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La Jeunesse d’une Mirabeau/02

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La Jeunesse d’une Mirabeau
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 875-911).
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QUELQUES ÉPISODES
DE LA
JEUNESSE D’UNE MIRABEAU
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

II[1]


IV. — L’ENLÈVEMENT DE SOPHIE DE MONNIER

On trouvera relatées ici pour la première fois les circonstances de l’événement le plus fameux de la vie passionnelle de Mirabeau.

En même temps qu’elle éloignait son frère à deux cents lieues de Pontarlier, Mme de Cabris tâchait d’endormir les soupçons de Sophie de Monnier, à qui sa politique de tergiversations et de saccades semblait louche à la fin : « Mais, mon ami, écrivait Sophie à son Gabriel, le 1er août, Louise est donc fausse ? Que de contrariétés dans sa conduite !… Eh bien ! qu’elle n’y vienne pas, dans notre retraite… » Louise avait commencé par refuser de s’associer à leur exode en Angleterre, continué par y mettre des conditions impraticables, et fini par s’en rapporter à la décision de Pylade. Il avait fallu ainsi des semaines et des mois pour l’amener par degrés à ce demi-consentement. Chaque fois qu’elle avait gagné quelque chose sur Louise, Sophie l’avait aussitôt reperdu avec Briançon. Maintenant, celui-ci disait qu’il en passerait par où Louise voudrait ; et Louise, en conséquence, feignait de ne plus s’opposer à rien. Elle mandait à Sophie le 29 juillet : « Mon ami vous marque que c’est à moi à décider de votre sort ; ah ! Sophie, n’est-ce pas vous dire que vous pouvez être assurée du bonheur ? Ma réponse va être que je consens à tout, hélas ! Je conserverai mon ami, que me manquera-t-il ? Nous serons tous heureux, comptez-y… » La crédule Sophie laissa là-dessus tomber tous ses doutes : « Elle a accepté la proposition de Pylade avec empressement, annonçât-elle à Mirabeau le 6 août. Je t’envoie sa lettre à ce sujet, elle fera plaisir à Briançon, parce qu’elle est remplie d’amour pour lui et qu’il paraît qu’elle n’a pas hésité un moment. »

Jamais Louise n’avait été, au contraire, plus près de regagner ses pénates. La raison de son mari venait de sombrer, dans le chagrin de s’être prêté à une transaction ruineuse qui terminait sa déplorable affaire des affiches. N’allait-on pas interdire M. de Cabris ? et si on l’interdisait, à qui seraient confiées sa curatelle et la tutelle de sa fille unique, la petite Pauline ? Louise entendait revendiquer pour elle cette double administration, qui lui eût garanti à la fois l’indépendance et la fortune. Si on ne l’interdisait pas, Louise pouvait craindre qu’elle absente, la douairière de Cabris et ses filles ne fissent signer au malheureux fol à leur avantage un testament qui exclurait sa femme de ses libéralités et qui même exhéréderait Pauline de toutes les substitutions de biens auxquelles cette enfant était nommée. Crainte fondée ; M. de Cabris signa, en effet, un tel testament le 6 août. Mais Louise n’en sut rien. Sa belle-mère, par de douces protestations, fut assez heureuse pour la rassurer sur toutes les conséquences possibles de l’accès de folie de Jean-Paul. L’avenir n’en restait pas moins inquiétant. Tout en ne voyant plus de motifs à son retour immédiat en Provence, Louise devait se tenir alerte et regarder plus que jamais comme une sotte billevesée tout dessein d’expatriation à la suite de son frère et de Sophie. Elle n’avait point, elle, de persécuteurs à fuir. Ce qu’elle eût déserté en fuyant quand même, c’étaient des ressources régulières et sûres, son indépendance entière et la perspective toute proche d’une grosse fortune à gérer au nom de son mari et de sa fille, — et pour gagner quoi ? un rivage inconnu, peut-être inhospitalier, où son frère, traqué partout, l’assujettirait et la condamnerait à vivre d’expédiens ! Non, non, si elle ne pouvait empêcher deux insensés de courir pareille aventure, au moins n’en partagerait-elle pas les risques. Mais elle était assez tranquille sur cet article : Mirabeau, bien proche et bien averti, n’était pas si fol que de retourner de lui-même à l’abîme dont elle l’avait écarté. Il n’y avait plus de danger pour lui que dans les recherches des limiers du marquis de Mirabeau, les sieurs Muron et de Bruguières ? mis sur sa trace par l’indiscrétion du pauvre Saint-Jean. Or, Briançon veillait sur place ; il saurait bien les dérouter.

Il les dérouta vraiment, malgré leur déguisement en négocians voyageurs. Mirabeau eut le temps de changer de retraite. Il passa de la maison de ville de ses hôtes dans leur bastide voisine de Lorgues. Muron et de Bruguières crurent qu’il avait gagné Gênes pour de là se rendre en Angleterre sur quelque vaisseau marchand. Ils hésitaient à courir après lui, lorsqu’un affidé de Sophie et de Mirabeau, qui fuyait une lettre de cachet, s’en vint juste à point traverser leur piste. On leur fit de cet aventurier un signalement qui correspondait si bien à celui de leur gibier qu’ils prirent le change et se lancèrent à sa poursuite. Ils apprirent bientôt que l’homme s’était embarqué à Villefranche à destination de l’Angleterre : cela concordait de mieux en mieux ; mais il leur était défendu de continuer leur chasse sur les mers, et ils rebroussèrent chemin pour regagner Lyon, avouant leur échec et n’espérant plus grand’chose que d’une étroite surveillance des entours de Mme de Cabris. Un arrêt de trois jours qu’ils firent à Aix pour se reposer permit à Briançon de les devancer et de préparer Louise à leur réapparition. La sécurité de Mirabeau était complète, pour quelque temps au moins. Toutefois en le laissant seul à Lorgues, Briançon avait eu la précaution de lui demander sa parole de ne pas bouger et de ne rien entreprendre qu’au su et avec l’assentiment de sa sœur. Mirabeau lui donna cette parole en toute bonne foi, peut-on croire. Sa correspondance avec Sophie prouve que celle-ci ne s’attendait pas à le revoir avant le milieu de septembre au plus tôt, et non pas à Pontarlier, qu’elle était sur le point de quitter avec son mari, mais à Nans-sous-Sainte-Anne, bourg dont le marquis de Monnier était seigneur, et où il avait décidé de prendre ses vacances comme d’habitude.

Un projet antérieur de rassemblement à Lyon, aux environs du 25 août, avait dû être abandonné en raison de l’interception de la lettre qui en exposait les voies et moyens. Le marquis de Mirabeau avait cette lettre dans les mains. Il en avait transmis le contenu à ses limiers dans des instructions qu’ils trouvèrent à Lyon en y revenant. Il leur recommandait expressément de ne point faire la faute de perdre de vue Mme de Cabris, après avoir commis celle de laisser son fils prendre le large. Muron et de Bruguières obéirent avec d’autant plus de docilité que le retour de M. de Briançon à Lyon, précédant le leur, faisait présager celui de leur proie manquée, si même Mirabeau n’était pas déjà dans le voisinage, après avoir débarqué à Toulon ou à Marseille.

Les policiers eurent d’abord l’honnêteté de se souvenir que le valet Saint-Jean languissait toujours dans la forteresse de Pierre-Scise et qu’ils avaient en poche des ordres pour sa liberté, avec deux ou trois louis pour l’indemniser de sa détention arbitraire. L’ayant mis dehors, ils s’en firent accompagner pour perquisitionner chez maître Pylade. Louise s’y rencontra. Tout en opérant, ils menacèrent si fort et si ferme que, quoique peu faciles à intimider, ces amans leur donnèrent soudain le spectacle du plus vif accès de tendresse et d’émoi, aussitôt consigné mot pour mot dans un rapport destiné à la collection déjà riche de l’Ami des Hommes. Prendre des informations contre sa fille rentrait dans la mission de ses agens ; il n’y attachait pas moins de prix qu’à la capture de son fils : « Il ne nous convient pas, expliquait-il au bailli de Mirabeau (22 août) de laisser couver une nouvelle Saint-Vincens, aussi vilaine folle et tout autrement scélérate ; celle-ci est l’âme de toute cette ligue de brigands ; la mère même sera démantelée quand elle ne l’aura plus ; et par cent raisons que tu as devinées de plus loin que moi, je ne tiendrai la clef du désordre et du scandale domestique que quand je tiendrai celle-ci. »

Il parut à Muron et à de Bruguières que l’intimidation leur réussirait. Revenant bientôt à la charge, ils représentèrent à Mme de Cabris, avec le ton et l’autorité de leur emploi, qu’en ne leur découvrant pas la cachette de son frère, elle devenait la cause des malheurs qu’il se préparait et qu’elle en encourrait la peine : « L’enlèvement de Mme de Monnier, disaient-ils, s’exécuterait malgré les soins qu’elle avait pris de l’empêcher, au lieu que si Mirabeau était arrêté, il n’aurait à réparer que le tort léger de son évasion. » Louise fit mine d’être ébranlée, et Briançon, d’être « converti crainte des conséquences. » Il donna aux policiers l’adresse des lieux qui renfermaient Mirabeau à Lorgues. Ils y volèrent. Mais Louise les avait joués par cette feinte trahison. Le secret qu’elle leur avait livré n’avait plus aucune importance ; une lettre de Mirabeau venait de l’aviser qu’il délogeait et rejoignait Sophie par Turin, les Alpes et la Suisse, malgré sa parole donnée à Pylade de ne rien tenter sans le consentement exprès de sa sœur.

Quelles raisons Mirabeau invoquait-il pour justifier son coup de tête ? Ce ne pouvait être l’espèce d’approbation anticipée que Louise avait donnée à Sophie par sa lettre du 29 juillet ; il n’en avait pas connaissance ; Sophie ne lui en fit part que le 6 août ; et le 9, il décidait son départ, il l’exécutait dans la nuit du 13. Or, il fallait près de dix jours au courrier pour aller de Pontarlier à Lorgues. Il y a tout lieu de supposer que ces raisons étaient identiques à celles que Mirabeau fournit constamment par la suite, identiques à celles qu’il développa en particulier dans un mémoire à son père rédigé au donjon de Vincennes en 1777, et qui ont trouvé créance partout, grâce à leur vraisemblance, à leur pathétique, à leur romanesque, et aussi, grâce aux difficultés de leur vérification. C’est en dire assez pour avoir envie de les relire ; mais il y a un motif bien plus fort de les reproduire : et c’est leur fausseté. Mirabeau disait à son père, pour se justifier d’avoir enlevé Sophie[2] :


Mme de Monnier persécutée par une cabale… se vit sans refuge et sans espoir. Elle sut qu’une lettre de cachet était demandée. La terreur s’empara d’elle, et l’amour s’en aida : elle invoqua la liberté ou la mort. Oui, j’en atteste cette infortunée, qui serait bien plus capable de s’immoler pour moi que de se justifier à mes dépens, elle réclama mon assistance et mes sermens… Devais-je les trahir ? Non, je ne le devais pas. Après l’avoir conduite sur les bords de l’abîme, je ne devais pas l’y précipiter… Déshonorée par la folie de sa famille, perdue par la faiblesse de l’homme dont elle portait le nom, elle eût encore été la victime de ma légèreté, et n’eût connu de moi que mes désirs ou ma perfidie !… Ah ! l’idée seule m’en fait horreur. Je courus, je volai, je traversai les Alpes, etc.


