il s’agit pour nous de ne pas rester bourgeois de la Nouvelle-Zemble. Et ces paroles ranimaient leur ardeur pour le travail. Quand les deux petits bâtimens furent chevillés et calfatés, la question était de les conduire jusqu’à la mer. C’était une entreprise plus difficile encore. Il fallait s’ouvrir, avec des pioches et des pelles, un chemin à travers la neige et la glace, tirer à force de bras ces lourdes embarcations. Quelquefois, lorsqu’ils étaient attelés comme des bœufs à leur fardeaux, ils voyaient tout à coup se lever sur la grève des ours décharnés et voraces qui s’élançaient vers eux avec la rage de la faim, et alors il fallait en toute hâte quitter la pioche pour la hache et le fusil, et combattre à outrance contre leurs terribles adversaires.

Le 13 juin, tous les travaux étaient enfin terminés. Le lendemain on mit à la voile par un vent d’ouest. Un des bâtimens était commandé par Heemskeerke, l’autre par Barentz. Le soir, ils furent tous deux pris par les glaces. Le lendemain, le vent leur ouvrit un passage, ils continuèrent leur route et arrivèrent à un cap qu’ils avaient déjà visité une fois, et auquel ils avaient donné le nom de cap des Glaces. Là les deux embarcations furent de nouveau arrêtées dans une enceinte infranchissable. Barentz, qui depuis long-temps était fort malade, pria les matelots de le tenir un peu élevé sur le pont, afin qu’il pût contempler encore cette côte où il était venu avec tant d’espoir. Il promena autour de lui en silence ses regards languissans, puis pencha la tête sur son sein et mourut, sans faire entendre une plainte, sans pousser un soupir. « Cette mort, dit le bon Gérard de Veer, nous causa une grande affliction, car Barentz était notre principal guide et, pour ainsi dire, le seul pilote en qui nous eussions confiance. Mais nous ne pouvions cependant nous révolter contre la volonté de Dieu. »

Le même jour, un des meilleurs matelots mourut aussi. Il n’y avait plus que treize hommes en tout sur les deux frêles bâtimens ; et il fallait faire sans cesse les manœuvres les plus pénibles et les plus dangereuses.

Le 1er juillet, la banquise sur laquelle ils avaient cherché un asile fut tellement heurtée et broyée par les glaces flottantes, que leur dernier reste de cargaison tomba dans l’eau, et que leurs barques couraient risque d’être submergées ; ils se hâtèrent de les traîner de glaçon en glaçon jusque près de la côte, puis ils revinrent chercher leurs provisions. Le 21, ils arrivèrent au-delà du cap Langenes dans une large baie, au bord de laquelle ils trouvèrent du bois et des œufs d’oiseaux, ce qui fut pour eux un grand soulagement.

Il ne leur restait plus que bien peu de vivres ; déjà ils en étaient réduits à la plus petite ration : chacun d’eux ne recevait que quatre onces de pain par jour, et ils se demandaient s’il ne vaudrait pas mieux abandonner leurs bâtimens et s’en aller le long des côtes chercher quelque cabane de Samoïèdes, que de poursuivre ainsi à l’aventure une navigation dont ils n’entrevoyaient pas encore le terme. Au moment où ils allaient peut-être prendre un parti désespéré, ils rencontrèrent quelques pêcheurs russes qui leur donnèrent un pain de seigle et une centaine de poissons. Deux jours après, ils en rencontrèrent encore d’autres dont ils reçurent un nouveau secours. Ce qu’ils désiraient surtout, c’était d’obtenir quelque renseignement sur la côte où ils se trouvaient, sur la route à suivre pour arriver dans des parages habités ; mais il leur fut impossible de se faire comprendre.

