La Lande-aux-Jagueliers scènes du Bas-Anjou

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La Lande-aux-Jagueliers scènes du Bas-Anjou
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 931-960).
LA
LANDE-AUX-JAGUELIERS
SCÈNES DU BAS-ANJOU.

I. — UNE MAUVAISE RENCONTRE.

Un dimanche soir, cinq minutes avant que l’horloge du clocher sonnât dix heures, l’hôtesse de l’auberge des Trois Maures, — la plus renommée du village de L…, dans l’arrondissement de Segré, — annonça aux buveurs qu’elle allait éteindre ses lumières et fermer sa porte. Ceux-ci, s’étant hâtés de vider jusqu’à la dernière goutte les bouteilles placées devant eux, se levèrent avec plus ou moins de difficulté, selon le nombre de verres qu’ils avaient absorbés. La maîtresse du logis saisit ce moment pour retirer les tabourets et les empiler dans un coin de la salle. En un clin d’œil, les bouteilles furent enlevées et les tables essuyées, si bien que les buveurs, délogés de leurs positions, durent prendre le chemin de la porte et quitter l’auberge avec la triste perspective de n’y pouvoir revenir avant le dimanche suivant. Il est vrai de dire que plusieurs d’entre eux avaient bu pour toute une semaine : mais de tous les paysans qui venaient de passer la soirée à l’enseigne des Trois Maures, aucun ne l’avait mieux employée que Pierre Gringot, premier garçon de charrue de la grande métairie des Hautes-Fougeraies. Aussi, les ténèbres du dehors l’ayant subitement enveloppé, le jeune laboureur ouvrit les yeux comme un hibou et les frotta du revers de sa main. Lui qui voyait double quelques minutes auparavant, c’était à peine s’il pouvait distinguer la silhouette des maisons, vaguement dessinée sous le ciel gris. Peu à peu cependant, ses regards s’étant habitués à l’obscurité de la nuit, il reconnut le chemin qui devait le conduire aux Hautes-Fougeraies et s’y engagea résolument, quoique d’un pas mal assuré. Pierre Gringot marcha du mieux qu’il put pendant près d’un quart d’heure ; sentant alors sa tête s’appesantir, il se laissa tomber, plutôt qu’il ne s’assit, au pied d’une vieille croix de pierre dressée dans un carrefour, et de chaque côté de laquelle s’élevaient deux grands ormes émondés pareils à des cierges gigantesques. Ce carrefour était mal famé ; il s’y passait la nuit des choses étranges que les vieilles femmes se racontaient à la veillée. Pierre connaissait ces histoires, mais il ne lui restait pas assez de raison pour avoir peur. La seule crainte qu’il éprouvât en ce moment, c’était de ne pouvoir parcourir sur ses pieds la distance de trois quarts de lieue qui le séparait encore de la métairie. — En conscience, pensait le jeune gars, je n’aurais jamais cru que du vin si doux aurait eu tant de force… Ma tête est plus lourde qu’un boisseau de froment ; jamais mes jambes ne pourront la porter jusque chez nous !…

Raisonnant ainsi, il tourna machinalement autour de lui ses regards troublés et aperçut dans l’herbe humide d’un fossé, à portée de sa main, une masse noire qui lui sembla être un cheval immobile sur ses quatre pieds. Pierre se leva par un effort suprême et enfourcha sans beaucoup de peine la bête qui se trouvait placée au-dessous du niveau de la route.

— Hue ! hue ! cria le garçon de ferme, à demi couché sur le cou du cheval, dont il tenait la crinière à deux mains et qu’il frappait du talon pour le pousser en avant. L’animal, comme s’il se fût éveillé en sursaut, se mit à bondir avec un terrible bruit de ferraille, puis, après s’être débattu pendant quelques secondes, il s’élança droit devant lui. Le cou tendu, les naseaux ouverts, il se précipitait à travers les chemins creux, Les buissons et les halliers, heurtant contre les troncs noueux des arbres et déchirant aux ronces traînantes des haies les genoux et les jambes de Pierre Gringot. C’était la bête qui conduisait l’homme et l’entraînait au hasard de sa course désordonnée. Tremblant, éperdu, la sueur au front, le pauvre garçon de charrue se cramponnait avec désespoir aux crins du maudit animal, qu’il vouait à tous les diables. Tantôt il lui semblait que la bête ensorcelée, s’enlevant au-dessus de la terre, agitait ses pieds dans le vide et volait avec des ailes ; tantôt, traîné au milieu des épines et flagellé par les branches des arbres, il voyait un million de chandelles tourbillonner dans l’espace et prenait les hauts peupliers plantés le long des prés pour autant de fusées qui s’élançaient jusqu’aux nues. Que de choses fantastiques et terribles le pauvre gars aperçut encore durant cette course nocturne et qu’il n’osa jamais révéler ! Mais il a souvent répété que le bruit de chaînes ne cessa pas un seul instant de retentir à ses oreilles. Aussi, lorsque l’air frais de la nuit dissipa un peu les fumées du vin, il lui vint à l’idée qu’il avait enfourché le cheval endiablé que le malin esprit place trop souvent en certains carrefours pour tenter et égarer dans les ténèbres les buveurs attardés.

