Aller au contenu

La Légende de Metz/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorf, éditeur (p. 77-106).


CHAPITRE V


Pourquoi et comment l’Impératrice fit déclarer la guerre ? — La corruption le l’Empire. — Les surprises de la guerre d’Italie. — L’affaire de Sarrebrück. — D’après les journaux anglais. — Tout le monde commande. — Retraite sur Metz. — On a besoin d’une victoire. — Il faut passer la Moselle. — Commandement en chef. — Le dessous des cartes. — Départ de l’Empereur. — Le camp de Châlons. — Déjeuner impérial. — Impératrice et gouverneur. — Chez le Ministre de la Guerre.


M. Alfred Darimon, ancien député de la Seine, dit1 : « À partir de 1865, il y eut aux Tuileries un parti de l’Impératrice. Elle avait réussi à gagner un certain nombre de personnalités qui tombaient naturellement sous son influence immédiate ; elle s’était ainsi formé une clientèle importante, à l’aide de laquelle elle s’était constitué dans le gouvernement une sorte de lieutenance honoraire de l’Empire.

« C’est le parti de l’Impératrice qui avait le plus poussé à la guerre avec la Prusse. C’est lui qui avait exigé que l’Empereur prît le commandement en chef de l’armée. Son projet, qu’il n’avait pas tardé à dévoiler, était, après avoir éloigné l’Empereur, de s’emparer de la régence et de profiter de la première victoire pour en finir avec la politique du 2 janvier. »


En effet, lorsque les ministres se réunirent en conseil pour voter sur la question de la guerre avec la Prusse, ils se prononcèrent à tour de rôle, et la majorité n’était pas établie quand on consulta le maréchal Le Bœuf.

Celui-ci fit une sortie des plus violentes, comme si la leçon lui eût été faite d’avance, comme si on lui eût indiqué le côté vulnérable de l’Empereur, — l’horreur des discussions.

Le maréchal s’emporta, et déclara qu’il ne comprenait pas qu’un Conseil composé de ministres français pût hésiter un instant.

L’Empereur, qui n’avait pas encore parlé, se leva avec lenteur et dit simplement :

« C’est bien, la cause est entendue. »

La Guerre était décidée.

La guerre de 1870-71 fut entreprise sous les plus funestes auspices.

L’esprit révolutionnaire était très généralement répandu dans l’infanterie. Cet esprit d’égalité et de révolte avait fait dans cette arme ses principaux ravages.

La discipline était très faible, mais sa faiblesse avait moins pour cause le sentiment de révolte du soldat que l’absence de dignité et d’énergie nécessaires à l’expression du commandement chez l’officier.

L’artillerie et le génie, aussi imbus que l’infanterie des idées révolutionnaires, étaient commandés par des officiers dont le courage traditionnel semblait croître avec le sentiment de l’infériorité de leurs armes vis-à-vis des armes prussiennes ; mais ce courage, cette valeur ne pouvait compenser l’affaiblissement moral des troupes, provenant de leurs sentiments politiques.

La cavalerie, par une grâce toute spéciale, qu’elle doit, sans aucun doute, à sa tradition dont l’origine remonte à la chevalerie, avait au contraire une parfaite discipline ; elle était animée des sentiments les plus élevés d’abnégation et de courage.

Enfin l’état-major, qui ne constitue pas à proprement parler une arme, mais qui, par ses fonctions, par ses rapports intimes et journaliers avec les chefs, exerce fatalement une grande influence sur les armées, l’état-major était vaniteux, ambitieux et insuffisant.

Ce qu’on s’est plu à appeler la corruption de l’Empire, c’est-à-dire l’avancement convoité avec frénésie comme un moyen d’accroître son bien-être, l’intrigue remplaçant le mérite, les intérêts privés l’intérêt général, cette corruption était répandue dans toute l’armée, depuis les plus hauts emplois jusqu’aux plus modestes.

La confiance, si nécessaire au soldat, que Napoléon Ier l’appelait son meilleur corps d’armée, faisait absolument défaut. Il est facile d’en établir la raison.

La création de la garde nationale mobile avait indisposé l’armée, qui n’avait pas pris au sérieux ces troupiers d’occasion, ventrus, barbus et chevelus. Elle ne les considérait pas comme des frères d’armes, formant une réserve qui pourrait la soutenir au besoin, mais ne voyait en eux que les partisans de l’émeute, l’armée de la révolution.

Les conférences militaires, également créées par le maréchal Niel, et qui avaient attiré l’attention sur le général d’Andlau, alors colonel, avaient appris à tout le monde, six mois avant la guerre, la triste infériorité de l’effectif de l’armée française, comparé à l’effectif allemand.

Enfin, il avait été porté à la connaissance de tout le monde, dans ces mêmes conférences, que dans huit années seulement, grâce à l’organisation nouvelle, l’armée française pourrait lutter à forces égales avec l’Allemagne.

Il n’y a pas d’armée possible sans une confiance réciproque entre le soldat et ses officiers, entre les officiers supérieurs et les inférieurs.

Si le soldat, trompé par le sentiment populaire, s’était figuré qu’il irait à Berlin comme on va au bois de Boulogne ; s’il était disposé à suivre ses chefs dans cette partie de plaisir, les généraux qui, dix années auparavant, avaient joué un rôle dans la guerre d’Italie, avaient dans les talents militaires du chef suprême, l’Empereur, une confiance moins aveugle. Le succès de la guerre d’Italie n’a été dû qu’à des circonstances toutes fortuites, qu’à de heureux hasards, où le talent militaire des chefs n’était pour rien.

