La Journée de Nerwinde

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La Journée de Nerwinde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 562-596).
LA
JOURNÉE DE NERWINDE

Tout le programme de la campagne de 1693 fut exclusivement concerté entre le Roi et le maréchal de Luxembourg. Dès l’automne précédent, deux mois après Steinkerque, Louis XIV lui faisait part, dans une lettre confidentielle, de ses idées à ce sujet. Sa préoccupation essentielle était, lui disait-il, de « retirer la guerre de la province de Flandre, » pour « l’attirer dans la Herbaye et le Brabant qui avoisine cette province[1]. » À ce changement de territoire, le Roi voyait deux avantages : d’une part, « inquiéter les Liégeois, les princes de la Basse-Allemagne et les Hollandais, à qui cette guerre dans leur voisinage et à leurs dépens ne peut que donner beaucoup d’ombrage et suggérer l’envie de conclure une paix séparée ; » d’autre part, manœuvrer dans de vastes plaines découvertes, où notre excellente cavalerie évoluerait tout à son aise. C’est ainsi que l’on parviendrait à abréger la guerre, « que le prince d’Orange, au contraire, prolongerait tant qu’il lui plairait, s’il avait à agir dans des pays serrés, coupés, proches de la mer, » tels que la Flandre occidentale. « Je veux, ajoutait le souverain, me donner tout entier à cette importante affaire durant l’hiver prochain et tâcher d’aplanir toutes les difficultés qui peuvent l’accompagner. Pendant que vous êtes encore sur les lieux et que les objets vous sont présens, vous pourriez l’examiner à fond, — sans en donner part à personne. — et discuter à loisir tous les moyens d’y parvenir afin d’être en état de me donner vos avis, à votre retour auprès de moi. »

Le système stratégique proposé par le maréchal fut conforme, dans son ensemble à ce qu’on vient de lire et conçu d’après ces données, mais il y ajouta sa marque personnelle : l’énergie et la précision. Les Alliés, dit-il en substance[2], se fortifient, s’aguerrissent tous les jours ; leur nombre leur permet de réparer aisément leurs pertes. La France risque, au contraire, de voir s’épuiser à la longue ses ressources d’hommes et d’argent. Elle a donc intérêt à mener rapidement la guerre et à brusquer le dénouement ; le moyen de le faire est de frapper la coalition à la tête, en concentrant tous ses efforts contre le seul chef de la ligue. Que, dès le début du printemps, deux grandes armées, de force égale, se rassemblent aux Pays-Bas et resserrent comme dans un étau l’armée du prince d’Orange, sans lui laisser le temps d’appeler les régimens cantonnés en Allemagne. S’il cherche à résister dans ce pays ouvert, nul doute qu’il y soit écrasé ; s’il se réfugie en Hollande, les deux armées l’y poursuivront, et l’on saura le forcer à combattre. On peut d’ailleurs prévoir que, dans cette seconde hypothèse, les Etats-Généraux, déjà bien ébranlés, se hâteront, en voyant leur contrée envahie, de demander une paix particulière, et dissoudront ainsi l’alliance européenne. Tel fut, dans ses grandes lignes, le plan, dont le succès, comme y insistait Luxembourg, dépendait de deux conditions : le renforcement de l’armée par des levées extraordinaires, une vive célérité dans la préparation. Le premier point était l’affaire du Roi ; aussi fit-on le nécessaire. Le deuxième, par malheur, concernait Barbesieux ; et c’est pourquoi l’exécution laissa grandement à désirer.

Les instructions de Louis XIV au maréchal de Lorge montrent avec quel empressement il était entré dans ces vues : « Ce ne sera pas, lui dit-il[3], une campagne ordinaire, mais une campagne, en quelque sorte, de décision et de crise... Vous jugerez aisément, par la manière dont je vous écris, qu’il faut que j’aie des raisons bien fortes pour m’obliger à en user ainsi. » Les dispositions prises répondaient à ce préambule. De toutes parts, les recrues affluèrent dans les régimens ; on fondit des canons en nombre inusité ; 110 000 hommes durent, selon l’ordre royal, être réunis en avril sous les murs de Tournay, et divisés en deux armées, dont l’une serait commandée par le Roi, l’autre par Luxembourg-. On fit une promotion de sept maréchaux de France, parmi lesquels Boufflers, Catinat, Noailles, Villeroy. Un ordre spécial et nouveau, l’ordre de Saint-Lazare, fut institué pour récompenser les hauts faits, les vertus guerrières. Les matériaux ainsi créés, il restait à les mettre en œuvre et c’est là qu’éclatèrent l’infériorité du ministre et les faiblesses de l’administration. Rien ne fut prêt à temps, ni les équipemens ni les hommes, et moins encore les approvisionnemens. Avril était passé, mai s’avançait déjà, que la plupart des corps n’avaient pas joint leurs postes et que les magasins n’étaient pas terminés.

De ce retard funeste, il faut sans doute accuser avant tout l’insouciante légèreté du marquis de Barbesieux. La justice exige néanmoins que l’on tienne aussi quelque compte d’une cause dont il n’était pas responsable, la pénurie d’argent, faute duquel, comme on sait, les plus sages ordonnances ne sont que papier inutile. De plus en plus, cette longue guerre absorbait les réserves de la nation. Les subsistances faisaient défaut aussi bien que le numéraire ; depuis deux ans, la farine et le vin avaient plus que doublé de prix. Dans la capitale, il est vrai, pour éviter les séditions, on distribuait encore, au prix des plus onéreux sacrifices, du pain à bon marché ; mais, dans la plupart des provinces, on le payait « sept sols la livre[4] ; » en Normandie et dans l’Anjou, on avait vu les paysans se nourrir de « soupe aux orties. » Le Roi, touché de cette détresse, donnait l’exemple de l’économie, diminuait graduellement les dépenses de sa table et les charges de sa vénerie, réduisait les traitemens des officiers de sa maison[5]. Mais ces miettes pouvaient-elles combler le gouffre que creusaient les dépenses militaires ? « La victoire définitive, avait dit jadis Louis XIV, sera pour la dernière pièce d’or. » Il commençait à éprouver durement la vérité de cette parole ; et le problème des approvisionnemens, pour des armées de 100 000 hommes, s’affirmait chaque année plus complexe et plus difficile.


I

Vaille que vaille, au milieu de mai les préparatifs furent achevés. Le 18 de ce mois, le Roi se mit en route avec une partie de la Cour. Cette fois encore, les dames furent de la fête, mais moins nombreuses que l’année précédente : vingt-sept en tout, dont Mme de Maintenon, avec la plupart des princesses. Luxembourg partit le même jour ; mais, cheminant plus vite, il fut convenu qu’il attendrait son maître au camp de Gembloux, près Namur, où rendez-vous fut pris pour le 28. Le rendez-vous manqua, par suite d’un fâcheux contretemps. A son arrivée au Quesnoy[6], Louis XIV dut s’aliter. La maladie n’était pas grave, — « une hypochondrie rhumatismale, » porte le Journal de Fagon ; — ce fut assez toutefois pour l’arrêter toute une semaine. Luxembourg vint le voir deux fois ; on tint conseil de guerre au pied du lit royal[7] ; des questions importantes y furent même agitées, ainsi qu’on verra tout à l’heure. Enfin, le mardi 2 juin, le souverain reprit son voyage et, le même soir, il débarquait au camp[8], six semaines après l’heure primitivement fixée pour l’entrée en campagne. Les deux armées, campées à une demi-lieue l’une de l’autre, comptaient ensemble 130 bataillons d’infanterie et 276 escadrons, soit au total 110 000 combattans, dont beaucoup, il est vrai, étaient de jeunes recrues. Dans l’état-major des Alliés, nul ne savait de quel côté crèverait ce formidable orage, et cette incertitude ajoutait à leur anxiété.

La situation de Guillaume était en effet fort critique. La mauvaise humeur, la méfiance, le découragement de certains des confédérés, l’avaient empêché cette année de réunir des forces suffisantes. « Nous n’avons pas assez de monde pour former deux armées considérables, en Flandre et sur le Rhin, écrit-il au début de mai. Il faudra se borner à faire d’une partie de nos gens un corps de couverture. » A peine, un mois plus tard, avait-il dans les Pays-Bas un effectif de 75 000 hommes, « ce qui n’approche point des forces du Roi, lequel, sans se flatter, aura 40 000 hommes de plus qu’eux, » assure avec orgueil Barbesieux à Noailles[9]. Les lettres du roi d’Angleterre au grand pensionnaire de Hollande ne cachent pas sa sombre inquiétude : « De multiples occupations ne m’ont pas permis jusqu’ici d’écrire, et je regrette de n’avoir rien de bon à dire... Il est incroyable de voir quelle supériorité numérique possède l’ennemi. Jusqu’à ce moment aucune de ses deux armées n’a bougé, mais nous nous y attendons sans cesse. Nous ne pouvons savoir si l’effet sera dirigé sur nous ou sur la Meuse. J’avais bien prévu toutes ces difficultés à la fin de la précédente campagne et cet hiver ; c’est pourquoi j’eusse été fort heureux de pouvoir arriver à conclure la paix[10]. »

Loin de s’abandonner, pourtant, il travaillait énergiquement, par tous moyens en son pouvoir, à protéger les points qu’il jugeait menacés. Le comte d’Athlone[11], avec 18 000 hommes, fut porté sous les murs de Liège, avec ordre « d’élever des retranchemens alentour de la place et de s’y maintenir assez de temps pour avoir celui de recevoir du secours. » Huy, Ath et Charleroi reçurent des garnisons et furent pourvues en abondance de vivres et de munitions. Il restait encore disponibles une cinquantaine de mille hommes, avec lesquels Guillaume prit position près de Louvain, à l’abbaye de Park, « à portée de couvrir Bruxelles et de donner la main à Liège[12], » dans un poste excellent, fortement retranché, défendu de toutes parts, où l’on ne pourrait le forcer qu’au prix du plus terrible effort.

Ces dispositions, à coup sûr, étaient les meilleures qu’il pût prendre. Elles entravaient fort habilement un dessein cher au cœur du Roi. Dans les conférences du Quesnoy, le programme primitif avait effectivement subi quelque retouche : Louis XIV, voyant que, par suite de nos longs retards, l’ennemi était mieux préparé qu’on n’y avait compté d’abord, avait imposé l’adoption d’une combinaison moins hardie, — moins prompte surtout, — que celle de Luxembourg. De sa personne, il marcherait sur Liège, qu’il pensait réduire aisément, cependant que le maréchal ferait tête à Guillaume et le contiendrait dans son camp. Après la chute de Liège, mais, à cette heure seulement, on s’occuperait à réunir les deux armées contre celle du roi d’Angleterre. C’était l’ajournement du « grand coup » d’abord résolu ; mais ni les objections présentées par le maréchal, ni les précautions de l’ennemi pour protéger la grande place de la Meuse, rien ne put ébranler la volonté du Roi. Il n’y avait plus qu’à obéir. Quoi que l’on pût d’ailleurs penser de ce nouveau projet, l’issue n’en semblait pas douteuse, et Guillaume, le premier, tout disposé qu’il fût à une vigoureuse résistance, ne nourrissait guère d’illusions sur le résultat de la lutte : « Je crois probable ici le succès des Français, » mande-t-il tristement à Heinsius[13]. Et en effet, confirme Saint-Hilaire, « j’ai ouï dire à des gens très instruits qu’il aurait été infailliblement battu, et que ses retranchemens n’étaient point à l’épreuve de deux armées françaises, animées par la présence de leur. Roi.» Au camp français, par suite, parmi les officiers comme parmi les soldats, l’enthousiasme était général, et l’on attendait le signal avec une confiance impatiente.


