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La Jeune Aventureuse (Rosny-Aîné)/VII

La bibliothèque libre.
La Nouvelle Revue Critique (p. 133-149).

VII

— Attention ! Annibal… Un, deux… trois !

Maréchal tendit une baguette d’ébène et le rat Annibal, ayant pris son élan, bondit comme les fauves dans une ménagerie.

Cet Annibal était un redoutable surmulot aux lombes havane et presque blanc sur le ventre. Maréchal le caressa du bout de l’index, dans la nuque, et dit :

— Tu es un champion formidable ! Ta race exterminera les matous !

Annibal rongeait la pointe d’une carotte. Ses mâchoires allaient d’avant en arrière, son petit œil noir fixait Maréchal.

L’homme et la bête communiaient obscurément. Aucune méfiance ne compliquait leur intimité. Pour l’arrangement de sa destinée, Annibal s’en rapportait à l’être vertical. Sa mentalité de rat, concevant en sa manière une Providence infaillible, omnipotente et préexcellente, il trouvait chaque jour sa provende et, aux minutes propices, l’occasion de transmettre la vie que lui avaient léguée ses ancêtres.

Il habitait seul sa cage, à laquelle il devait l’éclosion de l’instinct de propriété. Maréchal avait su l’accoutumer à souffrir le voisinage de Jules-César et de Ponce Pilate, surmulots presque aussi terribles que lui-même. Mais il ne le contraignait pas à vivre dans leur cage ni à travailler avec eux, Annibal ayant l’âme rigide des solitaires.

— Nous avons bien travaillé, Annibal. Malgré la dureté des temps, je t’offre cette molécule de chocolat.

Annibal rentra dans sa cage, tandis que Jules-César et Ponce Pilate sortaient à leur tour pour l’exercice quotidien.

Un peu moins robustes que leur congénère, ils avaient des âmes plus amicales et, volontiers, habitaient ensemble.

— Avec vous, la vie sociale s’esquisse ! dit Maréchal. Nous commencerons par la course.

Les deux compagnons se mirent à trotter le long des murailles.

Ensuite, ils grimpèrent le long d’une planche presque verticale, puis ils engagèrent une partie de culbute.

Enfin, ils réalisèrent, avec un œuf de plâtre, la fable de La Fontaine.

— Un petit bravo pour les acteurs ! grogna joyeusement Maréchal.

Ponce Pilate et Jules-César lui grimpèrent le long des jambes et vinrent recevoir ses caresses, accompagnées de nougats…


Qu’on m’aïlle soutenir, après un tel récit,
Que les bêtes n’ont point d’esprit.



scanda l’homme.

Ponce Pilate et Jules-César rentraient dans leur cage lorsque le timbre de l’antichambre résonna.

Maréchal se trouva devant deux jeunes hommes : son neveu Manuel et l’arrière-cousin Pierre.

— Oh ! oh ! C’était le printemps, nous avions vingt ans ! chantonna l’oncle. Vous venez voir les rats ?

— Oncle Maréchal, fit Manuel, nous allons à la campagne.

L’oncle se passa sur les lèvres une langue gourmande. Il avait gardé la tradition. Une course dans les champs et les bois remplissait sa vieille cervelle de rumeurs glorieuses. Hors ses surmulots, aucun plaisir n’était comparable — pourvu qu’il eût des compagnons jeunes, car il avait horreur de cheminer avec des gens de son âge. « Nous nous pourrissons mutuellement ! » déclarait-il.

Avec son plus gros rire, il demanda :

— Est-ce que, par hasard, vous viendriez me chercher ?

— Si vous y consentez, oncle Maréchal…

— Ce ne sera pas long. Vous êtes de braves gens… et si Dieu n’a pas disparu, Il vous donnera des jours joyeux. Où allons-nous ?

— À Bellevue… En famille.

— Pas de vieux ? fit Maréchal avec anxiété.

— Rien que des jeunes… maman, Marcelle, les petits…

Maréchal sourit. Son célibat concevait la douceur familiale.

En un tournemain, il revêtit des vêtements de sortie, que la cravate éclairait d’une lueur de vitrail… Sa main balançait une canne à épée qui, depuis vingt-cinq ans, bravait les contraventions.

On trouva Marie, Marcelle et les enfants à la gare Montparnasse.