Par exemple : la veille au soir de Magenta, on ne savait pas si Giulay s’était retiré et l’Empereur à passé la nuit à Novarre, occupé à préparer un plan de bataille pour Novarre même. La veille au soir de Solférino, les divisionnaires furent prévenus que l’ennemi était entre l’Adige et le Mincio. On était donc en pleine sécurité, et la bataille du lendemain fut encore une surprise.

Dans les deux cas on combattit au hasard, chacun faisant pour le mieux ; Canrobert à l’aile droite immobilisé, ne sachant pas si l’ennemi est devant lui.

Dans les deux cas, la nuit venue, était-on battant ou battu ? On était incertain. On croyait à un grand combat pour le lendemain ; mais quand le jour parut et qu’on ne vit plus d’armée autrichienne, toutes les trompettes de la Victoire et de la Renommée se mirent à sonner : les victoires étaient éclatantes, et les chefs des héros !

La nuit venue, on couchait sur le champ de bataille autrichien, et cependant l’ordre ne vint pas de l’Empereur de lancer toute la cavalerie à la poursuite de l’ennemi dégringolant par les pentes du Mincio.

Malheureusement, si quelques chefs avaient pu se rendre compte de ce qui s’était passé, la masse l’ignorait. Une des conséquences les plus funestes de cette ignorance fut de laisser supposer que l’Empereur pouvait avoir quelque talent militaire, et qu’il suffisait d’être un Napoléon pour être un grand général. On a dit bien des fois que rien ne réussit autant chez nous que le succès, — il prouve et justifie tout ; mais aussi la masse inconsciente et bête ne pardonne pas l’insuccès.

L’Empereur, poussé par le pays, avait été obligé de faire la guerre à l’Allemagne, qu’il le voulût où non. Mais personne plus que lui ne devait connaître l’infériorité matérielle et morale avec laquelle il allait affronter cette armée allemande, qui avait porté à ses dernières limites le respect et le dévouement envers son souverain ; cette armée qui avait perfectionné, plus qu’aucune autre, l’application des principes de discipline, de recrutement, d’organisation, de tactique et de stratégie.

Dès le début de la guerre, l’Empereur dut avoir l’intuition, le pressentiment de ce qui allait arriver.

S’il était incertain, l’affaire de Sarrebrück devait lui dessiller les yeux.

Il avait, peu après son arrivée, poussé par le général Frossard — qui, trois ans avant la guerre, avait fait un plan à cet effet, — ordonné cette inutile et ridicule attaque.

Quand on est réputé grand homme, quand on est gouverneur d’un prince impérial, son professeur en art militaire, et quand on a fait un plan, on n’est pas fâché de l’exécuter soi-même.

Frossard fut donc chargé d’attaquer Sarrebrück avec son corps d’armée, le 2e. Il est vrai que, comme il importait d’éviter un échec, on le fit soutenir par le 3e et le 4e corps.

Malheureusement ce plan si ancien, si bien mûri, réputé si parfait, était vicieux, et son auteur montra dans la conduite de cette expédition une incapacité telle que l’opération échoua complètement.

C’était commencer par un insuccès, et par un insuccès honteux ; car, à cette époque, 2 août, Sarrebrück n’était défendu que par la petite garnison du pied de paix, et pas une seule fraction de l’armée allemande n’y était encore arrivée.

Cet échec produisit l’effet le plus désastreux. Jamais l’armée ne s’est relevée de ce premier coup, dont l’Empereur, plus profondément que tout autre, avait senti la gravité.

Sarrebrück, défendu seulement par une garnison de 1 500 hommes, attaqué par trois corps d’armée !

Cet insuccès, qui eut sur toute la campagne l’influence la plus néfaste, porta le trouble et l’angoisse dans le cœur de l’Empereur et de son entourage intime.

Comment Frossard, si sûr de lui-même, Frossard, à qui il avait confié ce qu’il avait de plus cher au monde, son fils, — Frossard en était là ! Mais le coup était porté. Et le désordre d’esprit dans lequel se trouvait l’Empereur se montra au grand jour par des ordres, des contre-ordres réitérés, basés sur les renseignements les plus incertains et les plus contradictoires qui parvenaient à l’état-major général, concernant la marche et les mouvements de l’ennemi. A tout propos des troupes étaient mises en mouvement, puis arrêtées, avec ordre de revenir au point de départ. C’étaient des allées et venues continuelles sur le même terrain, sans un instant de répit.

Ce qui est grave, beaucoup plus grave, c’est que non seulement cette guerre avait été entreprise sans que l’armée fût prête, sans plan déterminé, mais encore sans que l’Empereur eût fait établir à l’avance, — première précaution militaire à prendre —, un système d’informations, d’espionnage, destiné à l’éclairer sur les mouvements de l’ennemi.