Tel était l’état des affaires le 8 juin au matin. Quelques heures plus tard, ce même jour, changement à vue, coup de théâtre. De tous les projets de la veille, rien ne reste debout. Plus de siège et plus de bataille. Louis XIV retourne en France, et Guillaume d’Orange est sauvé. Ce revirement inouï, — l’une des grandes fautes du règne, — pose un problème qui passionna les historiens du temps et dont la discussion est encore à présent ouverte. Il me sera permis de mettre ici sous les yeux du lecteur, d’après les documens tirés des archives officielles, les pièces principales du procès.

Il convient tout d’abord de donner la parole à l’accusé, le Roi, qui, le jour même, dans une lettre à Monsieur, exposait comme il suit, dans une sorte de plaidoyer, la genèse et les causes d’une détermination dont il sentait la singularité. Le 28 mai, raconte-t-il à son frère, pendant le séjour au Quesnoy, un courrier de l’armée d’Allemagne lui avait annoncé la prise d’Heidelberg, capitale du Palatinat, par le maréchal de Lorge ; d’autres messages, survenant coup sur coup, insistaient sur le désarroi provoqué par cet événement parmi les électeurs et les princes de l’Empire : « Sur cette nouvelle, dit-il[14], je fus près de prendre la résolution d’envoyer mon fils avec une armée considérable en Allemagne pour, avec celle que commande le maréchal de Lorge, y faire un si puissant effort, que les princes de l’Empire et peut-être l’Empereur lui-même se trouvent obligés de s’accommoder avec moi. » Mais cette idée fut alors rejetée : « J’avoue que, dans l’espérance de faire quelque chose de considérable en ce pays (la Flandre), qui répondît à la grande puissance que j’y ai assemblée et aux préparatifs que j’y ai fait faire, je résistai aux instances pressantes que l’on me fit là-dessus et aux raisons solides et judicieuses que l’on m’allégua, et je poursuivis mon premier dessein, comme vous en jugerez aisément par la démarche que j’ai faite de venir jusqu’ici. » Ce fut à ce moment qu’il décida l’investissement de Liège, comme premier acte offensif. Mais, au cours du conseil de guerre tenu le 8 juin à Gembloux, les considérations écartées au Quesnoy furent produites à nouveau avec une plus forte insistance, et cette fois, hélas ! écoutées. « Je me suis enfin rendu aux remontrances vives que l’on m’a faites et aux mouvemens de ma propre raison, et j’ai sacrifié avec plaisir mon goût et ma satisfaction particulière, et ce qui pouvait le plus me flatter, au bien de l’Etat, étant convaincu que ce parti peut plus efficacement procurer le l’établissement de la paix, que tout autre que j’aurais pu prendre de ce côté-ci. »

Cet on malencontreux auquel, sans le désigner autrement, le Roi fait allusion à diverses reprises, nous le connaissons aujourd’hui. Ce fut le marquis de Chamlay, l’adjoint de Barbesieux au ministère de la Guerre, l’homme qui, depuis la mort de Louvois, avait le plus de part dans la confiance du Roi pour ce qui concernait l’administration militaire, et qu’il consultait également en matière de tactique. Foncièrement honnête homme, travailleur acharné, pourvu de toutes les qualités qui font un commis excellent et un précieux sous-ordre, mais esprit étroit, terre à terre et de courte portée, d’ailleurs obstiné dans ses vues et prévenu contre tout projet dont lui-même n’était pas l’auteur, Chamlay n’avait cessé, dès le début de la campagne, de critiquer plus ou moins sourdement le plan formé par Luxembourg, Aussi, lorsqu’il connut la prise d’Heidelberg, proposa-t-il l’idée « de porter le fort de la guerre en Allemagne, » avec une pressante véhémence, qu’il semble avoir regrettée par la suite. « Le Roi, lit-on dans une note de Racine[15], demanda à Chamlay un mémoire où il expliquât les raisons pour la Flandre et pour l’Allemagne. Chamlay avoue qu’il appuya un peu trop pour l’Allemagne. »

Au conseil du 8 juin, la discussion reprit sur nouveaux frais entre Chamlay et Luxembourg. Elle fut longue, parfois violente ; à la fin même, la scène tourna presque au tragique. Saint-Simon, présent sur les lieux et non suspect de bienveillance envers son plus mortel ennemi, doit en être cru sur parole lorsqu’il dépeint l’opposition, la résistance patriotique du maréchal de Luxembourg au funeste parti qui semblait devoir l’emporter : « Il représenta[16] la facilité de forcer les retranchemens du prince d’Orange et de le battre entièrement avec une de ses deux armées, et de poursuivre la victoire avec l’autre, avec tout l’avantage de la saison et de n’avoir plus d’armée vis-à-vis de soi. Il combattit, par un présent si certain et si grand, l’avantage éloigné de forcer dans Heilbronn le prince de Bade... Au désespoir de se voir échapper une si glorieuse et si facile campagne, il se mit à deux genoux devant le Roi, et ne put rien obtenir. » Persuadé sincèrement sans doute que le nœud de la guerre était désormais en Allemagne, Louis XIV fut inflexible et, sa décision arrêtée, il exigea qu’elle fût exécutée sur l’heure : « Je fais partir[17] après-demain mon fils avec son armée, qui sera composée de 30 bataillons et de 60 escadrons, et je lui fais prendre le plus court chemin pour se rendre à Philisbourg. Je me séparerai de lui à Namur. Cependant je vous dirai que l’armée que je laisse ici aux ordres du maréchal de Luxembourg sera forte de près de 100 bataillons et de 200 escadrons, et par conséquent en état d’empêcher non seulement les ennemis de rien entreprendre, mais encore de remporter quelques avantages sur eux. »

L’explication qu’on vient de lire est celle de Louis XIV ; reste à savoir si elle est vraie, tout au moins si elle est complète. On peut mentionner à l’appui, et pour la décharge du Roi, le passage ci-après d’une lettre de Guillaume, confessant son angoisse au sujet des affaires d’Allemagne : « La perte d’Heidelberg a causé une alarme telle en Allemagne, que je crains que beaucoup de princes en viennent à des résolutions extravagantes. Si l’ennemi pousse ses avantages jusqu’au bout, je ne vois pas quelle sera la force suffisante pour sauver Mayence et Francfort, dans le cas où l’ennemi voudrait attaquer ces places fortes... Je crains que le succès des Français en Allemagne ne retienne les Danois d’attaquer Ratzbourg d’une façon effective[18]. » Mais, si Guillaume avait des craintes réelles pour le sort futur de l’Allemagne, le péril immédiat qui menaçait la Flandre le touchait davantage encore, et l’on peut tenir pour certain qu’il éprouva, de la volte-face du Roi, une joie égale à sa surprise. « On sut que le prince d’Orange avait mandé à Vaudémont qu’une main qui ne l’avait jamais trompé lui mandait la retraite du Roi, mais que cela était si fort qu’il ne le pouvait, espérer ; puis, par un second billet, que sa délivrance était certaine, que c’était un miracle qui ne se pouvait imaginer, et qui était le salut de son armée et des Pays-Bas, et l’unique par quoi il pût arriver ! » Tous les historiens de l’époque, français ou étrangers, confirment sur ce point le témoignage de Saint-Simon.

Il est un autre point sur lequel ils demeurent également unanimes : c’est pour accuser de cette faute l’influence toute-puissante de Mme de Maintenon. Elle tremblait, nous dit-on, à chaque absence du Roi ; elle s’effrayait des périls de la guerre ; en outre, cette année, elle le savait malade et affaibli, ce qui redoublait ses angoisses : « Ses larmes après leur séparation[19], ses lettres après le départ, l’emportèrent sur les plus puissantes raisons d’Etat, de guerre et de gloire. » Telle est l’invariable version des mémorialistes du temps comme des écrivains militaires, Saint-Simon, Saint-Hilaire, La Fare, Feuquières, etc.[20]. Au camp aussi bien qu’à Versailles, à la Ville autant qu’à la Cour, la marquise porta tout le poids de l’indignation générale. De nos jours, cependant, elle a trouvé de zélés défenseurs[21]. On allègue les scrupules de Mme de Maintenon à peser sur l’esprit du Roi, sa réserve habituelle en matière politique ; on invoque le passage suivant d’une de ses lettres, du 12 juin : « Le Roi n’a pas pris peu sur lui en sacrifiant les desseins qu’il avait eus au bien de ses affaires, qui s’est trouvé à envoyer en Allemagne, pour profiter de l’heureux succès de la prise d’Heidelberg. » Lignes auxquelles on pourrait opposer la conclusion de cette même lettre : « Pour moi, je suis ravie que l’intérêt de l’Etat le force à retourner à Versailles ! »

Une fois de plus, sans doute, c’est dans une opinion moyenne qu’il faut chercher la vérité. On peut admettre que le Roi fut un moment réellement « ébloui » par la conquête de la grande place allemande, qu’il en conçut de vastes espérances, dont un prochain avenir allait d’ailleurs montrer l’inanité. Mais il est non moins vraisemblable que, souffrant, fatigué, craignant pour sa santé l’épreuve d’une rude campagne où il devrait payer de sa personne, il se laissa persuader aisément par le tableau que Chamlay lui traça des obstacles de l’entreprise et par les tendres inquiétudes qu’exprima Mme de Maintenon.

