La Jeunesse de Charlotte Corday

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La Jeunesse de Charlotte Corday
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 597-617).


LA JEUNESSE
DE
CHARLOTTE CORDAY


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Au commencement de l’hiver de 1860 s’est éteinte dans sa quatre-vingt-huitième année une parente de ma mère, qui avait conservé jusqu’aux derniers jours de sa vie les dons les plus précieux du cœur et les plus rares facultés de l’esprit. Mme de M…, depuis longtemps veuve et sans enfans, vivait fort retirée tantôt à R…, tantôt dans une campagne voisine, ne recevant chez elle qu’un petit nombre d’amis. La seule infirmité de son grand âge était une surdité qui ne l’empêchait pas de prendre une part active à la conversation. Elle y apportait une vivacité singulière, une érudition surprenante pour qui n’aurait pas su que, possédant plusieurs langues, elle consacrait à la lecture ses journées presque entières et la plus grande partie de ses nuits. Légitimiste ardente, passionnée jusqu’à perdre, lorsqu’il était question de politique, la liberté de son jugement, sans jamais perdre sa gaîté, elle en était restée à 1788. C’est tout au plus si elle reconnaissait la restauration ; pour elle, la monarchie de 1830 n’avait pas existé. Jamais cependant ses affections privées ne souffrirent du dissentiment qui existait sur ce point entre elle et une partie de sa famille ; jamais un seul mot de ses virulentes sorties ne s’adressa à ceux qui l’aimaient et la respectaient trop pour vouloir la contredire, mais qui ne pouvaient s’empêcher parfois de protester doucement. C’était donc un esprit original, mais charmant, un caractère pétulant et ferme, un cœur dévoué, fidèle et sûr. J’ai passé près d’elle bien des heures de ma jeunesse, et ses récits ont enchanté mon enfance. Plus tard la distance qui nous sépara rendit moins fréquentes des relations qui restèrent toujours affectueuses et douces ; jamais l’année ne s’écoulait sans que je fisse au moins une fois le voyage de R…

Un jour que Mme de M… venait d’évoquer, comme elle se plaisait à le faire souvent, avec une incroyable sûreté de mémoire, des scènes du siècle passé, elle remit en mes mains un manuscrit où, bien des années auparavant, elle avait fixé le souvenir de ses relations avec Charlotte Corday, me recommandant de publier après elle les pages qu’elle avait consacrées à l’amie de son enfance. Je remplis aujourd’hui ce devoir, et, si j’attache mon nom à cette publication, on comprendra, je l’espère, que mon seul motif est d’en garantir l’authenticité par mon témoignage, et d’expliquer comment ces papiers sont venus en ma possession.

Une grande obscurité a toujours enveloppé la jeunesse de Charlotte Corday ; c’est la première fois, si je ne me trompe, que des détails intimes et authentiques sont racontés par un témoin irrécusable sur les premières années de la vie de cette femme extraordinaire[1], Je ne me suis pas cru permis de changer un seul mot. J’aurais pu retrancher des passages destinés à rectifier des faits désormais incontestés et à réfuter des calomnies que nul n’oserait répéter ; si je ne l’ai pas fait, c’est que j’ai voulu conserver toute son originalité à cette esquisse.

Lorsque Mme de M… écrivait, Charlotte Corday n’avait pas encore obtenu de tous l’impartiale justice que la postérité lui accordera. Plusieurs des histoires de la révolution, entre autres l’Histoire de la Convention, par M. de Barante, n’avaient pas paru. Son récit fidèle aurait trouvé grâce devant Mme de M… Si elle s’est appliquée, avec une ardeur enthousiaste, à rendre au caractère de Charlotte Corday sa physionomie véritable, je ne rencontre rien dans ses jugemens qui l’eût empêchée de souscrire à ceux de l’éminent historien : « Il est impossible de ne pas être désolé en voyant quel désordre avait jeté dans une âme si généreuse et si pure l’influence de l’époque où elle vivait. L’oubli ou le dédain des devoirs religieux et moraux, l’orgueil du sens individuel, la foi accordée à un langage emphatique et théâtral, l’anarchie des opinions, avaient égaré et comme enivré ce caractère naturellement noble et sensible ; l’acte insensé qu’elle accomplit fut le crime de son temps plus que le sien ; elle marcha à l’assassinat comme elle eût marché au martyre, et répandit le sang de Marat moins volontiers qu’elle n’eut versé le sien pour la cause de l’humanité[2]. »

Charlotte Corday se trompa doublement. Républicaine et fédéraliste, elle hâta la perte des fédéralistes et ne sauva pas la république de ses fureurs sanguinaires, car à Marat allait succéder Robespierre, et ce n’était pas un acte isolé d’abnégation et de courage qui pouvait sauver une nation courbée sous la terreur. Son nom passera aux âges futurs avec la mémoire d’un acte que l’indignité de la victime ne peut réhabiliter. Jamais aucune cause, si juste et si innocente de toute complicité qu’elle puisse être, ne verra le poignard armer ses défenseurs sans un profond dommage pour ces principes inflexibles de morale publique que les honnêtes gens de tous les partis ont pour premier devoir et pour intérêt suprême de respecter et de défendre.


« On a beaucoup parlé, beaucoup écrit sur Charlotte Corday. Personne jusqu’ici ne l’a bien connue ni jugée. Presque tous ont substitué la fable à l’histoire et entrepris, en peignant un portrait de fantaisie, selon qu’ils étaient diversement inspirés, de condamner ou d’absoudre l’acte d’intrépidité et de dévouement qui doit éterniser son nom. Son action, blâmable sans doute, fut inspirée par un unique sentiment, trop rare de nos jours, l’amour de la patrie.

« Charlotte Corday s’est dévouée pour son pays. Elle l’a cru du moins, et cette erreur peut, jusqu’à un certain point, ennoblir un crime dont le principe fut si désintéressé et si pur. Charlotte Corday, dans la fleur de l’âge et de la beauté, sacrifia sa vie pour sauver celle de milliers de Français et éteindre le flambeau des discordes civiles. Il fallait un but aussi élevé, un motif aussi puissant, pour déterminer cette fille célèbre à agir d’une manière si opposée à la délicatesse de son sexe, à la douceur de ses mœurs, à la sensibilité de son cœur ; mais nos chroniqueurs, si habiles à décrire les scènes des siècles passés, sont souvent moins heureux quand il s’agit de notre temps. Privés de documens authentiques, ils font penser et agir leurs héros comme ils sentiraient et agiraient eux-mêmes ; c’est ainsi qu’ils ont rapetissé cette âme si grande et si fière à leurs mesquines proportions. Incapables de s’élever à sa hauteur, ils lui ont créé des mobiles à la portée du vulgaire. Il ne leur appartenait pas de comprendre ce sentiment exalté, ce dévouement sublime et ce mâle courage qui, malgré la révolte d’une nature compatissante et douce, ont armé le bras de Charlotte Corday et conduit son fer vengeur jusqu’au sein du monstre qui ne méritait pas de mourir d’une telle main.

« Je ne puis, hélas ! imposer silence au mensonge et à la sottise, je ne puis effacer tant de stupides écrits où se trouve indignement travestie une action dont les textes sacrés nous fournissent seuls l’exemple ; mais du moins, moi qui ai connu l’héroïne, moi qui fus son amie, je puis démentir ses calomniateurs. Je crois devoir à sa mémoire une sorte de réhabilitation morale, et, sans la condamner ni l’absoudre, je la montrerai sous son vrai jour avec des détails dont j’atteste la scrupuleuse fidélité. On la verra telle quelle fut dans ses jeunes années, et on pourra la suivre jusqu’à cette époque néfaste où le malheur des temps, développant une riche et puissante organisation, plongea la jeune fille dans cette exaltation qui lui fit donner et recevoir la mort avec une égale intrépidité.