L’affaire de Sarrebrück avait ébranlé tout l’édifice, porté un tel coup, jeté un tel désarroi, que quelques heures après l’Empereur, sans le vouloir, le constate lui-même, dans son ordre du jour du 4 août, que je rapporte ici :


ORDRE


Il faut toujours supposer à ses ennemis le projet le plus raisonnable. Or, d’après ce qu’on lit dans les journaux anglais, le général Steinmetz occuperait une position centrale entre Sarrebrück et Deux-Ponts, et serait appuyé par derrière par un corps du prince Frédéric-Charles, et la gauche se relierait à l’armée du Prince Royal qui se trouve dans la Bavière rhénane. Leur but serait de marcher droit sur Nancy. En conséquence, je désire que les troupes prennent les positions suivantes :

Le général de Ladmirault aura son quartier général à Boulay, une division à Boucheporn, la troisième à Teterchen.

Le maréchal Bazaine aura son quartier général à Saint-Avold, une division à Marienthal, une troisième à Puttelange. La quatrième sera placée suivant ses convenances, soit en avant, soit en arrière de ses positions.

Le général Frossard restera dans la position où il est. Le général de Failly ira rejoindre à Bitche la division qui y est déjà : ces deux divisions seront sous les ordres du maréchal de Mac-Mahon. Celle qui restera à Sarreguemines se mettra en relation avec la division qui est à Puttelange, et sera sous le commandement du maréchal Bazaine.

La division de cavalerie qui est à Pont-à-Mousson se portera à Faulquemont.

Le maréchal Canrobert sera à Nancy avec trois divisions.


NAPOLÉON.


Metz, le 4 août 1870.


P.-S. — Il est bien entendu que celle de ses divisions que le général de Ladmirault enverra à Boucheporn ne se rendra sur ce point que dans la journée du 6 de ce mois.


D’après les journaux anglais !

C’était un reporter qui déterminait les mouvements militaires de la France, et l’Empereur avait la naïve bonne foi de l’avouer.

Du reste, dans cet ordre on ne sent ni l’énergie ni la volonté que doit avoir tout commandant en chef, ni la confiance en lui-même qui impose la confiance aux autres.

L’Empereur désire que les troupes prennent telle position ; il amoindrit son commandement jusque dans la forme.

Dans tout ce désordre, la division du général Decaen avait marché trois jours sans pouvoir faire la soupe. Cette division était épuisée de fatigue et complètement démoralisée avant d’avoir tiré un coup de fusil.

Tout à coup apparaît une tête de colonne prussienne. Le général Frossard en est prévenu le premier. Non seulement il ne tient pas compte de l’avis qu’on lui donne, mais, chose inouïe, incroyable, il est surpris par l’attaque de l’ennemi pendant son déjeuner.

Si nos ennemis avaient eu le talent qu’ils s’attribuent, et qu’on leur a laissé si largement s’attribuer, en France pour justifier nos désastres, le 2e corps était perdu. Il pouvait, il devait être isolé et avoir là son Sedan.

Le 7 commençait la retraite sur Metz ; ce même jour l’armée apprenait le désastre de Reichshoffen ! Les maréchaux donnaient des ordres. L’Empereur en donnait également sans les prévenir ; le ministre de la Guerre, l’Impératrice envoyaient des instructions de Paris.

Quelle effroyable confusion ! Voici par exemple, ce que répondait, le 7, le général de Ladmirault à un ordre du maréchal Bazaine :


ARMÉE DU RHIN Boulay, le 7 août 1870.

4e Corps.

——-

LE GÉNÉRAL COMMANDANT

N° 76.

——-

Monsieur le Maréchal,


Votre Excellence m’avait adressé pendant la nuit et à la date du 6 août une dépêche me prescrivant de mettre les trois divisions de mon corps d’armée en marche sur Saint-Avold. Cette dépêche m’est parvenue à 3 heures du matin ; elle avait été sans doute expédiée avant minuit.

Aujourd’hui 7 août j’ai reçu à 4 heures un quart du matin une dépêche télégraphique expédiée de Metz à 4 heures ainsi conçue :

« Retirez-vous sur Metz après avoir rallié toutes vos divisions.

« NAPOLÉON. »

Cet ordre est donc le dernier qui m’ait été expédié et auquel je dois me conformer ; je donne tous mes ordres à cet effet, et aujourd’hui, 7 août, mes trois divisions occupent les positions près de Boulay.

Agréez, monsieur le Maréchal, l’expression de mon respect.

Le général commandant le 4e corps,

DE LADMIRAULT.

Comment pouvait-on espérer un succès dans de pareilles conditions !

Le maréchal de Mac-Mahon, l’homme légendaire, non seulement dans l’estime du soldat, mais encore dans celle de l’officier, avait été écrasé !

Rien ne peut donner une idée de l’effet de cette nouvelle, arrivant le lendemain de l’affaire de Spickeren, sur le moral déjà si malade de notre pauvre armée ; et cela, depuis l’Empereur et l’état-major général, jusqu’au dernier soldat. Aussi quel désordre se produisit dans l’infanterie !… Les officiers cherchaient à peine à le réprimer.

Le découragement, cette conséquence des désastres, s’était emparé de tout le monde.

La retraite sur Metz s’opéra dans un désordre indescriptible. La Garde, les 3e et 4e corps se retiraient sur une seule route encombrée du matériel de l’intendance, des voitures et bestiaux des paysans qui fuyaient devant l’armée prussienne.

Si, au milieu de cette masse confuse, l’ennemi avait lancé quelques obus, que, serait-il arrivé ?