En tous cas, quelle que fût la cause, l’effet fut déplorable. Ecoulons encore Saint-Simon, spectateur des scènes qu’il décrit : « Le soir de cette funeste journée, M. de Luxembourg, outré de douleur, de retour chez lui, en lit confidence au maréchal de Villeroy, à M. le Duc et à M. le prince de Conti, et à son fils, qui tous ne le pouvaient croire et s’exhalèrent en désespoirs. Le lendemain, 9 juin, qui que ce soit ne s’en doutait encore. Le hasard fit que j’allai seul à l’ordre chez M. de Luxembourg... Je fus très surpris de n’y trouver pas une âme et que tout était à l’armée du Roi. Pensif et arrêté sur mon cheval, je ruminais sur un fait si singulier, lorsque je vis venir de notre camp M. le prince de Conti, seul aussi, suivi d’un seul page et d’un palefrenier avec un cheval de main : « Qu’est-ce que vous faites là ? » me dit-il en me joignant ; et, riant de ma surprise, il me dit qu’il s’en allait prendre congé du Roi et que je ferais bien d’aller avec lui en faire autant. « Que veut dire prendre congé ? » lui répondis-je... Alors il me conta la retraite du Roi, mourant de rire, et, malgré ma jeunesse, la chamarra bien, parce qu’il ne se défiait pas de moi. »

La nouvelle, promptement répandue dans l’armée, fut accueillie avec la stupeur qu’on peut croire. « Arrivés chez le Roi, poursuit le récit des Mémoires, nous trouvâmes la surprise peinte sur tous les visages et l’indignation sur plusieurs... L’effet de cette retraite fut incroyable, jusque parmi les soldats et même parmi les peuples. Les officiers généraux ne s’en pouvaient taire entre eux, et les officiers particuliers en parlaient tout haut avec une licence qui ne put être contenue... Tout ce qui venait des ennemis n’était guère plus scandaleux que ce qui se disait dans les armées, dans les villes, à la Cour même, par des courtisans ordinairement si aises de se retrouver à Versailles, mais qui se faisaient honneur d’en être honteux. »

Sans parler même de la blessure infligée par cette reculade à la fierté française, les conséquences de l’acte ne devaient pas tarder à justifier l’irritation publique. Les 30 000 hommes envoyés en Allemagne, la présence du Dauphin et les exhortations royales, ne suffirent point pour arracher le maréchal de Lorge à sa morne inertie. « Approchez-vous des ennemis, lui écrivait le Roi en lui annonçant ce renfort[22], et vous verrez qu’ils ne tiendront pas devant vous. La gloire de mon fils, la réputation de mes armes, le succès de la campagne, et peut-être même la paix, dépendent de cet heureux et premier événement qui est dans vos mains... Il serait, je vous assure, dommage de ne pas faire usage d’une armée aussi leste, et dont je ne doute pas que la bonté n’égale la beauté. » Vaine éloquence, encouragemens perdus. Lorge ne bougea pas ; sa magnifique armée[23], impatiente et rongeant son frein, ne fit que piétiner sur place. Le prince de Bade profita de cette inaction pour fortifier son camp d’Heilbronn, le rendre inattaquable ; et le Dauphin, après quelques vaines tentatives, dut repasser le Rhin avec le triste maréchal, sans autre exploit que de misérables pillages. Ce fut pour ce beau résultat qu’on sacrifia « l’affaire de Flandre[24]. »

Deux jours après les scènes que l’on a lues plus haut, tandis que le Dauphin et M. de Boufflers se rendaient sur le Rhin avec 32 000 hommes, le Roi, suivi des vingt-sept dames, quittait Namur et reprenait le chemin de Versailles. Il y rentra le 26 juin, ramenant le long cortège des princesses et des courtisans, ses musiciens, ses écuyers, l’appareil pompeux de sa Cour, l’innombrable troupeau des chevaux et des bêtes de somme, les fourgons remplis d’argenterie, de tapisseries, de riches étoffes et de meubles précieux, tout ce que, le mois précédent, il avait entraîné sur ses pas à 400 milles de distance, pour aboutir, en fin de compte, à passer une semaine au milieu de sa belle armée, et revenir ensuite, tête basse et les mains vides, de cette course inutile. Trop avisé pour ne pas ressentir l’humiliation d’un tel retour, il renonça du coup à la carrière des armes ; et ce l’ut sa dernière campagne.


II

Pour sauver l’honneur du pays, au moins laissait-il derrière soi, dans les plaines du Brabant, le meilleur de ses capitaines. Le reste de l’armée du Roi se joignit, après son départ, à celle de Luxembourg, dont l’effectif total fut porté de la sorte à 96 bataillons et 201 escadrons, environ 75 000 hommes. Dans ce chiffre, il est vrai, on comptait nombre de recrues. La meilleure infanterie, les soldats de Steinkerque, étaient pour la plupart en Allemagne avec le Dauphin ; de ces vieux régimens, dont Luxembourg connaissait la valeur pour l’avoir mise en œuvre, neuf seulement restaient sous ses ordres[25] ne doutait pas néanmoins de former rapidement les autres. Il était aidé dans sa tâche par le plus bel état-major du monde, ces princes qui, l’année précédente, avaient fait leurs preuves avec lui. le duc de Chartres, le duc de Bourbon, et surtout le prince de Conti, plus deux maréchaux de France, Joyeuse et Villeroy. Ce fut une chose nouvelle, comme le remarque Saint-Simon au sujet de ces deux derniers, de voir un maréchal commander d’autres maréchaux. Les anciens se souvenaient qu’une fois déjà, dans le passé, le Roi avait tenté une combinaison du même genre, mais qu’il s’était alors heurté à une résistance opiniâtre : trois maréchaux de France, Bellefonds, d’Humières et Créqui, avaient risqué l’exil plutôt qu’obéir à Turenne[26]. Il En 1693, on vit la différence des temps. Joyeuse et Villeroy acceptèrent sans murmure l’autorité de leur collègue, « ne se mêlant de rien que sous ses ordres et par ses ordres, et duquel ils étaient même fort rarement consultés, et point du tout du secret de la campagne[27]. » Tant avaient assoupli les âmes vingt ans de pouvoir absolu !

Les nouvelles que l’on eut d’Allemagne peu après le retour du Roi, et l’évident échec de la stratégie de Chamlay, eurent un contre-coup immédiat sur la situation en Flandre. D’une part, ces événemens relevèrent le courage et l’espoir des Alliés, leur donnèrent des facilités pour augmenter leurs forces. « L’armée du prince d’Orange, écrit M. de Clairan à Barbesieux[28], va se trouver portée jusqu’au nombre de 90 000 hommes ; il y a de tous côtés des troupes en marche pour le joindre. » D’autre part, Louis XIV, piqué du tolle général et des sarcasmes des gazettes, fut pris d’une hâte fiévreuse de voir son général accomplir quelque exploit qui relevât le prestige de nos armes et coupât court aux risées de l’Europe. Ce désir est si vif qu’il en oublie sa prudence ordinaire. Tout, depuis qu’il est à Versailles, lui semble, — aussi bien qu’à Chamlay, — sinon aisé, du moins faisable : forcer Guillaume dans son camp retranché, ou bien prendre Liège « à sa barbe. » Par un curieux renversement des rôles, c’est Luxembourg maintenant qui lui prêche la sagesse et fait appel à sa patience : « Je n’ai pas moins de désir que Votre Majesté de m’avancer sur les ennemis, mais c’est une chose qu’on ne doit faire, à mon sens, qu’après avoir bien établi ses mesures. » Aussi veut-il prendre son temps et choisir l’occasion. « Votre Majesté peut se souvenir, ajoute-t-il non sans ironie, que lorsqu’Elle était à Gembloux, on trouvait le passage de la rivière de Trevüres difficile, et on me le donne à cette heure pour une chose aisée. C’est le malheur des pauvres gens éloignés des lieux d’où viennent les ordres[29]. »

A dire le vrai, dans cette première période, la déception subie par Luxembourg semble avoir aigri son humeur. Mais sa bouderie ne nuit en rien à son activité. Quatre jours après le départ du Roi, il avait levé ses quartiers, pour observer Guillaume et le serrer de près avec une constante vigilance. Il s’établit d’abord au village de Meldert, à courte distance de l’abbaye de Park, où campaient les Alliés. Cette position, très forte par elle-même, avait cet avantage qu’elle le plaçait entre leur armée principale et le corps de 18 000 hommes qu’ils tenaient sous les murs de Liège, les empêchant de se rejoindre et paralysant leurs mouvemens. « Il se trouva ainsi, fait observer le marquis de Feuquières, supérieur et maître de la campagne, quoique son armée fût inférieure aux forces de M. le prince d’Orange, s’il avait pu les rassembler. » Attaquer Guillaume dans son camp, au mépris des forêts, des ravins, des obstacles nombreux accumulés par l’art aussi bien que par la nature, c’eût été, à forces égales, une insigne imprudence. Il n’eut garde de la commettre. Son effort ne tendit qu’à tirer l’ennemi de ce poste, et plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’il y pût parvenir.

Les opérations effectives débutèrent le 18 juillet. L’armée française décampa inopinément et marcha vers la Meuse. Nul ne savait les intentions du général en chef, et ce fut une surprise lorsqu’on vit, le lendemain, le maréchal de Villeroy, avec une quinzaine de mille hommes, se jeter sous les murs de Huy, citadelle assez proche de Liège et « vedette de cette place, » et l’assaillir avec vigueur. Le maréchal, pendant ce temps, s’établissait à Vignamont, d’où il couvrait le siège et « donnait du même coup de l’inquiétude aux ennemis pour les lignes de Liège et pour Maëstricht[30]. » Le but officiel et avoué de cet acte offensif était de déférer aux recommandations du Roi, qui persistait, dans chacune de ses lettres, à réclamer « une entreprise ; » mais l’intention secrète du maréchal était de faire croire à Guillaume que le siège de cette forteresse n’était que le prélude de plus vastes desseins contre les grandes villes de la Meuse. Le mouvement réussit au delà de toute espérance. Guillaume quitta son camp fortifié de Louvain et s’avança sur Tongres, pour secourir la petite place investie : « J’espère, écrit[31] un de ses lieutenans à Heinsius, que nous pourrons encore marcher demain, de façon à atteindre la place dans deux ou trois jours. Mon avis est que l’ennemi ne restera pas dans ses positions actuelles, à moins qu’il ne veuille livrer bataille... Dieu veuille qu’à forces à peu près égales nous puissions enfin remporter un avantage ! J’espère qu’il nous donnera la victoire. » Le sort de Huy ne laissa pas longtemps les esprits en suspens. Après trois jours de tranchée, la garnison capitula, sans que l’expédition eût en tout coûté cinquante hommes[32]. Guillaume d’Orange s’en montra fort touché : « La perte de Huy m’est très sensible, écrit-il[33], et spécialement parce que la défense a été si infâme, alors que nous étions en marche et déjà tout près, pour secourir la place. Il est fort probable que l’ennemi attaquera Liège. Dieu veuille que cette ville se défende mieux et me donne le temps de la délivrer ! Mais, pour cela, ajoutait-il, j’ai besoin du détachement qui est encore en Flandre sous les ordres du duc de Würtemberg. »

Ce corps du duc de Würtemberg dont parle le roi d’Angleterre donnait, en ce même temps, de la tablature au roi de France. Les Alliés, en effet, pour faire une diversion et distraire Luxembourg de ses intentions agressives, s’étaient imaginé d’envoyer quelques milliers d’hommes vers nos frontières du nord, momentanément dégarnies. Au pont d’Espierres, ils avaient traversé l’Escaut efforcé notre ligne. Le marquis de La Valette[34], qui commandait de ce côté, ne pouvant résister à des forces trop supérieures, se repliait derrière la Deule, et l’ennemi pénétrait dans la Flandre française, au vif émoi de Louis XIV qui envoyait lettre sur lettre au maréchal de Luxembourg : « Vous ne doutez pas que cela ne me fasse beaucoup de peine et que je n’aie une grande impatience de les en voir sortir. C’est pourquoi mon intention est qu’aussitôt que le château d’Huy se sera rendu, vous fassiez partir un corps considérable, qui marche par le chemin le plus court pour chasser les ennemis, avec dix ou douze petites pièces bien attelées... Je vous dépêche ce courrier en toute diligence pour que vous ne perdiez pas un moment[35]. »

Luxembourg était peu touché de cette agitation. L’occupation d’une bande étroite de territoire et les objurgations royales paraissaient le laisser également insensible. « Pour embrasser trop, répond-il froidement à Chamlay, les petites choses peuvent faire manquer les grandes. » La « grande chose, » à ses yeux, était de battre le roi d’Angleterre ; c’était de cette façon qu’il entendait dégager nos frontières, et, sans révéler son dessein, il en suivait l’exécution avec persévérance. Guillaume, sorti de son camp retranché, privé du détachement du duc de Würtemberg, restait, au moins en infanterie, supérieur aux forces françaises[36]. Il résolut de l’affaiblir encore. A peine maître de Huy, il va s’établir à Lexhy, à trois lieues de la ville de Liège ; lui-même s’avance de sa personne sous les murs de la place, il en reconnaît les abords ; à la suite de cet examen, il prescrit que chaque bataillon s’emploie à fabriquer des centaines de fascines, prélude habituel d’un grand siège. Tandis qu’on vaque à cette besogne, il fait partir Joyeuse avec une division, de façon ostensible, pour la Flandre française, à dessein d’en chasser le corps de Würtemberg. Joyeuse se met effectivement en route, mais un ordre secret l’arrête à quelques milles de là, lui prescrivant de rejoindre l’armée sur le premier appel.