Enfin, après plus de deux mois de fatigues inouies, de dangers sans nombre, ils arrivèrent à Kilduin et s’assirent avec joie autour d’un bon feu allumé par des Lapons. L’honnête famille nomade, qui partageait avec eux tout ce qu’elle avait de meilleur, leur fit entendre qu’il y avait à quelque vingtaine de lieues de là, à Kola, des navires étrangers. Un d’eux s’y rendit en toute hâte, guidé par un Lapon. Le Lapon revint seul, porteur d’une lettre adressée à Heemskerke et écrite en hollandais. C’était une lettre de Cornelisz, le comandant du navire qui était parti en même temps qu’eux du port de Ylie et qui les avait quittés au 76e degré de latitude. Cornelisz leur annonçait des secours, des vivres, une embarcation, et les Hollandais n’étaient pas encore revenus de l’espèce d’extase où les jeta cette nouvelle, qu’ils virent arriver sur une yole laponne leur compatriote avec de la bière, du vin, des vivres et des vêtemens. Ils se jetèrent en pleurant dans ses bras, puis on prépara sous une tente un festin de joie auquel furent invités les bons Lapons. Je laisse à penser quelle fête, que de récits touchans et de questions entre les pauvres malheureux arrachés miraculeusement à la mort et leurs compatriotes arrivés là tout exprès pour les sauver. Le lendemain, ils partirent pour Kola, et au mois de novembre ils rentraient avec le navire de Cornelisz dans leur chère Hollande où tout le monde les croyait morts depuis long-temps.

Si les trois expéditions de Barentz n’eurent pas le résultat qu’on en espérait, elles furent cependant d’une grande utilité à la Hollande : elles révélèrent la nature d’une contrée lointaine qui pouvait être avantageusement exploitée. Pour un peuple industrieux et persévérant comme le peuple hollandais, toute idée d’un labeur nouveau est une idée féconde qui tôt ou tard porte ses fruits. On ne songea plus à chercher l’introuvable passage du nord, mais on comprit qu’il y avait dans les régions découvertes par Barentz une pêche toute neuve et dont, avec un peu de hardiesse, on ne pouvait manquer de retirer de larges bénéfices. La pêche, disent quelques anciens auteurs, est le Pérou de la Hollande, et Raynal l’appelait son agriculture. Les Hollandais s’en allèrent chercher un nouveau Pérou vers les parages du Spitzberg. Ils avaient déjà été précédés dans cette exploration des régions boréales par les Basques. Dès le XVe siècle, ces intrépides marins avaient lancé leurs bâtimens dans les orageuses mers du nord. Ils s’en allaient jusque sur les côtes d’Islande et de Groënland poursuivre le phoque et la baleine. Plus tard, ils abordèrent au Spitzberg. Un des caps les plus septentrionaux de cette terre de glace porte encore le nom de cap de Biscaye. Les Hollandais, gens sages et précautionneux, prirent d’abord les Basques pour guides et leur confièrent la direction des bâtimens qu’ils expédiaient au nord[6]. Quelques années après, l’aide des Basques était pour eux chose superflue ; ils auraient pu donner eux-mêmes des leçons à leurs rivaux.

La première pêche des Hollandais dans le nord date de 1612. Deux bâtimens partirent cette année-là pour les côtes du Groënland. Leur voyage s’annonçait sous d’heureux auspices. Les phoques, les marsouins, venaient en foule tendre complaisamment le cou au fer aigu qui devait les frapper. Les baleines, arrondissaient paisiblement leur dos au-dessus des vagues comme pour faire place aux harpons. Dans l’espace de quelques semaines, la pêche fut faite, et les deux bâtimens s’en revenaient cap au sud, voile au vent, portant avec joie les beaux poissons qu’ils avaient pris, quand par malheur ils firent rencontre de quelques bâtimens anglais qui les prirent à leur tour et les emmenèrent avec leur cargaison en Angleterre.