Les plus simples précautions de reconnaissance prises par quelques-uns, au milieu de l’ignorance générale de la position de l’ennemi, de la confusion, de l’encombrement des communications et du désarroi des esprits, ne faisaient qu’accroître l’angoisse générale.

Reconnaître l’ennemi… Le vainqueur était donc tout près ?

Les hommes en possession de leur sang-froid et de leur énergie, étaient bien rares en ce moment.

La Garde, les 3e et 4e corps furent arrêtés et prirent position sur une première suite de hauteurs, formant une ligne trop étendue pour leur front, et située environ à deux lieues de Metz. On attendit là le 2e corps, qui arriva enfin le surlendemain, fatigué, épuisé de ses marches inutiles, sur Sarreguemines d’abord et sur Metz ensuite, profondément démoralisé, ayant cependant accompli tout son trajet, sans avoir été non seulement inquiété, mais suivi.

Le jour même de son arrivée, l’armée se rapprocha encore de Metz, de manière à s’appuyer au besoin sur la place et sur les forts.

Le bruit de la décision prise par l’Empereur de continuer la retraite sur Châlons, pour y rallier les 1er, 5e et 7e corps, s’était répandu dans l’armée avec une extrême promptitude. Cette résolution, dont on jugera bientôt l’opportunité et l’à-propos, étant prise, il était urgent de l’exécuter au plus tôt.

Il est certain, en effet, que les armées allemandes avaient été répandues en France par leurs deux déversoirs naturels : les chemins de fer de Wissembourg et de Forbach.

Le génie de l’Empereur n’ayant pas découvert qu’il en serait ainsi, les deux désastres de Reichshoffen et de Forbach ne permettaient plus d’en douter. Donc, d’une part, l’armée victorieuse à Reichshoffen allait suivre la route de Nancy ; de l’autre, l’armée nécessairement la plus considérable, — puisqu’on savait en Allemagne que le point d’appui central était Metz, — allait marcher sur cette ville.

Mais il était matériellement impossible que cette armée eût pu, depuis le 5 août, jour de l’arrivée de son premier corps à Forbach, être débarquée et transportée. Il était rationnel de penser que le corps prussien victorieux à Spickeren se contenterait de ce premier succès, et attendrait l’arrivée des autres corps de son armée pour s’avancer.

Nous avions donc quelques jours d’avance ; ces quelques jours, diminués de deux par la marche du général Frossard, avaient un prix inestimable. On pouvait et on devait en profiter, coûte que coûte, en raison de l’état moral de l’armée d’abord, et des chances qu’il y avait peut-être encore de sauver la France ensuite.

II fallait, vu les fautes stratégiques qui avaient été commises, réunir l’armée dans une forte position, lui rendre la confiance et l’énergie par une victoire ; mais il fallait se hâter. Ce n’était pas chaque jour qui avait un prix immense ; c’était chaque heure.

Le 10, le 11, le 10 se passent et l’armée reste immobile. Quel était donc l’obstacle infranchissable qui s’opposait à sa marche ?

Le commandant en chef du génie de l’armée, qui était en même temps commandant supérieur de Metz, s’en rapporta à ses inférieurs pour l’exécution de ses ordres. Il laissa à des subalternes le soin de jeter des ponts, sans que la précision de ces ordres pût faire prévoir de quelle importance il était pour l’armée que ces ponts fussent jetés au plus tôt ; les subalternes en prirent à leur aise, et les travaux furent si mal exécutés, que l’un des ponts fut emporté à peine achevé.

Pendant ces longs jours, déplorablement perdus, l’Empereur s’inquiétait, se désolait : ses lettres et dépêches en font foi.

Les désastres qu’avait déjà subis l’armée depuis le commencement des opérations, loin de faire jaillir de son esprit quelque trait de génie grâce auquel il pût combattre la mauvaise fortune, ne lui inspirèrent qu’une pensée : se retirer enfin et laisser à un autre, avec les responsabilités des événements néfastes, le soin de se tirer d’affaire comme il pourrait.

La situation de l’armée devenait, en effet, plus critique à chaque seconde. Par l’écrasement du maréchal de Mac-Mahon, elle avait perdu son aile droite ; on était sans nouvelles du corps de Failly qui pouvait être dispersé, ou entouré et forcé de mettre bas les armes. En outre, il est certain que chaque jour perdu sur le plateau de Borny était activement mis à profit par l’ennemi, que plusieurs de ses corps d’armée étaient devant nous, et qu’il comprenait évidemment le but de notre retraite.

Si l’Empereur ne voyait pas cette situation dans tous ses détails et dans toute sa gravité, il la voyait néanmoins assez clairement pour être dans une extrême inquiétude. Il consulta le maréchal Bazaine.

Aux questions posées par l’Empereur, le maréchal répondit :

— Nous n’avons encore devant nous que trois corps d’armée ennemis ; il faut les attaquer. Nous avons la supériorité du nombre et celle de la position ; si Votre Majesté veut me charger de l’opération, je me fais fort de battre ces trois corps et de les renvoyer à la frontière. Ce succès relèvera le courage de l’armée, donnera au commandant en chef du génie le temps de construire ses ponts, rendra l’ennemi très circonspect, et nous passerons la Moselle sans être inquiétés.