C’est la forêt. Elle a l’âge que lui prête l’imagination, forêt médiévale, forêt celtique, forêt des temps lacustres et forêt des temps où l’homme était une bête obscure cachée dans les feuillages…

Elle donnait aux deux enfants une joie fantastique. Leurs petites fibres étaient pleine de souvenirs d’avant leur vie — comme s’ils revenaient dans un pays longtemps habité, avec des milliards d’enfants devenus hommes et depuis longtemps repris par la terre profonde.

Manuel y plaçait ses jeunes rêves de bonheur universel. Pierre ressassait des histoires douces qui avaient pour source le besoin de revivre à travers d’autres êtres.

Avec de gros soupirs, Marie recréait l’époque où, près de Jean, elle construisait son nid… Elle avait un cœur presque aussi simple que le verdier ou le hochequeue, elle chantait à mi-voix, éperdue de mélancolie :

Je montais la colline
Elle sortait du bois !

Mon Dieu ! Pourquoi a-t-il cessé de vivre ? Ils étaient si bien ensemble ! Avec lui, même les malheurs avaient de la grâce… Et, maintenant ! Elle élevait la prière affolée des créatures qui ne peuvent se résigner à l’absence d’autres créatures !

Marcelle demeurait conquérante. Elle connaissait l’élégance des jeunes rameaux, la furtive beauté des mésanges, le charme du nuage perle et argent, l’enveloppante volupté de cet air où les végétaux versaient à flots leurs parcelles amoureuses. Mais elle songeait surtout à la lutte, à la nécessité de vaincre, et les calculs se mêlaient à la voix embaumée des ramures…

— La nature ! exclamait Maréchal. Qu’est-ce que nous sommes ? Rien… La force est là… Sans l’arbre, sans l’herbe, nous voilà morts ! Eux savent prendre leur vie dans la poussière, l’eau et l’air. Ils font la vie… Nous sommes les parasites !

Personne ne rétorquant ces paroles, il les développait avec acharnement. Il aimait à proclamer le néant de l’homme. En même temps, il sentait dans sa poitrine le beau souffle des souvenirs…

Il y avait eu des jours ! Des jours et des femmes. Oh ! qu’elles étaient enivrantes ! de quelle grandeur magique elles remplissaient le vague bureaucrate. Avec elles, il aspirait l’univers ; avec elles sa pauvre laideur s’élevait vers les astres.

Comme pour Marie, la musique et les vers rythmaient les retours de la jeunesse. Mais Maréchal n’était ni bête, ni ignorant, ni dépourvu d’un goût qui, un peu incohérent, cueillait tout de même dans le jardin subtil des poètes.

Ayant vitupéré, il récitait tout bas :


Blanche fille aux cheveux roux
Dont la robe par ses trous
Laisse voir la pauvreté
Et la beauté…
Tu portes plus galamment
Qu’une reine de roman
Ses cothurnes de velours
Tes sabots lourds.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille, heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux et riant au travers.


Il y en eut une qui pour toujours emplissait les pays du souvenir.

Abondamment trouée par la petite vérole, les yeux câlins et les cheveux rares, il l’aimait parce qu’il avait cru qu’elle l’aimait aussi. Il aurait joyeusement partagé avec elle son sort chétif.

Un peintre avait passé, un peintre aux crocs blancs, jeune homme exquis, sans talent et plein de sève. Sans y prêter attention, comme on croque une pomme cueillie distraitement au pommier, il avait croqué cette femme… Pour Maréchal, ce fut la grande clôture. Maintenant encore, la vision d’un Destin n’allait pas sans cette fille grêlée.

C’est en son honneur que Maréchal vitupérait les hommes et louangeait les surmulots.

On déjeuna humblement, dans un caboulot de banlieue, enveloppé d’air, de verdures, de corolles, de beaux nuages — du luxe éternel que les luxes humains ne peuvent que parodier. Manuel et l’oncle firent une partie de tonneau.

Marie surveillait ses petits, ivres du jeu de l’escarpolette.

Pierre avait entraîné Marcelle parmi les hêtres. Il était sournois et craintif, il épiait la teinte rose qui se répandait sur le visage de la jeune fille et la lueur changeante des yeux.