« Lorsque Charlotte Corday eut envoyé Marat devant le tribunal de Dieu, et que la justice des hommes eut prononcé sa propre sentence, on inventa mille fables absurdes sur le compte de celle qui avait arrêté cette carrière souillée de tant de sang et de crimes. Je me souviens d’avoir vu alors une image qui la représentait en costume de simple ouvrière coiffée d’un petit bonnet rond. On en faisait une espèce de grisette qui avait voulu venger son amant, que Marat, disait-on, avait fait monter à l’échafaud. À Charlotte Corday un amant !… Mais cette explication était simple, probable, à la portée de ceux qui la donnaient et de ceux qui la recevaient. Ainsi représentée et ravalée au niveau des femmes ordinaires, elle était mieux comprise. On la plaignait, on la trouvait presque excusable, et plus d’une jeune fille dut se dire, dans le secret de son cœur : « J’en aurais fait autant. » Mais Charlotte Corday était bien supérieure aux faiblesses humaines, et son poignard eût dédaigné de venger une injure personnelle, une infortune vulgaire. Arracher son pays à la tyrannie d’un scélérat, arrêter l’effusion du sang, imposer un silence éternel à cette voix frénétique qui demandait cent mille têtes, tel fut le vrai, le seul motif qui fit une Judith de cette créature modeste et timide dont la vie, jusqu’à ce terrible jour, avait été paisible, innocente et cachée. Voilà ce qui mit en elle cette mâle énergie qui ne l’abandonna pas un seul instant et qu’elle porta sur l’échafaud. Française par la naissance, Romaine par le cœur, elle ne démentit pas cette seconde patrie dont l’histoire eut tant d’influence sur sa destinée.

« Arrière-petite-fille du grand Corneille[3], Charlotte était fille de M. de Corday d’Armont, gentilhomme de race, et de Mlle de Ménival. M. d’Armont (car il était connu sous ce nom) avait quatre enfans, deux fils et deux filles. L’aîné des garçons était placé à l’école militaire, et le second devait y entrer à son tour quand il aurait atteint l’âge. Cette famille, peu favorisée de la fortune, habitait une toute petite maison située sur la butte Saint-Gilles, à deux pas de cette belle Abbaye-aux-Dames, l’un des ornemens de la ville de Caen, et fondée par la femme de Guillaume le Conquérant, la reine Mathilde, qui fut, après sa mort, déposée dans le chœur de l’église. La famille d’Armont vivait avec la plus stricte économie et voyait peu de monde. Ma sœur, plus âgée que moi de huit ans, s’était liée, par suite du voisinage, avec Mlle d’Armont. M. et Mme d’Armont s’imposaient les plus grands sacrifices pour subvenir aux dépenses de leur fils aîné et se préparer à celles qu’allait bientôt nécessiter le plus jeune. Le père, homme doux et grave, avait l’habitude de mettre son argent dans un tiroir ouvert à ses enfans. Il leur en disait le chiffre, leur détaillait l’emploi qu’il comptait en faire, et par cette confiance il atteignait pleinement son but. Il leur faisait connaître la modicité de ses ressources et combien il fallait d’économie pour qu’elles pussent suffire aux besoins de la maison ; aussi tous les enfans refusaient absolument tout achat superflu dont ils auraient été l’objet, et chacun d’eux se multipliait en quelque sorte pour servir et aider de si bons parens. Ils avaient en cela un parfait modèle à suivre en leur sœur aînée, douce, calme, douée d’une raison au-dessus de son âge, car elle avait à peine douze ou treize ans quand nous vînmes habiter le quartier Saint-Gilles. C’était une jeune personne accomplie, soumise, laborieuse, bonne et prévenante envers tous. Elle s’appliquait à tous les travaux du ménage pour soulager sa mère, et quoique sa santé fût délicate alors, elle remplissait les fonctions dont elle avait voulu se charger avec la maturité d’une petite femme.

« On se réunissait souvent chez Mme d’Armont. Je me rappelle qu’un matin nous rencontrâmes, dans l’allée d’ormes qui longeait un des murs extérieurs de l’abbaye. Mlle d’Armont, qu’on rapportait pâle, la figure couverte de sang, et presque évanouie à la suite d’une chute qu’elle venait de faire en sortant de l’église. Elle souriait pour rassurer sa mère alarmée, qui ne pouvait obtenir d’elle l’aveu de ses souffrances, et qui disait à la mienne : « Ah ! madame, cette petite fille est dure à elle-même. Elle ne se plaint jamais, et je suis obligée de deviner quand elle est malade, car elle ne le dirait pas. »

« Cette Abbaye-aux-Dames m’a laissé de bien doux souvenirs. Ils me sont encore présens après tant d’années ; ils ont survécu à l’abbaye elle-même, qui est devenue, je crois, le siège de la division militaire. Mme de Belsunce en était alors abbesse, et elle élevait près d’elle une de ses nièces. Mlle Alexandrine de Forbin d’Oppède (depuis chanoinesse). Lorsque Mme d’Armont mourut, à quarante ans environ, en couches d’un cinquième enfant qui ne survécut que peu d’instans à sa mère, l’abbesse, émue de compassion pour ces jeunes personnes privées de leur mère, proposa au père désolé de se charger d’elles et de leur faire partager l’éducation que Mlle de Forbin recevait dans la communauté. Le pauvre gentilhomme accepta avec reconnaissance cette offre d’autant plus bienveillante que jamais on n’admettait de pensionnaires dans cette abbaye royale. Il confia donc les jeunes orphelines à cette haute protection, et quitta tout à fait la ville pour se retirer à la campagne. Vers la même époque, mes parens changèrent de résidence et s’établirent dans la rue Saint-Jean. L’Abbaye-aux-Dames devint pour nous un pays lointain. Nos relations avec le faubourg Saint-Gilles furent quasi rompues, et ma mère, sachant les demoiselles d’Armont en si bonnes mains, ne s’en occupa plus.

« La révolution s’inaugura à Caen sous des auspices qui pouvaient en présager les sanguinaires fureurs. Je n’oublierai jamais cette terrible journée d’août, lorsque le jeune vicomte Henri de Belsunce, neveu de l’abbesse et major en second au régiment de Bourbon, fut massacré par la populace. D’horribles épisodes ajoutèrent, si faire se peut, à l’atrocité du forfait ; des cannibales n’auraient pu faire pis. Le vicomte de Belsunce avait vingt et un ans ; c’était un fort joli homme, brun, pâle, élancé, à la tournure élégante, aux manières distinguées, mais dédaigneuses. La veille encore, il s’était attelé à un petit chariot pour nous promener dans les allées du jardin de l’hôtel de Faudoas, ma pauvre Éléonore et moi. Mme de Belsunce survécut peu à son neveu. Mme de Pontécoulant lui succéda et continua la même protection aux demoiselles d’Armont, que nous avions tout à fait perdues de vue.

« 1791 était arrivé. Ma mère m’avait menée pour la première fois à Paris, où mon père avait été appelé par des affaires. Nous fûmes témoins du retour de Varennes, et nous nous empressâmes de quitter cette ville, déjà si funeste, que tant de nouveaux crimes allaient bientôt souiller. À peine arrivées à Caen, nous vîmes accourir Mme de Bretteville. Ici une courte digression est nécessaire.