— Non, lui répondit l’Empereur, témoin de l’affaissement moral de l’armée et se l’exagérant encore. Il faut passer la Moselle le plus tôt possible, — c’était son idée fixe. — Cette attaque retarderait le passage.

— Mais, Sire, le passage est impossible en ce moment, les ponts ne sont pas prêts ; pendant que nous nous battrons, ils s’achèveront peut-être. Et puis, il n’est pas possible, sans s’exposer à un désastre, de passer un défilé avec l’ennemi à dos : chassons donc l’ennemi d’abord, nous passerons ensuite.

— Non, il faut passer la Moselle, répétait l’Empereur. Si vous jugez nécessaire d’attaquer, eh bien ! il faudra attaquer en même temps que nous passerons.

— Mais, Sire, les deux opérations ne peuvent se faire simultanément. Je ne puis répondre du succès qu’à condition d’avoir la supériorité du nombre, eu égard à la démoralisation de l’armée ; et cette supériorité, je ne l’aurai pas, si un corps d’armée passe la rivière pendant que les autres se battront.

L’Empereur fut inflexible. Était-il possible de pousser plus loin l’entêtement et le trouble d’esprit ?

Napoléon Ier a dit 2 : « Au commencement d’une campagne, il faut bien méditer si l’on doit ou non s’avancer ; mais quand on a effectué l’offensive, il faut la soutenir, jusqu’à la dernière extrémité. Car, indépendamment de l’honneur des armes et du moral de l’armée, que l’on perd dans une retraite, du courage que l’on donne à son ennemi, les retraites sont plus désastreuses, coûtent plus d’hommes et de matériel que les affaires les plus sanglantes, avec cette différence que, dans une bataille, l’ennemi perd à peu près autant que vous, tandis que dans une retraite vous perdez sans qu’il perde. »

Telle n’était évidemment pas la manière de voir de son neveu, ou tout au moins de ses conseils !

Du reste, je dois constater que, de la conversation que je viens de reproduire, il n’a pas été dit un mot, au procès de Trianon.

L’Empereur était mort, et le maréchal Bazaine ne voulait pas charger sa mémoire. Fort bien ! Mais il semblerait vraiment que, pour une raison ou pour une autre, le maréchal se fût volontairement privé de tous ses moyens de défense.

Le 12 août, l’Empereur nommait le maréchal Bazaine commandant en chef de l’armée du Rhin.

Voici, dans son ouvrage récemment publié à Madrid, comment le maréchal rend compte de la conversation qu’il eut avec l’Empereur sur ce sujet 3 :

L’Empereur m’écrivait, le 12 août :


« Mon cher Maréchal,


« Lorsqu’au commencement de la guerre, je créai plusieurs corps d’armée, dont quelques-uns étaient destinés à opérer loin de moi, je nommai le maréchal Le Bœuf major général, afin qu’il y eût de l’unité dans la direction des opérations militaires. Mais depuis que je vous ai nommé général en chef de l’armée du Rhin, les fonctions de major général deviennent superflues, et le maréchal Le Bœuf lui-même propose d’y renoncer.

« Je vous prie donc de prendre à votre état-major les officiers qui étaient auprès du maréchal Le Bœuf ; mes relations avec vous se feront par l’intermédiaire de mes aides de camp et officiers d’ordonnance.

« Croyez, mon cher Maréchal, à mon amitié.

« NAPOLÉON. »


Au reçu de cette lettre de service, le 12 août, dans l’après, midi, et à mon retour d’inspection du campement du 3e corps d’armée, dont je rectifiai plusieurs lignes mal établies par rapport à une attaque probable de l’ennemi, je fus au quartier impérial à Metz pour saluer l’Empereur, le remercier de sa bienveillance, et en même temps faire observer à Sa Majesté que les maréchaux Certain Canrobert et de Mac-Mahon étaient plus anciens et plus aptes que moi pour exercer ce commandement, dans les conditions difficiles où se trouvait l’armée ; cet entretien eut lieu au rez-de-chaussée de la préfecture, où habitait l’Empereur, en présence de M. le maréchal Certain Canrobert et de M. le général Changarnier. Le premier, ne faisant aucune objection à mon observation, sembla décliner la responsabilité du commandement dans une telle situation, comme il l’avait fait du reste en Crimée, lorsqu’il remit le commandement au maréchal Pélissier : ses amis appellent cette conduite du désintéressement : c’est plutôt, comme on dit vulgairement, tirer son épingle du jeu. Quant au second, dont la réputation militaire était basée sur ses campagnes en Afrique, les seules de sa carrière, il fit observer que nous ne pourrions arriver à Verdun si on ne se pressait pas, car l’ennemi serait avant nous dans la direction de Fresnes, dont les positions seraient très difficiles à enlever, mais il n’émit aucun avis quant à l’offensive à prendre de la rive droite.

L’Empereur me répondit :

— L’opinion publique, unie à celle de l’armée, vous désigne à mon choix : Mac-Mahon a été malheureux à Froeshwiller, et Canrobert vient d’avoir son prestige égratigné au camp de Châlons ; il n’y a donc plus que vous d’intact, et c’est un ordre que je vous donne.


Voilà dans quelles conditions matérielles et morales le maréchal Bazaine fut investi du commandement en chef. C’était une lourde tâche que lui imposait l’Empereur, et dont d’autres, plus adroits, avaient décliné les responsabilités.