Combien de temps dura la promenade équestre du garçon de charrue, il n’a jamais pu le savoir au juste. Toujours est-il qu’il se trouva, un peu avant l’aube du jour, étendu tout de son long sur l’herbe fraîche, contre le talus d’un fossé. Harassé de fatigue, moulu, meurtri, abasourdi par les visions de la nuit, Pierre secoua ses cheveux sur ses oreilles, essuya son front et se demanda où il était. À cette heure matinale, il aurait dû être à la métairie des Hautes-Fougeraies, où ses compagnons de travail, étonnés de son absence, attelaient déjà leurs bœufs pour aller aux champs. Le mois d’avril, frais, gai et timide encore comme l’adolescence, souriait au laboureur. Les haies tournées au midi se couvraient de feuilles ; au bord des fossés, les primevères s’épanouissaient à l’envi. Les frênes revêtaient déjà leurs parures de printemps, et le chaton velu se suspendait à la branche flexible des saules. Le chêne seul gardait encore ses sombres rameaux ; avec cette patience qui sied à la force, il attendait les chauds rayons de mai pour ouvrir ses bourgeons. L’hirondelle matinale gazouillait dans les airs ; sous les buissons épineux, le rossignol, fraîchement arrivé des lointaines régions, essayait ses premières roulades, tandis que le merle, fidèle aux lieux qui l’ont vu naître, sifflait gaiement en bâtissant son nid de mousse.

Quand la teinte rose semée à travers le ciel annonça le lever du soleil, le coucou vagabond jeta son cri. Pierre Gringot, debout et prêt à se remettre en route, porta instinctivement la main à sa poche, car celui qui a de l’argent sur soi quand le coucou se fait entendre pour la première fois en aura tous les jours de l’année ; c’est une vérité reconnue par tous les gens sérieux de la campagne, hommes et femmes. Par malheur, le gousset de Pierre se trouva vide, et, doublement honteux de ses écarts de la veille, il marcha à droite et à gauche, cherchant à reconnaître sa position, comme un voyageur égaré. Il se croyait à une grande distance de chez lui après la longue et rapide course qu’il avait exécutée durant la nuit par monts et par vaux ; il n’en était rien cependant. Le garçon de charrue se retrouvait tout près du carrefour où il avait fait la rencontre du cheval maudit et assez loin encore de la métairie des Hautes-Fougeraies. Il en acquit bientôt la certitude, quand, après avoir parcouru environ un demi-quart de lieue, il découvrit l’espace sauvage et désolé qu’on nommait dans le pays la Lande-aux-Jagueliers[1]. Au bord de cette lande, entourée de trois côtés par une futaie séculaire, s’élevait une petite maison que tout le monde connaissait et devant laquelle personne n’aimait à passer. Cette maisonnette d’une construction bizarre, assise près d’une mare aux eaux sombres dans laquelle se reflétait son image, entourée de vieux saules aux troncs grimaçans, ne ressemblait point à une habitation de laboureur ; elle avait un aspect mélancolique et triste. Pierre Gringot, sûr de son chemin et pressé de rentrer à la métairie, n’avait plus qu’à marcher droit devant lui, et il allait affronter le voisinage de cette maison mystérieuse, dont le toit de chaume, tout hérissé de joubarbe, ressemblait assez au dos d’un porc-épic. Il fit donc quelques pas en avant, mais un hennissement partit du milieu des saules penchés sur la mare et à peine éclairés par les premiers rayons du soleil. Un cheval couleur de feu, semblable à celui qu’il avait enfourché la veille au soir, lui apparut subitement, traînant au pied la chaîne de son entrave. À cette vue, le jeune gars épouvanté se mit à fuir à travers champs, malgré les douleurs qu’il ressentait dans tout son corps. Aussi ne pouvait-il plus se tenir debout quand il arriva à la métairie des Hautes-Fougeraies.


II. — LES DEUX COLOMBES.

Si Pierre Gringot, au lieu de se jeter à travers champs comme un fou, eût continué de marcher dans la route, il n’aurait pas tardé à y être rejoint par deux jeunes filles, ouvrières du bourg, qui allaient travailler en journée à la métairie des Hautes-Fougeraies. Elles se hâtaient, les jeunes filles, et trottaient comme deux perdreaux, droit devant elles, sans promener à droite et à gauche des regards égarés, mais calmes et silencieuses, ainsi qu’il convient à des jeunesses honnêtes et bien élevées. Quand elles furent à cent pas environ de la maisonnette dont nous venons de parler, Annette, la plus jeune, dit à sa compagne : — Est-ce que nous allons passer devant la porte du meneur de loups ?…

— Pourquoi pas ? répliqua Jeanne. Que veux-tu qu’il nous dise ?