Les Anglais, selon leurs louables habitudes d’envahissement, s’étaient depuis quatre ans emparés des mers polaires, du Spitzberg découvert par les Hollandais, et de leur pleine autorité en interdisaient l’approche à tout navire étranger. Il en coûta cher aux pauvres Hollandais de vouloir retourner avec des instrumens de pêche dans les parages signalés aux géographes par leur illustre compatriote Barentz. Ils eurent pendant cinq ans une rude guerre à soutenir contre leurs puissans rivaux, une guerre de piraterie et d’extermination. Comme si les dangers terribles auxquels on s’exposait en s’aventurant dans ces contrées orageuses n’étaient pas encore assez nombreux, la cupidité amena le sabre et le canon. Les bâtimens pêcheurs ne marchaient qu’avec une forte escorte d’hommes armés ; dès qu’ils venaient à rencontrer ceux des Anglais, les canonniers couraient à leurs pièces, et des hommes s’égorgeaient dans ces affreux déserts pour la possession d’un banc de glace, comme on s’égorgeait ailleurs pour la conquête d’une province.

Les Hollandais eurent enfin un renfort. Les armateurs de Brême, de Hambourg, de Danemark, envoyèrent des bâtimens à la pêche du Spitzberg ; les Basques y vinrent aussi avec toute l’assurance que leur donnaient leur nature de marin et leur expérience des mers glaciales. Les Anglais, voyant qu’ils ne pourraient chasser tous ces adversaires, se décidèrent à faire le partage des vastes régions qu’ils auraient voulu conserver pour eux seuls. Ils choisirent au sud les baies les plus larges et les plus commodes, et laissèrent leurs concurrens prendre à l’amiable possession du reste.

Dès ce moment, la guerre cessa entre les pêcheurs des différentes nations, mais alors elle éclata au sein même de la Hollande. Une compagnie d’armateurs d’Amsterdam avait obtenu des états-généraux le privilége exclusif de la pêche au Spitzberg, au Groënland et à l’île Jean Mayen, découverte en 1611 par un Hollandais. Le privilége accordé en 1614 fut renouvelé en 1617. Les négocians de la province de Zélande réclamèrent contre ce monopole. Ceux de la Frise, s’appuyant sur une décision des états de leur province, voulurent enfreindre l’ordonnance des états-généraux. De là, des altercations violentes, des rencontres à main armée, et une hostilité permanente qui ne se termina qu’en 1636 par la fondation légale de trois compagnies ayant le même règlement et les mêmes priviléges.

Je ne sache rien qui montre aussi vivement jusqu’où peut aller l’amour du gain chez une nation toute commerçante, que l’âpreté avec laquelle les négocians de Hollande se disputaient le privilége d’envoyer chaque année quelques milliers d’hommes affronter la mort pour une chance de bénéfice souvent très incertaine. Dans les parages où on les envoyait poursuivre une proie fugitive, la nature semblait avoir rassemblé tous les périls capables d’effrayer le cœur des plus intrépides ; périls de la nuit et de la mer orageuse, des vigueurs du froid et de la contagion du scorbut, périls des glaces fixes ou flottantes et d’une lutte affreuse avec les ours, les morses et les baleines.

Chaque année on perdait une partie des équipages envoyés dans ces terribles régions. Les uns avaient été broyés avec leur bâtiment par des montagnes de glace. D’autres, cernés subitement par un rempart infranchissable, étaient morts de froid et de faim. D’autres étaient devenus la proie des ours et des monstres marins qu’ils essayaient de vaincre. Un auteur Hollandais, qui a écrit une histoire détaillée des pêches du nord, raconte d’effroyables naufrages ; il en est un entre autres dont le récit, depuis plusieurs années que je l’ai lu, m’est toujours resté dans l’esprit.

En 1777, le navire la Guillaumine partit du Texel le 14 avril, arriva le 22 juin à la grande glace mouvante du Groënland, et s’y amarra pour commencer la pêche. Le 25, il fut cerné par des glaçons qui le pressaient de toutes parts et menaçaient à chaque instant de le briser. Pour prévenir un tel malheur, pendant huit jours et huit nuits l’équipage fut employé à scier les glaces, qui n’avaient pas moins de treize pieds d’épaisseur. Après quatre jours d’un travail accablant, il arriva à un autre champ de glace qui lui barrait le passage, et se trouva de nouveau renfermé dans un étroit bassin. Quatre autres navires étaient déjà là dans la même situation, et, quelques jours après, quatre autres arrivèrent sur la même plage, à quelque distance des premiers.