Les désastres étaient à prévoir avec une armée dans ces conditions-là, et tous ceux qui, jusqu’à ce jour, mus par des sentiments que je n’ai pas à analyser, avaient apporté dans l’exécution des ordres du maréchal la plus coupable lenteur, ou ne les avaient pas exécutés du tout, — ceux-là acceptèrent avec empressement un commandant en chef qui allait être responsable non seulement des fautes déjà commises, mais encore de celles qu’il leur restait à commettre.

J’ai dit, dans un de mes précédents ouvrages, combien les souverains savent exploiter à leur profit la popularité, la célébrité, le génie de leurs sujets, et se décharger sur eux de toutes leurs fautes. Louis XIV est devenu Grand, son siècle est un des quatre cités dans l’histoire, parce qu’il avait cette faculté portée au plus haut degré. Aussi la pensée de l’Empereur ne fut pas uniquement de donner à l’armée un chef digne de la conduire, et, comme il le disait naïvement, quoique un peu tard, que l’opinion publique, unie à celle de l’armée, avait désigné à son choix, malgré les intrigues politiques et les basses jalousies ; — mais surtout de faire porter à un autre le poids des nombreuses fautes qu’il venait de commettre, — sauvant à la fois, s’il lui était possible, sa réputation militaire et son trône, tous deux fortement ébranlés.

C’est une dépêche à l’Impératrice qui devait faire connaître le dessous des cartes :


Piétri à l’Impératrice.


Confidentiel pour l’Impératrice seule.


Metz, 8 août, 4 h. 30 soir.


N’écoutant que mon dévouement, j’ai demandé à l’Empereur s’il se sentait assez de force physique pour les fatigues d’une campagne active, de passer les journées à cheval et les nuits au bivouac. Il est convenu avec moi qu’il ne le pouvait pas. Je lui dis alors qu’il valait mieux aller à Paris réorganiser une autre armée, et soutenir l’élan national, avec le maréchal Le Bœuf comme ministre de la guerre, et laisser le commandement en chef de l’armée au maréchal Bazaine qui en a la confiance, et auquel on attribue le pouvoir de tout réparer. S’il y avait encore un insuccès, l’Empereur n’en aurait plus la responsabilité entière.

C’est aussi l’avis des vrais amis de l’Empereur.


Et l’on m’a blâmé d’avoir écrit qu’en dehors de la patrie, à qui l’on doit tout, même sa vie, il ne faut pas se dévouer à ceux qui, sur les trônes, aspirent, disent-ils, à faire le bonheur des peuples, tout en exploitant leurs sujets !

Franchement, le jugement qu’a porté la majorité de la nation sur l’obéissance et le dévoûment qu’a montrés Bazaine envers son souverain, dans la bonne et la mauvaise fortune, n’est pas fait pour me donner tort.

L’Empereur se retirait, et il faisait bien ! Mais il était déjà malheureusement trop tard ; et quoique investi du commandement en chef, Bazaine ne devait pas être livré à son initiative personnelle 4.

Napoléon III n’avait plus la responsabilité du commandement, mais il continuait à donner des ordres.

Le 16 au matin eut lieu le départ de l’Empereur. Voici, ainsi que le maréchal le dit lui-même, comment il en fut avisé 5 :

« Le 16, de grand matin, l’Empereur m’envoya chercher par un de ses officiers d’ordonnance. Pour ne pas perdre un instant, je me rendis seul, au galop, au quartier impérial. Je trouvai Sa Majesté déjà en voiture avec le Prince Impérial et le prince Napoléon. Les bagages étaient partis pendant la nuit, sous l’escorte du bataillon de grenadiers de service. La brigade de cavalerie du général de France (lanciers de la garde et dragons de l’Impératrice) était à cheval pour escorter l’Empereur. Cette brigade fut relevée à Conflans par une brigade de chasseurs d’Afrique, commandée par le général Margueritte ; je ne fus pas prévenu à l’avance de ces dispositions. Je m’approchai de la voiture, sans descendre de cheval ; l’Empereur paraissait souffrant, et il me dit ce peu de paroles : « Je me décide à partir pour Verdun et Châlons ; mettez-vous en route pour Verdun, dès que vous le pourrez. La gendarmerie a quitté Briey, par suite de l’arrivée des Prussiens. »

C’était partir enfin ! mais bien inopinément, sans avoir consulté son général en chef, sans avoir pris son avis ; c’était compliquer gravement la situation, ses dernières paroles étant encore des ordres.

L’Empereur arrivait le jour même à Châlons. J’ai dit ailleurs comment il fut accueilli par la Mobile 6 et quel était l’aspect du camp.

« En effet, à la place de l’ordre habituel ; un désordre tel qu’il semblait que ce camp fût voué au pillage. Tous les petits ouvrages, jardinets, bustes, statues, jets d’eau, bosquets où s’égayait la fantaisie du troupier, — ravagés, détruits, renversés. A là place des généraux brodés, des chefs à l’uniforme maculé qui semblaient avoir peur de se montrer à leurs hommes. A la place des beaux régiments d’autrefois, ce ramas d’êtres sans discipline, sans cohésion et sans rang, ce grouillement de soldats boueux et sans armes qui s’appellent les isolés.