— Je vais toujours mettre mon pouce dans ma main, ajouta Annette, pour conjurer les sorts qu’il pourrait me jet(!r. Tiens, le vois-tu ? Il ouvre sa fenêtre, il a les yeux rouges comme du feu, et des cheveux qui ressemblent aux poils de notre chien…

— C’est vrai qu’il a l’œil vif et les cheveux longs comme les gens de Bretagne, répondit Jeanne ; après tout, il n’a jamais fait de mal à personne.

— Pourtant mon réséda s’est séché en une nuit parce qu’il a passé sous ma fenêtre, dit Annette, et mes pauvres basilics sont bien malades…

— Dame, répliqua Jeanne, tu lui as peut-être dit quelque chose qui l’a fâché… Voyons, n’aie pas peur ; il faut bien lui souhaiter le bonjour, puisque nous voilà tout près de lui. — Ça va bien, Mathurin ?…

— Pas mal, répliqua en souriant celui à qui s’adressaient ces bienveillantes paroles. Et chez vous, Jeanne ?…

— Comme de coutume, merci. Nous voilà au printemps, et vous avez encore sur le dos cette vilaine peau de bique qui fait peur aux petits enfans ?

— Et aux grandes personnes aussi, répondit tristement Mathurin. Si j’ai ma peau de bique sur le dos, c’est que j’ai couru ce matin avant le jour pour chercher mon cheval, qui ne paraissait point à l’heure accoutumée. Il lui est arrivé quelque aventure, car il a rompu ses entraves, et le voilà tout harassé.

— Peut-être quelque mauvais chien l’aura poursuivi, dit Jeanne,

— Ce sera plutôt quelque imbécile d’ivrogne qui aura voulu monter sur son dos, et la nuit, voyez-vous, cette bête-là ne connaît que moi… Malheur à qui la touche quand il ne fait plus clair !

— Jeanne, dit tout bas Annette en serrant toujours son pouce dans sa main, Jeanne, allons-nous-en donc ; j’ai peur… S’il allait nous entreprendre…

— Tais-toi donc, répliqua Jeanne ; il ne faut pas le quitter comme cela tout d’un coup. Eh bien ! Mathurin, au revoir ; nous avons encore de la route à faire.

— Vous allez peut-être bien aux Hautes-Fougeraies ?

— Oui.

— Je m’en doutais ; dans ces grosses métairies-là, il y a toujours de la besogne… Tenez, Jeanne, je vais vous faire un cadeau.

— Pourquoi cela ? demanda la jeune fille en rougissant.

— Parce que vous êtes bonne pour moi, parce que vous me parlez comme à un autre, parce que… Voilà de vraies aiguilles anglaises qui ne plient point, qui ne se cassent point… Prenez-les… Je les ai achetées à la foire de Saint-Julien de Vouvantes. Et vous, Annette, s’il vous fait plaisir d’en accepter un paquet ?

Annette recula d’un pas, tenant toujours son pouce plié dans sa main. Jeanne, moins effrayée que sa compagne, n’osa cependant refuser le cadeau ; elle ne voulait ni faire de la peine à Mathurin, ni s’exposer à quelque maléfice de sa part. Le plus doux des sorciers peut avoir de mauvais momens ! La jeune fille accepta donc le paquet d’aiguilles anglaises, et le plaça dans sa pochette en disant : — Merci, Mathurin, bien obligée… — Et elle s’éloigna précipitamment, craignant d’avoir témoigné trop de bienveillance à Mathurin, qui, pour avoir la réputation de mener des loups, n’en était pas moins un jeune garçon d’assez bonne mine pour qui ne le regardait pas avec des yeux prévenus.

Comment Mathurin Burgot, dit Tue-Bique, parce qu’il tuait parfois des chèvres pour en préparer les peaux, avait-il acquis la triste renommée de meneux de loups ? Personne ne l’a jamais su. Il suffit parfois dans les campagnes qu’un homme ait une physionomie singulière ou des allures étranges pour que la qualification de sorcier lui soit généralement appliquée. Celui-ci est appelé meneux de loups, parce qu’il vit misérablement à l’écart ; celui-là est en butte aux défiances de tous ses voisins, parce qu’il réussit dans ses récoltes et dans l’élève des bestiaux. Il en est d’autres qui héritent de cette réputation aussi naturellement qu’un fils hérite du nom de son père, et c’était le cas pour Mathurin Tue-Bique. Ses parens, mendians de profession, étaient venus des confins de la Bretagne. Après plusieurs années d’une existence misérable, ils avaient fini par bâtir de leurs mains la maisonnette qu’il habitait lui-même, et ces pauvres gens, auxquels personne n’osait refuser un morceau de pain ou une pièce d’un son dans la crainte de s’attirer un maléfice, avaient légué à leur fils, en mourant, une demeure quelconque, un petit champ, un mobilier passable… et la renommée de meneux de loups. De là venait que l’on regardait comme riche ce fils de mendians, et pourtant il ne pouvait aller de pair avec le plus pauvre métayer de la paroisse.