« Née pour être une riche héritière, Mlle Lecoutelier de Bounebos était fille d’un vieil avare qui ne put jamais se décider à lui donner une dot. Aussi ce n’est qu’à l’âge de quarante ans qu’elle fut enfin mariée à M. de Bretteville, gentilhomme ruiné qui courut la chance de la succession. Il l’attendit longtemps et mourut trois mois après son beau-père. Mme de Bretteville, veuve avec quarante mille livres de rente, ne changea rien à un genre de vie auquel l’avaient habituée de longues années de pénurie ; elle garda sa vieille maison, ses vieux meubles, sa table mesquine, ses vêtemens communs. Timide et crédule, elle craignait toujours d’être la victime des intrigans de bas étage qui tentaient de l’exploiter. Ce fut là ce qui la rapprocha de nous et lui fit chercher près de ma mère des conseils et un appui.

« Mme de Bretteville, enchantée de nous voir revenir à Caen, était à notre porte presque en même temps que nous. « Quel bonheur que vous soyez de retour ! dit-elle à ma mère. Je ne savais plus à quel saint me vouer. Vous voilà enfin, je me regarde comme sauvée ; mais je suis bien tourmentée. — Eh ! de quoi ? lui demanda ma mère. — Vraiment, pendant votre absence il m’est tombé des nues une parente que je ne connais pas du tout et dont j’ai perdu la famille de vue depuis bien des années. Elle est venue, il y a un mois, descendre chez moi, accompagnée d’un porteur chargé d’une malle. Elle m’a dit qu’elle avait des affaires à Caen et qu’elle espérait que je voudrais bien la recevoir. Elle s’est nommée ; c’est en effet une parente, mais je ne l’avais jamais vue, et cela me gêne beaucoup. — Pourquoi ? Vous êtes seule, vous n’avez pas de société intime, cela mettra de la gaîté chez vous et vous fera compagnie. — Pas trop, car elle ne parle guère. Elle paraît taciturne et concentrée, elle est toujours plongée dans je ne sais quelles réflexions ; enfin je ne sais pourquoi, mais elle me fait peur ; elle a l’air de méditer un mauvais coup. »

« Combien de fois depuis, ma mère et moi, ne nous sommes-nous pas rappelé ces paroles de Mme de Bretteville, cette femme si simple, si bornée ! L’instinct serait-il donc moins trompeur que l’esprit ?

« Mme de Bretteville, rassurée par l’appui qu’elle savait trouver chez ma mère, nous quitta enfin ; mais il fallut lui promettre d’aller chez elle le jour même, malgré la fatigue de deux nuits passées en voiture. Elle voulait absolument que ma mère vît sa jeune parente et tâchât de savoir pourquoi elle venait ainsi, sans cérémonie, s’installer chez elle, qui ne la connaissait ni d’Eve ni d’Adam ce fut son expression.

« Nous fûmes exactes au rendez-vous, et peu après nous vîmes paraître une grande et belle personne qui courut vers ma mère les bras ouverts et l’embrassa avec effusion. Ma mère, étonnée de cet accueil de la part d’une inconnue, la regardait en silence, cherchant à se rappeler ses traits. La jeune personne s’en aperçut. « Eh quoi ! lui dit-elle, m’avez-vous donc tout à fait oubliée ? Ne vous rappelez-vous plus la petite d’Armont ? » Ce fut un trait de lumière. La reconnaissance fut bientôt aussi affectueuse d’un côté que de l’autre. Mme de Bretteville, rassurée sur l’identité de sa jeune parente, perdit toutes ses frayeurs ; on se vit tous les jours, et l’on reprit les anciens erremens comme si l’intimité d’autrefois n’eût subi aucune interruption.

« J’avais appris l’anglais et l’italien. Mlle d’Armont voulut être mon écolière ; mais ses progrès ne répondirent pas à mon attente. Elle était devenue très grande et très belle ; sa taille, parfaitement prise, quoiqu’un peu forte, ne manquait pas de noblesse. Elle s’occupait fort peu de sa parure et ne cherchait nullement à faire valoir ses avantages personnels. Ma mère se chargea de rectifier son goût, et moi je plaçais souvent un ruban dans ses cheveux, cherchant à les arranger d’une façon plus gracieuse. Mme de Bretteville lui fit présent de plusieurs jolies robes ; ma mère présida à la coupe, et Mlle d’Armont devint une tout autre personne malgré le peu de soin qu’elle donna toujours à sa toilette. Elle était d’une blancheur éblouissante et de la plus éclatante fraîcheur. Son teint avait la transparence du lait, l’incarnat de la rose et le velouté de la pêche. Le tissu de la peau était d’une rare finesse ; on croyait voir circuler le sang sous un pétale de lis. Elle rougissait avec une facilité extrême et devenait alors vraiment ravissante. Ses yeux, légèrement voilés, étaient bien fendus et très beaux ; son menton, un peu proéminent, ne nuisait pas à un ensemble charmant et plein de distinction. L’expression de ce beau visage était d’une douceur ineffable, ainsi que le son de la voix. Jamais on n’entendit un organe plus harmonieux, plus enchanteur ; jamais on ne vit un regard plus angélique et plus pur, un sourire plus attrayant. Ses cheveux châtain clair s’accordaient parfaitement avec son visage ; enfin c’était une femme superbe. Elle se tenait mal, sa tête se penchait légèrement en avant, et nous lui faisions souvent la guerre à ce sujet. Elle souriait et promettait de se corriger ; mais, si elle l’essayait, ses efforts restaient sans succès.

« Ma mère lui demanda pourquoi elle avait quitté l’abbaye. — C’était pour se réunir à son père, privé depuis si longtemps de la société de ses deux filles. — Pourquoi elle était venue à Caen. — Ici sa réponse fut moins claire, moins précise, et nous apprîmes depuis qu’elle s’était brouillée avec son père par suite d’une différence d’opinions. Le vieux gentilhomme, fidèle à la tradition de ses pères, était royaliste jusqu’à la moelle des os. La fille, nourrie de la lecture constante des auteurs grecs et romains, ses plus chers favoris, avait manifesté quelques sentimens républicains que cette étude, méditée dès sa plus tendre enfance, avait fait germer en elle avant même que la révolution française commençât à les propager. Les événemens n’avaient fait que les développer ; ils existaient presque à l’état inné dans cette âme virile et fière. Les vertus antiques excitaient son admiration et son enthousiasme. Elle méprisait nos mœurs faciles et relâchées ; elle regrettait les beaux temps de Sparte et de Rome. Elle aurait dû en effet naître dans ces temps héroïques. « Mais, disait-elle, cette république aux vertus austères, aux dévouemens sublimes, aux actions généreuses, telle qu’elle l’avait rêvée, les Français n’étaient pas dignes de la comprendre et de la réaliser. Notre nation était trop légère ; elle avait besoin d’être retrempée, régénérée, de chercher dans les fastes du passé la tradition du beau, du grand, du vrai, du noble, et d’oublier toutes les frivolités qui engendrent la corruption et la dégénération des peuples. »

« Telles étaient ses expressions quand elle se livrait à l’entraînement d’une conversation intime, et qu’elle sortait pour ainsi dire à son insu de la réserve habituelle dont elle s’enveloppait comme d’un manteau impénétrable.