Guillaume fut dupe de ces démonstrations. Ne doutant pas que Liège ne fût prochainement attaquée, il se priva encore de dix bataillons d’infanterie, qu’il jeta dans la place. Puis, avec son armée, — que ces détachemens successifs avaient réduite de près de 20 000 hommes, — il alla se poster près du bourg de Landen, derrière la petite Geete[37], à portée de secourir Liège, si les Français tentaient de l’investir. Luxembourg apprit ces nouvelles le soir du 27 juillet. Elles comblaient tous ses vœux. La lettre qu’il écrit au Roi[38], pour dévoiler enfin une part de ses projets, respire la joie et la confiance : « Je me détermine à passer le Jaar et à marcher au prince d’Orange. Le voilà affaibli de ces dix bataillons ; il l’est encore par le détachement du duc de Würtemberg. C’est ce qui me fait douter qu’il nous attende. Mais, pour l’approcher de plus près, je fais état de marcher à minuit avec toute la cavalerie et les dragons... Si j’apprends dans ma marche que les ennemis n’aient point décampé, je ne ferai qu’une halte pour nous remettre tous ensemble ; après quoi, je marcherai au prince d’Orange. »


III

L’idée première du maréchal était, comme il le dit au Roi, de se mettre en route à minuit, car l’étape était longue : huit heures de marche pour le moins. Un violent orage, éclatant brusquement, le contraignit à différer jusqu’à la pointe du jour. Le 28 juillet, à trois heures du matin, sous une pluie torrentielle entremêlée d’éclairs, s’ébranlèrent les premières colonnes. » Luxembourg prit la tête avec la cavalerie légère, allant à grandes allures. Il passa la rivière du Jaar, au moulin de Waremmes. Il y fit une courte halte, pour rallier les retardataires et pour attendre le rapport des éclaireurs chargés de surveiller l’ennemi. C’est là qu’il fut rejoint par le maréchal de Joyeuse, prévenu dans la nuit même, et qui ramenait le détachement[39] soi-disant expédié au secours de nos lignes. En même temps survenait le premier officier envoyé en reconnaissance : ce fut un sieur Le Fèvre, capitaine au Royal-Roussillon, « qui, de gardeur de cochons, était parvenu là à force de mérite et de grades, ; et qui ne savait encore ni lire ni écrire, quoique vieux[40]. C’était d’ailleurs, malgré cette ignorance, « l’un des meilleurs partisans des troupes du Roi, et qui ne sortait jamais sans voir les ennemis ou en rapporter des nouvelles sûres. » Il affirma que les Alliés étaient toujours dans leur camp de la Geete et qu’ils semblaient ne se méfier de rien. D’autres partis apportèrent coup sur coup des informations analogues. Grande fut, à ces nouvelles, la joie du maréchal ; il crut déjà se voir tombant à l’improviste sur le dos des confédérés et rendant à Guillaume la surprise de Steinkerque.

Quand on reprit la marche, il commanda que ce fût « en silence et à la sourdine ; » les trompettes cessèrent de sonner les tambours de battre[41]. L’armée entière, sur sept colonnes, s’avança vers la Geete, par les chemins assignés à chaque corps, dans un ordre admirable. Le maréchal prit encore les devans. A trois heures de l’après-midi, il débouchait dans la plaine de Landen, à une demi-lieue de l’ennemi, dont on voyait les tentes serrées s’aligner le long de la Geete. Son premier soin fut d’envoyer saisir par les dragons les deux villages de Sainte-Gertrude et de Landen[42], vis-à-vis la droite des Alliés. Guillaume avait omis d’occuper ces points stratégiques, et Luxembourg en profita pour s’assurer un espace libre, où il pût déployer ses troupes. Ces dispositions prises, il attendit son infanterie, qu’on espérait d’une heure à l’autre. Cette attente fut déçue : le sol détrempé par la pluie avait rendu la marche difficile, et les divisions n’arrivaient que lentement, à de longs intervalles. Une étrange circonstance avait encore augmenté le retard. La droite, par tradition, était le poste des « vieux corps » et leur donnait, dans les jours de bataille, le privilège d’être les premiers engagés. Comme on marchait par le flanc gauche, ils se trouvèrent à l’arrière-garde et, dès qu’ils s’aperçurent qu’on allait à l’ennemi, ils réclamèrent « le droit d’être en tête des colonnes, au lieu qu’ils étaient à la queue[43]. » Le maréchal de Villeroy, qui commandait cette droite, n’osa pas résister à ces protestations. « Ainsi, rapporte Puységur, témoin oculaire de la scène, il fallut faire faire une contremarche aux deux lignes d’infanterie, pour donner la tête aux régimens qui avaient la queue, de manière qu’au lieu d’arriver trois heures avant la nuit sur le camp des ennemis, qu’on aurait attaqués d’abord, le soleil était couché quand les têtes des colonnes parurent. On dut remettre l’attaque au lendemain. »

Ce déplorable contretemps fit, comme le dit justement Puységur, échouer, sur un point capital, le premier plan de Luxembourg. S’il avait pu, ainsi qu’il y comptait, engager l’affaire le jour même, le désarroi issu de la surprise eût sans doute empêché toute résistance sérieuse, et la bataille était gagnée d’avance. Les Alliés eux-mêmes en convinrent. Ce ne fut, par malheur, que vers dix heures du soir qu’il eut ses forces sous la nain. Il fallut se soumettre à la nécessité. Les corps, à mesure qu’ils se présentèrent, furent rangés en bataille, « à demi-portée de canon » des lignes des Alliés, et passèrent la nuit sous les armes. « C’était une chose charmante, rapporte Saint-Simon, que la joie des troupes, après huit lieues de marche, et leur ardeur d’aller aux ennemis, dans le camp desquels on entendit beaucoup de bruit et de mouvement toute la nuit, ce qui fit craindre qu’ils se retiraient[44]. »

La sécurité de Guillaume avait été complète toute la matinée de ce jour. Il savait Luxembourg à distance respectable ; il était persuadé qu’il en voulait à Liège ; et la mission confiée à M. de Joyeuse avait achevé d’éloigner tout soupçon d’une agression contre l’armée alliée. À midi, cependant, deux déserteurs français arrivèrent dans son camp, disant que Luxembourg marchait depuis la pointe du jour[45]. Guillaume ne s’en émut guère, et se contenta d’envoyer des pelotons en reconnaissance. L’ordre ne fut donné de monter à cheval que quand notre première colonne atteignit la plaine de Landen. L’angoisse fut vive en ce premier moment. Un grand conseil fut convoqué sous la tente du roi d’Angleterre. On y vit accourir l’électeur de Bavière et celui de Brandebourg, le prince de Vaudemont et les députés de Hollande, ainsi que plusieurs généraux. Deux partis furent examinés : profiter de la nuit pour repasser la Geete et se retirer sans combattre, ou bien relever le défi et livrer la bataille. Les délégués des États-Généraux se prononcèrent vivement pour la retraite, invoquant l’infériorité numérique des Alliés, 60 000 hommes environ contre 70 000 aux Français[46] ; à quoi Guillaume, non sans raison, répliqua que cette différence ne portait guère que sur la cavalerie, laquelle, dans un poste fermé, ne serait pas de grand service. Le roi d’Angleterre ajouta que l’on n’avait que sept ponts sur la Geete, que le passage, sous le feu de l’ennemi, serait dangereux et difficile, qu’on y risquait au moins de perdre l’arrière-garde, l’artillerie et le gros bagage. En revanche, il se fit fort, si l’on voulait le laisser faire, de retrancher le camp, de manière que la position, déjà bonne par elle-même, devînt inexpugnable. Bref, il se montra si confiant, il persuada si bien ses auditeurs, que l’électeur de Bavière proposa, dans son enthousiasme, de « rompre les ponts » derrière soi, pour mieux marquer combien l’on était sûrs de la victoire. La rencontre ainsi résolue, on ne s’occupa plus qu’à se mettre en défense. Là se manifesta le génie fécond de Guillaume, le don merveilleux qu’il avait de métamorphoser les hommes en instrumens dociles, de leur souffler sa farouche énergie.

Les Alliés occupaient une plaine assez spacieuse sur la rive droite de la Geete. Ils étaient adossés à cette petite rivière, aux berges escarpées, qui les protégeait par derrière ; ils avaient encore à leur droite un affluent de ce cours d’eau, à leur gauche, un autre ruisseau, qui venait de Landen ; en sorte qu’ils étaient comme enfermés sur trois côtés. Le front du camp, seul point qui parût vulnérable, était large d’une lieue au plus et défendu presque d’un bout à l’autre par un ravin profond. A l’extrême droite, étaient deux gros villages, le bourg de Laer et celui de Nerwinde ; ce dernier, comme écrit Berwick, « faisait un ventre » sur la ligne et, par sa position élevée, dominait toute la plaine. A gauche, se dressaient en pendant les villages de Rumsdorp et de Neerlanden. Chacune de ces quatre bourgades, suivant la coutume du pays, s’entourait d’une ceinture de fossés et de haies ; à l’intérieur de cette enceinte, chaque parcelle de terrain était enclose par « de grands murs de terre, de cinq pieds de haut et d’un pied d’épaisseur. » Ainsi se présentaient les défenses naturelles du camp, auxquelles Guillaume fit ajouter, avec une célérité surprenante, tout ce que la science de la guerre fournissait alors de ressources. « La nuit entière, dit une des relations françaises, nous entendîmes dans le camp des ennemis un bruit et un mouvement extraordinaires, dont nous cherchions à deviner la cause. » C’étaient les 60 000 soldats qui, transformés en travailleurs, faisaient des abatis, élevaient des fortifications et construisaient des barricades, avec l’ardeur fiévreuse d’un peuple d’abeilles dans sa ruche.