Le 1er août le froid redoubla d’intensité, les glaces serraient tellement la Guillaumine qu’on craignait à tout instant de la voir se rompre sous leur violente pression, et personne n’osait plus se laisser aller au sommeil.

Le 30 août, il s’éleva un orage épouvantable ; des neuf bâtimens qui se trouvaient là quatre furent anéantis, deux autres étaient dans un état déplorable, et ceux qui au milieu de la tempête avaient conservé intact leur gréement, étaient enfoncés dans les glaces jusqu’à la hauteur des bastingages. On distribua sur ces derniers les équipages des bâtimens submergés, avec tout ce qu’ils purent sauver de leurs vivres et de leurs vêtemens. Mais, la semaine suivante, la Guillaumine et un autre des navires qui jusque là avaient résisté aux efforts des glaces furent encore écrasés ; il ne restait qu’un seul bâtiment, commandé par le capitaine Castricum et ancré à quelques lieues de là. Les pauvres naufragés se mirent en route pour rejoindre ce bâtiment, emportant avec eux quelques biscuits, des toiles à voile et autres ustensiles. Mais il fallait marcher sur des glaçons mobiles, et à chaque pas ils s’arrêtaient, ne sachant où poser le pied, et tremblant de chavirer avec le pont perfide sur lequel ils s’aventuraient. Vers le soir, accablés de lassitude, vaincus par le froid, ils s’arrêtèrent sur un bloc de glace plus large et plus ferme que les autres, élevèrent une tente avec leurs voiles, allumèrent du feu avec les débris de leur navire qu’ils rencontraient flottant çà et là, et les quelques heures de repos dont ils jouirent ranimèrent leurs forces.

Le lendemain ils continuèrent leur marche, toujours avec les mêmes périls et les mêmes difficultés. Mais ils voyaient de loin le navire qu’ils désiraient atteindre ; cette vue ravivait leur espoir et soutenait leur courage. Un petit pavillon de signal placé sur le mât de perroquet leur semblait d’un bon augure et augmentait encore leur confiance. Quelle fut leur douleur lorsqu’en arrivant auprès de ce bâtiment ils le trouvèrent dans un état de délabrement complet, ouvert de plusieurs côtés, et incapable de résister à un nouvel orage ! Cependant ils furent généreusement reçus à bord, et à peine y étaient-ils qu’ils furent suivis d’une cinquantaine d’hommes appartenant à l’équipage d’un navire de Hambourg qui venait de faire naufrage.

Ainsi entassés sur un bâtiment assez mal approvisionné, les malheureux ne tardèrent pas à épuiser les vivres que l’équipage de ce bâtiment partageait avec eux. Bientôt ils en furent réduits à chercher d’une dent avide ce qui restait de chair autour des fanons de baleines ; les chiens étaient réservés aux malades, et pour apaiser leur soif, on leur donnait de la neige fondue dans laquelle on avait fait infuser des copeaux.

Dans un tel état de souffrance, la vie était pire que la mort, et plus d’un de ces infortunés, tourmentés par la faim, par la soif, par le froid, étendait vers le ciel ses bras languissans et priait Dieu d’abréger ses douleurs.