« Ce ne fut pas tout de suite, mais seulement à la longue, que les opinions de Mlle d’Armont nous furent révélées. Mme de Bretteville et toute sa société (en nous comptant) détestaient les innovations et voyaient de très mauvais œil la prétendue régénération qui se manifestait par l’incendie, le pillage, les révoltes et les massacres. La torche des lumières nouvelles n’éclairait pas, elle brûlait, et commencer par tout détruire nous semblait un singulier moyen d’améliorer.

« En général Mlle d’Armont pensait plus qu’elle ne parlait. Elle gardait volontiers le silence, et souvent, quand on lui adressait la parole, elle semblait sortir, comme en sursaut, de sa rêverie habituelle. On aurait dit que son esprit, rappelé soudainement d’une course lointaine, revenait d’une région inconnue où sa pensée l’avait emportée. Peut-être craignait-elle de se montrer en opposition trop directe avec les personnes qui l’entouraient et de heurter leurs affections ou leurs croyances ; mais quand elle se laissait entraîner soit par les questions de ma mère, qui l’aimait véritablement, soit par l’attrait du sujet que l’on traitait, alors elle se livrait davantage et nous étonnait par l’élévation de ses idées et par des citations multipliées relatives aux héroïnes de l’antiquité. C’était pour elle un thème inépuisable. La mère des Gracques, celle de Coriolan, les Pauline, les Porcie, passaient rapidement sous nos yeux avec toute la pompe de l’histoire et la majesté des siècles passés. C’était très bien ; mais cette manie revenait si souvent que je craignis à la fin que l’ancienne amie de ma sœur, la mienne à présent, ne parût un peu pédante et ne se rendît ridicule. Je l’en avertis consciencieusement. Aussi, quand Véturie ou Cornélie se présentait à sa mémoire, elle me regardait tout de suite, rougissait, et la citation expirait sur ses lèvres. Je crus pendant un temps avoir réussi à la débarrasser de ce bagage classique qu’elle traînait à sa suite ; mais, si elle supprimait à cause de moi l’éloge de ses héroïnes révérées, elle en gardait le culte dans son cœur.

« On a imprimé à diverses reprises que Mlle d’Armont avait aimé le jeune vicomte de Belsunce, et que c’était pour le venger que, quatre ans plus tard, elle avait poignardé Marat. On en a dit autant de Barbaroux, car la tragédie sans amour ne répond pas au goût du siècle. Ces deux assertions sont également fausses et absurdes : non-seulement elle n’a jamais aimé M. de Belsunce, mais elle se moquait de ses manières efféminées. Aucun homme ne fit la moindre impression sur elle ; ses pensées étaient ailleurs. Je puis du reste affirmer que rien n’était plus éloigné d’elle que l’idée du mariage. Elle avait refusé plusieurs partis fort convenables et déclaré sa ferme résolution de ne pas changer de position. Était-ce que cet esprit si fier se révoltât à la seule pensée de se soumettre à un être inférieur à elle ? était-ce répugnance de cette âme virginale ? Je ne l’ai jamais su ; mais, d’après la cours de nos conversations intimes, si souvent répétées, j’atteste que nul ne put jamais se vanter de lui avoir plu, d’avoir pris une place quelconque dans son cœur. « Jamais, me disait-elle quelquefois, je ne renoncerai à ma chère liberté ; jamais vous n’aurez, sur l’adresse de vos lettres, à me donner le titre de madame. » Ni Barbaroux ni aucun de ses collègues, avec lesquels ses rapports sont postérieurs à mon séjour à Caen, n’a pu altérer cette résolution inébranlable. Leur liaison avec elle fut toute politique. Son cœur héroïque n’était susceptible que d’un seul amour, le plus noble de tous, auquel elle a tout sacrifié, l’amour de la patrie. — Elle était, je crois l’avoir déjà dit, d’une extrême réserve, timide même, dénuée de toute coquetterie. Elle ne cherchait ni à plaire ni à briller. Pieuse par sentiment dès sa plus tendre enfance, elle avait, dans son long séjour à l’Abbaye-aux-Dames, fortifié ses croyances religieuses, qui étaient aussi profondes que sincères, et qu’elle poussait jusqu’au scrupule. Elle ne connaissait pas un seul roman. Le tour de son esprit était trop sérieux, trop solide pour lui permettre de trouver du charme à ces sortes de fictions. L’Histoire philosophique des Deux Indes par l’abbé Raynal avait cependant trouvé grâce devant ses yeux ; mais elle n’avait jamais voulu lire les œuvres de Voltaire et de Rousseau, dans la crainte, disait-elle, d’altérer la pureté de sa foi. Elle était sur ce point d’une rigueur remarquable. Ayant entendu parler de l’éloquence de l’abbé Fauchet, récemment nommé évêque constitutionnel du Calvados, que plusieurs royalistes allèrent entendre, non comme chrétiens soumis à son pouvoir épiscopal, mais comme curieux disposés à épiloguer sur ses doctrines, elle ne se laissa pas entraîner par cet exemple. Elle regrettait beaucoup, nous dit-elle, que sa conscience ne lui permit pas de juger par elle-même du talent de cet orateur[4]. Elle déplorait les scènes scandaleuses qui se succédaient dans les campagnes à l’occasion des curés assermentés, qu’elle appelait des intrus, et son cœur se révoltait contre ces saturnales impies. C’est alors que les citations de l’histoire grecque et romaine venaient sans interruption et sans mesure pour prouver combien les beaux temps des républiques de l’antiquité étaient préférables à ces essais vulgaires faits pour dégoûter à jamais de ce genre de gouvernement, le plus noble de tous.

« Ce fut à une de ces professions de foi involontaires que ma mère, l’arrêtant tout à coup, lui dit : « Est-ce que par hasard vous seriez républicaine, ma chère ? » Elle rougit, puis répondit avec calme : « Je le serais, si les Français étaient dignes de la république. » Si Mlle d’Armont eût vécu au temps des persécutions de l’église, elle serait sans doute morte martyre de sa foi. La vierge chrétienne aurait bravé les tortures ; on ne l’aurait pas vue pâlir dans l’arène ensanglantée. Née à une époque moins glorieuse, mais non moins orageuse, elle est morte pour ses opinions politiques, et l’antiquité n’offre aucun exemple de fermeté stoïque qu’elle n’ait atteint, si elle ne l’a surpassé.

« Toute jeune que je fusse alors, je me mis en tête de rectifier les opinions erronées de Mlle d’Armont, et cette controverse revint souvent. J’y apportais une vivacité, un entraînement qui, selon moi, auraient dû triompher de l’hérésie la plus invétérée. Elle ne refusait pas le combat. Sa discussion était serrée, rapide, lumineuse ; moi, je mettais le sentiment bien au-dessus du raisonnement. Je m’attendrissais sur le sort de Louis XVI, quoique rien n’annonçât alors la fin funeste qui lui était réservée à la honte éternelle de la France. Tout pour le roi, telle était ma devise. Mlle d’Armont avait pour maxime que « les rois sont faits pour les peuples et non les peuples pour les rois. » C’était vrai sans doute, mais cela m’offensait dans l’objet de mon idolâtrie. Le calme imperturbable de mon adversaire m’impatientait, et je me brouillais avec elle : puis je me raccommodais et m’efforçais d’obtenir quelques concessions… Impossible : elle était trop vraie pour déguiser ses sentimens.