Voyons cela. — Qui ne voudrait lire cette lettre désespérée de Sophie, entendre son appel suprême, « la liberté ou la mort, » pour donner avec plus de cœur son applaudissement, son indulgence tout au moins, à ce mouvement impulsif de Mirabeau courant, volant, arracher sa maîtresse au péril qui la terrifiait ? Malheureusement, une telle lettre n’exista jamais, bien que Sophie eût souvent offert à son Gabriel de la lui écrire après coup, pour l’aider à se laver de l’accusation capitale de rapt d’une femme mariée. Les lettres écrites par Sophie dans cette période critique sont toutes en original dans nos mains. Il n’y en a point qui témoignent d’inquiétudes et d’impatiences assez vives pour ressembler à de la détresse. Toutes expriment naturellement un désir extrême et une détermination invincible de se réunira Mirabeau coûte que coûte ; et par exemple, l’une d’elles, en date du Ier août, s’achève sur ces mots : « Oh oui ! mon enfant, il faut que cela finisse ou je n’y tiens plus, ta santé et la mienne n’y résisteraient pas ; je te le répète : Gabriel ou la mort ! » Mais le surplus de cette lettre même, et les lettres antérieures, et les suivantes, démontrent que Sophie jouissait alors de plus de tranquillité et d’assurance qu’elle n’en avait connu depuis longtemps, en dépit de quelques alertes, telles que la saisie récente par son mari d’un ballot de hardes adressé à Louise et d’une lettre à son Gabriel où, dit un prêtre qui la lut, on découvrait « beaucoup d’intrigues criminelles. » En avisant Mirabeau, ce 1er août, de cette saisie malencontreuse, Sophie ne laissait voir aucune alarme ; mais elle observait simplement : « La peine que cela me donne pourra bien m’empêcher de faire partir l’autre paquet. Le marquis [M. de Monnier] a dit au curé L*** qu’il retirait la parole qu’il avait donnée d’écrire pour la lettre de cachet, parce que mon aversion pour le couvent était telle que je l’avais assuré que je m’y poignarderais, que j’étais capable de le faire et qu’il ne le voulait pas. » Elle se moquait des faiblesses et de la crédulité de ce vieillard dans sa lettre du lendemain : « Je te dirai, enfant chéri, que j’ai repris au marquis l’adresse de mon paquet, qu’il conservait apparemment parce qu’elle était de mon écriture. Que de bonté à lui ! Sa fille [Mme de Valdahon] lui a si bien fait prendre l’habitude d’être attrapé qu’il le sera toute sa vie, sans même avoir affaire à des gens très fins… » Et le 6 août, elle rapportait une autre conversation du marquis de Monnier avec un prêtre, au cours de laquelle il avait réitéré l’assurance, qu’il lui avait donnée à elle-même, « que pour une lettre de cachet, jamais il ne la demanderait. » Sur quoi, Sophie ajoutait : « Il est certain qu’il est bien fourbe s’il médite quelque chose. »

C’est seulement à la date du 20 août, pour la première fois, que cette correspondance de Sophie révèle quelque attente, quelque certitude de l’approche imminente de Mirabeau. Sophie venait de recevoir le billet du 9 par lequel il l’avertissait de son départ de Lorgnes. Elle en était bouleversée, mais de douleur, non de joie. Car ce billet n’avait pas l’accent d’un amant emporté vers sa maîtresse par la terreur de la retrouver morte ou captive ; mais c’était un furibond parti à contre-cœur et reprochant, menaçant, invectivant à tort et à travers, qui l’avait écrit. Et Sophie, stupéfaite, de lui répondre, en reprenant un à un tous ses griefs :


Tu n’es pas cause de mon chagrin… Mais je n’ai pas dit non plus que tu en fusses cause. Je n’ai pas dit au marquis que je ne t’aimerais plus, que j’éteindrais ma passion ; non, mon ami, je n’ai pas pu le lui dire ; mon cœur s’est serré, je disais tout bas : Sophie adore Gabriel ; peu s’en est fallu que je ne le dise aussi tout haut… Je ne sais pas ce que tu entends par les jours d’affaires, et te prie de me l’expliquer ; comme-je ne peux point entendre aisément de toi des choses dures, tu voudras bien parler plus clairement. Je croyais que Gabriel estimait assez son épouse pour n’avoir pas de soupçon offensant. Hélas ! que ne me laissais-tu mourir avec la certitude de ton amour et de ton estime, cette mort eût été douce auprès de ce que je souffre ; mais il en est temps encore : rends-moi ton cœur… Mais je ne l’ai pas perdu ; mon ami m’aime, il m’aimera toujours. Cependant, comment interpréter ces phrases : Je proteste à Sophie que si elle va chez la D***, elle ne me reverra plus de sa vie… M. de Monnier a sans doute des moyens de faire la paix sur lesquels il compte… Je ne puis passer à Aix, tous ces détails sont mes affaires (n’est-ce que les tiennes ! ). Si Sophie va chez les S***, elle peut se dispenser de tous ces embarras (embarras, mon ami ! ) et pleurer sur son amant… O Gabriel, comment as-tu le courage de m’écrire tout cela, toi qui un moment avant parles de ma sensibilité ?…


Ainsi, alors même que, pour obéir à une nécessité inéluctable, il quittait sa retraite de Lorgnes, Mirabeau hésitait encore à se réunir à Sophie et il ne lui en annonçait pas formellement la résolution ; il la lui laissait seulement conjecturer… Mais sa situation nouvelle ne lui ouvrait pas d’autre issue, on va le voir ; il devait fatalement s’y diriger. Quels étaient donc ses vrais mobiles ?

Ils nous sont découverts par deux ou trois lignes, fort insignifiantes en apparence, des lettres de Sophie en date des 1er et 2 août, dont nous avons cité déjà des fragmens. Sophie elle-même, en les traçant, ne se doutait point qu’elles décideraient de son sort. Les voici. Elle écrivait le Ier août :

Je reçois, mon tendre amant, ta lettre du 2 juillet. Tu m’y parles d’une-grande que tu viens de mettre à la poste avec une feuille blanche. Je ne l’ai pas reçue, mais j’ai cru comprendre par la suite de la lettre que tu l’aurais adressée à la Ch. B***. En ce cas, je ne l’aurai que fort tard ou demain, et je ne pourrai t’y répondre que par la poste de lundi.


Elle reprenait le lendemain :


Mon bon amour, je suis dans la plus vive inquiétude au sujet de la lettre que tu m’annonces qui contenait la feuille blanche. J’ai passé à la poste ; j’ai parlé à la Ch. B***, elle n’a rien reçu… J’espère encore jusqu’à samedi, mais s’il n’y a rien, nous aurons tout à craindre qu’elle ne soit perdue. Aussi, quelle mauvaise idée tu as eue d’employer une autre adresse pour celle-là pendant que la nôtre est si sûre !


Le samedi ni les jours suivans ne devaient rien apporter à Sophie. Cette « grande lettre avec une fouille blanche » était arrivée à son adresse, mais elle avait été livrée à la famille de Ruffey ; et elle n’était autre, nous l’avons reconnue, que la longue fable des rapports incestueux de Mirabeau avec Mme de Cabris ! Mirabeau ne s’exagéra pas le danger de cette interception en le jugeant funeste pour lui s’il demeurait à Lorgues plus longtemps. Il ne pouvait deviner en quelles mains cette maudite lettre était tombée : avait-elle été saisie au départ, ou à l’arrivée ? remise par la Ch. B*** soit au marquis de Monnier, soit aux parens de Sophie qui ne manqueraient pas de la communiquer, comme les précédentes, a l’Ami des Hommes, — ou bien arrêtée par l’indiscrétion du directeur de la poste de Cirasse, ami de Briamjon, et envoyée à celui-ci ? Hypothèses également plausibles ; et dans le doute, Mirabeau devait se comporter comme si les unes et les autres, quoique s’excluant, s’étaient réalisées à la fois. De toute façon, il avait livré à des ennemis impitoyables le secret de sa retraite, le plan de se& projets criminels et l’aveu du pire des forfaits, puisqu’il offensait aussi atrocement la nature que l’honneur. Il n’y avait plus d’alternative pour lui que sa capture à bref délai, suivie d’une détention perpétuelle, ou la fuite… Mais fuir où ? On le rejoindrait en France partout, tôt ou tard. A Lyon, il lui faudrait peut-être se couper la gorge avec Pylade, vengeur de sa sœur outragée. A Paris, où son père, les ministres et la police étaient d’accord pour l’ensevelir vivant, personne ne voudrait plus-donner asile à un misérable convaincu par ses propres écrits de rapt, de vols et d’inceste. Son salut était dans les pays étrangers ; mais comment s’y soutiendrait-il au début, sans ressources, sans amitiés et sous un nom d’emprunt qui le rendrait suspect ?… Contraint de perdre ensemble et tout à coup patrie et famille, épouse et fils, ambitions et fortune, renoncerait-il en outre à une maîtresse riche et disposée à tout pour le consoler ? Sophie n’était tout à l’heure qu’un pis aller ; elle devenait à présent son secours, son refuge, sa compensation unique. Il se débattit un instant contre ce destin, et céda.

Muron et de Bruguières en arrivant à Lorgues trouvèrent ainsi le gîte vidé ; mais ils ne furent pas peu surpris de voir que Briançon les y avait précédés. Il importait à celui-ci de ne pas laisser saisir, à défaut de Mirabeau, les lettres compromettantes que Sophie non prévenue allait continuer d’adresser à Lorgues. Pour leur prouver sa bonne foi, Briançon fit voir aux limiers bredouilles, comme si Mirabeau la lui avait laissée sur sa table en partant et qu’il vînt seulement de la découvrir, la lettre où le fugitif annonçait sa marche vers Pontarlier et en détaillait l’itinéraire. Muron et de Bruguières reprirent aussitôt espoir d’après ces révélations. Cependant, un reste ou un renouveau de méfiance professionnelle, joint au calcul qu’en se rendant en poste à Pontarlier par la voie de France, ils gagneraient de vitesse Mirabeau qui avait à faire par les Alpes un tiers de chemin de plus, détermina ces habiles gens à repasser par Lyon. Ici, Mme de Cabris leur confirma les indications de Pylade, non sans réprouver hautement le parti qu’avait pris son frère. En faisant la plus grande diligence, Muron et de Bruguières parvinrent à Pontarlier le 28 août. Mais dès le samedi 24, un peu avant minuit, Sophie avait rejoint aux Verrières-Suisse son Gabriel qui y était arrivé de la veille.

Mirabeau s’était fait suivre de Lorgues aux Verrières par un homme déterminé, ancien serviteur de Briançon, qui lui avait servi d’escorte et de guide. Son coup fait, il le renvoya en Provence par Lyon avec une lettre pour Mme de Cabris. Il y réclamait à sa sœur l’argent et les hardes de Sophie, ainsi que les papiers à lui appartenant, dont elle était dépositaire ; et il feignait d’espérer encore qu’elle viendrait avec Briançon les lui rapporter, pour partager ensuite les hasards de sa carrière en Hollande, où il n’attendait plus que cette restitution pour se rendre. Louise lui répondit simplement qu’elle déplorait sa folie qui lui fermait pour jamais les portes de France, et qu’elle l’exhortait à tenir une conduite plus prudente hors de sa patrie que dedans, car son père le poursuivrait et saurait le saisir partout. Elle lui renvoya aussi ce qu’il réclamait, hormis les papiers. C’étaient principalement des lettres qu’il avait échangées avec Sophie depuis le début de leurs tribulations, et que ne voulant ni détruire ni exposer sur lui aux risques d’une arrestation, il avait confiées à Louise en quittant Lyon. Louise s’y trouvait trop compromise pour s’en défaire juste à l’heure où le souci de sa propre sûreté lui commandait de nier hautement qu’elle eût pris aucune part au rapt de Sophie. Mirabeau, on l’entend, cria à l’infidélité. Assuré par la réponse de sa sœur qu’elle ne savait rien de l’affreuse imputation dont il l’avait noircie, il n’hésita pas à lui reprocher en particulier un important mécompte d’environ 170 louis ; puis il leva le camp, le 15 septembre au soir, sans attendre des explications qui ne devaient, au reste, jamais lui être fournies, attendu que la lettre par laquelle il les exigeait s’en était allée, elle aussi, grossir le dossier de l’Ami des Hommes, à présent formidable. Et cet heureux père, — car il se réjouissait de tout ce qui pouvait accabler ses enfans rebelles, — se disposait d’ores et déjà à en faire un usage conforme à ce qu’il appelait ses « idées finales. »

Ces idées-là tendaient de plus en plus droit à la réclusion de Louise par lettre de cachet. La capture de Mirabeau passait au second plan. Provisoirement, le marquis de Mirabeau n’avait plus rien à redouter, calculait-il, d’un homme que le bruit de son crime obligeait, où qu’il fût, à faire le mort ; au contraire, Louise demeurait libre de l’attaquer de face ou par derrière, tant que la puissance maritale la protégeait. Il s’agissait donc de faire interdire M. de Cabris pour démence et de confier sa curatelle à toute autre qu’à sa femme. Alors celle-ci retomberait, comme mineure, sous la puissance paternelle, et l’Ami des Hommes se flattait qu’elle ne lui échapperait plus. En attendant que cette procédure fût entamée, un bon moyen de paralyser Louise était de la faire [inculper de complicité, avec Briançon, dans les méfaits de son frère : rapt d’une femme mariée et vols d’argent et d’effets au préjudice du mari trompé. Une sœur de Sophie, la chanoinesse de Ruffey, en prit l’initiative. Elle s’en vint à Lyon supplier le lieutenant criminel d’ouvrir une information d’office contre Mme de Cabris.