Mathurin fréquentait les foires pour vendre et acheter des vaches qui se nourrissaient en paissant le long des fossés, sans rien coûter à leur maître. L’herbe des landes et des chemins de traverse servait aussi de pâture à son cheval. Actif, intelligent et sobre, Mathurin amassait patiemment un petit pécule. Il vivait dans une parfaite indépendance, courant les marchés et les foires, marchant la nuit et dormant le jour, ce qui contribuait à lui donner un mauvais renom. Les gardes champêtres, sur les terres desquels il braconnait sans relâche, prenant lièvres, perdreaux et lapins dans des pièges de toute sorte, le redoutaient particulièrement, bien qu’il n’eût ni poudre, ni plomb, ni fusil ; mais ils affirmaient que leurs chiens frissonnaient de loin en approchant des loups qu’il traînait à sa suite. La seule personne qui l’abordât sans trahir trop de frayeur, sans témoigner trop d’embarras, c’était Jeanne l’ouvrière, non pas qu’elle ne considérât Mathurin comme un peu sorcier, mais elle avait confiance dans son honnêteté. Et puis qui sait ? Peut-être trouvait-elle un secret plaisir à apprivoiser par de bienveillantes paroles cet homme redouté, devant lequel les plus hardis de la paroisse baissaient la tête.

De son côté, Mathurin Tue-Bique éprouvait un véritable bonheur à s’entretenir quelques instans, et à la dérobée, avec Jeanne l’ouvrière. Il la suivit donc du regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu avec sa compagne derrière un pli de la route. Les deux jeunes filles marchaient vite, et elles eurent bientôt atteint la métairie des Hautes-Fougeraies. À peine arrivées, elles se mirent à leur travail avec ardeur. Grâce à ses fines aiguilles anglaises, Jeanne avançait en besogne avec une extrême rapidité ; Annette, jalouse de ne pouvoir aller aussi vite, se hâtait, et dans sa précipitation elle se piquait les doigts à toute minute. Feignant de ne pas s’apercevoir de la maladresse de celle-ci, Jeanne chantait à demi-voix et travaillait si régulièrement, que l’ouvrage semblait fondre sous ses doigts. Quand l’heure du repas fut arrivée et que tous les gens de la métairie, maître et maîtresse, servantes et serviteurs, — y compris Pierre Gringot, le garçon de charrue, pâle et souffrant de ses émotions de la nuit, — furent rassemblés autour de la table : — En vérité, Jeanne, dit la mère de famille avec un accent de satisfaction, en vérité je te savais bonne ouvrière ; mais aujourd’hui tu as travaillé comme une fée…

— Dites plutôt comme une sorcière, la métayère, interrompit Annette, rouge de dépit et les yeux pleins de larmes. Elle m’a forcée de m’arrêter avec elle pour souhaiter le bonjour à son meneux de loups, qui lui a donné des aiguilles ensorcelées… Moi, j’ai refusé son cadeau, et il s’est vengé !

— Annette, répliqua Jeanne, piquée au vif, tu es une mauvaise langue… Jamais je n’irai en journée avec toi.

— La paix, les filles ! dit la métayère avec autorité. Si vous ne pouvez pas vous souffrir, on ne vous fera plus travailler ensemble… Toi, Jeanne, tu as tort de parler au meneux de loups, un vagabond, un homme qui ne connaît ni le jour, ni la nuit ! On m’avait bien dit que tu causais avec lui quelquefois, mais je ne voulais pas le croire.

— Après le tour qu’il m’a joué hier au soir, dit à son tour Pierre Gringot, je ne lui parlerai que pour lui adresser les complimens qu’il mérite. Sans lui, je serais rentré à la métairie en même temps que les autres, et on ne m’aurait pas attendu ce matin pour aller aux champs, car enfin je m’en revenais tranquillement, honnêtement…

— À quelle heure ? interrompit Jeanne avec une certaine affectation.