« Hélas ! à propos de ce royalisme incarné qui faisait et qui fait encore une partie de mon existence, je me souviens qu’un jour, assise dans les belles allées du jardin de l’hôtel Faudoas avec ma bien-aimée Éléonore, lisant avec elle l’histoire d’Angleterre, je pleurais à chaudes larmes sur les malheurs de Charles Ier et me passionnais pour les traits de dévouement qui ont immortalisé les partisans des Stuarts. « Vois-tu, ma chère, disais-je à ma petite amie, voilà comme je ferais si la même chose arrivait en France. Je me sacrifierais pour mon roi : je voudrais mourir pour lui ! — Oh ! répondait-elle, je le servirais assurément de tout mon pouvoir, mais pas jusqu’à la mort. J’aimerais bien mieux garder ma tête, fùt-elle à l’envers. » — Ce mot n’est jamais sorti de ma mémoire depuis l’époque où cette tête charmante tomba sous la hache révolutionnaire. Elle voulait vivre et elle a péri ! Moi, je voulais mourir, et je vis encore pour pleurer tant d’amis si chers et pour gémir sur les malheurs de mon pays !

« Mais revenons à Mlle d’Armont. Nous allions encore nous séparer, car mes parens se préparaient à quitter Caen pour se fixer à Rouen. Les têtes chaudes et fanatisées de Caen ne promettaient aucune sécurité. Les Rouennais au contraire jouissaient d’une réputation de sagesse et de modération qu’ils n’ont pas démentie pendant le régime de la terreur. Mme de Bretteville, désolée de nous perdre et mourant de peur, était presque déterminée à nous suivre : sa jeune parente l’y poussait de tout son pouvoir. Un seul obstacle s’opposa à la réalisation de ce projet, et cet obstacle fut invincible. La vieille dame avait entendu dire qu’il fallait traverser un pont de bateaux pour entrer dans la ville, et la voilà frappée de la peur que ce pont s’en allât à la dérive quand elle serait dessus et l’emportât en pleine mer. Si ridicule que cette crainte puisse paraître, il fut impossible de la déraciner de cette tête étroite, qui ne pouvait contenir deux idées à la fois. Toute notre éloquence, tous nos raisonnemens échouèrent devant un entêtement suprême. On proposa alors d’aller par Paris pour éviter le pont. C’était bien pis encore. Paris ! c’était avoir perdu l’esprit que se risquer à un si périlleux passage. Il fallut donc se résoudre à se dire un adieu qui devait être éternel.

« Quatre mois s’étaient écoulés depuis le renouvellement de notre liaison avec la jeune pensionnaire de l’abbaye. Nous nous étions tendrement attachées à elle. De son côté, elle s’affligeait de notre départ ; elle regrettait vivement ma mère, dont l’influence sur sa vieille parente lui rendait la vie plus douce et qui lui rappelait les jours heureux de son enfance. Peut-être, si nous fussions restées près d’elle, ne se serait-elle pas livrée à la société des fédéralistes, qui bien certainement nous auraient été complètement étrangers. De bons conseils, une intimité agréable, nos occupations communes, seraient peut-être parvenus à calmer cette tête exaltée.

« Peu de jours avant notre départ. Mme de Bretteville nous donna un dernier dîner. Les convives nous intéressaient à plus d’un titre. M. d’Armont, pressé par les lettres de ma mère, avait pardonné à sa fille le coup de tête qui l’avait éloignée du toit paternel. Persuadé que cette effervescence de jeune tête avait cédé aux bons conseils dont elle était entourée, il avait consenti à une réconciliation. Il était donc arrivé à Caen avec sa fille cadette et son jeune fils, qui allait partir pour l’émigration et rejoindre son frère aîné à Coblentz. Un jeune parent de Mme de Bretteville, M. de Tournélis, était aussi venu à Caen dans la même intention. C’était donc doublement un repas d’adieu, puisque nous nous dirigions vers Rouen et les jeunes gens vers le Rhin. M. de Tournélis avait paru trouver Mlle d’Armont très à son gré. Tous deux appelaient Mme de Bretteville leur tante, quoiqu’elle ne fut que leur cousine à un degré assez éloigné, et ma mère aurait désiré que les prétentions respectives des deux branches eussent pu se fondre dans une union très convenable entre l’aimable jeune homme et notre amie ; mais cette dernière ne paraissait nullement disposée à favoriser cet arrangement, et par une sorte d’esprit de contradiction elle manifestait plus ouvertement que jamais ses opinions, tout à fait hostiles aux espérances de l’émigration. M. de Tournélis essaya, comme nous, de ramener dans la bonne voie cette brebis égarée, car il attribuait à une erreur de l’esprit les idées qu’elle émettait parfois. Il lui pardonnait son engouement pour Rome et pour Lacédémone, n’imaginant pas qu’elle pût souhaiter le renversement de notre antique et glorieuse monarchie. Il résultait de cette opposition une petite guerre où chacun apportait gaîment son mot.

« Jamais ce dernier repas ne sortira de ma mémoire. C’était le jour de Saint-Michel 1791. Mlle d’Armont, parée d’une des belles étoffes que sa vieille parente lui avait données, était éblouissante de beauté. J’avais présidé à sa toilette et à sa coiffure, afin que son père fût subjugué de toutes les manières. Je la vois encore devant mes yeux, vêtue d’une robe de taffetas rose rayée de blanc, ouverte sur un jupon de soie blanche. Sa taille se dessinait à ravir sous ce costume. Un ruban rose traversait ses cheveux et s’harmoniait avec la couleur de son teint, plus animé qu’à l’ordinaire par l’incertitude de l’accueil qu’elle recevrait de son père et par l’émotion de se retrouver au milieu de sa famille. C’était vraiment ce jour-là une créature idéale.

« M. d’Armont et ma mère se revirent avec un mélange de peine et de plaisir. Le passé revivait en cet instant tout entier aux yeux de cet homme respectable. Il embrassa sa fille, que ma mère lui présenta, avec une tendresse toute paternelle. Il n’y eut ni récriminations ni reproches, et il consentit de très bonne grâce à la laisser chez Mme de Bretteville, peu satisfaite d’une faveur qu’elle n’avait nullement sollicitée, mais incapable, par la faiblesse de son caractère, de chercher à se soustraire à ce qu’elle considérait probablement comme une charge,

« Le dîner fut d’abord très gai. On était rempli d’espérances. Nos futurs émigrés croyaient ne faire qu’une courte promenade aux bords du Rhin ; ils reviendraient prendre leurs quartiers d’hiver à Paris : tout serait alors terminé. Mlle d’Armont les plaisantait sur la rapidité de leur marche et sur leur retour si prochain. Elle les comparait à don Quichotte : ils espéraient rencontrer des Dulcinées, ils ne trouveraient que des Maritornes. On riait, on badinait, et jusque-là tout allait bien ; mais enfin on proposa la santé du roi. Nous nous levâmes tous par un mouvement simultané, excepté Mlle d’Armont, qui resta assise et laissa son verre sur la table. « A la santé du roi ! » répéta-t-on une seconde fois. Même attitude et même silence. Les sourcils de M. d’Armont se froncèrent ; il baissa les yeux avec un mécontentement visible. Ma mère toucha doucement le bras de la jeune personne pour l’engagera se lever. Mlle d’Armont la regarda avec son calme et sa douceur accoutumés, mais elle ne bougea pas. « Comment, mon enfant ! lui dit ma mère à voix basse, vous refusez de boire à la santé de ce roi si bon, si vertueux ! — Je le crois vertueux, répondit-elle avec cet accent si doux qu’il était comme une harmonie ; mais un roi faible ne peut être bon : il ne peut empêcher les malheurs des peuples. » Un silence absolu succéda à cette réponse. J’étais en colère ; ma mère dissimulait avec peine son humeur. Nous n’en portâmes pas moins notre santé chérie ; puis chacun se rassit, visiblement assombri et contrarié. Assurément Mlle d’Armont ne cherchait pas à nous déplaire ; mais, franche et incapable de déguisement, elle aurait rougi, comme d’une apostasie, de ce que la circonstance exigeait d’elle peut-être, mais de ce que la raideur de son caractère et l’inflexibilité de ses principes ne lui permettaient pas de faire. Cette opposition aux sentimens de son père dans un repas de réconciliation, cette résistance aux prières de ses amis, furent infiniment désagréables à tout le monde, et l’expression de malaise et de froideur qui se répandit sur toutes les physionomies ne put se dissiper.