Mais, comme dit le fabuliste, « tel cuide engeigner autrui qui souvent s’engeigne lui-même. » L’Ami des Hommes avait espéré que cette offensive donnerait au moins assez de fil à retordre à sa fille pour le débarrasser d’elle pendant quelque temps. L’effet immédiat fut tout contraire. Pour échapper aux interrogatoires et rompre des coups dangereux, Louise abandonna le couvent de la Déserte et vint se réfugier dans celui de sa mère, à Paris. Elle aurait pu, semble-t-il, pour plus de sécurité, rejoindre son mari au château de Cabris. Mais on n’y désirait pas son retour, et elle y aurait trouvé divers désagrémens, tels qu’un arrêt, prononcé sur ces entrefaites, le 2 octobre, qui la condamnait à des réparations très humiliantes envers le baron de Villeneuve-Mouans. Son frère, ainsi que M. de Briançon et la tante de celui-ci, Mme de la Tour-Roumoules, sous les yeux de laquelle s’était produite l’agression de Mirabeau, n’étaient pas condamnés moins sévèrement par cette sentence rendue « nonobstant opposition et appellation quelconques. »


V. — L’IMPOSTURE DESAVOUEE

La marquise de Mirabeau vivait à l’abbaye royale de Saint-Antoine, dans une demi-réclusion non dépourvue de commodités. Elle y voyait beaucoup de monde ; elle en sortait même quelquefois pour aller visiter ses juges, en compagnie de son chevalier servant, un certain marquis de Lanséguë, ancien conseiller au parlement de Toulouse et petit-fils de Campistron. Lanséguë mangeait d’ordinaire avec elle, à sa grille. Briançon, que la marquise appelait « mon gendre, » y eut désormais aussi son couvert. Cela faisait comme un petit conseil de famille siégeant en permanence. Mais l’accord était loin d’y régner. Les assiduités affichées de Lanséguë déplaisaient à Louise. Elle reprochait de plus à cet ancien magistrat de pousser sa mère à des violences inutilement tapageuses et de ne lui donner pour avocats et conseils que des hommes jeunes, inexpérimentés, désireux-pardessus tout de faire un éclat sur leurs noms obscurs. Une transaction entre ses parens, conclue sans bruit, hors du Palais, n’eût-elle pas été plus avantageuse en tous sens ? C’était l’évidence même. D’ailleurs, Louise entendait amener toute seule un tel accommodement, en tenant la balance égale entre les parties. Elle leur croyait de grands torts réciproques. Elle aimait sa mère sans l’estimer, et elle estimait son père sans l’aimer. En réglant sa conduite sur ces sentimens, elle eût entrepris sans délai de soustraire la marquise à la direction de Lanséguë si, au moment de l’essayer, elle n’avait eu à défendre sa propre dignité.

L’Ami des Hommes, pour mater au plus vite cette fille qui prétendait lui faire la loi, avait préparé les ministres, — presque tous ses amis, — à décerner contre elle une lettre de cachet, en leur montrant sous le manteau, suivant un procédé qui lui réussissait depuis dix ans contre sa femme, un dossier accablant dont la lettre incestueuse de Mirabeau était à présent la pièce capitale. Son étonnante confidence était venue aux oreilles de la marquise, sans doute par l’indiscrétion d’un ministre à elle tout dévoué, M. de Sartine. Louise convainquit aisément sa mère de son innocence ; mais ce n’était pas l’essentiel. L’essentiel était d’anéantir l’effet de ce papier odieux, et d’abord de le découvrir, de s’assurer de son authenticité, de se rendre compte s’il signifiait vraiment ce qu’on lui faisait dire. On ne savait rien au juste de sa provenance, sinon que les inspecteurs de police Muron et de Bruguières l’avaient reçu de la famille de Sophie de Monnier en passant à Dijon, au retour de leur expédition manquée, et l’avaient rapporté à l’Ami des Hommes pour unique trophée. Louise se mit à la recherche de Bruguières et le retrouva. Il lui fit une description et une analyse si détaillées de ce document que c’était à peu près comme si elle le voyait. Elle ne put plus douter de sa gravité ; et Briançon écrivit sur-le-champ à Mirabeau pour lui en demander raison.

Mirabeau fut bien aise d’être loin, au reçu de la diatribe de Pylade. Mais, en la relisant avec attention, il observa que Briançon commençait par déclarer qu’il avait en mains la lettre incriminée, et finissait par dire qu’il comptait seulement l’avoir avant peu : donc, il ne l’avait vue ni lue, elle n’était pas sortie du portefeuille de l’Ami des Hommes, et comme elle déshonorait également sa famille et celle de Sophie, il était invraisemblable qu’on la produisît jamais publiquement, ni qu’on la soumît aux confrontations d’écriture indispensables pour en faire une pièce probante en justice. Il n’y avait qu’à en nier l’existence et à l’arguer de faux par moyen subsidiaire. En conséquence, Mirabeau n’opposa aux sommations de Pylade que de vagues et doucereuses dénégations, en affectant d’être bien tranquille et de ne pas comprendre de quoi on lui parlait. Mais la marquise de Mirabeau reprit la querelle à son compte. Elle jetait feu et flamme contre ce fils dénaturé. Elle le somma à son tour de s’expliquer sans ambages. Or, depuis qu’en enlevant Sophie, il s’était barré toute perspective de fortune du côté de son père et de sa femme, Mirabeau avait dû recourir au crédit de sa mère et la flagorner en toute occasion, de manière à capter sa confiance en attendant son héritage. Quand elle ordonnait de ce ton, il fallait au moins avoir l’air de lui obéir. Mais Mirabeau pouvait-il faire autre chose que lui répéter ses dénégations à Pylade ? Il les lui paraphrasa dans une lettre du 4 novembre 1776, datée d’Amsterdam, dont voici l’important pour nous :


Je viens, ma très chère mère, de recevoir votre lettre du 24 octobre… Quel crime ai-je donc commis depuis quinze jours qui change votre style au point de vous empêcher de m’appeler votre fils et de faire sortir de votre plume ces mots : Je ne saurais ni vous estimer ni vous aimer… Je punirai le coupable quand il suivra sa tête[3]… Je le connais, mon crime. M. de Briançon est arrivé à Paris. J’ai répondu à son étrange lettre, je le devais à la profonde amitié que j’ai pour lui. Tout autre qui n’eût pas eu sur moi les mêmes droits n’eût pas dû s’attendre que je pusse entrer en discussion d’imputations évidemment fausses, calomnieuses, énoncées du ton le plus insultant. Daignez la lire, cette lettre ; elle renferme la justification d’après laquelle vous ne ferez que suspendre l’opinion que vous avez de mon âme. J’ai répondu au sujet des lettres prétendument écrites à Mme de Monnier que je défiais qu’on les montrât (cela est court, et sans autre réplique que celle de me convaincre de mensonge par les lettres originales), qu’on devrait me faire l’honneur de ne pas me croire assez imbécile pour être la dupe des copies de lettres remises administre. Quand ce fait serait vrai, je défie pour la millième fois une âme vivante de montrer écrites de ma main des choses que je n’écrivis jamais. Toutes les déclamations relatives à cet objet ne m’affecteraient donc pas le moins du monde, parce que je ne puis croire qu’on s’irrite si fort sans preuves de choses si peu vraisemblables, si je ne voyais qu’on vous a persuadé tout ce qu’on a voulu, qu’on a surpris votre religion au point de vous engager à m’imposer des conditions inacceptables, pour dire sans doute après : « Il ne veut faire qu’à sa tête ; abandonnez-le, il le mérite. » Pour finir ce qui concerne ma sœur, j’ajouterai ici que j’offre de faire des sommations légales à Mme de Ruffey d’avoir à se rétracter et faire réparation, ou fournir mes prétendues lettres originales. J’aurais déjà fait cette démarche si je n’avais cru devoir vous la soumettre. Voilà ce que je puis dire à cet égard…

Dans la suite de ce plaidoyer, Mirabeau repoussait avec véhémence les « ordres » que sa mère lui avait réitérés de renvoyer Sophie chez « son respectable mari » dont elle avait méconnu « les vertus et la modération. » Il se défendait aussi d’avoir jamais engagé sa maîtresse à empoisonner M. de Monnier. Ce n’est pas notre sujet d’éclaircir cette dernière imputation. Mais il est à propos d’en tenir compte. À ce moment même, le marquis de Mirabeau tirait parti d’une imputation toute semblable, à ceci près que c’était M. de Cabris que Mirabeau aurait conseillé à sa sœur d’empoisonner, après l’avoir fait tester convenablement ! Le portefeuille de l’Ami des Hommes renfermait une lettre[4] suivant laquelle Jean-Paul avait autrefois-surpris dans le secrétaire de Louise ce conseil assassin écrit par son frère, et qu’elle était venue à bout « de lui faire jeter au feu à force de caresses et par mille belles protestations. » Mais l’esprit de Jean-Paul en demeurait frappé. Même loin de sa femme, dès que la peur du poison le reprenait, il n’osait plus manger que des œufs et des fruits. On pouvait donc jouer de cette peur à coup sûr, l’occasion le vérifia tout de suite.

Jean-Paul avait quitté Grasse en compagnie de son frère de lait et il avait pris la route de Paris pour se réunir à sa belle-mère et à sa femme. Ce départ, auquel sa famille ne put le faire renoncer, contraria surtout le marquis de Mirabeau qui vivait assez tranquillement dans « son panier de verdure » du Bignon. Louise était vulnérable loin de son mari ; elle allait devenir intangible à ses côtés. « Tu vois, manda-t-il au bailli, le 28 octobre, tu vois quel surcroît de renfort. Si ce voyage a lieu, compte qu’ils le feront tester et disposer de bonne manière, et puis il ira se reposer tout à fait. » Mais Jean-Paul n’avança pas loin. A Aix, on lui remit des lettres anonymes au vu desquelles il tourna bride, terrorisé. Ces lettres lui exposaient un dessein arrêté de l’empoisonner à Paris, après quoi Briançon épouserait sa femme. L’avertissement du marquis de Mirabeau au bailli avait opéré sur-le-champ.

Les dénégations de Mirabeau sur le fait principal de l’inceste avaient calmé, satisfait sa mère. La marquise ne demandait qu’à être convaincue et à retourner au plus vite à ses propres affaires qui étaient dans la crise. (Elle sollicitait alors du parlement de Paris la confirmation d’une sentence de séparation de corps que le Châtelet avait prononcée à son avantage, mais par défaut, dans les premiers jours de cette année 1776, et dont le marquis défaillant interjetait appel.) Mais Louise et Briançon exigeaient du calomniateur un démenti plus catégorique, et la marquise dut consentir à le lui demander, mais doucement, car elle avait besoin de lui. Elle était même disposée à lui rendre son affection, son estime et ses libéralités, pourvu qu’en retour ce bon fils voulût bien écrire pour elle des mémoires meurtriers contre l’Ami des Hommes. L’idée d’une pareille collaboration révoltait Louise. Elle se déclara résolue à l’empêcher par Ions les moyens, et elle en avait d’infaillibles. Elle n’ignorait pas que les libelles de son frère contre son père devaient être introduits en fraude à Paris sous le couvert du ministre de Sartine. Elle n’avait qu’à dénoncer cette singulière connivence. Elle pouvait aussi livrer l’adresse de Mirabeau en Hollande. Elle en était fort sollicitée, quoique indirectement, par le policier de Bruguières qui s’était mis en tête d’arrêter Mirabeau, et qui comptait sur la furieuse rancune et sur l’intempérance de langue de Briançon pour arriver à ses fins. Son attente fut remplie : Briançon travaillé à souhait parla, parla trop… Quelle aubaine !