Lorsque le jour parut, Luxembourg, debout avant l’aube, eut sous les yeux un spectacle imprévu. L’aspect général du terrain s’était, depuis la veille au soir, modifié comme par enchantement. Une vaste forteresse avait surgi du sol et se hérissait dans la plaine. Devant le front du camp ennemi, de Nerwinde à Rumsdorp, s’élevait un immense parapet, haut de quatre pieds, percé de meurtrières et bordé d’un fossé profond ; tout du long, de petites redoutes flanquaient cette crête de distance en distance ; une centaine de canons, hissés sur ces ouvrages, luisaient dans la brume du matin. Trois des villages dont j’ai parlé plus haut étaient changés en citadelles. Nerwinde surtout, avec ses murs crénelés, les palissades qui le couvraient, les barricades qui encombraient ses rues, paraissait un fort imprenable. « Il est incroyable, — s’écrie le duc de Saint-Simon, qui visita ces retranchemens le soir de la bataille, — qu’en si peu d’heures, dont la nuit couvrit la plupart, ils aient pu leur donner l’étendue qu’ils avaient, la hauteur de quatre pieds, des fossés larges et profonds, la régularité partout, par les flancs qu’ils y pratiquèrent et les petites redoutes qu’ils semèrent, avec des portes et des ouvertures couvertes de demi-lunes ! » Ce fut, en son genre, un chef-d’œuvre d’activité et d’improvisation.

Grâce au prodige accompli par Guillaume, l’affaire avait changé de face. Ce n’était plus seulement une bataille à livrer, mais une place de guerre à forcer, des remparts à prendre d’assaut. Le maréchal n’hésita pas devant cette tâche nouvelle. Il fit, séance tenante, ses dispositions pour l’attaque. Il avait reconnu, dès le premier coup d’œil, que la clef de la position serait le village de Nerwinde : débordant en saillie sur la droite des Alliés et surplombant les campagnes voisines, son feu prendrait en écharpe tout ce qui s’approcherait du front fortifié de la ligne. C’est sur ce point, en conséquence, qu’il décida de porter son effort, en dirigeant une fausse attaque sur Rumsdorp et Neerlanden, à l’extrémité opposée. Guillaume, de son côté, et pour les mêmes raisons, mettait un prix égal à posséder Nerwinde. Ce fut le nœud de la bataille, et l’histoire est fondée à lui en conserver le nom.

Le maréchal massa vis-à-vis du village vingt-neuf bataillons d’infanterie, sous les ordres de Montchevreuil[47], de Rubente et de Berwick[48]. L’aile droite, chargée de la diversion sur Rumsdorp et sur Neerlanden, fut confiée au prince de Conti. Le centre, composé surtout de cavalerie, fut porté dans la plaine face au grand retranchement, « par un mouvement si beau et si savant que sa marche à l’ennemi forma son ordre de bataille[49]. > Le maréchal de Villeroy, qui en reçut le commandement, eut pour instruction d’attaquer aussitôt qu’il verrait Nerwinde aux mains des troupes françaises. Joyeuse eut le corps de réserve Luxembourg ne prit point de poste, pour être prêt à se porter partout où il le jugerait nécessaire. Son fils aîné, le duc de Montmorency, lui servait d’aide de camp et transmettait ses ordres.


IV

La rouge aurore d’un matin de juillet pointait dans le ciel d’un bleu pâle ; aux pluies diluviennes de la veille succédait un soleil brillant qui promettait une chaude journée, « Dès que l’on pu se distinguer, » le combat s’engagea par une violente canonnade. Les Alliés commencèrent le feu ; leurs cent pièces, bien placées et admirablement servies, firent d’assez grands ravages. L’artillerie française riposta avec la même vigueur ; mais, d’un tiers moins nombreuse[50] et disposée sur un terrain plus bas, elle eut quelques désavantages. « Les plus vieux officiers de notre armée, écrit le prince de Conti[51], disent n’avoir jamais vu une canonnade pareille, essuyée de si près, et plus semblable aux combats de mer que de terre. » Ce duel se poursuivit de quatre heures du matin jusqu’à près de huit heures, où Luxembourg donna le signal de l’attaque. Notre gauche, aussitôt, fondit sur les villages de Laer et de Nerwinde avec une ardeur endiablée. Le premier fut vite emporté ; mais, à Nerwinde, la résistance fut rude. Berwick, qui marchait en tête, enleva pourtant d’un seul élan les premières barricades et, poussant toujours devant soi, chassa l’ennemi de haie en haie, malgré « un feu épouvantable. » Les brigades dirigées par Rubentel et Montchevreuil, qui devaient assaillir la droite et la gauche du village, rencontrèrent plus d’obstacle ; rebutées dans l’attaque de biais, elles se rabattirent sur le centre et se trouvèrent ainsi derrière la brigade de Berwick, qui continuait à avancer. Pendant ce temps, Guillaume jetait de nouvelles troupes vers la position menacée ; elles pénétrèrent par les côtés, prirent nos colonnes en flanc, et, après une lutte opiniâtre, les contraignirent à reculer. Montchevreuil y fut tué ; Rubentel, accablé par le nombre, évacua le village, où Berwick resta sans soutien avec ses quelques bataillons.

Il tint bon quelque temps encore, avec une belle ténacité, espérant du renfort. Mais enfin ses troupes, décimées, l’abandonnèrent et s’enfuirent à la débandade. Il se vit seul avec un aide de camp. Sans perdre son sang-froid, il ôta sa cocarde blanche, comptant se faire passer, grâce à son accent britannique, pour un officier des Alliés et regagner ainsi la plaine. Mais, comme il s’esquivait, George Churchill, le futur duc de Marlborough, passa par là, reconnut son neveu, et, « tout en l’embrassant, » il le fit prisonnier[52].On le conduisit à Guillaume, qui le reçut avec une froide courtoisie. Après un compliment poli : « Eh bien ! monsieur, demanda-t-il, M, de Luxembourg, ne se repent-il pas à cette heure de m’avoir attaqué ? — Monsieur, répondit Berwick, peut-être est-ce vous qui regretterez bientôt de l’avoir attendu. »

Pendant ce temps, l’ennemi, encouragé par son succès, revenait au village de Laer, dont nous étions restés les maîtres. Deux régimens anglais y rejoignaient les troupes de Hanovre et de Brandebourg, criblaient d’une grêle de feu les bataillons français, qui commençaient à lâcher pied. Vainement le marquis de Bezons, voulant tenter une diversion, s’élançait-il avec ses cavaliers, dans une charge héroïque ; les fossés et les palissades entravèrent leur élan. Fusillés presque à bout portant, deux fois nos gens furent ramenés sur l’obstacle, et deux fois repoussés. Un escadron, commandé par Maure vert, put seul franchir les lignes et pénétra dans le village ; il fut cerné, massacré jusqu’au dernier homme[53]. Après Nerwinde, on dut évacuer Laer. Notre gauche tout entière reprit les positions qu’elle avait avant le combat.

Nos affaires, à l’autre aile, n’étaient guère plus brillantes. L’ordre du maréchal était, nous l’avons vu, de ne faire à sa droite qu’une simple démonstration, sans pousser à fond l’offensive. Les brigades du prince de Conti se coulèrent à grand’peine à travers d’étroits défilés, cherchant à se mettre à couvert des terribles batteries qui les foudroyaient sans relâche. Elles arrivèrent au pied du village de Neerlanden, dont elles escaladèrent les haies. Les défenseurs, surpris, s’enfuirent à l’intérieur du bourg. Grisés par leur facile victoire, les dragons voulurent les poursuivre, se lancèrent en avant, sans s’inquiéter d’être soutenus, et se heurtèrent contre une grande barricade, qui les arrêta net. Les fuyards hollandais, renforcés de troupes fraîches amenées par le duc de Nassau, font maintenant tête avec vigueur, deviennent assaillans à leur tour, contraignent les dragons à se replier en désordre. Conti ne put que les rallier avec les brigades qui suivaient. On s’apprêtait à reprendre l’attaque, lorsque Luxembourg, averti, survint au galop de son cheval. Rappelant aux généraux qu’il s’agissait seulement « d’une fausse attaque, qui n’eût pas dû devenir si sérieuse, » il donna l’ordre, d’un ton sec, qu’on repassât le défilé et qu’on se bornât à soutenir les jardins et les haies du village de Rumsdorp. « Nous n’y fûmes pas longtemps sans y être accablés de canon, écrit Nicolas de Pomponne[54] ; mais les ennemis, y voyant un gros corps de troupes, n’osèrent entreprendre de nous attaquer ; et nous demeurâmes ainsi, fort près les uns des autres, sans rien dire, l’espace de plus de deux heures, exposés à trois batteries qui nous incommodaient au dernier point. » La fermeté de ces braves gens fut telle, que Guillaume, étonné du peu d’effet de son canon, courut à ses batteries pour en savoir la cause : « Il vit que tous les boulets portaient et que les troupes du Roi essuyaient tous ces coups avec une intrépidité admirable, et ne faisaient que reformer leurs rangs. « Ah ! l’insolente nation ! » cria-t-il en s’en retournant[55].

L’ordre rétabli sur sa droite, le maréchal était promptement revenu vers le point dont, à ses yeux, dépendait la victoire. Nerwinde, hérissé de talus, de haies, de barricades, était toujours au pouvoir de l’ennemi. C’est Nerwinde qu’il voulait avoir. Il détacha du centre douze bataillons d’infanterie, les joignit aux brigades repoussées tout à l’heure. Il chargea le Duc de Bourbon de la nouvelle attaque ; petit-fils de Condé, son impétueux courage le désignait pour cette besogne. Le succès fut d’abord le même qu’à la précédente tentative. Laer fut enlevé d’assaut par quelques régimens, pendant que le Duc de Bourbon forçait les défenses de Nerwinde. Dans son élan, il pénétra jusqu’au centre même du village ; mais, plus on avançait, plus s’accumulaient les barrières. Nos troupes pourtant gagnaient constamment du terrain ; elles parvinrent aux dernières haies. L’ennemi s’y cramponnait avec une vigueur opiniâtre, et l’on multipliait les charges sans l’en pouvoir déloger. Guillaume, en cet instant, sentant qu’il y allait du résultat de la partie, joua résolument son va-tout. Un gros corps d’infanterie gardait le centre de sa ligne ; il se retira de ce poste, le jeta dans Nerwinde. Le grand danger était qu’il laissait de la sorte le front du camp presque sans défenseurs. Si Villeroy, à ce moment, avait, suivant la consigne prescrite, marché droit devant lui, il n’aurait sans doute éprouvé qu’une faible résistance à franchir le grand retranchement, et ce mouvement eût dès lors assuré le gain de la bataille[56]. C’était, on s’en souvient, le calcul fait par Luxembourg dès le début de la journée. Mais, contre toute raison et malgré les prières de ses officiers généraux, Villeroy crut devoir attendre et se tint immobile. Les colonnes du Duc de Bourbon, débordées sur les flancs, assaillies de toutes parts, ne purent tenir contre le nombre. Une seconde fois, elles durent revenir sur leurs pas, évacuer leur conquête ; une seconde fois, l’ennemi reprit possession de Nerwinde. Ce mouvement de retraite s’opéra vers midi. On se battait depuis quatre heures de temps, et tout était encore à faire.