« Le hasard voulut que ce jour-là l’évêque constitutionnel (l’abbé Fauchet) fît une manière d’entrée épiscopale dans la ville de Caen, environné et suivi d’une foule stipendiée qui faisait retentir l’air de cris de vive la nation ! vive l’évêque constitutionnel ! Les deux jeunes gens, choqués de ces manifestations et irrités sans doute de l’incompréhensible conduite de Mlle d’Armont, se rapprochèrent de la fenêtre sous laquelle le cortège passait en ce moment, en annonçant l’intention de pousser un cri tout opposé. C’était nous exposer tous à une mort certaine. La populace nous aurait écharpés, car, dans ces heures d’effervescence et de délire, malheur à qui la provoque sans être armé de la force nécessaire pour la dompter ! Nous nous jetâmes machinalement entre eux et la croisée pour les empêcher de se livrer à cette inexcusable folie ; mais leur tête était montée, et, ne pouvant rompre la barrière que, dans notre effroi, nous opposions à leur impétuosité, ils élevèrent la voix pour que leurs cris de vive le roi ! arrivassent jusqu’au flot tumultueux qui se précipitait dans notre rue. Alors Mlle d’Armont, saisissant M. de Tournélis d’une main ferme, l’entraîna au fond de la chambre, pendant que M. d’Armont imposait silence à son fils avec toute l’autorité d’un père. « Comment ne craignez-vous pas, dit-elle à l’imprudent jeune homme dont elle tenait encore le bras, comment ne craignez-vous pas que la manifestation intempestive de vos sentimens ne devienne fatale à ceux qui vous entourent ? Si c’est ainsi que vous croyez servir votre cause, vous ferez aussi bien de ne pas partir. — Et comment, mademoiselle, répondit M. de Tournélis avec impétuosité, n’avez-vous pas tout à l’heure craint d’offenser les sentimens de votre père, de votre frère, de tous vos amis, en refusant de joindre votre voix à un cri si français et si cher à nos cœurs ? » Elle sourit. « Mon refus, dit-elle, ne pouvait nuire qu’à moi. Et vous, sans aucun but utile, vous alliez risquer la vie de tous ceux qui sont avec vous. De quel côté, dites-le-moi, est le sentiment le plus généreux ? » M. de Tournélis baissa la tête et se tut. La foule s’était écoulée, et cet incident n’eut pas de suites.

« Nous étions convenues de nous écrire souvent et de profiter de toutes les occasions qui se présenteraient. Je reçus en effet de Mlle d’Armont dix ou douze lettres, dont il ne me reste plus que deux, parce que ma mère, les ayant trouvées dans la cachette où je les avais mises (à l’exception des deux dernières), jugea prudent de les brûler, craignant que dans les visites domiciliaires qui marquaient tous les jours de cette ère de liberté, on n’apprît que j’avais correspondu avec cette fille célèbre dont le nom seul faisait trembler nos tyrans. Je regrette vivement de n’avoir pu conserver ces lettres, car elles étaient toutes caractéristiques ; mais je ne les ai point oubliées. La catastrophe qui vint bientôt frapper celle qui les écrivait en a gravé jusqu’aux moindres traits dans ma mémoire. On y lisait le dégoût de la vie, la tristesse d’une existence sans utilité et sans but, enfin tout le désenchantement d’un esprit déçu dans ses espérances après s’être longtemps nourri de séduisantes illusions. Elle parlait peu de politique et ne le faisait qu’avec une teinte d’ironie. Elle se moquait des émigrés et de leurs projets chimériques ; elle déplorait les scènes impies dont quelques églises étaient le théâtre. Un jour, elle me racontait une émeute survenue dans la paroisse de Verson, près de Caen, où l’on avait outragé des femmes fidèles à leur ancien culte. Celles-ci s’étaient vengées en déchirant l’écharpe de l’officier municipal. « C’était insulter l’âne jusqu’à la bride, » me disait-elle. Mlle d’Armont s’affligeait de ne pouvoir décider sa tante à venir nous rejoindre à Rouen. « Que n’avait-elle la baguette d’une fée pour bâtir un pont plus solide que celui qui inspirait tant de répugnance à la pusillanimité de la vieille dame ! — Si j’étais près de vous, ajoutait-elle, je redeviendrais votre écolière et je vous promettrais plus d’attention à vos leçons. Peut-être alors trouverais-je dans votre amitié, dans celle de votre bonne mère, dans la littérature et l’étude des langues, le dédommagement de tous les ennuis auxquels je suis en proie. Quand on ne peut vivre dans le présent et qu’on n’a point d’avenir, il faut se réfugier dans le passé et chercher dans l’idéal de la vie tout ce qui manque à sa réalité. »

« Je lui répondais exactement ; mais les occasions, car on ne se fiait guère à la poste, devinrent plus rares et finirent par manquer vers la fin de 1792. Cette cessation de correspondance me fut bien pénible. Depuis plusieurs mois, je n’avais reçu aucune nouvelle de Caen, lorsque tous les journaux annoncèrent l’assassinat de Marat par une jeune fille qu’on appelait Cerday de Saint-Armans. Les noms ainsi défigurés ne pouvaient nous mettre sur la voie. Nous restâmes donc dans la plus profonde ignorance jusqu’aux interrogatoires que les feuilles publiques nous transmirent. Les noms étaient toujours altérés, mais à cette question : « Où logiez-vous à Caen ? — Chez une parente. — Quelle société fréquentiez-vous ? — M. de La Rue, » nous jetâmes un cri d’effroi. Le nuage se dissipait et nous laissait apparaître la grande figure de Mlle d’Armont sous un jour tout nouveau pour nous.

« Je n’essaierai pas de peindre, je n’aime pas à me rappeler tout ce que j’éprouvai alors d’émotions déchirantes. Qu’importe ce que mon cœur ressentit à cette révélation soudaine et accablante d’un caractère sur lequel je m’étais si complètement méprise ? Mlle d’Arment avait agi sous l’impulsion d’une véritable fatalité. Cette vie de femme, si insipide jusqu’alors, qui était pour elle un fardeau par son inutilité, avait acquis tout à coup du prix à ses yeux du moment où elle pouvait la sacrifier à l’objet de son adoration, de sa pensée constante, à sa patrie ! Elle croyait acheter au prix de son sang la paix, la fusion des partis, la fin des discordes civiles… Elle n’hésita plus.