Le lieutenant-général de police, M. Lenoir, informé aussitôt, autorisa Bruguières à profiter de sa découverte et à se rendre au Bignon pour en faire part à l’Ami des Hommes. Mais la première mission du policier, manquée à grands frais, Je recommandait mal. L’Ami des Hommes le renvoya s’abouchera Dijon avec la famille de Sophie de Monnier. Ce contretemps donnait du répit à Mirabeau ; mais il endormit sa vigilance en lui laissant croire qu’il était en terre d’asile inviolable. Il céda sans plus de difficultés aux incitations d’attaquer son père, dont sa mère l’obsédait ; et pour en terminer avec l’affaire de sa sœur, il démentit son imposture dans les termes explicites que la marquise exigeait de lui sans plus de retard. Il lui récrivit de Rotterdam, le 21 novembre :


J’ai reçu, ma très chère maman, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire en date du 10 novembre. Quelque sèche qu’elle soit encore, elle m’a paru bien plus analogue à votre bonté que la précédente. Elle a été jusqu’à mon cœur. J’ai senti que le vôtre parlait toujours pour moi, quel que soit le voile de sévérité sous lequel vous croyez devoir vous envelopper… Je ne croyais pas que ce fût moi qu’on put accuser de tergiverser dans tout ceci ; je croyais avoir dénié assez formellement toutes les lettres odieuses qu’on m’imputait. Il me semblait que c’étaient ceux qui tantôt disaient avoir vu la lettre, peu de lignes après espérer de la voir bientôt, dans la même page tenir de vous des confidences que vous ne pouvez pas avoir faites ; il me semblait, dis-je, que ceux-là pouvaient à bon droit être soupçonné de n’être pas de bonne foi. Il me semble en outre qu’il faut avoir envie de faire des contes absurdes pour circonstancier un prétendu compte rendu d’un frère parlant à sa maîtresse de sa sœur. En vérité, nous avions autre chose à faire qu’à parler des signes d’une autre femme dont nous ne nous sommes jamais entretenus qu’avec la plus tendre et la plus chaude amitié. Ma chère maman, j’ai souvent vu que les gens qui avaient tort criaient bien haut pour qu’on ne criât pas. Ceci n’a pas besoin de commentaire pour ceux à qui je l’adresse, ainsi je n’en fais pas. Mais je dis, puisqu’on m’y force, que je ne vois pas ce qu’on m’a tant sacrifié, en quoi on s’est tant compromis. Je vois d’une part d’immenses projets, toujours évanouis en fumée ; de l’autre, le refus le plus formel de se mêler de tout ce qui pouvait compromettre ; et sur le tout, des plaintes très odieuses, très calomnieuses, très vagues, et un silence profond lorsqu’on voit qu’il devient difficile de me répondre. Peut-être, si j’opposais procédés à procèdés, trouveriez-vous que mon amitié ne craint le parallèle d’aucune autre pour l’activité, l’audace et surtout la constance : mais on ne persuade pas les entêtés volontaires. Ainsi je n’espère plus ramener l’ami qui ne veut plus l’être.


Louise ne fut pas encore désarmée. Plus son frère se déclarait incapable d’une si noire calomnie, plus elle le jugeait impardonnable de l’avoir commise. D’ailleurs, tous les démentis de Mirabeau n’anéantissaient pas sa lettre infâme, ni n’empêchaient l’Ami des Hommes de continuer à s’en servir contre sa fille. Pour cette fois, cependant, la marquise de Mirabeau abandonna Louise à son ressentiment et rejeta son conseil impérieux de tenir le Hollandais à l’écart ; elle se croyait à moins de deux mois du jugement de son procès ; elle avait besoin d’une plume habile, prompte, redoutable et déterminée à ne faire merci ni à père ni à parens. Et bref, la marquise était trop violente et trop près de sa cause pour discerner les ménagemens obligés, pour entrer dans les considérations de mesure, de convenance, de dignité, où Louise l’empêtrait. Cette opposition de méthode et de sentimens prit vite entre ces deux femmes un tour de mésintelligence si bruyante que leur couvent en fut importuné. L’abbesse invita les disputeuses à le quitter. Elles s’accordèrent pour résister à cette invitation. Mais leurs aigres propos, bien loin de s’adoucir, les entraînèrent un jour à des voies de fait, où Louise eut la malechance d’être la plus forte ; on releva la marquise sous ses pieds. Pour le coup, on leur donna congé tout de bon. Un commissaire vint à la grille du parloir signifier à Mme de Cabris son expulsion. Cette formalité sommaire la souleva de fureur. Elle agrippa l’homme à travers les barreaux, et en le secouant à l’étrangler, elle ne put retenir la grille de s’abattre. « Cela donna le temps à la magistrature de se sauver, » rapporta au bailli l’Ami des Hommes, tenu au courant des moindres mouvemens de « ses folles » » Louise délogea ensuite de bonne grâce. Elle alla s’installer au couvent des Annonciades de Popincourt, tandis que sa mère, autorisée par le parlement à prendre un logement en ville, se retirait auprès de M. de Lanséguë.

Le 12 mai suivant, le parlement de Paris rendit son arrêt. Le marquis de Mirabeau eut procès gagné tout d’une voix, — « avec dépens, clause inusitée en pareil cas, » faisait-il observer, triomphant. La malice de ses juges le guettait pourtant en certain endroit. Leur arrêt ordonnait implicitement, par voie de conséquence, la réunion de ces époux incompatibles ; ils l’avaient prononcé en se frottant les mains et en disant : « On nous rendra compte de la première nuit. » On n’en rendit compte qu’au Roi, mais ils en surent bien quelque chose. Ce fut la fable de Paris.

Le soir même du prononcé, la marquise envahit l’hôtel Mirabeau, rue de Seine, flanquée de deux notaires au Châtelet, du marquis de Lanséguë, de sa logeuse et d’un laquais. Elle s’y ancra pendant une semaine, malgré la résistance des gens du marquis, bouleversant la maison et ameutant le quartier par des scènes inouïes d’extravagance. Le marquis s’était vivement réfugié à la campagne avec Caroline du Saillant, malade d’émotion. Louise ne parut pas ; mais elle avait l’œil au cadran. Dans la nuit du 19 au 20 mai, des exempts vinrent enlever de force la marquise et la conduisirent, la scellèrent plutôt, au couvent des Dames de Saint-Michel, où elle s’entendit défendre toute communication de vive voix ou par écrit avec âme qui vivo. Cette opération n’avait pas exigé moins de quatre lettres de cachet. L’Ami des Hommes en avait obtenu en même temps deux autres pour faire exiler de Paris la logeuse de sa femme et M. de Lanséguë. Mais ce n’était rien encore : le succès le combla. Dans cette journée du 20 mai, il reçut de Hollande l’avis que Bruguières avait arrêté son fils et Sophie… C’était une pêche miraculeuse ! Lui, pourtant, n’y regarda qu’avec une moue dédaigneuse : Louise et Briançon lui échappaient toujours, Devait-il relancer le filet tout de suite ? il le voulait : on l’en empêcha. L’opinion fit peur à son entourage. Paris était effaré, scandalisé, par cette profusion d’ordres du Roi. On pariait que le parlement s’en mêlerait.

Le marquis demeura une semaine encore à la campagne pour laisser tomber ce haro. Il s’y sentait bien tranquille et ne bougeait pas ; son ami Maurepas, dont le rapport avait entraîné l’adhésion du Roi à ces mesures, se portait garant de leurs conséquences. Mais dès son retour à Paris, dans les premiers jours de juin, il eut lieu de regretter son inertie. Entre temps, l’heure de Louise avait sonné. Elle était rentrée en scène. Après avoir forcé le secret où sa mère étouffait d’impuissance et de rage, elle remuait en faveur de la malheureuse et la Cour, et la ville et le parlement. Or, cette maille du secret rompue, tout risquait de se défiler. Le marquis manda aussitôt au bailli (3 juin 1777) :


J’ai trouvé au bout de huitaine d’absence force ébranlement et un impegno auquel je vais tâcher de mettre ordre. Regardant ce serpent Honpelime comme le principe de toutes les catastrophes et comme celle qui a perdu à forfait sa mère et son frère, je voulais constamment la faire du moins renvoyer à son couvent de Lyon, choisi de l’aveu de son mari, et faire chasser de Paris son Briançon fort recommandé à la police. Du Saillant s’y est toujours opposé, disant que j’avais sans cela assez à faire, que ce serait une Saint-Barthélémy, que je n’avais que faire de me mêler de celle-là, etc. Quoique je pensasse qu’il y avait dans son opinion un peu de fausse peur, attendu que Briançon a dit l’année passée aux exempts qui couraient après le frère que s’il arrivait quelque chose à la sœur, je ne périrais jamais que de sa main, cependant j’ai cédé à son avis… Du Saillant assurait que cette femme, ne voyant plus sa mère depuis l’hiver, prendrait son parti quand elle la verrait enfermée. Je hochais la tête et attendais. A peine étais-je parti pour Boissy qu’elle a demandé à voir sa mère. M. de Maurepas, qui n’était point prévenu, a dit qu’il était difficile d’empêcher une fille de voir sa mère, et on l’a permis. De là, avec une Mme de Vassan, elle est venue chez M. Lenoir. Enfin la voilà en plein tracas, jouant le rôle de bonne fille, écrivant à cent personnes, etc. Alors du Saillant a été bien honteux et bien effaré, et puis moi moins. Mais cependant, je ne sens pas moins qu’on m’a fait troquer l’avantage d’une offensive en règle et naturelle, contre une défensive on je trouverai des difficultés. Je demande que ne pouvant montrer aucun aveu de sa famille pour son retour (à tirasse), elle, soit renvoyée au couvent de la Déserte qu’elle avait choisi à Lyon avec la permission de son mari, et que Briançon, vrai gibier de police, soit chassé d’ici. Je déclare que le mari étant devenu faible de cerveau et sa maison en pleine anarchie, je demeure tuteur naturel de ma fille encore mineure, et que j’ai droit de demander qu’elle soit renvoyée d’un train de vie déshonorant aux mesures consenties par son mari. Voilà une nouvelle besogne entamée entre tant d’autres. Heureusement que m’en tenant toujours dans mon idée à mon point radical, je n’ai pas perdu de vue les démarches de cette femme, et j’ai même toujours tenté, quoiqu’en vain, de remuer la famille (de Cabris)… Je n’espère pas trop rien tirer de cette famille qui n’est qu’un détachement battu. Mais au moins faut-il nécessairement parer à un coup de Jarnac très possible. Cette femme est assez remuante et son mari assez imbécile pour qu’elle en pût tirer quelque lettre qui autorisât son séjour ici, auquel cas je n’aurais rien à dire, et nous ne jouirions jamais d’aucune sorte de repos ni d’honneur.