Tandis que, des deux parts, épuisés par cette lutte sanglante, les combattans prenaient haleine, on aperçut alors, au centre de l’armée française, dans un fond abrité du feu de l’artillerie, un petit groupe se réunir et discuter avec animation. C’étaient, autour de Luxembourg, les trois princes, les deux maréchaux, avec Albergotti et le duc de Montmorency. Tous conjuraient le général en chef de ne pas s’obstiner dans une entreprise inutile. La position était, selon eux, imprenable : les soldats, deux fois rebutés, étaient près de perdre courage ; mieux valait renoncer, se résigner à la retraite, plutôt que sacrifier sans fruit l’élite des troupes du Roi. Seul, dit-on, le Duc de Bourbon refusa d’appuyer ces conseils de prudence. Le maréchal écouta leurs raisons en silence ; puis, en paroles rapides, il déclara son parti décidé de continuer la lutte. Si l’on avait échoué deux fois, on réussirait une troisième. Ses meilleurs régimens, jusqu’ici gardés en réserve, n’avaient pas encore combattu ; il les mènerait lui-même à l’assaut de Nerwinde. D’ailleurs Harcourt, resté dans Huy avec un détachement, était mandé par estafette et ne pouvait tarder d’amener ses escadrons. Il acheva sa courte harangue en affirmant qu’il avait résolu de chasser Guillaume de son camp et qu’il le ferait coûte que coûte. Tous s’inclinèrent devant cette inflexible volonté, et l’on ne songea plus qu’à se préparer au combat.

Les heures étaient précieuses ; l’organisation fut rapide. Rien n’égalait, en pareilles occasions, la promptitude de Luxembourg. Il envoya quérir la célèbre infanterie de la Maison du Roi, les vainqueurs de Steinkerque, ces bataillons réputés invincibles. Dès qu’il les vit paraître, il galopa vers eux et, levant son chapeau : « Messieurs, leur cria-t-il, souvenez-vous de l’honneur de la France ! » Ils répondirent par des acclamations. Il se mit à leur tête et les porta au pied des hauteurs de Nerwinde, là où les défenses du village se reliaient au grand retranchement. Les brigades du Duc de Bourbon eurent ordre d’attaquer par le front de la position ; les Suisses et les Gardes-Françaises, côtoyant les haies à leur gauche, se glissèrent rapidement vers la face opposée à celle où se trouvait le général en chef. Les princes et les deux maréchaux, Joyeuse et Villeroy, obtinrent, sur leur demande, permission de se joindre à ce suprême effort. A chacun, Luxembourg assigna sa tâche et précisa son rôle. Lorsqu’il en vint au Duc de Chartres : « Vous en tirerez-vous bien ? lui demanda-t-il en souriant. — Non, riposta brusquement le prince ; je suis un trop jeune fou. Mais donnez-moi quelque vieux routier pour me conduire, et je frapperai comme tous les diables ! » On verra qu’il tint parole. Feuquières eut, en l’absence de Villeroy, le commandement du centre ; il reçut les mêmes instructions, mal exécutées tout à l’heure : se porter sur le retranchement et l’aborder de face, dès qu’il le verrait dégarni. Le signal fut donné. Nos régimens, par trois côtés, se ruèrent à l’assaut de Nerwinde avec une furie sans égale[57].

L’attaque de gauche, confiée aux Suisses et aux Gardes-Françaises, réussit la première. Conti, qui les guidait, traversa haies et palissades, renversa, bouscula tout ce qui se trouvait devant lui. Sans ralentir sa course, et débusquant l’ennemi de poste en poste, il le mena battant jusqu’à la grande place du village. Là, sur une barricade, il planta de sa main l’étendard des Gardes-Françaises, fit dire au maréchal qu’il était au cœur de Nerwinde, et demanda qu’on l’y soutînt. Des régimens anglais, soutenus d’un corps nombreux de réfugiés français, se ruèrent sur lui, s’efforçant à le déloger. « Je le vis à trente pas de moi, lit-on dans une des relations ennemies, combattant comme un lion, au milieu d’un tas effroyable de morts et de mourans. » Il était près d’être accablé, quand Luxembourg déboucha par la droite avec les bataillons de la Maison du Roi. Ces magnifiques soldats avaient maintenu leur renommée ; leur impétuosité fougueuse avait tout emporté, balayé toutes les résistances. Les deux colonnes se rejoignirent, fraternisèrent et se donnèrent la main. Le premier soin de Luxembourg, dès qu’il fut maître du village, fut d’ordonner la destruction des talus et des murs de terre qui délimitaient chaque enclos ; on avait omis de le faire aux deux premières attaques, et l’on s’en était mal trouvé ; les corps, grâce à cette précaution, communiquèrent plus librement entre eux. Au cours de cette opération, le maréchal courut grand risque. Il se vit tout à coup, au détour d’une ruelle du village, en face d’un groupe d’ennemis, le mousquet en arrêt et tout prêts à faire feu. Ils le couchèrent en joue. Montmorency accompagnait son père ; il se jeta rapidement devant lui, le couvrit de son corps, et tomba aussitôt frappé d’une balle à l’épaule. Sa cuirasse, amortit le coup, et la chair seule fut déchirée. Tandis que l’on pansait la plaie de son sauveur, le maréchal, à quelques pas de là, vit passer un blessé, inanimé, baigné de sang, qu’on emportait sur une civière : c’était un autre de ses fils, le comte de Luxe, grièvement atteint à la cuisse comme il forçait une barricade. On crut, les premiers jours, qu’il faudrait lui couper la jambe ; on évita pourtant l’amputation, mais il ne se remit jamais et dut renoncer au service[58].

Quelles que fussent son angoisse, sa douleur paternelles, le maréchal dut passer outre ; un devoir plus pressant l’appelait. On avait pris Nerwinde ; il s’agissait de s’y maintenir. De toutes parts, les renforts arrivaient à l’ennemi ; Guillaume reprenait la tactique qui lui avait si bien réussi tout à l’heure ; il lançait coup sur coup vers cette position essentielle les bataillons détachés de son centre. Il s’y porta de sa personne. Le combat redevint plus acharné, plus furieux que jamais, les Français, à présent. défendant le village et les Alliés cherchant à le reprendre. Jamais, d’après les témoins oculaires, ne vit-on mêlée si ardente et si effroyable carnage. Des pentes rapides de la colline le sang coulait en longs ruisseaux ; les rues étroites du bourg étaient « non pas jonchées, mais comblées » de cadavres ; et çà et là l’amoncellement des morts formait comme de hautes barricades, sur le sommet desquelles se battaient les vivans. Cette lutte se poursuivait avec des chances et des alternatives diverses, quand un message pressant en arracha Guillaume d’Orange : le retranchement de face était forcé, la cavalerie française était dans le camp des Alliés !

Le marquis de Feuquières, avec un parfait à-propos, avait exécuté l’ordre du maréchal. Il avait attendu que l’infanterie du centre des Alliés eût marché vers Nerwinde à l’appel du roi d’Angleterre ; lorsqu’il l’avait jugée enfin hors de portée, il avait lancé en avant le marquis de Créqui avec quelques bataillons d’infanterie. Il prit lui-même les escadrons, et les mena vers un point de l’enceinte qu’il avait remarqué n’être fermé que par des chariots d’artillerie. Avec une souplesse merveilleuse, nos cavaliers se faufilèrent, se glissèrent « deux par deux » au travers d’étroits interstices, et se formèrent « effrontément » à l’intérieur du parapet. Neuf bataillons ennemis, restés pour défendre cette ligne, accoururent précipitamment ; mais ils trouvèrent l’infanterie de Créqui, qui leur barra la route et les tint en respect. A la même heure, et plus près de Nerwinde, la cavalerie de la Maison du Roi, aidée par quelques fantassins qui pratiquèrent une brèche au mur de terre, se précipitait à son tour et s’introduisait dans le camp, escaladant tous les obstacles, « Chaque escadron défila par où il put, à travers les fossés relevés, les haies, les jardins, les houblonnières, les granges, les maisons, dont on abattit tout ce que l’on put de murailles pour se faire des passages[59]. »

L’irruption fut si prompte et si inattendue, qu’une sorte de stupeur paralysa, dans le premier moment, la cavalerie hanovrienne, toute proche de cet endroit. Elle esquissa un mouvement de recul, se replia au fond du camp. Mais elle se rétablit bientôt, chargea nos escadrons, encore imparfaitement formés. Les Gardes du roi d’Angleterre et deux régimens britanniques, appelés à la rescousse, appuyèrent cet effort, et « eurent l’honneur de faire plier des troupes d’élite jusqu’alors invincibles. » Mais ce ne fut que l’affaire d’un instant ; les chevau-légers de la Garde arrêtèrent le désordre, reçurent le choc des Gardes de Guillaume avec une fermeté superbe, donnèrent aux troupes rompues le temps de se rallier. Et voici que de tous côtés, par les brèches élargies, la cavalerie française accourait à toute bride, affluait en torrent, et submergeait la ville enceinte du camp. En face d’elle se rangeaient, adossés à la Geete, les escadrons confédérés ; et, tandis qu’à Nerwinde les bataillons étaient encore aux prises, un violent combat de cavalerie s’en- gageait dans la plaine.


V

Du clocher de l’église, « où il s’était grimpé »[60] depuis le début de l’action, le curé de Nerwinde eut alors sous les yeux un spectacle effrayant et splendide. Dans le quadrilatère, érigé en champ clos, qui s’étendait depuis la Geete jusqu’au niveau des bourgs de Rumsdorp et Nerwinde, une masse énorme de chevaux, — plus de quarante mille au total, — se heurtaient et s’entre-choquaient dans une galopade effrénée. Tantôt, en files serrées, d’épais groupes d’escadrons se jetaient les uns sur les autres, se joignaient un instant dans une mêlée confuse, où brillaient les éclairs des sabres et les lueurs rouges des pistolets, puis reprenaient du champ, revenaient encore à la charge ; tantôt, éparpillée, toute une poussière vivante tourbillonnait au milieu de la plaine, et des duels isolés s’engageaient furieusement, sur cent points à la fois. De cette lutte acharnée, on ne saurait citer tous les traits mémorables, tous les épisodes héroïques, dont le souvenir est conservé dans les récits du temps. C’est M. de Rivarolle, mutilé depuis sa jeunesse et toujours au service, dont un boulet égaré fracasse la jambe de bois ; on le relève et il éclate de rire : « Voilà de grands sots, s’exclame-t-il, et un coup de canon perdu ! Ils ne savent pas que j’en ai deux autres dans ma valise. » C’est Luxembourg, interpellant un cavalier qui met pied à terre et s’éloigne : « Où vas-tu ? lui crie-t-il rudement. — Où je vais ? répond l’homme, ouvrant sa veste et montrant sa poitrine trouée, mourir à quatre pas d’ici, content d’avoir servi sous un général tel que vous ! » Un réfugié français, le marquis de Ruvigny[61], combattait avec rage dans les rangs des confédérés ; tombé de cheval, il est pris ; si on l’envoie au camp du Roi, c’est la mort assurée ; sa tête paiera sa trahison. Mais quelques officiers, de ses anciens compagnons d’armes, l’aperçoivent, s’émeuvent de pitié. Sans lui adresser la parole ni faire semblant de le connaître, ils le relâchent et le font échapper.