— Dame ! à l’heure où l’on ferme les cabarets. Il n’était pas dix heures sonnées, et j’avais toute ma raison, bien sûr… Dire ce qui m’est arrivé à la sortie du bourg, je ne le saurais en conscience, mais enfin j’ai vu des choses qui l’ont dresser les cheveux sur la tête d’un chrétien… Et qui donc serait cause que j’ai été battu, moulu, traîné à travers les bois et les ronces, si ce n’est le meneux de loups ?… Il m’en veut d’ailleurs…

— Peut-être bien que c’est le contraire, reprit Jeanne, de plus en plus animée. Écoutez. Il y avait une fois une pauvre fille qui s’en revenait de sa journée cet hiver à la nuit noire. Un jeune gars, — bien famé pourtant dans le pays, — voulut lui barrer le passage. Un autre arriva, qui le jeta d’un coup de poing dans le fossé, et reconduisit honnêtement la pauvre ouvrière jusqu’à l’entrée du bourg, sans lui adresser une parole. Cet autre-là, quelle que soit la réputation qu’on lui a faite, n’est peut-être pas le pire des deux…

— Est-ce moi que vous prétendez accuser, Jeanne ? s’écria le garçon de charrue.

— Je ne nomme personne, dit Jeanne, je conte une histoire…

— Assez, bavarde ! interrompit la métayère. Je n’ai à mon service que d’honnêtes gens, entends-tu, Jeanne ? Si tu as des plaintes à faire contre Pierre Gringot, il faut parler franchement… La nuit, on ne peut pas reconnaître les gens ; les bons et les méchans sont de la même couleur quand il ne fait plus jour.

— Pour moi, dit Annette, pressée de reprendre la parole, je me garderais bien de me vanter de ces rencontres-là. Il n’arrive des affaires qu’à celles… qui le veulent bien. Il faut avouer que l’autre s’est trouvé bien à propos pour te reconduire chez toi…

Jeanne, regrettant déjà d’avoir cédé à un premier mouvement de vivacité, se mordait les lèvres et baissait la tête. Annette au contraire essuyait ses larmes et redressait son front humilié : elle avait gagné sa cause devant tous les gens de la métairie des Hautes-Fougeraies. Après le dîner, Pierre Gringot, trop souffrant encore pour aller aux champs, vint s’asseoir auprès de la blonde Annette, qui ne demandait qu’à reprendre sa bonne humeur : il la trouvait d’un bon tour et bien aimable ; tous les gars de la paroisse la jugeaient ainsi, parce qu’elle se mettait à rire en toute occasion, avant d’entendre ce qu’on allait lui dire. Quant à Jeanne, il y on avait qui l’accusaient d’être fière, parce qu’elle avait plus de sérieux et de dignité dans le caractère.

Une heure avant le coucher du soleil, les deux jeunes filles, ayant achevé la besogne qui leur avait été confiée, relevèrent dans la poche du tablier les longs ciseaux pendus à leur ceinture, et se mirent en devoir de partir. Annette dit un joyeux adieu aux gens de la métairie et marcha la première. — Pour le coup, dit-elle à sa compagne, nous allons prendre par les champs. Je ne veux pas repasser devant la peau de bique.

— Va par où tu voudras, répliqua Jeanne ; aussi bien, nous pouvons prendre chacune de notre côté, puisque tout est fini entre nous. Tu as eu l’obligeance de me fermer pour toujours la porte de la métairie des Hautes-Fougeraies par tes méchans propos.

— Bonsoir, Margot la Pie, répondit aigrement Annette en s’éloignant ; il te sied bien de me reprocher d’en avoir trop dit !… Crois-moi, ma mignonne, les cadeaux d’un meneux de loups ne te porteront point bonheur !

Ainsi se séparèrent, fort mal disposées l’une contre l’autre, ces deux jeunes filles qui, le matin de cette même journée, cheminaient côte à côte, comme deux sœurs. Les petits oiseaux, qui sont à nos yeux le symbole de la douceur et de la mansuétude, n’ont-ils pas aussi leurs accès de jalousie et de colère ? Ils gazouillaient tout à l’heure, et les voilà qui s’attaquent à coups de bec ; on les entend caqueter avec emportement à travers les buissons en fleur, qui sembleraient ne devoir abriter que de tendres colloques ; puis le silence se fait, et chacun d’eux s’envole de son côté, là où l’appelle le caprice de son humeur fantasque : la rupture est consommée.