— Il faut que je vous confie un secret ! dit-il enfin.

— Ah ! fit-elle, ébahie.

— J’aurais voulu que vous le deviniez.

— N’y comptez point… Je n’ai pas la moindre idée de votre secret.

— Je le vois bien ! reprit-il en soupirant. Et qui sait, si je n’ai pas tort de vous en faire part ? Mais j’ai peur que quelqu’un ne me devance… Ne m’en veuillez pas, Marcelle, je vous aime !

C’est vrai qu’elle ne s’y attendait point. Elle le regarda attentivement :

— Êtes-vous sûr que ce soit sérieux ?

— Follement sérieux, Marcelle.

— Follement, oui… Cher Pierre, je n’y crois pas beaucoup. Vous êtes loyal, mais vous vous laissez aller aux chimères. D’abord, pourquoi m’aimez-vous ? Je ne pense pas que vous me trouviez jolie ?

— Eh ! si, je le trouve. Du moins, à mon goût… Votre visage est délicieusement changeant ; vos yeux aussi. Vous êtes jolie par le mouvement.

— Vraiment, dit-elle, un peu émue… Mais ce goût pourrait bien vous passer. Moi, Pierre, je ne sais rien, rien de l’amour… ou si peu !… Quelques vagues rêveries. Je pense à autre chose qui doit être d’abord… J’y pense tellement que tout le reste s’efface… Il faut que je fasse le sort de Manuel… que les petits soient heureux… et aussi que je gagne ma partie, s’il se peut, car je suis terriblement ambitieuse.

— Est-ce que cela ne pourrait pas se concilier ? Pourquoi ne mêlerions-nous pas nos efforts ?

Elle leva vers lui un visage quasi gouailleur :

— Vous n’avez pas confiance en moi ! reprit-il.

— Cela dépend. J’ai confiance dans votre cœur qui est excellent. J’ai confiance dans votre franchise, mais je n’ai pas confiance dans votre volonté !

— C’est vrai que je ne suis pas un type dans le genre bulldog… Mais j’ai plus de persévérance que vous ne croyez. Je ne manque pas non plus de quelque prévoyance. Et je vous avertis que j’ai cherché et trouvé un emploi de technicien.

— Vous devenez un bon parti !

— Enfin, considérez que je suis malléable… J’admire l’énergie et aucune énergie autant que la vôtre ! Votre exemple m’empêcherait de faillir…

Elle lui prit le bras et l’emmena au bord d’un étang. Un beau frêne pleureur les enveloppait de ses branches penchantes. Pierre trouvait dans les moires de l’eau, dans les nénuphars, dans les herbes palustres, cet appel au bonheur qui rassemble les insectes et les hirondelles.

— Vous m’avez un peu secouée, dit-elle. Pas beaucoup. Je ne suis vraiment prête à rien de semblable… Je veux bien croire que vous seriez un compagnon excellent et je suis sûre que vous ne seriez pas un fardeau… Mais ou je me marierais sans amour, et ce serait cruel pour vous… ou je me mettrais à aimer, et dans ce moment, je n’en ai véritablement pas les moyens… Trop de trouble déjà, trop d’inquiétude. Si je doublais la dose, je ne pourrais plus accomplir ma tâche. Alors, voilà. Vous attendrez ! Et ça sera peut-être très avantageux pour vous, car vous pourriez vous reprendre.

Il écoutait avec la gravité d’un jeune homme sincère, naïf et épris :

— Je voudrais que vous me promettiez quelque chose, supplia-t-il.

— Si c’est possible.

— De ne pas en épouser un autre !

Elle se mit à rire. Si elle avait moins encore que lui d’expérience sentimentale, elle regardait le prochain d’un œil plus aigu.

— Ce serait dangereux ! D’abord, parce que je déteste me sentir asservie… J’aime à suivre mon propre vouloir… Ensuite, parce que ce serait une obligation pour vous-même. Vous n’oseriez pas vous libérer… J’ai dans l’idée que, d’ici longtemps, je ne penserai pas nettement à l’amour : rien n’empêche que ma préférence se porte sur vous.

Une mélancolie montait : des eaux fécondes et se mêlait aux pollens odoriférants. Il feignit de se résigner, mais il ne prit plus aucun plaisir à la décevante ivresse du reverdis.