Les princes, les maréchaux, tous ceux qui tout à l’heure étaient à l’assaut de Nerwinde, sont là maintenant et mènent les charges. Joyeuse, bien que blessé, court chercher vers Rumsdorp les escadrons de la réserve ; il se met à leur tête, presse l’aile gauche des Alliés et la fait plier devant lui. Conti néglige une contusion qui lui meurtrit l’épaule ; suivi de quelque cavalerie, il longe, dans un galop rapide, le grand retranchement du front, dont il balaie les derniers défenseurs. Pendant cette course, un coup de sabre l’atteignit à la tête ; le « fer de son chapeau » para la violence du coup ; il tua l’agresseur de sa main. Les relations ne tarissent pas sur la conduite du Duc de Chartres. Quand le corps où il se trouvait s’introduisit dans l’enceinte fortifiée, Luxembourg, qui le rencontra, craignant sa fougue irréfléchie, conseilla au marquis d’Arcy, gouverneur du jeune prince, de ne le point laisser entrer : « Et pourquoi le retenir ? répondit le vieux gentilhomme. Vous y passez bien ; mon prince y passera aussi. » Le maréchal céda, mais il faillit s’en repentir. Le prince, à corps perdu, se jeta sur-le-champ au plus épais de la mêlée, chargeant tantôt en tête d’un escadron, et tantôt dans le rang comme un simple soldat. Peu s’en fallut qu’il ne fut pris. Un moment il se trouva seul en présence d’un peloton ennemi ; appréhendé, « tiraillé par son justaucorps, » on l’entraînait déjà, quand l’escorte survint, juste à temps pour le dégager[62].

Mais, dans cette phase dernière de la bataille, celui qui surpassa, effaça tous les autres, celui dont le sang-froid, la géniale clairvoyance, la prodigieuse activité, furent l’émerveillement de l’armée, ce fut le général en chef, le duc de Luxembourg. Oublieux des soixante-cinq ans qui pesaient sur sa tête, nul ne parut, au milieu de ce tourbillon, plus vif, plus jeune et plus alerte. Les deux aînés de ses enfans étant tombés sur le champ de bataille, il menait avec soi le dernier de ses fils[63], presque encore un enfant, le chevalier de Luxembourg. Un page suivait, tenant en main des chevaux de rechange, qu’on lui présentait aussitôt que celui qu’il montait était tué ou blessé sous lui ; le fait se produisit trois fois en moins d’une heure. On le voyait dans tous les endroits à la fois, survenant au moment précis où sa présence devenait nécessaire, indiquant à chacun sa tâche en paroles brèves et nettes, relevant par son seul exemple le courage des plus las, s’occupant des plus minces détails sans cesser d’embrasser l’ensemble. « M. de Luxembourg, s’écrie Racine[64], était, dit-on, quelque chose de plus qu’humain ! » Cette exclamation du poète traduit éloquemment l’impression générale.

Au camp opposé, même spectacle. Comme son rival, Guillaume prenait part à la lutte, comme lui payait de sa personne, avec une admirable audace. Quatre fois, il chargea lui-même, en tête des escadrons. Le régiment qu’il conduisait était composé de Français, protestans réfugiés, dont Ruvigny était le colonel ; Guillaume les connaissait pour les plus braves et les plus « enragés ; » et c’est pour cette raison qu’il en avait fait choix. Ceux qui le virent à l’œuvre ne s’expliquèrent jamais qu’il eût échappé à la mort. Méprisant la coutume du temps, il ne portait pas la cuirasse, dont le poids écrasait son corps frêle, aux épaules voûtées. Le ruban bleu de l’Ordre de la Jarretière, ainsi qu’une étoile de diamans suspendue à son col, le désignaient de loin, faisaient de sa poitrine une cible pour les coups. « Une balle traversa les boucles de sa perruque, une autre son habit ; une troisième lui froissa le côté et mit en pièces son ruban bleu[65]. » Il se tira de ce péril sans une égratignure.

L’illustre historien anglais qui me fournit ces derniers traits fait remarquer ici combien, dans cette espèce de duel entre les chefs des deux partis, éclatent la différence des temps et le progrès des mœurs. Des cent trente mille combattans assemblés au pied de Nerwinde, les deux êtres les plus chétifs, les plus faibles de corps, étaient sans contredit Guillaume et Luxembourg. On les eût, aux époques barbares, regardés comme indignes du noble métier de la guerre. A Sparte, « on les eût exposés le jour de leur naissance. » Le moyen âge chrétien les eût confinés dans un cloître. Quelques siècles plus tard, cet avorton, ce valétudinaire, ce « nain bossu, » ce « squelette asthmatique, » sont l’âme de deux puissantes armées, les embrasent de leur flamme, les dominent par le seul ascendant du génie, démontrant ainsi sans réplique, par un argument saisissant, la supériorité nouvelle et légitime du cerveau sur le muscle et de l’esprit sur la matière.


Il était trois heures après midi. L’ennemi ne cédait pas encore, mais sa résistance mollissait. Malgré tous les efforts pour nous en déloger, Nerwinde demeurait dans nos mains. Dans la plaine, écrit d’Artagnan[66], « quoiqu’il y eût des charges les unes moins heureuses pour nous que les autres, nous ne laissions pas de gagner toujours du terrain... Nous nous trouvions en état de nous former devant eux sur deux lignes, et de leur présenter un front pareil au leur. » À ce moment, un remous extraordinaire se produisit sur la droite des Alliés, qui donna tout à coup des signes d’épouvante. C’était d’Harcourt[67], avec ses vingt-deux escadrons, qui entrait brusquement en scène, par une charge impétueuse sur le flanc de l’ennemi. A Huy, qu’il était chargé de garder, il avait entendu, à six lieues de distance, le bruit de la bataille ; sans attendre les ordres, — qui le rejoignirent en chemin, — il s’était mis diligemment en marche[68]. Arrivé sur les lieux, avec sa prompte intelligence, il s’était rendu compte du point où il fallait frapper. Franchissant le ruisseau entre Laer et Nerwinde, il lance ses escadrons sur les troupes qu’il voit devant soi, profite de leur surprise pour les renverser entièrement et les refouler sur Nerwinde. Luxembourg voit ce qui se passe ; il comprend que, sur toute la ligne, l’heure a sonné de l’effort décisif. Des estafettes se précipitent dans toutes les directions, ordonnant de sa part une attaque générale. Au centre, toute la cavalerie se masse et se porte en avant, dans une charge d’ensemble, tandis que, vers Nerwinde, d’Harcourt poursuit sa course victorieuse, et qu’à l’autre bout de la ligne, du côté de Neerlanden, la réserve dessine un mouvement offensif. De toutes parts, l’armée des Alliés sent se resserrer notre étreinte. Une irrésistible poussée menace de l’acculer aux bords périlleux de la Geete ; et Guillaume, conscient du danger, se résigne enfin à donner l’ordre de la retraite.

Résolution tardive ! Déjà, sur ses troupes ébranlées, s’abattait la panique, plus meurtrière que la bataille. Pour s’échapper, une seule issue restait, la Geete, aux rives hautes et glissantes, et qui, grossie par l’orage de la veille, roulait des eaux limoneuses et rapides. Sept ponts seulement la traversaient, en arrière du camp retranché, sept ponts étroits, pour toute une grande armée. Pourchassés, l’épée dans les reins, par nos impétueux escadrons, fantassins, cavaliers, officiers et soldats coururent vers la rivière, dans une fuite éperdue. Guillaume, conservant son sang-froid sous le vent de folie qui soufflait en tempête, fit de son mieux pour protéger, pour couvrir la retraite, et sauver les débris de ses régimens dispersés. A la tête de ses Gardes, et soutenu par le comte d’Athlone, dont la brigade était intacte, il chargea plusieurs fois la cavalerie française et la tint un temps en échec. Mais il fut enfin entraîné dans le torrent de la déroute. Serré de près par plusieurs de nos gens, il eut grand’peine à se frayer passage jusqu’à la Geete et ne dut son salut qu’à la sûreté du pied de son cheval, qui franchit les berges visqueuses et le porta sur l’autre bord. Le capitaine de ses Gardes fut pris : « Tenez, messieurs, — dit-il à ceux qui le terrassaient, en désignant de loin Guillaume d’Orange, — voilà celui qu’il vous fallait prendre ! »

Dans la masse confuse des fuyards, l’affolement grandissait de minute en minute. Nos troupes, exaspérées par dix heures de combat, n’accordaient guère de quartier, et massacraient ceux qu’elles pouvaient atteindre. Là succombèrent le prince de Barbançon, le comte de Solms et plusieurs autres généraux de l’état-major de Guillaume. Le duc d’Ormond[69] aurait eu le même sort, sans une bague qu’il avait au doigt ; cet énorme diamant attira les regards du soldat prêt à le frapper, qui préféra garder intacte une proie devinée lucrative. Sur les rives de la Geete, la scène était indescriptible. Hommes et chevaux s’y ruaient pêle-mêle, roulaient enchevêtrés sur les pentes boueuses et sanglantes, se débattaient au milieu du courant, avec des hurlemens affreux. En un moment, dit un témoin, le lit de la rivière fut tellement rempli de cadavres que « l’eau fut arrêtée » et déborda sur les prairies voisines. « Il y eut une si grande quantité de noyés, écrit aussi d’Harcourt[70], que le reste passa dessus comme sur un pont. » Le comte de Mérode-Westerloo, qui escortait Guillaume, confirme de son témoignage ces effroyables descriptions : « Quand nous fûmes culbutés, dit-il[71], le plus grand embarras fut aux ponts de la Geete, où, tout le monde voulant passer en foule, on se précipitait les uns sur les autres, et une infinité de monde s’écrasa et se tua. Ce fut là où nous perdîmes le plus d’hommes. » Pendant plusieurs journées, la Geete demeura teinte de sang.