« Je n’ai jamais compté la vie, a-t-elle dit, que par l’utilité dont elle pouvait être ; » — et plus tard : « Marat faisait chaque jour appel aux passions pour égarer et fanatiser les esprits ; j’ai pensé que, ce flambeau d’anarchie une fois éteint, tout rentrerait dans l’ordre et pourrait encore s’arranger. J’ai tressailli de joie en pensant que pour ménager tant de sang précieux il suffisait de la vie d’une femme. »

« Nul ne la poussa à son dessein et nul n’en reçut confidence. Une fois sa résolution arrêtée, toute délicatesse féminine, tout retour sur soi-même, toute affection de famille s’éteignirent devant une telle perspective. Son cœur si humain et si doux se revêtit comme d’une armure qui le rendit inaccessible à tous sentimens étrangers à son projet. Calme, forte, résignée, une fois convaincue que le coup qu’elle allait frapper ferait tomber un joug odieux et ramènerait ses concitoyens à des idées plus généreuses, elle ne jeta pas un seul regard de pitié sur elle-même ; elle ne donna pas une larme à l’effroyable fin qu’elle se préparait ; elle fut sans faiblesse comme sans remords ; elle oublia sa jeunesse, sa beauté, le long avenir qui lui était promis, la douleur qu’elle allait causer à son père, à ses parens, à ses amis, et le danger auquel elle les exposait… La victime était marquée, et le sacrifice devait s’accomplir.

« On sait comment elle exécuta son projet. On sait ce qu’elle a fait, ce qu’elle a dit, ce qu’elle a écrit. On sait avec quel courage elle marcha à la mort, belle, calme, fière et souriante, dominant la foule du haut de son ignoble tombereau, réduisant presque au silence par son imposante dignité une multitude effrénée, et forçant à l’admirer ceux même qui étaient venus là pour l’insulter !

« Elle avait commis un crime devant Dieu et devant les hommes ; mais à ses yeux elle avait rempli un devoir, et ce crime était une vertu. Exaltée par la contemplation perpétuelle de l’antiquité et s’échauffant l’imagination aux traits de dévouement sublimes qui ont immortalisé leurs auteurs, elle crut aussi s’immoler au salut commun, attendant de la postérité la justice et la gloire !

« Je ne la juge pas, je ne la condamne ni ne l’absous. Mon seul but, en traçant ces lignes, a été de bien faire connaître son caractère et les motifs qui l’inspirèrent. Il n’en fut jamais au monde de plus purs, de plus nobles, de plus désintéressés. L’histoire prononcera sur cette femme héroïque, et moi qui fus son amie, je me ferai gloire de cette amitié jusqu’à mon dernier soupir ! »


Je joins aux souvenirs de Mme de M… la copie textuelle des deux seules lettres de son amie qu’elle ait pu soustraire aux alarmes de sa mère, qui brûla toutes les autres. L’orthographe et la ponctuation, souvent défectueuses, ont été rectifiées. Rien n’était moins rare au siècle dernier que cette incorrection, même chez les femmes bien élevées.


LETTRE DE CHARLOTTE CORDAY À Mlle L…, DEPUIS Mme DE M…
Mars 1792.

« Est-il possible, ma chère amie, que pendant que je murmurais contre votre paresse, vous fussiez la victime de cette cruelle petite vérole. Je crois que vous devez être contente d’en être quitte, et de ce qu’elle a respecté vos traits ; c’est une grâce qu’elle n’accorde pas à toutes les jolies personnes. Vous étiez malade, et je ne pouvais le savoir. Promettez-moi, ma très chère, que si cette fantaisie vous reprend, vous me le manderez d’avance, car je ne trouve rien de si cruel que d’ignorer le sort de ses amis. Vous me demandez des nouvelles ; à présent, mon cœur, il n’y en a plus dans notre ville ; les âmes sensibles sont ressuscitées et parties ; les malédictions que vous avez proférées contre notre ville font leur effet ; s’il n’y a pas encore d’herbe dans les rues, c’est que la saison n’en est pas venue. Les Faudoas sont partis, et même une partie de leurs meubles. M. de Cussi a la garde des drapeaux ; il épouse un peu Mlle Fleuriot. Avec cette désertion générale, nous sommes fort tranquilles, et moins il y aura de monde, moins il y aura de dangers d’insurrection. — Si cela dépendait de moi, j’augmenterais le nombre des réfugiés à Rouen, non par inquiétude, mais, mon cœur, pour être avec vous, pour profiter de vos leçons ; car je vous choisirais bien vite pour maîtresse de langue, anglaise ou italienne, et je suis sûre que je profiterais avec vous de toute manière. Mme Bretteville, ma tante, vous remercie bien de votre souvenir et du désir que vous avez de contribuer à son repos ; mais sa santé et son goût ne lui permettent aucun soulagement : elle attend avec confiance les événemens futurs, qui ne paraissent pas désespérés ; elle vous prie de témoigner à Mme L…[5] toute sa reconnaissance de son souvenir, et de lui dire que personne ne peut lui être plus sincèrement attachée ; elle vous regrette beaucoup l’une et l’autre, et se persuade, ainsi que moi, que vous n’êtes pas près de revenir dans une ville que vous méprisez si justement. Mon frère est parti, il y a quelques jours, pour augmenter le nombre des chevaliers errans ; ils pourront rencontrer à leur chemin des moulins à vent. Je ne saurais penser, comme nos fameux aristocrates, qu’on fera une entrée triomphante sans combattre, d’autant que l’armement de la nation est formidable ; je veux bien que les gens qui sont pour eux ne soient pas disciplinés, mais cette idée de liberté donne quelque chose qui ressemble au courage, et d’ailleurs le désespoir peut encore les servir ; je ne suis donc pas tranquille, et de plus quel est le sort qui nous attend ? Un despotisme épouvantable : si l’on parvient à renchaîner le peuple, c’est tomber de Charybde en Scylla, il nous faudra toujours souffrir. Mais, ma belle, c’est un journal que je vous écris contre mon intention, car toutes ces lamentations-là ne nous guériront de rien ; pendant le carnaval, elles doivent être plus sévèrement proscrites. Je vous dirai une triste nouvelle pour moi, c’est que j’ai égaré votre lettre ; je ne sais plus votre adresse ; si celle-là vous parvient, je vous prie de me le mander tout de suite. Mme Malmonté est partie pour la campagne avec Mme Malherbe, et je ne sais à qui avoir recours ; c’est pourquoi je ne veux en rien faire connaître mon nom à ceux qui pourraient à votre place, et contre ma volonté, prendre lecture de mon griffonnage.

« Je reprends ma lettre, qui a dormi plusieurs jours, ma très belle, parce qu’on nous annonçait de grands événemens que je voulais vous mander, et rien n’est arrivé ; tout est en paix malgré le carnaval, dont on ne s’aperçoit pas ; les masques sont défendus ; vous trouverez cela juste. M. de Faudoas est de retour ; on ne sait pourquoi, personne ne comprend sa conduite. Servez-moi d’interprète auprès de Mme L…, et l’assurez de mon respectueux dévouement. Adieu, mon cœur. »


LA MÊME À LA MÊME.
Mai 1792.