Le 10 octobre, un vent violent chassa le navire vers la côte ; le lendemain, il fut écrasé et submergé ; les hommes qu’il renfermait se sauvèrent sur la glace sans vivres, sans ressources et presque nus. Cependant l’espérance que Dieu a mise au fond du cœur de l’homme comme un rayon de lumière pour l’éclairer dans ses nuits de douleur, comme un ressort puissant pour lui rendre la force dans ses heures d’abattement, l’espérance les soutenait encore. Ils se divisèrent en plusieurs bandes et s’en allèrent vers la côte, sautant de glaçon en glaçon, quelquefois obligés de gravir une montagne de glace pour en retrouver une autre un peu plus loin, et quelquefois sur le point de chavirer, soutenus par leurs camarades qu’ils avaient soutenus un instant auparavant. Après tant de dangers et de fatigues, ils atteignirent la côte du Groënland ; ils rencontrèrent de pauvres Esquimaux qui leur donnèrent un généreux secours. Guidés par eux, ils se rendirent aux établissement danois où ils trouvèrent la même hospitalité et des vivres en plus grande quantité. Les uns partirent avec des bâtimens qui allaient en Danemark, et de là gagnèrent facilement la Hollande. D’autres, oubliant tout ce qu’ils venaient de souffrir, eurent le courage de s’engager sur un navire qui devait hiverner là et entreprendre la pêche de la baleine au printemps. Ils ne retournèrent dans leur patrie que l’année suivante.

Les équipages des navires écrasés par les glaces se composaient de quatre cent cinquante hommes ; cent quarante seulement parvinrent à se sauver.

Dans les premières années de leurs expéditions au nord, les pêcheurs n’étaient pas, à beaucoup près, exposés à tant de dangers, car ils n’avaient pas besoin de s’aventurer dans des parages si orageux pour y prendre leur proie. La baleine alors sans défiance venait jouer autour des navires, se promenait paisiblement dans les baies, sans se soucier en aucune façon du harpon qui l’attendait. La pêche était facile et abondante. Chaque année les compagnies envoyaient un plus grand nombre de bâtimens, et chaque année ceux-ci revenaient chargés d’une riche cargaison. Pendant plus d’un demi-siècle, cette pêche fut l’une des plus grandes sources de prospérité de la Hollande. Elle employait plusieurs milliers d’hommes, elle enrichissait les compagnies par la vente de ses produits, l’état par l’impôt qu’il en retirait. De plus, elle formait d’excellens marins, et l’on peut dire qu’elle a puissamment contribué aux succès de Tromp et de Ruiter en donnant à ces deux illustres amiraux des hommes aguerris dans les mers glaciales à tous les périls et endurcis à toutes les fatigues.

Un pêcheur hollandais rapporte qu’il trouva, en 1697, sur une des plages du Groënland, une flotte qui venait de s’y rassembler, et qui se composait de cent vingt-un navires de Hollande, cinquante de Hambourg, quinze de Brême, deux d’Emden. Chacun de ces navires avait déjà pris plusieurs baleines.

Pour tirer le parti le plus avantageux de leur pêche, les Hollandais établirent à Smeerenburg, dans une des baies les plus septentrionales du Spitzberg, des fourneaux, des magasins. Dès-lors les navires purent se dispenser de rapporter dans leur pays, comme ils le faisaient auparavant les quartiers de baleine, ce qui formait un chargement fort lourd et en partie sans valeur. On dépeça la baleine sur la côte, on en fit fondre la graisse dans les ateliers et l’on n’en rapporta plus que des barils d’huile et des fanons, ce qui rendait la cargaison d’un bâtiment bien plus précieuse. Bientôt, autour des ateliers et des magasins de Smeerenburg, on vit s’élever des cabarets et des boutiques. La plage la plus sauvage du monde retentit de chants joyeux ; les bancs de glace se couvrirent d’habitations. Chaque printemps, il arrivait là une flotte nombreuse, suivie, comme une armée de terre, de ses vivandières, c’est-à-dire d’une foule de canots portant de l’eau-de-vie, du vin et du tabac. Il y avait des boulangeries où les matelots, après avoir mâché pendant plusieurs mois le dur biscuit de mer, allaient avec joie goûter la saveur du pain frais, et des tavernes où ils s’asseyaient pour boire leur genièvre et fumer mollement leur pipe, comme s’ils avaient été dans leur pays de Hollande. Tout l’été, il y avait là un prodigieux mouvement d’hommes et de navires, les uns arrivant, d’autres mettant à la voile pour partir, ceux-ci étalant sur le sable leur riche pêche, ceux-là embarquant leurs barils d’huile. À peu près dans le même temps, les Hollandais prenaient définitivement possession du sud, et la colonie du nord et celle des Indes occupaient presque également l’attention de la mère-patrie.