Louise s’attendait, en effet, à recevoir d’un jour à l’autre une telle autorisation de son mari : elle la lui avait demandée ; mais elle se croyait assez couverte déjà par une lettre datée du 31 mars 1776, veille de sa séparation d’avec lui, dans laquelle M. de Cabris la pressait instamment d’aller vivre auprès de sa mère persécutée et malade, à Paris : « Vous y seriez, lui disait-il, plus décemment qu’à Lyon. » Elle ne ralentit donc pas ses démarches, au contraire. Le 4 juin, dans une scène orageuse, elle fit violence à sa mère et lui arracha sa procuration générale. A peine l’eut-elle obtenue qu’elle en usa, avec une habileté et une sagesse supérieures, pour faire place nette, écarter tous les conseillers de violence, et révoquer, annuler, toutes les plaintes que la marquise avait portées contre l’Ami des Hommes à l’occasion de son brutal enlèvement du domicile conjugal où les juges l’avaient renvoyée. Louise signifia ces actes à tous les intéressés le 6 juin ; et le 7, ce brin d’olivier dans la main, elle invita le lieutenant de police, M. Lenoir, à soumettre au marquis de Mirabeau un projet d’accommodement qui ne stipulait au profit de la marquise qu’une liberté relative, avec une pension de 4 000 livres et la jouissance de ses biens paraphernaux représentant un revenu de la même somme. Le marquis rejeta ces propositions modérées avec mépris. Son gendre du Saillant le suppliait d’y souscrire. Mais il répondit à tout et à tous « que quand Rongelime lui apporterait une donation des biens maternels aux enfans et héritiers naturels, acte par lui autorisé et contrôlé, et le consentement de sa mère à demeurer close toute sa vie, condition sine qua non, encore ne voudrait-il pas recevoir ces choses de la main de celle créature, et qu’enfin, avant tout, il voulait qu’elle fût renvoyée à son domicile naturel… »

Ce même jour, 7 juin, Mirabeau et Sophie arrivés de Hollande à Paris sous la conduite de l’inspecteur Bruguières, se faisaient des adieux déchirans. Sophie, muette, sombre, détournant les yeux, était dirigée dans une maison de correction de la capitale, et Mirabeau, hurlant, gémissant, en larmes, était conduit au donjon de Vincennes dans une calèche qu’il inondait de son sang ; cette hémorragie le sauvait de l’apoplexie. Misérable épave… Il unissait dans les mêmes imprécations sa sœur jadis trop aimée, Briançon qui l’avait livré, et son père… Mais s’il avait prévu quelles revanches lui étaient réservées, il eût dédaigné de donner un regard, une plainte, à son sort actuel, pour sourire à son avenir. Cette médiation que l’Ami des Hommes refusait d’accepter de Louise, il s’aviserait bientôt d’en proposer l’essai à ce fils honni, tout en le maintenant en prison ; puis il lui rendrait son affection, il récrirait son testament en sa faveur, il le nommerait au bénéfice de la donation éventuelle des biens maternels ; enfin, il le remettrait en liberté et il lui pardonnerait tout, tandis que Rongelime ne connaîtrait plus jamais que sa vengeance et que son exécration… Elle était libre encore, il est vrai, alors que son frère entrait en prison ; mais un ordre d’exil était sur le point de lui être notifié ; et des mesures plus graves, telles que sa réclusion et l’interdiction de son mari, étaient préméditées, résolues contre elle. Le 20 juin, elle reçut un ordre du Roi qui la renvoyait au couvent de la Déserte. Elle protesta, mais obéit. M. de Briançon ne la suivit pourtant pas. Il croyait qu’elle ne tarderait guère à reparaître, ainsi qu’elle en faisait le serment en pliant bagages.

Dès son arrivée à Lyon, Louise appela son mari auprès d’elle. Elle demanda aussi au ministre la révocation de son ordre d’exil. Ceci lui fut accordé très vite, le 4 juillet, sous la condition, toutefois, qu’elle ne rentrerait pas à Paris sans une permission expresse du Roi. Mais M. de Cabris, apeuré, malade, alité, lui répondit négativement le 2 juillet : « Ne pourriez-vous pas venir dans mon château ? suggérait-il. Pour ce qui nie concerne, certaines lettres me font trembler. Qu’il me serait doux, important et agréable d’avoir une conférence de vive voix avec vous ! Mesurez l’impatience avec laquelle j’attends votre réponse décisive. »

Tandis qu’elle délibérait sur le parti à prendre, le bailli de Mirabeau, stimulé, stylé, documenté à souhait par l’Ami des Hommes, et bien secondé par l’officieux M. de Clapiers, dit Mon-Bon, faisait circuler et signer en Provence un mémoire sévère, destiné au ministre Amelot, où il incriminait pas à pas la conduite de sa nièce depuis son mariage pour démontrer que sa famille et celle de M. de Cabris étaient dans le cas de solliciter un ordre du Roi qui la confinât au couvent de la Déserte de Lyon, avec interdiction d’en sortir et d’y recevoir aucune visite, aucune correspondance, sans contrôle. La douairière de Cabris, mue par le désir d’avoir une postérité mâle, avait d’abord rejeté ce mémoire. Mais elle écrivait maintenant : « Je le signerai, j’engagerai mon fils à le signer. » Les beaux-frères de Jean-Paul, MM. de Gourdon, de Gras et de Saint-Cézaire n’en voulaient pas assumer l’initiative ; mais ils promettaient de signer après Les autres. Des Clapiers en nombre, — le marquis de Vauvenargues, frère du moraliste, en tête, — s’apprêtaient à suivre leur cousin Mon-Bon, « le plus zélé de tous, » au dire du bailli.


C’est là, cher frère, exposait ce dernier à l’Ami des Hommes (11 juillet), c’est là le meilleur parti à tirer de cette besogne-là ; car il serait difficile de faire interdire un homme qui, tout imbécile qu’il est, se réduisant à jouer au petit palet avec ses habitans, ne laisse pas de transiger avec eux et de faire des affaires assez avantageuses par la confiance qu’il a en un habile homme qui lui sert de conseil. Sa tête, très faible en elle-même, n’est pas jusqu’à extravaguer actuellement, et ce n’est qu’un homme vil par la tête et le cœur, mais sans rien qui ressorte assez pour le faire tomber sous la formalité prescrite à ce sujet ; et bien loin de guetter ses bons intervalles qui, dans le réel, sont nuls, il faudrait guetter ses mauvais qui, quoique éternels, ne le sont pas au point de répondre de travers à un juge.


Mais, ce 11 juillet, Louise abandonnait la Déserte où on se flattait de la reclure. Le 20, elle tombait à Grasse et de là ricochait à Cabris, comme une pierre du ciel dans une grenouillère. Il était temps : le faible Jean-Paul allait signer le mémoire du bailli, la lettre de cachet s’ensuivait infailliblement. Au lieu de cela, ce furent des complimens et des embrassades de tous à la ville, et des feux de joie, des arquebusades et des acclamations au village, en l’honneur de Madame la jeune, comme les vassaux de Louise l’appelaient. Plus un ennemi en vue. Jean-Paul donnait tout le premier l’exemple de serrer dans ses bras avec émerveillement cette redoutable déesse qui partout rassemblait les nuages sur son front, et les dissipait d’un regard. Tout à fait raffermi par sa présence, il descendit de son château à Grasse le lendemain ; et sans égard aux prières, aux larmes, aux résistances de la douairière, il lui enleva sa fillette, Pauline, à qui cette reprise, il faut bien le dire, fit l’effet d’une délivrance.


VI. — LA FIN D’UNE LIAISON DANGEREUSE

Le bailli était ami de son repos et n’avait nul goût pour les querelles de famille. Il aurait voulu que, si Louise se tenait tranquille désormais, l’Ami des Hommes la laissât en paix. Mais celui-ci n’en démordait plus, et Louise, on doit en convenir, le bravait de loin comme de près. A peine rentrée dans son château, elle avait engagé M. de Cabris à dénoncer aux ministres l’injustice et l’illégalité des rigueurs dont elle venait d’être l’objet de la part de son père, au mépris de l’autorité maritale. Un peu plus tard, elle et Jean-Paul avaient encore envoyé leur procuration à Paris afin que, devant toutes les juridictions, on poursuivît en leur nom le triomphe de la marquise de Mirabeau et la punition de son persécuteur. Mais ce qui rouvrit carrière à la vindicte un moment différée de l’Ami des Hommes fut un incident sur lequel il ne comptait plus guère : M. de Cabris eut un accès de démence bien caractérisé, qui dura trois jours, du 23 au 26 septembre. Le pauvre homme débuta, par se porter un furieux coup de couteau dans la cuisse, puis il lacéra ses livres et ses estampes, jeta son argent par les fenêtres et ses meubles à la tête des gens, menaça de mort sa femme, sacrifia un chien, et enfin, harassé, repentant, supplia qu’on le mît en prison, en demandant, pour toute grâce, qu’on y brûlât de l’encens. La douairière de Cabris fit constater dûment ce misérable état de son fils ; puis, avec le concours du bailli de Mirabeau, rejeté bon gré mal gré lui dans ce conflit, elle engagea une procédure en interdiction qui aboutit sur la fin de l’année à une sentence conforme à sa demande. Louise fut exclue de la curatelle de l’interdit ainsi que de la tutelle de sa fille ; elle était replacée sous la puissance de son père ! Elle appela aussitôt de ce « prononcé de village » devant le parlement d’Aix. Mais ici comme à Crasse, ses juges étaient gagnés d’avance. Elle conquit en vain, par une défense aussi vaillante qu’adroite, les suffrages du barreau et de l’opinion publique. Le parlement confirma la sentence d’interdiction et valida les dispositions de l’assemblée de parens qui avait confié l’administration des biens et de la personne de Jean-Paul à la douairière de Cabris. Mais le pire fut que, peu de jours avant le prononcé de cet arrêt, Louise fut arrachée du lit conjugal et des bras de sa fille par la maréchaussée, en vertu d’une lettre de cachet, et conduite sous escorte au couvent des Ursulines de Sisteron. En apparence, c’était le mémoire de son oncle, remis en circulation et signé par tous les parens intéressés à sa détention, qui avait décidé les ministres à la frapper. Mais dans le vrai, l’Ami des Hommes, tout en ne s’associant pas en nom à cette plainte, l’avait à lui seul fait aboutir, en tirant habilement parti auprès de ses bons amis, les ministres Maure pas et Amelot, île la lettre incestueuse de son fils. Ceci avait levé tous les obstacles.

L’ordre du Roi s’exécuta le 24 février 1778, au petit jour. Louise ne devait recouvrer sa liberté que plus de trois ans après. Elle ne se résigna pas un seul moment à cette captivité outrageante et imméritée. Mais ses plaidoyers furent d’abord étouffés par le silence concerté des ministres. Puis les mois s’écoulant, ses partisans, étonnés de son impuissance à se justifier, ajoutèrent foi plus volontiers à la version du bailli et de la famille de M. de Cabris, d’après laquelle Louise était punie pour des crimes dont il valait mieux pour elle-même qu’on ne parlât point. Mais on en parlait, bien entendu, sous le sceau du secret, à tous les bavards qui prenaient ensuite le public pour confident.

Les griefs ouvertement allégués contre Mme de Cabris par ses deux familles auraient assez bien justifié sa détention s’ils avaient été tous fondés. Mais elle on pouvait sans peine détruire les uns, affaiblir les autres. On lui reprochait notamment d’avoir dilapidé la fortune de son mari, provoqué le double scandale des affiches diffamatoires et de l’agression du baron de Villeneuve-Mouans, couru les grands chemins avec un amant, engagé son frère à une mésalliance, et participé au rapt de Sophie après avoir recelé l’argent et les effets soustraits au marquis de Monnier. Elle n’en avait pas tant sur la conscience. Et c’était pour prévenir l’effet de ses dénégations et de ses preuves, qu’on donnait crédit, à voix basse, à la fable de ses relations criminelles avec Mirabeau. De ceci, Louise ne pouvait se défendre ni même parler, puisqu’elle n’eût trouvé personne pour lui opposer franchement cette accusation, pour l’articuler par écrit. Elle était forcée de s’en tenir à la réfutation des griefs avoués et consignés dans le mémoire qui la dénonçait aux ministres, mémoire qu’au surplus on ne lui communiquait même pas.