« Je reçois toujours avec un nouveau plaisir, ma belle amie, les témoignages de votre amitié ; mais ce qui m’afflige, c’est que vous soyez indisposée. Il paraîtrait que c’est une suite de la petite vérole. — Il faut vous ménager. — Vous me demandez, mon cœur, ce qui est arrivé à Verson ; — toutes les abominations qu’on peut commettre, une cinquantaine de personnes tondues, battues, des femmes outragées ; il paraît même qu’on n’en voulait qu’à elles. Trois sont mortes quelques jours après ; — les autres sont encore malades, au moins la plupart. — Ceux de Verson avaient le jour de Pâques insulté un national et même. sa cocarde : c’est insulter un âne jusque dans sa bride. — Là-dessus délibérations tumultueuses : on force les corps administratifs à permettre le départ de Caen, dont les préparatifs durèrent jusqu’à deux heures et demie. Ceux de Verson, avertis le matin, crurent qu’on se moquait d’eux. Enfin le curé eut le temps de se sauver, en laissant dans le chemin une personne morte dont on faisait l’enterrement. Vous savez que ceux qui étaient là et qui ont été pris sont l’abbé Adam et de La Pallue, chanoine du Sépulcre, un curé étranger et un jeune abbé de la paroisse ; les femmes sont la nièce de l’abbé Adam, la sœur du curé, et puis le maire de la paroisse. Ils n’ont été que quatre jours en prison. — Un paysan, interrogé par les municipaux : « Êtes-vous patriote ?

— Hélas ! oui, messieurs, je le suis ! Tout le monde sait que j’ai mis le premier à l’enchère sur les biens du clergé, et vous savez bien, messieurs, que les honnêtes gens n’en voulaient pas. » Je ne sais si un homme d’esprit eût mieux répondu que cette pauvre bête, mais les juges mêmes, malgré leur gravité, eurent envie de sourire.

— Que vous dirai-je enfin pour terminer en abrégé ce triste chapitre ? La paroisse a changé dans l’instant et a joué au club ; on a fêté les nouveaux convertis, qui eussent livré leur curé, s’il avait reparu chez eux.


Vous connaissez le peuple, on le change en un jour ;
Il prodigue aisément sa haine et son amour.


Ne parlons plus d’eux. Toutes les personnes dont vous me parlez sont à Paris. Aujourd’hui le reste de nos honnêtes gens partent pour Rouen, — et nous restons presque seules. — Que voulez-vous ? À l’impossible nul n’est tenu. J’aurais été charmée à tous égards que nous eussions pris domicile dans votre pays, d’autant qu’on nous menace d’une très prochaine insurrection. On ne meurt qu’une fois, et ce qui me rassure contre les horreurs de notre situation, c’est que personne ne perdra en me perdant, à moins que vous ne comptiez à quelque chose ma tendre amitié. Vous serez peut-être surprise, mon cœur, de voir mes craintes : vous les partageriez, j’en suis sûre, si vous étiez ici. On pourra vous dire en quel état est notre ville et comme les esprits fermentent. — Adieu, ma belle, je vous quitte, car il m’est impossible d’écrire plus longtemps avec cette plume, et je crains d’avoir déjà trop tardé à vous envoyer cette lettre ; les marchands doivent partir aujourd’hui. Je vous prie de me servir d’interprète, de dire de ma part à Mme L… les choses les plus honnêtes et les plus respectueuses. Ma tante me charge de lui témoigner, ainsi qu’à vous, combien son souvenir lui est cher, et vous prie de compter sur son sincère attachement. Je ne vous dis rien de ma tendresse, je veux que vous en soyez persuadée sans que je radote toujours la même chose. »

Ou je me trompe fort, ou ces deux lettres offriront mieux qu’un simple intérêt de curiosité. Sans doute on ne peut s’attendre à trouver dans les confidences échangées entre deux jeunes filles tout ce qui frappe et émeut dans la célèbre lettre adressée à Barbaroux, commencée à l’Abbaye, achevée à la Conciergerie. La Charlotte Corday de 1792 ne pouvait être celle de 1793 ; elle ne pouvait écrire de Caen, dans une retraite moins troublée par les bruits du dehors que par les secrètes agitations de son âme, comme elle écrivait après avoir versé le sang de Marat, exaltée par cette action si utile et si glorieuse à ses yeux, exaltée par son propre sacrifice, plus occupée de sa patrie et de l’espoir de lui avoir rendu le repos que du sort qui l’attendait elle-même. On voit néanmoins se dessiner nettement les principaux traits de son caractère dans les souvenirs et les portraits qu’elle groupe. Ce sont des scènes comme celles auxquelles elle assiste dans une ville qu’elle juge méprisée si justement ; ce sont ces patriotes se mettant en campagne pour aller outrager des femmes ; ce sont ces habitans de Verson prêts à livrer leur curé, s’il s’avisait de revenir ; ce sont les lâches, comme ce paysan dont elle raconte si comiquement l’interrogatoire ; ce sont les niais prodiguant leur haine et leur amour ; ce sont tous ces misérables et tous ces imbéciles qui lui ont fait dire en 1793 : « Presque tout est égoïsme ; quel triste peuple pour fonder une république[6] ! » Celle qui écrivait la veille de sa mort : « Je n’estimai jamais la vie que par l’utilité dont elle devait être[7], » ne posait pas pour la postérité, car c’est la même qui, un an auparavant, disait à son amie : « On ne meurt qu’une fois, et ce qui me rassure contre les horreurs de notre situation, c’est que personne ne perdra en me perdant, » Lors donc qu’on aura tenu compte des différences qui sont la conséquence forcée de circonstances si diverses, on reconnaîtra le caractère tout entier de l’intrépide Normande dans les deux lettres de mars et de mai 1792. C’est la même disposition à l’enjouement et à l’ironie, c’est le même enthousiasme pour la cause républicaine avec le même mépris pour ceux qui souillaient et déshonoraient cette cause par d’odieuses violences et de honteuses saturnales, c’est le même dédain de la vie, c’est enfin tout ce mélange de purs sentimens, de gaîté juvénile, de grâce simple, d’élévation de cœur, de fermeté d’âme et de vigueur d’esprit qui aurait fait de Charlotte Corday la femme la plus remarquable et la plus séduisante, si le malheur des temps n’en avait fait l’héroïque victime d’une sublime erreur.


Casimir Perier.

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  1. Dans une publication pleine d’intérêt récemment faite par M. Ch. Vatel, et qui contient les pièces du procès de Charlotte Corday, se trouve entre autres une lettre du comité de sûreté générale de la convention à Fouquier-Tinville. On y lit : « Le comité pense qu’il est inutile et qu’il serait peut-être dangereux de donner trop de publicité aux lettres de cette femme extraordinaire, qui n’a déjà inspiré que trop d’intérêt aux malveillans. » — « Cette femme extraordinaire ! remarque M. Ch. Vatel ; une telle expression signée de tels noms est peut-être l’hommage le plus significatif qu’ait reçu la mémoire de Charlotte Corday. »
  2. Histoire de la Convention nationale, par M. de Barante, t. III, p. 203.
  3. Marie Corneille, fille aînée du grand Corneille, veuve en première noces de M. de Guénébault, se maria en secondes noces à M. Jacques de Farey. Leur fille, Françoise de Farey, épousa M. de Corday, et fut mère de Jean-François de Corday d’Armont, marié à Charlotte Godier de Ménival et père de Charlotte Corday. (Note de Mme de M…)
  4. Il est assez curieux que ce même Fauchet, de qui Charlotte Corday était inconnue et qu’elle refusait d’aller entendre, fût destiné à l’introduire dans les tribunes de la convention la veille de la mort de Marat, complaisance qui devait lui coûter la vie.
  5. La mère de Mme de M…
  6. Lettre à Barbaroux, publiée en fac-similé par M. Ch. Vatel.
  7. Ibidem.