Non contens des prises qu’ils avaient faites, les Hollandais eurent l’idée de laisser chaque automne, dans leurs établissemens septentrionaux, un certain nombre de marins qui pourraient continuer la pêche jusqu’à ce que toute la mer fût couverte de glace, et la reprendre dès les premiers jours du printemps. Mais le sort funeste de sept matelots qui eurent la hardiesse de tenter cette redoutable entreprise, découragea à jamais ceux qui auraient pu avoir la même témérité. Ces sept matelots, abandonnés en 1634, avec des provisions et des armes, dans l’île de Saint-Maurice, furent trouvés au printemps suivant morts tous les sept dans leurs cabanes, ave des cadavres de chiens à demi rongés à leurs pieds. Ils avaient entrepris d’écrire jour par jour tout ce qui leur arrivait, mais ils ne purent faire ce travail que pendant quelques mois. Trois de ces malheureux avaient déjà succombé à leurs souffrances, lorsque l’un de ceux qui restaient traça ces dernières lignes :

« Nous sommes tous les quatre étendus sur nos couchettes, et nous vivons encore ; nous mangerions volontiers, mais aucun de nous n’est en état de se lever et de faire du feu : la douleur nous empêche de nous mouvoir. Nous supplions le Tout-Puissant à mains jointes de finir notre martyre en nous délivrant de cette vie ; car il nous est impossible de prolonger nos jours sans prendre quelques alimens et sans réchauffer nos membres glacés, et il nous est impossible aussi de nous donner du secours les uns aux autres ; chacun de nous doit supporter ses propres infortunes. »

Peu à peu les baleines, qui s’étaient montrées en si grand nombre et si confiantes, devinrent rares et sauvages. Elles commencèrent par s’éloigner des baies où on les prenait facilement, pour se lancer en pleine mer. Poursuivies dans le vaste espace, elles émigrèrent d’une côte à l’autre, tantôt à l’est, tantôt à l’ouest. Traquées de tous côtés par les canots infatigables, elles se retirèrent au bord des glaces et quelquefois sous les bancs de glace même. Alors la pêche devenait très difficile et très dangereuse. En s’aventurant au milieu des glaces pour chercher cette proie fugitive, on courait risque de ne pas apercevoir un seul de ces animaux, que l’on rencontrait autrefois par groupes ; et quand on venait à en harponner un, comme le coup de harpon ne suffit pas pour le tuer, il fuyait sous un banc de glace avec le fer dans le dos. Souvent alors il fallait abandonner la baleine et couper la ligne de l’instrument de pêche, sous peine de chavirer.