Lorsqu’elle fut lasse à son tour de ressasser en vain cette réfutation aux oreilles fermées des magistrats, du gouvernement et de sa parenté, Louise porta sa cause, en mars 1779, devant l’opinion publique, — « ce juge des juges, » disait Mirabeau. Elle rédigea un mémoire qui fut imprimé et distribué à profusion dans Paris. Il y fit sensation. De l’aveu du marquis de Mirabeau qui s’y connaissait, vogue pareille ne s’était pas vue depuis l’invention des pantins et des ramponneaux. Tous les oisifs de la capitale se jetèrent comme à la curée sur ce nouveau scandale Mirabeau. Des grandes dames de la Cour, de l’entourage même de la Reine, disaient qu’elles achèteraient fort cher l’honneur d’appartenir à Mme de Cabris pour avoir celui de se mêler de ses affaires. La puissante coterie des Noailles, qui jamais ne lâchait les siens, intéressait la maison royale en faveur de la touchante et fière captive de Sisteron. Enfin, de notables magistrats du parlement d’Aix, de ceux-là mêmes qui avaient approuvé ou confirmé la sentence d’interdiction de M. de Cabris (et notamment le procureur général Le Blanc de Castillon, la première autorité du pays après le premier président et intendant de Provence), s’indignaient hautement de ce que, sans attendre leur arrêt, et alors que Mme de Cabris était en instance devant eux pour la cause la plus honorable, on eût décerné et exécuté une lettre de cachet contre elle. Quant aux avocats signataires de ce mémoire irrésistible, gens réputés et honorés comme les premiers de leur ordre par la science et par les vertus, ils juraient de défendre leur cliente jusqu’à la mort. Ce gros tapage se soutint deux mois. Puis il s’apaisa, s’éteignit. L’été avait fait le vide à Paris et à Versailles. On y parlait d’autre chose. A la rentrée, tout était à recommencer sur nouveaux frais. Mais que tenter ? Aussi longtemps qu’elle n’aurait pas fait sortir de l’ombre l’imputation d’inceste qui déconsidérait par avance toutes ses démarches, Louise étoufferait elle-même dans cette ombre empoisonnée : tous ses amis s’accordaient à le lui prédire. Son silence affecté sur cet article équivalait à un aveu. Elle y persista néanmoins, mais elle essaya de s’en expliquer. Sur la fin de cette année 1779, elle fit courir de mains en mains un petit mémoire manuscrit, en forme de réponse à une amie qui était censée lui demander cette explication. Elle y disait :


J’ai fait serment de ne jamais parler du comte de Mirabeau au public. Il m’est déjà trop dur de poursuivre son nom dans la personne de son oncle. D’ailleurs, sa position actuelle le mettant dans l’impuissance de se défendre m’impose la loi de ménager un malheureux dont il n’y a plus rien à redouter… Le bailli a trop bien combiné les moyens de me nuire pour ne pas profiter de la délicatesse qui m’impose silence sur son neveu ; il a pu facilement la pressentir ; l’homme le moins vertueux connaît assez le code des honnêtes gens pour prévoir leur marche et lire dans leur âme. Le méchant seul est impénétrable. Comment pourriez-vous exiger de moi, mon amie, que je m’arrêtasse à l’infâme trafic que le bailli fait contre moi des lettres plus infâmes encore de son neveu ? Qu’il les colporte tant qu’il voudra, elles feront sa honte et ne pourront jamais m’incriminer. En effet, ou ces ettres sont écrites après coup et dans un état d’esclavage qui, mettant un coupable dans la dépendance directe de celui qui le punit, le force à subir ses lois ; ou elles ont été réellement écrites dans le temps que, par un dernier effort, je sacrifiais ma tranquillité et ma répugnance intérieure pour éviter la chute du comte de Mirabeau. S’il a été capable d’écrire à cette époque des horreurs contre son unique protectrice, quel crédit doit-il trouver, et quels supplices peuvent punir un tel monstre ? Je connais une lettre (dont je puis disposer, quoiqu’elle soit adressée à un tiers), elle fut envoyée de Rotterdam à la fin de l’année 1776[5] : le comte de Mirabeau y nie formellement d’avoir jamais rien écrit contre moi, et défie qu’on lui produise ni lettres, ni autres preuves de cette horrible ingratitude. Celles que le bailli emploie sont écrites de France dans les premiers mois de la même année : quand il me les produira, ma réponse sera prête, et j’ignore comment il se lavera de l’infamie qu’entraîne l’usage de tels moyens, surtout quand ils sont employés de mauvaise foi. Le bailli n’ignore point les vices de son neveu : bien plus, il ne les a laissé ignorer à personne dans le temps où une passion dominante n’absorbait point encore toutes ses idées et ses sentimens. Comment ose-t-il fonder ses calomnies, ses séductions et ses persécutions sur des lettres du comte de Mirabeau qui, s’il les a écrites dans un temps de liberté, a surpassé par ce seul trait toutes les noirceurs connues ?…


Ces argumens avaient plus d’accent que de force probante : Louise s’en rendit compte à leur peu de succès. Ses derniers partisans lui conseillaient maintenant d’entrer en composition avec son père, d’en appeler doucement, respectueusement, à sa clémence et à sa justice mieux informée, et d’amener d’abord le bailli à s’interposer. Louise hésita ; elle espérait encore que Linguet voudrait se charger de renouveler, en l’amplifiant, le bruit de son premier mémoire. Mais Linguet avait alors sur les bras une grosse querelle particulière avec le puissant maréchal de Duras ; il ne se souciait pas d’attaquer le régime des lettres de cachet ; il avait assez à faire d’éviter d’en être sous peu la victime. Il engagea donc Mme de Cabris, lui aussi, à préférer une marche silencieuse, à entrer dans la voie des pourparlers amiables et des accommodemens ; et cette dérobade imprévue détermina Louise à céder. Elle prit pour médiateur un de ses cousins, le jeune comte de Gruel. Mais il y avait un préalable obligé ; Louise devait préparer son père à l’arrivée du négociateur par une lettre de soumission formelle. Elle se contraignit aussi à l’écrire. La réponse du marquis, en date du 25 avril 1780, fut une rebuffade dure de ton, mais si verbeuse que ce verbiage l’affaiblissait en donnant prétexte à une réplique. Louise ne manqua pas de la lui faire (1er juin 1780). Au total, son père lui reprochait d’avoir été mauvaise fille, mauvaise épouse, mauvaise mère, mauvaise sœur. Elle anéantit un à un ces griefs, à l’exception du dernier, le principal, au sujet duquel elle se contenait provisoirement à dire :


Quant à l’acquittement de mes devoirs de sœur, je n’ai qu’un mot à répondre, le voici : je suis instruite des propos qui courent dans le monde et des prétendues preuves dont on les appuie. Au moment où j’ai reçu la lettre du 25 avril dernier dont vous avez honoré votre fille, j’allais déposer chez un notaire et me faire donner expédition en forme probante des pièces originales et irrécusables que j’ai à produire sur tous les points possibles concernant M. le comte de Mirabeau, pour tous les temps et principalement pour l’année 1776, annonçant en même temps les motifs qui me forçaient à faire ce dépôt humiliant. Aujourd’hui que mon père daigne devenir mon juge, j’ai l’honneur de vous demander la permission de vous faire présenter ces pièces, qui portent avec elles une conviction irrésistible, par le comte de Gruel, syndic de la noblesse du Haut-Dauphiné, » notre très proche parent…


Cette tournure adroite et ferme embarrassa le marquis. Il ne voulait ni d’un adoucissement du sort de Rongelime, ni de ses justifications qui auraient émoussé, brisé, l’arme dont il ne frappait à coup sûr qu’à la condition de la tenir cachée et de s’en servir dans l’ombre. Il se reprocha d’avoir donné lieu à cette réplique par sa propre réponse :


Ce fut une bêtise, écrivit-il au bailli (29 juillet 1780), car elle s’en sert connue d’un programme pour m’écrire le plus impudent et le plus insolent manifeste, d’une longueur énorme pour une lettre, mais qui est visiblement fait pour être injurieux et imprimé. C’est où je l’attends. Je suis fait à ses impuissantes attaques. Elle n’en deviendra que mieux l’horreur et l’effroi de tous les honnêtes gens… Je dédaignerai désormais de la démentir… De mon temps, elle n’échappera qu’à bonnes enseignes ; après moi, elle justifiera les mesures d’honneur et de devoir prises pour la ravir à de justes supplices, et la Providence finira par la faire manger aux chiens… Si Mons de Gruel m’arrive, nous aurons bientôt tout dit.


Gruel n’en partit pas moins en ambassade, accompagné de Briançon qui s’en était venu prendre à Sisteron les dernières instructions de Louise. Leur arrivée fit un peu de peur à l’Ami des Hommes ; elle coïncidait avec l’annonce d’une reprise des procès de sa femme contre lui. Il n’ignorait pas non plus que la police, dont le chef, M. Lenoir, ne l’aimait pas, avait comploté de mettre en liberté à la fois, bon gré mal gré lui, sa femme, son fils et sa fille. Pour déjouer ce complot, le marquis se servit de Mirabeau lui-même, en lui faisant croire, grâce à des rapports savamment adultérés, que sa mère et sa sœur projetaient la révélation au public de ses plus hideux forfaits, et que par ce moyen, alors qu’il espérait sortir bientôt de sa geôle de Vincennes, elles l’y replongeraient infailliblement.

Tout le monde sait que Mirabeau avait pris, du fond de cette geôle, sur la police chargée, de l’y étouffer, le plus singulier ascendant. Le premier commis du secret, Boucher, qu’il appelait « son bon ange, » lui donna promptement l’assurance que les mémoires de sa mère ne sortiraient pas de leur cachette, qu’on éloignerait Gruel, par intimidation, des environs de Paris et de la Cour, et que Briançon serait invité à cesser toutes ses intrigues, sous peine d’exil. Bien mieux, sur ces entrefaites, la marquise de Mirabeau lit savoir qu’elle consentait à négocier un arrangement avec le marquis, par l’intermédiaire de son fils prisonnier comme elle ! A ces bonnes nouvelles, Mirabeau triompha, et l’Ami des Hommes ressentit un peu de son allégresse. Mais… il y avait un mais. Tandis que Boucher faisait part à Mirabeau de ces notables avantages, son chef, M. Lenoir, avertissait Mme de Cabris, en lui prescrivant une discrétion absolue, que la mission de ses deux agens à Paris n’avait pris fin de la sorte qu’après avoir eu tout le succès qu’elle s’en était proposé. La famille royale, intéressée à ses malheurs, venait d’instituer un « petit commissariat privé » pour recevoir ses justifications et les confronter aux griefs de son père ; le ministre Martine le présidait : lui-même, Lenoir, en était le rapporteur. Boucher ne s’en doutait même pas. En cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, sans doute, il était le premier commis du secret, moins le secret.

Ce petit commissariat avait été formé le 14 octobre. Mme de Cabris lui fit tenir, en date du 22, un plaidoyer décisif et sans phrases oiseuses. C’était un bordereau, à peine commenté, de diverses lettres originales de son frère ; sa justification en ressortait clairement. Louise entrait d’un front serein dans ce vilain fouillis ; elle en sortait de même après l’avoir débrouillé. Le sentiment exalté du droit foulé en sa personne, la vue claire de son but et la certitude enfin acquise de sa réhabilitation, la dirigeaient, la dominaient toute. Ses raisonnemens établis, ses preuves énumérées et produites, elle concluait :


D’après cela, que le marquis de Mirabeau ose encore accuser sa fille ; qu’il s’obstine à la présenter comme une femme incestueuse, ainsi qu’il l’a fait devant témoins l’année dernière ! Il était réservé à ce père d’accuser à la fois sa fille, premièrement d’avoir un amant (ce qui n’est pas soumis à sa juridiction), et dans le même temps, à la même heure et sous ses yeux, de vivre criminellement avec son frère, et de s’aider au même instant à placer dans le lit de ce frère une femme pour laquelle il nourrissait la plus violente passion.

À cet assemblage hideux de tant d’horribles et délirantes accusations, à ces contradictions physiques qui seules détruiraient toute l’atrocité de l’imputation, on répond par des preuves dont la volonté et l’intérêt du marquis de Mirabeau n’anéantiront pas l’existence.

Mme de Cabris fut à Thonon. Elle ramena son frère en France. File ne protégeait donc pas de fait sa fuite et ses égaremens. Le comte de Mirabeau passa quelques jours à Lyon sous les yeux, sous les auspices de sa sœur et de plusieurs autres personnes. La marquise de Cabris l’envoya en France à deux cents lieues de Mme de Monnier. Elle ne voulait donc pas-le garder à son profit, et elle rentra à son couvent. La conduite de Mme de Cabris prouve clairement qu’elle espérait que le temps et l’éloignement calmeraient la tête du comte, et qu’il lui serait facile alors de le ramener à la raison…

Quel est donc le véritable crime de la marquise de Cabris, ce crime qu’on voulait punir ? C’est d’avoir demandé à M. le bailli de Mirabeau l’acquittement de 30 000 livres qu’il lui devait sur parole et, qu’il a refusé de payer ; d’avoir prêté 20 000 francs à la marquise de Mirabeau, de s’être tenue auprès d’elle pendant son procès, d’avoir sollicité sa liberté pendant sa détention ; c’est surtout d’avoir envoyé de Provence, conjointement avec son mari, une procuration en date du 13 septembre 1777 pour faire demander secours au parlement de Paris en faveur de leur mère et belle-mère.