A la gauche extrême des Alliés, du côté de Neerlanden, le désastre fut moindre. Le corps qui occupait ce poste mit le feu au village, et profita de la fumée pour s’évader sans être vu. Ils se dirigèrent vers Dormaël et passèrent la Geete en bon ordre. A l’exception de cette colonne, le reste de l’armée alliée s’éparpilla, se fondit en poussière ; « on eût eu peine, écrit d’Harcourt, à trouver vingt hommes assemblés. » Toute l’artillerie ennemie, les pontons, les chariots, un riche et immense bagage, furent abandonnés dans le camp et devinrent la proie des vainqueurs. Si les Français avaient passé la Geete, il est permis de supposer que l’armée de Guillaume eût été totalement détruite. Mais, sous une chaleur accablante, après quinze heures de marche, une longue nuit passée sous les armes, une journée entière de combat, nos troupes étaient rendues, harassées de fatigue ; mais les chevaux, à jeun depuis quarante-huit heures, se soutenaient à peine sur leurs jambes ; mais la poudre et les munitions étaient sur le point de manquer. Luxembourg ordonna d’arrêter la poursuite. Il manda d’Artagnan, major général de l’armée, qu’il chargea d’annoncer la victoire à Marly ; il lui remit un billet pour le Roi, daté du champ de bataille, griffonné à la hâte « sur un méchant morceau de papier. » Voici ces lignes laconiques, dont l’apparente simplicité cache mal la hauteur orgueilleuse : « Artagnan, qui a bien vu l’action, en rendra bon compte à Votre Majesté. Vos ennemis y ont fait des merveilles, vos troupes encore mieux. Les princes de votre sang s’y sont surpassés. Pour moi, Sire, je n’ai d’autre mérite que d’avoir exécuté vos ordres. Vous m’aviez dit d’attaquer une ville et de donner une bataille. J’ai pris l’une, et j’ai gagné l’autre[72]. »

Albergotti partit quelques heures après d’Artagnan, pour compléter les détails de l’affaire, apporter l’état des trophées et le chiffre des pertes. Nous avions dans les mains environ 1 500 prisonniers, 84 pièces d’artillerie, 77 drapeaux, des chariots par milliers[73]. Mais par quels flots de sang avait-on acheté la victoire ! 10 000 de nos soldats gisaient sur le champ de bataille. La perte des Alliés se montait environ au double, 18 000 hommes selon certaines évaluations, et 22 000 selon les autres. Les vainqueurs, qui passèrent la nuit dans le camp si chèrement conquis, durent l’abandonner le lendemain, tant l’infection était intolérable. Malgré les soins qu’on prît pour enterrer tant de cadavres, durant de longues années le terrain demeura jonché de crânes, d’ossemens blanchis, de débris de toutes sortes. L’été qui suivit la bataille, un voyageur anglais, traversant ces parages, eut la curiosité de visiter le théâtre du drame. Il gravit les pentes de Nerwinde, d’où son œil embrassait l’ensemble de la plaine. Du sol, fécondé par la mort, avait germé, dit-il[74], une floraison de pavots rouges. A ses pieds s’étendait un immense tapis écarlate, qu’on eût pris pour une nappe de sang. Un frisson, à cette vue, lui parcourut les membres ; en sa mémoire de protestant, nourrie de citations bibliques, surgit ce verset d’Isaïe : « La terre épanche son sang et refuse de recouvrir les morts ! »


PIERRE DE SEGUR.

  1. Le Roi à Luxembourg, septembre 1692. — Archives de la Guerre, t. 1138.
  2. Mémoires de Feuquières. — Manuscrits de la maison de Luxembourg, cités par Désormeaux dans son Histoire de la maison de Montmorency, t. V.
  3. Lettres des 15 mai et 1er juin 1693.
  4. Mémoires du marquis de La Fare.
  5. Lettre de Geheim, agent hollandais à Paris, à Heinsius, 27 novembre 1693. — Archives du Grand Pensionnaire, publiées à La Haye en 1880.
  6. Dans le Hainaut français, entre Valenciennes et Landrecies. Louis XIV y arriva le 25 mai.
  7. Journal de Dangeau, mai 1693.
  8. Les troupes de l’armée du Roi étaient à ce moment à Thieusies, et celles de Luxembourg à Felluy. Ce ne fut que le 7 juin que l’on s’établit à Gembloux.
  9. Lettre du 27 mai. — Archives de la Guerre, t. 1201.
  10. Lettre du 30 mai 1693. — Traduit du hollandais, Archief den raadpensionaris Antonie Heinsius.
  11. Godart de Reede de Guinckel, comte d’Athlone, Westphalien d’origine, mort à Utrecht en 1703.
  12. Mémoire historique sur la campagne de Flandre. — Archives de la Guerre, t. 1211.
  13. Lettre du 30 mai, loc. cit.
  14. Lettre du 8 juin 1693. — Archives de la Guerre, t. 1201.
  15. Notes historiques. Œuvres de Racine, éd. Hachette.
  16. Mémoires, éd. Boislisle, t. I.
  17. Lettre du 8 juin, loc. cit.
  18. Lettre du 30 mai. — Archief, etc.
  19. Mme de Maintenon était restée avec les dames à Namur, lorsque le Roi se rendit au camp de Gembloux.
  20. Le seul Berwick émet un doute : « C’est ce que je ne puis, dit-il, ni affirmer ni nier. »
  21. Voir à ce propos la longue note de Lavallée dans sa publication des Lettres historiques et édifiantes de Mme de Maintenon, l’Histoire de Mme de Maintenon, par le duc de Noailles, etc.
  22. Lettres des 10 et 11 juin 1693. — Archives de la Guerre, t. 1201.
  23. L’armée d’Allemagne comptait alors soixante-dix-neuf bataillons et deux cent vingt-cinq escadrons des meilleures troupes de France.
  24. Si l’on objectait, comme l’ont fait quelques historiens modernes, que, grâce au temps perdu et aux habiles dispositions de Guillaume, la réussite du plan d’offensive n’était pas aussi assurée que l’affirment tous les contemporains, il suffirait d’alléguer pour réponse ce qui se passa quelques semaines plus tard, quand Luxembourg, avec une armée réduite d’un tiers, infligea aux Alliés une sanglante défaite, que l’adjonction de l’armée du Roi eût transformée pour eux en catastrophe.
  25. C’étaient les Gardes françaises et suisses, Piémont, Navarre, le Roi, Lyonnais, Provence, Chartres et Bourdonnais.
  26. Voyez à ce propos le Maréchal de Luxembourg et le prince d’Orange, p. 65.
  27. Saint-Simon, Mémoires, éd. Boislisle, t. I.
  28. 8 juillet. — Archives de la Guerre, t. 1206.
  29. 22 juin. — Archives de la Guerre, t. 1205.
  30. Mémoire sur la campagne de Flandre. — Archives de la Guerre, t. 1206.
  31. Lettre du comte d’Athlone du 20 juillet. — Archief, etc.
  32. Guiscard à Barbesieux, 23 juillet. — Archives de la Guerre, t. 1206.
  33. 27 juillet. — Archief, etc.
  34. Louis-Félix Nogaret, marquis de La Valette, t. 1201.
  35. 25 juillet. — Archives de la Guerre, t. 1201.
  36. C’est un fait qui résulte, non seulement des évaluations françaises, mais d’une lettre du comte d’Athlone à Heinsius du 29 juillet, Archief, etc.
  37. Il existe, à peu de distance l’une de l’autre, deux rivières du même nom, la petite Geete et la grande Geete, toutes deux affluens du Demer, qui se jette lui-même dans la Dyle.
  38. Lettre du 27 juillet au soir. — Archives de la Guerre, t. 1206.
  39. Quatorze bataillons d’infanterie et cinq régimens de cavalerie.
  40. Saint-Simon, Mémoires, éd. Boislisle, t. I.
  41. Relation de Nicolas-Arnauld de Pomponne. Mss. de l’Arsenal, n° 6040.
  42. Aussi nommé Landen-Fermé, pour le distinguer de Neer-Landen, situé à deux milles de là.
  43. L’Art de la guerre, par le maréchal de Puységur.
  44. Mémoires, passim.
  45. Lettre d’un officier général de l’armée confédérée, sur ce qui s’est passé à la bataille de Wangen (Nerwinde), 31 juillet 1693. (Bibl. nationale L. 37-4828. Pièce.)
  46. Ce sont en effet les chiffres qui résultent des évaluations faites dans l’une et l’autre armée avant la bataille. Un document hollandais indique pour les Alliés le chiffre précis de cinquante-huit mille hommes. On se souvient que la faute récente de Guillaume venait de le priver d’environ vingt mille combattans.
  47. Gaston-Jean-Marie de Mornay, comte de Montchevreuil, lieutenant général tué à Nerwinde le 29 juillet 1693.
  48. Jacques Fitz-James, duc de Berwick, fils naturel de Jacques II et d’Arabelle Churchill, né en 1661, naturalisé Français en 1703, maréchal de France en 1707, tué au siège de Philisbourg, le 12 juin 1734.
  49. Mémoires de Feuquières.
  50. Nous avions soixante-dix canons contre cent aux Alliés.
  51. 3 août 1693. — Arch. de la Guerre, t. 1318.
  52. Mémoires de Berwick.
  53. Lettre d’un officier général de l’armée confédérée. Passim.
  54. Relation manuscrite, loc. cit. — Lettre de M. de la Taste, du 31 juillet. — Archives de la Guerre, t. 1 206.
  55. Mémoires de Saint-Hilaire, t. II .
  56. Mémoires de Feuquières. — Histoire militaire de Flandre, par le chevalier de Beaurain, etc.
  57. Le récit de l’épisode qui suit est tiré des deux relations de Conti et de d’Artagnan (Archives de la Guerre, t. 1318 et 1206), de la relation de Nicolas de Pomponne (Manuscrit de l’Arsenal 6 040), des relations du Mercure, de la Gazette, des Mémoires de Feuquières, de Saint-Simon, de Saint-Hilaire, etc.
  58. « Quel spectacle, — écrit Racine à ce propos, quelques jours après la bataille, — que ce héros qui voit blesser ses deux enfans à ses côtés, et qui n’en perd pas l’action de vue, donnant toujours ses ordres avec la même tranquillité !… Je vois les gens les plus durs et les plus grossiers qui en ont été attendris, et qui se passionnent pour M. de Luxembourg, comme nous pourrions faire. » (Lettre du 5 août 1693). — Œuvres de Racine, éd. Hachette, t. VII.
  59. Saint-Simon, passim.
  60. Saint-Simon, Mémoires, passim.
  61. Henry de Massué, marquis de Ruvigny, 1648-1720. — Il fut créé par Guillaume vicomte de Galway, comte de Tyrconnel, et pair d’Irlande.
  62. D’Artagnan à Barbesieux. — Archives de la Guerre, t, 1206.
  63. « Il combattit à Nerwinde, dira plus tard le Père de La Rue dans son Oraison funèbre, à la manière des anciens héros de sa race, c’est-à-dire au milieu de ses enfans, dont le plus jeune, à seize ans, faisait sa seconde campagne. »
  64. Lettre du 6 août 1693. Passim.
  65. Macaulay, Histoire de Guillaume III, t. II .
  66. 3 août. — Archives de la Guerre, t. 1328.
  67. Henri d’Harcourt, marquis de Beuvron, plus tard duc d’Harcourt, né en 1654, maréchal de France an 1703, mort en 1718.
  68. « Il fit cinq lieues au grand trot », porte le rapport officiel. (Archives de la Guerre, t. 1206.)
  69. Jacques Butler, duc d’Ormond, qui fut plus tard généralissime des armées anglaises, né en 1665, mort on 1747.
  70. Lettre du 30 juillet. — Archives de la Guerre, t. 1200.
  71. Mémoires, passim
  72. Mélanges manuscrits de Guillaume de Lamoignon. (Collection de l’auteur.)
  73. Rapport officiel adressé au ministre de la Guerre. — Archives de la Guerre, t. 1206.
  74. Lettre de lord Perth à sa sœur, du 17 juin 1694, citée par Macaulay, passim.