Pendant plusieurs années, les compagnies tâchèrent de se persuader que les beaux temps de la pêche reviendraient. Elles donnèrent à leurs navires différentes directions ; une fois elles se figuraient retrouver les troupes de baleines au Spitzberg, une autre fois au Groënland, ou à l’île Jean Mayen. Mais partout les prudentes baleines se tenaient bien cachées, et souvent les bâtimens expédiés à leur poursuite en étaient réduits, après plusieurs mois de courses fatigantes, à s’en revenir sur leur lest. Pour conserver encore quelque chance de bénéfice, les compagnies eurent recours à un autre moyen ; elles réduisirent leurs dépenses, elles diminuèrent le nombre des bâtimens pêcheurs et des équipages, elles firent démolir leurs magasins ; puis, après avoir pris ces sages mesures, elles s’aperçurent qu’au retour de chaque expédition elles étaient encore en déficit. Elles se lassèrent alors de prolonger une entreprise où elles couraient risque de perdre les bénéfices qu’elles avaient faits précédemment, et elles rompirent leurs associations. En 1642, la pêche de la baleine, la grande pêche, comme on l’appelle, redevint libre. Quelques particuliers essayèrent de continuer les tentatives abandonnées par les compagnies privilégiées ; ils envoyèrent des bâtimens, non plus au Spitzberg, mais au détroit de Davis, au Groënland, et obtinrent de temps à autre quelques heureux résultats. Cependant cette pêche est toujours allée en déclinant. Aujourd’hui, malgré tous les efforts que l’on a faits pou la relever, elle ne compte plus que pour une bien faible part dans le mouvement maritime de la Hollande et dans le chiffre de ses revenus, et tous les établissemens qui avaient été fondés pour la rendre plus facile et plus fructueuse ont disparu.

Les grandes chaudières en cuivre de cinquante à soixante pieds de diamètre, que l’on avait transportées dans les contrées du nord, ont été vendues, et le village naissant de Smeerenburg, qui, chaque été, se peuplait d’une colonie nouvelle, a été démoli pièce par pièce. Nous avons vu il y a deux ans cette plage effroyable où jadis il y avait pendant plusieurs mois de l’année tant de vie et de mouvement. On n’y trouve plus aucun vestige des fragiles édifices qui y furent élevés, plus aucune trace des hommes qui l’ont habité, si ce n’est çà et là une fosse creusée dans la glace, un cercueil brisé par les ours blancs, une croix renversée sur la neige, une croix avec un nom, dernier souvenir d’affection, et de piété accordé aux malheureux qui mouraient là. De tous côtés, on n’aperçoit que la mer sombre et terrible, les glaces flottantes que ses vagues charrient, les glaciers éternels qui la bordent, pas une plante qui récrée la vue, pas un être vivant, hors quelque pauvre phoque couché sur un glaçon et plongeant dans l’eau à l’approche d’une barque. De tout côté, on n’entend d’autre bruit que le mugissement lugubre des vents, le fracas des glaces qui se brisent l’une contre l’autre, le tonnerre de l’avalanche qui s’écroule du haut d’un pic aigu, ou quelque cri d’oiseau de mer rauque et moqueur. C’est du côté du nord-ouest la dernière pointe de terre qui existe : au-delà, il n’y a plus que les glaces du pôle, l’abîme éternel que Dieu seul connaît.


X. Marmier
  1. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement et aux progrès de la compagnie des Indes formée dans les Provinces-Unies, tom. I, pag. 39.
  2. Ce phénomène, connu sous le nom de parhélie, n’est pas rare dans les régions du nord. Il nous souvient d’avoir vu près de Tornéo une très belle parhélie qui, par ses rayonnemens horizontaux et perpendiculaires, avait la forme d’une croix. Mais on comprend quelle surprise ce spectacle devait causer à ceux qui n’avaient jamais entendu parler d’un tel phénomène et qui le voyaient pour la première fois.
  3. La corvette la Recherche a visité cette île en 1839, et en a déterminé la véritable situation.
  4. Quelques compagnons de Barentz prenaient encore cette côte pour une partie du Groenland ; mais la description qu’en fait Gérard de Veer ne se rapporte qu’au Spitzberg.
  5. Le journal de Gérard de Veer a pour titre : Het derde Deel van de Navigatie om den Noorden, imprimé à Amsterdam en 1605, avec des gravures sur bois presque à chaque page. Je compte au nombre des heureux momens de ma vie celui où un Hollandais voulut bien me procurer cet ouvrage curieux et aujourd’hui très rare.
  6. Dans la requête que les premiers membres de la compagnie du Nord adressèrent aux états-généraux pour obtenir le privilége de la pêche, ils faisaient valoir, entre autres considérations, qu’ils avaient fait venir de France un grand nombre de Basques pour entreprendre cette pêche.