La marquise de Mirabeau défendue par son gendre et sa fille aurait obtenu justice et liberté. On a craint qu’elle n’allât finir ses jours avec eux, qu’elle ne leur laissât son bien : c’est alors qu’on a juré d’anéantir l’existence civile du marquis de Cabris pour le double avantage d’arrêter ses poursuites en faveur de sa belle-mère et de tirer sa femme de sa puissance dans la persuasion qu’elle retomberait sous celle de son père, et qu’on pourrait la punir d’avoir osé secourir sa mère. C’est de là qu’on est parti pour répandre contre la marquise de Cabris les plus affreuses calomnies et que son père lui a imputé des atrocités dont il s’est cru en droit de demander justice aux ministres du Roi, abusés par l’auteur de ces calomnies et par des mémoires appuyés de la signature des parens surpris…

La marquise de Cabris a l’honneur de supplier les ministres du Roi de faire communiquer sa défense à M. son père, si on veut lui communiquer aussi les plaintes qu’il a portées. Elle certifie que le marquis de Mirabeau ne se montrera pas, qu’il esquivera par quelque tournure le jugement dont l’autorité serait forcée de le frapper, alors qu’elle reconnaîtrait qu’il l’a trompée pour servir sa vindicte particulière, etc.


La cause était donc gagnée ? Sans doute. Et pourtant, ce fut Mirabeau qui sortit de prison le premier, le 13 décembre 1780. Son élargissement était la récompense de sa parfaite soumission aux volontés de l’Ami des Hommes. Ainsi, le crédit de celui-ci semblait l’emporter encore une fois sur toutes les puissances contraires ; et les ennemis de Mme de Cabris pouvaient croire qu’elle finirait toujours « par retomber à plat sur le fumier de ses crimes, » selon la prédiction paternelle. Dans le vrai, Louise était redevable de cette déconvenue à la chute du ministre Sartine, qui avait un peu dérangé, sans le dissoudre, le petit tribunal chargé de la blanchir. D’autre part, le gouvernement avait arrêté en principe de ne remettre Mme de Cabris en liberté qu’après le jugement du procès en séparation de corps et de biens que sa mère soutenait de nouveau devant le parlement ; et le marquis de Mirabeau avait eu l’adresse de faire reporter à la Chandeleur ce procès inscrit d’abord au rôle de décembre. Grâce à cette remise, il avait gagné six mois de répit, et non pas deux seulement ; car de si grosses affaires n’étaient jamais jugées avant la Pentecôte. En carnaval et jusqu’au carême, les parlementaires ne réglaient que les broutilles ; ils « déblayaient. »

Dans cet intervalle, un incident fâcheux parut compromettre plus sérieusement la victoire de Mme de Cabris. Sa belle et intrépide cousine, la marquise de Limaye, qui travaillait sans relâche depuis trois années à la réconcilier avec son oncle et avec son père, avait ajouté foi entière à l’annonce, propagée par Louise elle-même, de la révocation de sa lettre de cachet pour Noël ou le nouvel an au plus tard : et la sage pensée lui était venue de soustraire la recluse des Ursulines à l’étourdissement de ses premiers pas au dehors en la recueillant, dès sa sortie, dans son château voisin de celui de Mirabeau. À cheval, habillée et bottée en homme, et suivie d’un seul laquais, malgré l’insécurité des grands chemins, Mme de Limaye avait pris à la fin de décembre la route de Sisteron. En passant, elle rendit visite au bailli de Mirabeau pour sonder ses sentimens à l’égard de sa nièce. Le bailli l’avertit qu’elle courait à une déception, que Rongelime était plus serrée que jamais dans sa prison et que l’accès de son parloir était interdit à tous venans, quelle que fût leur qualité. Mme de Limaye se regimba, soutint que ce parloir ne devait jamais être fermé pour une femme comme elle, et prit congé, piquant des deux. Elle n’était pas loin quand un présage plus désagréable l’arrêta : elle tomba de cheval et se blessa. Mais, quoique fort endolorie, elle s’obstina à renfourcher sa bête. Le 30 décembre, à la nuit tombante, elle battait la porte des Ursulines de Sisteron. La sœur tourière la connaissait bien et lui était toute dévouée, ainsi qu’à Mme de Cabris. Elle lui refusa néanmoins l’entrée. Irritée par l’obstacle, Mme de Limaye se jeta contre la porte qu’on lui tenait close et la secoua si fort que la serrure et un arc-boutant sautèrent ; mais elle ne put aller plus avant. Regagnant alors son auberge, elle en fit apporter une échelle au couvent, l’appliqua sous une fenêtre peu élevée, força le contrevent, brisa une vitre, tourna l’espagnolette et pénétra, tandis qu’on remportait l’échelle. Après des tâtonnemens et des appels, elle rencontra dans les couloirs une religieuse de ses amies ainsi que la femme de chambre de Mme de Cabris, qui la conduisirent auprès de celle-ci. Louise coucha sa cousine dans son lit, la pansa, la calma ; et le lendemain matin, elle tenta de la faire sortir. Mais la supérieure avait fait barricader toutes les issues. Mme de Limaye était prisonnière.

Cette supérieure, récemment élue, avait été bien choisie, d’après les conseils du bailli de Mirabeau et de l’évêque de Sisteron, son ami. On était allé la chercher au couvent de Pont-Saint-Esprit où M. de Cabris avait une sœur religieuse. C’était une maîtresse femme. Pour échapper à toute suggestion opposée à ses vues de rigueur, elle avait amené avec elle son directeur-aumônier, un capucin qui logeait à portée d’elle, chez les missionnaires. Elle ne manqua pas de voir dans l’esclandre causé par Mme de Limaye un coup de la Providence pour la débarrasser de Mme de Cabris dont la garde lui pesait, et elle porta plainte sur l’heure. Quand Louise vint la supplier de permettre à sa cousine de sortir sous des habits de femme qu’elle lui prêterait, les officiers de justice étaient attendus d’un instant à l’autre pour constater l’effraction et en prendre l’auteur comme sur le fait. Mais Louise, devinant l’abbesse, la déjoua. Elle fit évader Mme de Limaye par la sacristie et la chapelle, en forçant la grille du chœur. Les magistrats ne virent plus que des bris de clôture sans importance. La supérieure n’en exigea d’eux qu’avec plus d’instance une information, et force leur fut de l’ouvrir, bien qu’à contre-cœur, tandis que les ministres en étaient instruits par une autre plainte. Quel parti l’Ami des Hommes n’allait-il pas tirer de cet incident ? Comment y parer ? Louise, alarmée, se hâta d’envoyer une relation des faits à Briançon, afin qu’il se mît d’accord avec le lieutenant de police Lenoir pour étouffer cela.

A cette lecture, Briançon perdit tout sang-froid. Depuis la libération de Mirabeau qui était venu, le 19 décembre, prendre logis et pension à Paris chez son bon ange Bouclier, Briançon n’avait cherché qu’une occasion de saisir le comte à la gorge et de tirer de lui une explication de son imposture contre Louise. De son côté, Mirabeau s’évertuait à le faire chasser de Paris par la police, à lui faire interdire au moins, pour complaire à son père, toute correspondance avec Sisteron « sous peine de Bicêtre. » L’affaire de Mme de Limaye améliora comme par magie ces dispositions réciproques. Briançon donna rendez-vous à Mirabeau dans un café par un billet plutôt suppliant que menaçant ; et Mirabeau, sur le conseil de Boucher, s’y rendit avec le vif désir d’amadouer son ennemi. Leur situation à tous deux les prédisposait d’ailleurs à s’entendre.

Mirabeau revenait de Versailles, où son père l’avait envoyé pour contrecarrer l’activité des partisans de sa mère et de sa sœur, et sa mission avait échoué. M. de Maurepas l’avait averti « sur un certain ton » que le Roi en avait assez et voulait que liberté fût rendue a la marquise de Mirabeau aussitôt son procès commencé. D’autre part, l’avocat de la marquise annonçait l’intention de flétrir dans sa plaidoirie le pacte scandaleux qui obligeait Mirabeau, pour prix de sa rentrée en grâce chez son père, à solliciter partout contre sa mère et sa sœur, à se faire leur délateur et leur bourreau. L’avocat s’en tiendrait-il là ?… A la vérité, ce pacte existait ; mais Mirabeau n’avait pu encore obtenir de revoir son père. Celui-ci ne communiquait avec lui que par un intermédiaire et il le laissait à peu près sans ressources battre le pavé de Paris et de Versailles. Il l’y tenait comme en laisse, sous une nouvelle lettre de cachet, affublé d’un nom pis que vulgaire, d’un nom de dérision : M. Honoré ! Pour Briançon, sa détresse n’était pas moins extrême que son désarroi. Il avouait ne posséder plus que trente-cinq louis, et il jurait que, cette somme épuisée, il retournerait à Sisteron un pistolet dans chaque main : de l’un, il casserait la tête à Louise, et de l’autre, à lui. Il laissa copie à Mirabeau du procès-verbal de l’effraction de Mme de Limaye, en le conjurant d’apitoyer l’impitoyable Ami des Hommes, et bref, d’assoupir cette affaire. Nouvelle entrevue le lendemain. Mirabeau, stylé par son père et conseillé par son propre intérêt, proposa la soumission de sa sœur, en observant qu’un seul moyen lui avait réussi à lui-même pour sortir de Vincennes, à savoir un profond repentir exprimé avec suite et résignation. Briançon le pria de dicter les lettres qu’il fallait. Mais si Louise sentait ces choses-là, objecta Mirabeau, elle n’avait pas besoin d’un maître à écrire. Il fournit pourtant ces modèles, que Louise transcrivit presque mot pour mot, en y mettant la date du 7 février 1781. Au reste, elle n’obtint rien par cette voie : l’Ami des Hommes ne l’y avait fait engager par son fils et par d’autres personnes que pour la contenir et, finalement, la leurrer :


Elle ferait cent pénitences publiques et autant de miracles, écrivait-il au bailli le 1er février, que je ne serais pas sa dupe… Mais comme il ne s’agit que de gagner du temps, je crois qu’il ne serait pas mal de lui faire dire par quelqu’un de ses adhérens ou intermédiaires qu’elle gâte elle-même ses affaires, qu’elle aurait besoin de se contenir pour un temps et de faire dire du bien d’elle dans ce couvent dont la supérieure est fort écoutée du ministre et de l’archevêque de Paris, et qu’elle donnerait par là le moyen à ses amis de la servir auprès des siens, qu’à faute de cela, elle sera transférée, mais ayant à lutter contre des préventions et des ordres précis.