« Là, en dehors des tentes et des baraquements, où il n’y avait pas de place pour eux, accroupis ou couchés autour de feux de bivouac, sans distributions régulières, sans armes, l’uniforme en lambeaux, se tenaient les isolés du corps de Mac-Mahon, les échappés de Reichshoffen, les débris des régiments foudroyés et éparpillés par la défaite : lignards sans fusils et sans gibernes, zouaves en caleçon, turcos sans turban, dragons sans casque, cuirassiers sans cuirasse, hussards sans sabretache. Monde inerte, ne vivant plus que de la vie végétative, se remuant à peine quand on le foulait aux pieds, et grognant d’être dérangé dans sa somnolence fatiguée. La plus grande partie de ces isolés était composée de zouaves et de turcos. Ceux-ci surtout avaient souffert.

« Et enfin, à la place des salves joyeuses d’artillerie d’autrefois, le silence, la houle de la foule qui murmure ; et d’ailleurs, si on avait à cette heure entendu le canon, c’eût été le canon de Gravelotte, qui emportait des pelotons entiers de la garde impériale. »

Le 17 au matin il y eut, dans le baraquement impérial, une conférence que l’Empereur présida.

Elle était terminée à onze heures. Le prince Napoléon, le général Waubert de Genlis, aide de camp de l’Empereur, le général Schmitz se retirèrent aussitôt dans une des chambres du baraquement, et rédigèrent ensemble le décret qui nommait le général Trochu gouverneur de Paris.

Ce fut l’affaire d’un quart d’heure ; puis, sans perdre un instant, le général Schmitz porta le décret à la signature de l’Empereur, qui venait de se mettre à table pour déjeuner.

Le Prince Impérial, dans sa tunique de sous-lieutenant sur laquelle se détachait la médaille militaire, était à sa gauche. Les convives de l’Empereur étaient : les généraux Castelnau, Reille, Eugène Pajol, Ney de la Moscowa, Favié, de Courson, adjudant général du Palais ; les capitaines Hepp et D’Hendecourt ; ce dernier, quelques jours après, devait être tué à Sedan.

Voyant entrer le général Schmitz, l’Empereur dit : « Je signerai après déjeuner. » Mais, s’apercevant que ce général tenait à la main une plume qu’il venait de tremper dans l’encre : « Donnez, » ajouta-t-il. Puis, déposant sur son assiette la fourchette au bout de laquelle était piqué un morceau de melon, il signa, sans se déranger. Puis, avec sa bonhomie habituelle, en remettant le papier :

— Est-ce que Trochu a déjeuné ? Je crois que lui et moi n’avons pas mangé depuis vingt-quatre heures. Allez donc le chercher. »

Trochu arriva et se mit à table. A trois heures, le nouveau gouverneur de Paris partait avec le général Schmitz, qui devait être son chef d’état-major ; le capitaine de frégate Duperré, un des familiers de la maison de l’Impératrice, aujourd’hui vice-amiral, les avait devancés.

Trochu rédigea dans le wagon, écrivant sur ses genoux, sa fameuse proclamation aux habitants de Paris.

A onze heures trente, on entrait en gare.

Le général Trochu et le général Schmitz se rendirent immédiatement chez le ministre de l’intérieur, M. Henri Chevreau, qu’ils trouvèrent dans son cabinet, assis devant son bureau.

Il était minuit.

Trochu lui montra le décret signé de l’Empereur et la proclamation qu’il avait rédigée en chemin de fer.

La stupéfaction de M. Chevreau serait difficile à décrire. Après quelques instants de conversation à bâtons rompus, il se leva tout à coup, comme quelqu’un qui a pris une résolution subite, et dit : « Je vais vous conduire chez l’Impératrice. »

On partit en effet pour les Tuileries, où l’on arriva à minuit et demi. MM. Chevreau et Trochu furent immédiatement introduits chez Sa Majesté ; le général Schmitz restant dans le salon de service, où se trouvaient déjà MM. Conneau, lieutenant de vaisseau, et Piétri, préfet de police.

On connaît la conversation de l’Impératrice avec ces messieurs. L’amiral Jurien de la Gravière y assistait ; mais ce qui n’est pas connu, c’est qu’après les premières paroles prononcées, l’Impératrice interpella en ces termes le général Trochu :

— Général, ne pensez-vous pas qu’en raison des difficultés et de la gravité de la situation, il serait opportun de rappeler les princes d’Orléans ?

Trochu répondit :

— Je ne suis pour rien dans leur éloignement, mais je ne vois pas bien en quoi leur rappel pourrait modifier la situation ?

L’Impératrice porta vivement la conversation sur un autre sujet. Ce qu’elle venait de dire était le premier acte de défiance de la souveraine envers son gouverneur.

Trochu ne comprit pas sur-le-champ la portée de cette demande ; mais peu après, lorsqu’il se trouva avec madame Trochu, femme des plus distinguées et d’un mérite tout exceptionnel, il en eut l’explication :

— Comment ! vous n’avez pas compris qu’on vous prend pour un orléaniste, et que cette demande perfide avait pour but de vous démasquer immédiatement ?


Ibatur in insidias.


L’Impératrice avait été prévenue des décisions de l’Empereur par M. Duperré, qui, en descendant de chemin de fer, s’était rendu directement aux Tuileries. Elle ne fut donc pas surprise de l’arrivée du général Trochu, et suspendit un instant la conversation pour envoyer une dépêche à l’Empereur, lui disant que, pour rien au monde, il ne devait rentrer à Paris.