III. — TAMBOUR ET TROMPETTE.

Dans les campagnes éloignées des grands centres de population, le moindre incident prend les proportions d’un événement public, et la nouvelle s’en répand à travers les rares habitations perdues au milieu des champs avec autant de rapidité que si elles étaient reliées entre elles par des fils électriques. On savait dès le lendemain, dans toute la commune de L…, que Jeanne et sa compagne avaient eu une altercation à la métairie des Hautes-Fougeraies, et qu’elles ne travailleraient plus ensemble. On parlait aussi d’une mauvaise rencontre qu’avait faite Pierre Gringot dans la soirée du dimanche. Celui-ci d’ailleurs n’était point remis des fatigues et des émotions de cette nuit mémorable. La fièvre l’avait pris ; ses jambes, déchirées par les ronces, lui refusaient tout service. Après avoir vainement essayé de reprendre son travail, il se vit forcé de se mettre au lit et d’appeler un médecin. L’homme de l’art tâta le pouls du malade, écrivit une ordonnance au crayon sur un morceau de papier, recommanda la diète et un repos absolu, puis il s’éloigna après une consultation qui avait bien duré deux minutes. Ce court espace de temps lui avait suffi sans doute pour apprécier l’état du patient ; mais le paysan aime que l’on cause avec lui, que l’on écoute complaisamment le récit qu’il fait de ses maux, il veut surtout qu’on le guérisse sur-le-champ, parce qu’il n’a m le temps d’être malade, ni les moyens de soigner tine maladie. Et puis rien ne l’épouvante comme la diète ; lui qui ne vit que par le travail de ses bras, quand il sent ses forces diminuer, il se désole et se croit perdu. Est-il étonnant que l’empirique, le charlatan qui promet hardiment et à bas prix une guérison immédiate soit préféré dans les villages aux docteurs patentés, plus discrets et plus prudens ?

Pendant plusieurs jours, le garçon de charrue, en proie à une grosse fièvre, avala force potions. Couché en un coin de l’étable aux bœufs dans un lit grossier au-dessous du grenier à foin et tout près du réduit où l’on serrait les pommes de terre, il enviait le sort de ses compagnons, occupés tout le jour aux travaux des champs. Cette couche si dure, pareille à un grabat, sur laquelle il trouvait d’ordinaire un sommeil réparateur après les fatigues du labour, lui devenait insupportable. Il se levait par instans, allait s’asseoir sur le bord de la crèche, remplie de foin, devant la porte ouverte, et jetait des regards languissans sur les prairies verdoyantes.

— Eh bien ! Pierre, cela va-t-il mieux ? demandaient en passant les gens de la métairie.

— Nenni, les gars, répondait tristement le garçon de charrue ; je n’ai plus de forces…

Pierre Gringot retombait dans un silencieux abattement, et les garçons de la ferme retournaient à leur besogne. Après quelques jours d’attente, voyant que Pierre Gringot n’allait pas mieux, la maîtresse de la métairie lui dit enfin : — Les médecins n’entendent rien à ces maladies-là ; m’est avis qu’on t’a jeté un sort, mon pauvre Pierre… Il serait bien temps que tu guérisses pour aller aux champs… La besogne ne manque point dans ce temps-ci…

— Si vous me faisiez une bonne soupe, reprit Pierre, ça me donnerait du cœur !… Une bonne soupe au lard, avec une salade et un verre de vin !…

— Tu demandes bien des choses à la fois, répondit la métayère ; on voit que tu as faim après avoir jeûné si longtemps, mon pauvre gars.

Le pauvre gars fit honneur au repas qu’il avait commandé. Quoique la fièvre imprimât un certain tremblement à tous ses membres, il porta courageusement à ses lèvres la tasse à demi remplie de vin, et affirma, en la remettant sur la table, que toutes les portions du médecin ne valaient pas celle-là. Le lendemain, il resta debout toute la journée et fit un tour aux champs ; il croyait entrer en pleine convalescence, et se promettait bien de reprendre ses travaux le lundi suivant. Le repos du dimanche devait lui rendre définitivement les forces et la santé. Il est vrai que son imagination devançait quelque peu la réalité. En se rendant au village, Pierre ne franchissait point les barrières avec sa vigueur accoutumée ; sa démarche était lente et pénible ; peu s’en fallut qu’il ne restât en chemin.

— Bah ! pensait-il, c’est l’air mou du printemps qui me rend comme cela… Une tasse de café noir à l’auberge des Trois-Maures me fera du bien… On dit que le café est souverain contre la fièvre…

Pierre alla donc à l’auberge des Trois-Maures boire une tasse d’un liquide noir auquel les habitués donnaient le nom de café ; il avala même par complaisance l’eau-de-vie que l’hôtesse lui avait versée par habitude, et il entra dans l’église au moment où commençait la première messe. Durant l’office, il eut des vertiges, et ce ne fut pas sans de grands efforts qu’il put rester jusqu’au dernier évangile. Il fut donc un des plus empressés à sortir de l’église, et comme il en ouvrait la porte, un bruit de tambour et de trompette frappa ses oreilles. Cette musique un peu sauvage hâta la sortie de tous les paysans qui se trouvaient dans l’église, et si les femmes, retenues par cette habitude de convenance qui les oblige à ne défiler qu’après les hommes, demeurèrent à genoux quelques instans encore, il y a tout lieu de croire que leurs dernières prières furent troublées par une curiosité impatiente. Les enfans, incapables de se contenir plus longtemps, avaient abandonné leurs mères au plus vite, et se pressaient, haletans, le cou tendu, l’œil animé, autour de la voiture immense, véritable maison roulante devant laquelle un homme tout de rouge habillé exécutait sur un tambour des roulemens pareils à ceux de la foudre, tandis qu’une femme toute ronde, au visage couleur de feu, soufflait comme un triton dans une trompette bosselée.