Au lieu de lui valoir un adoucissement de son sort, l’intervention de son frère fut pour Louise un sujet de vif désagrément. Mme de Limaye avait des raisons personnelles et très fortes de détester Mirabeau. Elle regarda comme une défaillance le fait de s’être servi de lui ; et avec la pétulance et la franchise de son caractère, elle ne sut pas dissimuler sa désapprobation. Louise eut à se défendre d’avoir compromis son indépendance ou sa dignité dans ces relations que Mme de Limaye aurait dû être fa dernière à lui reprocher, puisqu’elle l’avait mise dans le cas de les renouer. Une délicatesse si chatouilleuse n’était pas seulement inopportune ; elle manquait de générosité comme d’à-propos. Mme de Limaye l’aurait-elle eue pour elle-même, étant sous les verrous depuis trois ans comme Louise ? Celle-ci eut la bonté de ne pas le lui demander :


Je regretterai éternellement avec vous, lui répondit-elle le 18 mars, que mon affaire n’ait pu se finir entre vos mains et celles de notre commun et respectable ami M. de Caslillon [P. G. au Parlement d’Aix]. Mais ces regrets ne peuvent pas me conduire à me faire aucuns reproches à cet égard… Je ne pouvais obtenir de commissaires que de l’autorité. Ma famille avait intérêt et volonté de m’en refuser toujours. D’ailleurs, [l’essentiel jetait qu’il existât un rapport de mon affaire dans les bureaux ministériels ; cet objet est rempli. Voilà pour le fond. Personne ne sent mieux que moi combien la [forme (est devenue déplaisante dans ces derniers temps… La loi impérieuse de la nécessité et surtout l’approbation de M. de Castillon ont pu seules me déterminer à consentir celle qu’on a choisie. Rien ne pourra sans doute changer les sentimens repoussans que j’ai éprouvés au moment même de ce consentement. Quant au malheur de contracter une obligation envers une personne que vous méprisez, je ne le connaîtrai jamais. Cette personne travaillant à améliorer mon sort remplirait un devoir premier dont l’abandon suffirait pour déshonorer l’homme le plus intact. Dans les circonstances présentes, son intérêt, celui d’un protecteur [M. Lenoir] dont il sent plus que jamais le besoin, sont ses premiers moteurs ; et quand il dépend de moi de le replonger dans l’abîme dont il sort à peine, quand son sort est visiblement entre mes mains, je ne crois pas lui devoir beaucoup parce qu’il cherche à caresser la main qui le menace. Au reste, je ne l’ai point cherché, je l’ai fui aussi longtemps que je le pouvais sagement et décemment. Encore aujourd’hui, je lui refuse un encouragement de ma main… Vous connaissez l’homme, ma chère cousine, vous connaissez ses procédés à mon égard : je me flatte que vous connaissez aussi mon cœur également incapable d’une vengeance préméditée et de l’oubli de certains genres d’offenses. D’après ces connaissances, il est cruel à vous de me présenter comme l’obligée de la personne. J’espère que cet instant passé, nous resterons chacun à notre place, sans. que l’un ose faire un pas pour se rapprocher, ni l’autre se voie forcée à reculer. On a élevé une barrière insurmontable entre nous, mon père l’a posée, le public en a connu les motifs, une rétractation de la part de l’accusateur ne suffirait plus à l’honneur de l’accusée. On a pu me donner en spectacle, mais il dépend de moi de ne jamais jouer de rôle qui me rende vile à mes propres yeux et répréhensible à ceux de mes amis. On peut ajouter au droit que j’ai de me plaindre, il est impossible qu’on me donne des regrets quand j’ai suivi les conseils de la sage amitié. Cette vérité, bien établie, je puis attendre tranquillement.

Louise aurait pu ajouter qu’elle était en possession d’administrer à tous les incrédules une preuve péremptoire de sa sincérité dans ces sentimens-là. Non contente de ne rien aliéner de sa liberté de jugement à l’égard de son frère, tout en recourant à ses bons offices, elle avait forcé celui-ci à préciser son rôle et à reconnaître ses initiatives dans leur rapprochement tout accidentel et momentané. Il ne s’y était pas refusé. Au fait, en échange de cette reconnaissance, il avait acquis la certitude que Louise renoncerait à pousser à l’extrême ses avantages contre lui et qu’en particulier, elle laisserait dormir dans les bureaux ministériels « l’horrible dépôt, » — comme disait son père, — des calomnies dont il l’avait souillée et accablée. A la demande de Briançon, il lui avait remis un papier ainsi conçu :


Pour ma sœur de Cabris.

Je donne très volontiers à ma sœur la déclaration qu’elle désire que c’est par mon conseil qu’elle a écrit à mon père et à mon oncle des lettres de soumission et de tendresse suppliante, sur la parole que je lui ai donnée qu’il était aussi impossible qu’on arguât de ces lettres la moindre imputation contre elle, que mon père est en effet incapable d’en faire un usage qui puisse nuire à sa fille. Il est louable et ne peut jamais être honteux de s’en remettre à la clémence d’un père et de lui demander comme une grâce cela même que l’on croit une justice. Les lettres rappelées dans cette déclaration sont écrites de Sisteron en date du 7 février 1781. Ce sont jusqu’ici les seules qui aient été écrites à ma sollicitation instante, laquelle n’a jamais eu pour motif que la conviction intime où je suis que c’est là le seul moyen décent et sûr de rétablir la paix dans ma famille. A Paris, ce 24 février mil sept cent quatre-vingt-un.

LE COMTE DE MIRABEAU.


Telle fut sa dernière correspondance avec Louise. Elle ne cessa pas de se servir de lui, mais en repoussant avec fermeté l’opprobre de son amitié. Et des semaines, des mois s’écoulèrent encore sans solution. Enfin, le 18 mai 1781, le parlement de Paris prononça, au bénéfice de la marquise de Mirabeau, sa séparation de corps et de biens d’avec l’Ami des Hommes. La marquise était libre désormais. L’autorité royale, « éclairée par ce jugement, » la fit élargir sans conditions. Et comme cette méchante et même vilaine épouse avait un bon cœur de mère, le premier usage qu’elle lit de sa liberté fut de s’appuyer de sa parenté la plus imposante pour présenter à la Cour une requête tendant à la délivrance de sa fille. « Au train des choses, rapporta le marquis au bailli (26 mai), je pouvais en prévoir l’effet. Je rugis intérieurement et sentis une portion de caractère féroce se débattre en moi à l’idée de voir ici cette créature affichant l’intrigue et la prostitution. Je méditai, je griffonnai, et finalement, Dieu m’a fait la grâce, d’en revenir d’esprit et de cœur à ce que mes amis m’ont tous recommandé en m’embrassant… » Et c’était de ne plus s’opposer à rien, de laisser venir. Il rouvrit les bras à son fils, lui accorda le pardon le plus solennel et le plus complet de toutes ses fautes et l’installa à demeure dans son hôtel, pendant que l’ordre suivant courait la poste, à l’adresse des Dames Ursulines de Sisteron :

« De par le Roi : Chères et bien aînées, nous vous mandons et ordonnons de mettre en liberté la dame marquise de Cabris que vous détenez par nos ordres dans votre maison. Si n’y faites faute ; car tel est notre plaisir. Donné à Versailles le 28 mai 1781. » Signé : Louis, et plus bas : AMELOT.


L’abbesse reçut cet ordre par les mains du subdélégué de Sisteron. La ville en eut connaissance la première. En un clin d’œil, plusieurs centaines de personnes furent rassemblées sous les fenêtres du couvent, réclamant à grands cris la sortie immédiate de la libérée, objet depuis trois ans de la vénération et de l’amour de tout le canton. La supérieure résista ; le subdélégué dut user de son autorité pour la faire céder. Pendant que se débattait ce petit conflit, Louise se tenait dans sa chambre devant son écritoire ; et là, sans que sa main trahît aucune émotion, elle traçait de sa petite écriture rectiligne, serrée et nouée comme du point de chaînette, des billets pour son père et son oncle dont elle attendait les ordres, leur disait-elle, pour régler ses pas. On vint l’interrompre pour la prier de se laisser voir par une fenêtre et de calmer ainsi le tumulte croissant. Elle n’y consentit pas, mais on l’entraîna. En la voyant portée, on la crut très malade ; sa vue rendit l’émotion délirante. Elle obtint un peu de silence pour remercier la foule, l’inviter à se disperser et lui annoncer qu’elle ne sortirait que le lendemain. On ne lui obéit que pour aller préparer, à moins de cent pas de là, sur la place de la cathédrale, un feu de joie, des illuminations et des concerts. Dès le soir, et durant plusieurs jours, la montagne et la vallée retentirent de l’explosion des boîtes d’artifice et des arquebusades, de l’accord des tambours, cuivres, flûtes et violons. Après les aubades et les sérénades, les musiques s’en allaient jouer des airs lugubres autour du couvent des Ursulines et de la maison des Missionnaires d’où le capucin, directeur de l’abbesse, n’osait plus sortir. Il ne comptait plus les brocards et les avanies d’une jeunesse exaltée, qui promettait de lui faire un mauvais parti. Louise entendit aussi des harangues ; il y en eut du maire et des consuls de la ville. Jusqu’aux cloches qui sonnèrent pour des messes d’actions de grâces ! Seule, l’abbesse des Ursulines ne désarmait point. Mme de Cabris s’étant présentée à la grille du couvent pour y faire ses remerciemens aux religieuses qui l’avaient soutenue dans son épreuve, elle lui fit refuser le parloir : cette idole du monde lui semblait le charivari en personne. Mais bien au contraire, Louise avait le plus ferme propos de vivre avec tout l’effacement possible dans la maison honorable et distinguée qui lui donnait l’hospitalité. Cette retraite était le meilleur moyen de démentir les méchans pronostics de ses ennemis et de déconsidérer, s’il en était besoin, leurs anciens griefs. Elle y réussit parfaitement, en dépit des pièges et de la tentation. Au long des six mois qu’elle passa encore à Sisteron ou dans les environs avant d’aller rejoindre sa mère à Paris, M. de Briançon ne fit pas mine de se rapprocher d’elle une seule fois.


Rongelime avait usé le fer de ses barreaux. Mais quelle disgrâce ! il ne lui restait presque plus de dents ; et sa vie, écoulée déjà plus qu’à moitié, était pour jamais défleurie comme son visage. Cette jeune femme — moins de trente ans ! — ne paraissait plus qu’une femme encore jeune. A cet âge où l’existence, d’ordinaire, jouit de sa plénitude, Louise ne se relevait des ruines du passé que pour entrer dans un avenir frappa de stérilité par tant de poussière et de décombres. Epouse, elle n’avait pour ainsi dire plus de mari ; mère, plus d’enfant ; femme, plus d’état ni de fortune ; et ses deux familles la repoussaient, après l’avoir dépouillée de tout, de l’honneur même. Il ne lui était possible de recouvrer les restes de ces biens fort diminués qu’en s’engageant dans une suite interminable et ruineuse de procès. Cette marche ne lui fit pas peur. Apres cinq années de lutte devant toutes les juridictions, tant régulières qu’exceptionnelles, du royaume, elle reconquit son mari et sa fille, la belle et convoitée Pauline, et jusqu’à sa mort, survenue en 1807, elle ne cessa plus de garder un attachement exemplaire à ses devoirs les plus pénibles, les plus rebutans. Un témoin longtemps prévenu contre elle, le fils adoptif de Mirabeau, Lucas de Montigny, a dû convenir que « l’âge mûr de Mme de Cabris avait effacé les torts de sa jeunesse, » et qu’elle succomba bien avant la vieillesse, « épuisée par les soins pieux qu’elle prodiguait à la seule personne qui eût le droit de lui faire des reproches, à un époux devenu pauvre, infirme, et dont la démence longtemps paisible avait pris avec l’âge le caractère de l’aigreur, quelquefois de la fureur. »

Mme de Cabris ne se réconcilia jamais avec Mirabeau. Elle écrivait, en 1781, qu’il lui faisait l’effet d’un homme ivre qui ne sait pas rentrer chez lui. Depuis lors, rien ne put lui faire croire que c’était par la bonne porte et par l’escalier d’honneur qu’il s’était élevé au sommet de la gloire et de la puissance. Mais toujours fière du nom de Mirabeau, elle s’interdisait de l’avilir en précipitant le tribun, d’un mot comme elle seule pouvait le dire, de ces hauteurs surprenantes dans la fange de sa jeunesse. Elle l’abandonnait simplement à sa Némésis intérieure, qui ne manquait pas de le tourmenter quelquefois. « L’horrible dépôt » de ses impostures contre elle n’était-il pas toujours enfoui dans les bureaux de la police ? et ne l’avait-il pas grossi, durant son séjour à Vincennes, d’autres noirceurs non moins affreuses contre la Heine, Mme de Lamballe et quelques autres grandes dames ? Ce dossier pouvait sortir et s’étaler au jour d’un moment à l’autre… Quel sujet d’anxiété pour Mirabeau, quelle servitude ! Le gouvernement le tenait par là ; et l’on comprend mieux sans doute à présent les répugnances de Marie-Antoinette à confier à cet homme l’impossible salut de la maison de France !


DAUPHIN MEUNIER.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre.
  2. Cf. Lettres originales de Mirabeau, écrites du donjon de Vincennes, recueillies par P. Manuel (Paris, 1792), t. 1, p. 397.
  3. C’est-à-dire, on le comprend, quand il en irait de sa tête.
  4. Nous n’en possédons que l’extrait sans signature et en copie fait pour le bailli de Mirabeau par le marquis.
  5. C’est la lettre de Mirabeau à sa mère, datée du 21 novembre, dont nous avons reproduit plus haut le passage essentiel.