— C’est bien, dit alors Trochu, ma responsabilité de gouverneur était bien grande avec l’Empereur à Paris ; cette dépêche la diminue singulièrement.

On quitta les Tuileries. Le général Schmitz se rendit aussitôt au Journal officiel afin de faire imprimer, le décret et la proclamation.

A six heures du matin, les deux généraux se retrouvaient chez le ministre de la Guerre, Montauban, comte de Palikao.

Le ministre, déjà au travail, fit introduire le général Trochu et le général Schmitz par le lieutenant-colonel de Clermont-Tonnerre, qui resta présent.

Lorsque Trochu eut mis le ministre au courant de son dernier entretien avec l’Empereur, lorsqu’il lui eut fait part de sa nouvelle situation et rendu compte de sa visite à l’Impératrice, le mécontentement qui s’accentuait de plus en plus sur la figure du ministre, prit un libre essor. Il interpella vivement Trochu :

— Suis-je ministre, oui ou non ? Suis-je responsable ? Les choses les plus graves se font en dehors de moi, sans même que j’en sois prévenu. Vous êtes gouverneur de Paris ? Qu’a encore décidé l’Empereur ? Du reste, n’ayant pas été avisé de votre nomination, je me demande ce que vous venez faire ici. Vous dérangez tous mes projets.

Et le ministre continua sur un ton très animé pendant un moment.

L’attitude du général Trochu, devant cet emportement, était déférente, respectueuse même ; et, profitant d’un instant où le général de Montauban reprenait haleine :

— Mais je ne suis et ne serai, monsieur le ministre, que votre subordonné.

Malgré toutes les assurances du nouveau gouverneur de Paris, Montauban était si contrarié de cette nomination, nouvelle preuve du peu de stabilité dans la direction des affaires, qu’il ne pouvait prendre sur lui de répondre avec bienveillance.

Le général Schmitz, chef d’état-major de Trochu, avait été également chef d’état-major de Montauban en Chine. Personne n’était donc en meilleure situation pour calmer la colère de son ancien chef. Aussi, faisant un appel à son patriotisme :

— Voyons, Messieurs ! dit-il, dans de telles circonstances, au moment où le pays a tant besoin d’hommes comme vous, vous créez entre vous des susceptibilités ? C’est bien malheureux ! — Puis, s’adressant directement au ministre : — Voyons, mon général, vous savez bien que le général Trochu ne fait qu’exécuter un nouvel ordre de l’Empereur ; il sera votre premier lieutenant.

On se quitta fraîchement. Pendant toute la conversation, Trochu avait appelé Montauban Monsieur le Maréchal. En sortant, le général Schmitz lui dit : — Pourquoi diable le traitiez-vous de maréchal ? Excellence, passe ! Mais maréchal, il ne l’est pas !

— Ah ! c’est vrai ! répondit Trochu ; mais il le sera bientôt.

Non, Montauban ne devait pas être maréchal. II avait plus que tout autre mérité cette haute dignité militaire après sa brillante campagne de Chine. Mais, je l’ai déjà dit, l’Empereur qui était si bon, si fidèle à ses amitiés, qui aimait tant à récompenser, eut la lâcheté de ne pas résister, en cette occasion, aux intrigues des militaires de cour, dont les succès de Montauban avaient déchaîné la jalousie, et qui, à leur tour, en face de l’ennemi, devaient avoir une grande part de responsabilité dans notre désastre national.

L’Empereur quittait Metz ; il allait à Sedan, d’où, capitulant avant son nouveau général en chef, il devait écrire au roi de Prusse :

« N’ayant pu me faire tuer à la tête de mes soldats, j’envoie mon épée à Votre Majesté. »

Trochu venait s’enfermer dans Paris, où il devait capituler à son tour.

Ce fut dans un pareil moment et dans de telles conditions que fut remis le commandement en chef au maréchal Bazaine.

Le jugement porté sur les opérations sous Metz, sur la capitulation de la place fait l’objet des deux chapitres suivants.

J’ai la bonne fortune de reproduire ici les appréciations d’un correspondant militaire de grand talent, M. Archibald Forbes, qui suivit toute la campagne de 1870-71, attaché à l’état-major général allemand.

M. Archibald Forbes est sujet anglais ; il a donc pu juger les Allemands et les Français avec toute l’impartialité d’un spectateur éclairé, dont les intérêts nationaux ne sont pas en jeu. Son curieux travail a été annoté par le maréchal Bazaine lui-même. Il est donc doublement intéressant.



NOTES DU CHAPITRE V[modifier]

1. Notes pour servir à l’histoire de la guerre de 1870. (Paul Ollendorff, éditeur.)

2. Mémoires écrits à Sainte-Hélène, par MONTHOLON, et corrigés de la main impériale, tome V, p. 271 3. Épisode de la guerre de 1870 et le Blocus de Metz, par l’ex-maréchal BAZAINE, p. 48.

4. En nommant Bazaine au commandement en chef, l’Empereur ne lui avait méme pas laissé la latitude habituelle de choisir son état-major ; il lui avait imposé en bloc celui du maréchal Le Bœuf. 5. Épisode de la guerre de 1870 et le Blocus de Metz, par l’ex maréchal BAZAINE, p.77.

6. Journal d’un officier d’ordonnance, p. 20.