Bientôt toute la population qui se trouvait réunie dans le village à l’occasion du dimanche entoura à flots pressés cette arche mystérieuse qui renfermait, outre les personnages dont nous venons de donner le signalement, un chat en liberté, un singe pelé attaché par une chaîne, et deux perruches captives dans une cage étroite. La musique retentissait toujours, les enfans grimpaient jusque sur les roues du char triomphal ; ils formaient le premier rang des spectateurs, et les plus malins arrachaient les chapeaux de leurs voisins pour les lancer au quadrumane, qui les jetait à son tour à la tête du chat. Derrière les enfans, on voyait les hommes sérieux, attentifs, partagés entre la défiance et l’admiration, écouter sans sourciller cette affreuse et discordante musique qui arrachait aux chiens des hurlemens plaintifs. Enfin les femmes, — les marraines, comme on dit par respect, — décrivaient derrière les hommes un grand cercle ; elles se tenaient à distance et chuchotaient entre elles en se montrant du doigt cette terrible comédienne qui tirait de sa trompette des notes aussi aiguës que le grincement de la scie. Aux yeux des paysannes timides et habituées à la vie cachée, cette femme hardie, bruyante, haute en couleurs, avait quelque chose d’héroïque et de prestigieux.

La musique cessa enfin. Après avoir fait travailler son singe et son chat pour captiver d’une façon plus intense la curiosité de la foule, le charlatan prit un maintien grave et solennel, et tenant à la main son chapeau à deux cornes fabriqué à l’époque du directoire, il déclara à l’honorable assemblée qu’il s’était arrêté au village de L….. avec la permission des autorités et dans la seule intention de soulager l’humanité souffrante. Ici le public toussa et se moucha ; chacun fit rapidement l’inventaire de sa propre personne, afin de s’assurer s’il n’aurait pas besoin de la panacée qu’on allait lui offrir. Après avoir nommé, — avec plus ou moins de respect pour l’orthographe, — les maux auxquels la population des campagnes est exposée par la nature de ses travaux, le charlatan se fit fort de les guérir avec un onguent enveloppé d’un papier rouge et qui ne coûtait pas plus de dix centimes, deux sous !

Pourquoi les paysans n’auraient-ils pas cru à sa parole ? Ce que l’on dit effrontément sur la place publique, au bruit des tambours et des trompettes, doit être vrai en dépit de toute vraisemblance. Ce qu’un docteur en habit noir ne peut opérer en quinze jours, en six mois, avec des remèdes coûteux, l’empirique en habit rouge aura le pouvoir de le faire en cinq minutes avec un liniment quelconque, avec une parole même. Tel est le raisonnement que font les campagnards. Aussi, quand le premier moment d’hésitation fut passé, quand le plus hardi des spectateurs eut osé tendre ses deux sous au charlatan, une centaine de bras se leva tout aussitôt, et la grosse femme, déposant sa trompette sur le tambour, aida son époux à servir la pratique impatiente. Ceux qui avaient acheté la panacée précieuse s’en retournèrent chez eux avec la perspective rassurante d’avoir acquis à bon marché le plus précieux de tous les biens. Pierre Gringot, qui se croyait atteint d’une maladie plus compliquée, resta seul auprès de la voiture de l’empirique : — Monsieur, dit-il, en se dressant sur la pointe du pied, dès que la foule se fut dissipée, monsieur, peut-on vous parler ?

— Certainement, mon ami ; je vous l’ai dit, tous mes instans sont consacrés au soulagement de l’humanité souffrante… Donnez-moi votre main, mettez le pied sur la roue. Très bien ! Maintenant suivez madame, et passez dans mon cabinet de consultation.

Pierre Gringot disparut derrière le rideau que soulevait la femme du charlatan. Il se trouva dans un cabinet si mal éclairé par deux petites ouvertures latérales, qu’il fallut y allumer deux chandelles. Ces lumières un peu fumeuses firent resplendir quelques planches anatomiques appendues autour du cabinet de consultation. Quoiqu’il fût un peu effrayé par ces peintures d’écorchés, qui lui semblèrent des représentations cabalistiques, Pierre Gringot en augura bien. C’était ainsi que devait être le laboratoire d’un homme capable de guérir par des moyens surnaturels. Le simple paysan vit même dans le singe qui gambadait jusque sur ses genoux une sorte de diablotin aux ordres du sorcier. L’ignorance donne parfois de l’imagination aux natures incultes ; ceux qui ne savent pas lire ne se figurent-ils pas que les livres renferment l’explication de tous les mystères qui inquiètent la raison humaine ?

— Monsieur, dit Pierre Gringot, je suis bien malade tout de même… En conscience, j’ai là, voyez-vous, à l’estomac, à la tête, au cœur, entre les deux épaules, aux jambes… Vous comprenez bien…

— Parfaitement, répliqua l’homme vêtu de rouge, qui comptait sa recette et n’écoutait guère. Vous souffrez, jeune homme, c’est clair…

— Je souffre, monsieur ; le médecin m’a défendu de manger, et je n’en suis pas mieux. Les médecins, voyez-vous, ça gagne vite son argent, c’est pressé de partir… Si vous vouliez me guérir, vous, monsieur, j’aime autant vous payer que de payer un médecin.

— Comment donc ! j’aime mieux recevoir votre argent, mon ami, que de le laisser tomber dans la poche d’un docteur ; ces messieurs-là d’ailleurs ne nous aiment guère. Voyons, jeune homme, vous souffrez au centre et aux extrémités. C’est grave ; il y a quelque chose là-dessous, hein !

— En conscience je le crois, monsieur…

— Et moi, j’en suis sûr, mon ami. Regardez dans cette bouteille ; y voyez-vous quelque chose ? Là, dans le fond…

— Nenni, je n’y vois que de l’eau. Et vous, monsieur ?

— Moi, je n’y dois rien voir ; mais vous,… vous qui êtes sous le charme… Regardez attentivement ; n’y voyez-vous personne ?

— Dame ! je vois une tête, une figure d’homme qui me fait la moue et qui a de vilains yeux rouges.

Le charlatan retira prestement l’image qu’il avait glissée derrière la carafe, et, s’adressant au paysan crédule : — Connaissez-vous cette figure ? Recueillez vos souvenirs… N’avez-vous pas quelque ennemi, quelque rival, quelqu’un enfin que vous voudriez savoir à cent lieues d’ici ?

— Ah ! fit Jean Gringot…

— Eh bien ! ajouta le charlatan, c’est lui qui vous est apparu dans ma bouteille magique. Ignorez-vous peut-être les merveilles de l’électricité, de la pile de Volta, du galvanisme, du magnétisme, de la fiole de Cagliostro…

— Je ne sais rien de tout ça, monsieur ; mais je vois que vous êtes bien savant, puisque vous m’avez montré celui qui m’a… ensorcelé.

— Pauvre jeune homme ! dit l’empirique.

— À présent que je l’ai vu, que faut-il faire ?

— Il faut me donner cinq francs, mon ami. Et puis, après avoir bu un verre de ce cordial, — ce qui fait cinquante centimes en sus, — vous irez trouver le gaillard qui vous a jeté un sort. Vous lui direz : Au nom du signor Molinardi, de Florence en Toscane, rends-moi la santé ; ou bien simplement : Au nom de celui qui est plus puissant que toi…

— Jamais je ne pourrai me rappeler la première phrase, dit Pierre Gringot ; j’aime mieux la seconde… Mais, s’il ne me rend pas la santé, monsieur, me rendrez-vous mon argent ?…

— Il vous délivrera du sort qui vous opprime, soyez-en sûr ; si vous doutez, mieux vaut n’y pas aller… Bien entendu que vous le contraindrez par la force, si besoin est… Avec deux bras et deux épaules comme les vôtres, mon ami, on n’a peur de personne… Allez, ayez confiance… Allez, vous dis-je, et laissez-nous déjeuner…

Le rideau se leva devant Pierre Gringot, qui reparut à la lumière du jour tout abasourdi des paroles du charlatan. Il n’y avait plus personne auprès de la cabane roulante, et le paysan, tout exalté par le cordial qu’il venait de boire, se dirigea droit vers la demeure de Mathurin Tue-Bique. Jeanne, qui achevait de s’habiller derrière sa fenêtre, entr’ouvrit furtivement le coin de son rideau, et regarda avec surprise le garçon de charrue, qui marchait d’un pas délibéré, le visage animé et le chapeau rabattu sur les yeux. Annette, qui demeurait en face de celle-ci, était sur le pas de la porte, pimpante, parée pour le dimanche, et toute prête à rire. — Eh bien ! Pierre, dit-elle au jeune paysan, vous voilà donc guéri ?

— Pas tout à fait, répondit-il, mais je le serai, bien sûr, avant ce soir.

— Vous êtes pourtant rouge comme une cerise, Pierre ; jamais je ne vous ai vu de plus belles couleurs !…

— Et vous, Annette, nous êtes, comme toujours, plus fraîche que la rose…

Ce propos galant fit épanouir d’aise la joyeuse figure d’Annette, qui laissa Pierre Gringot poursuivre son chemin. Celui-ci répétait, afin de s’en bien ressouvenir, la formule toute-puissante que lui avait apprise l’empirique. Il se sentait plein de courage et de confiance. Ses jambes avaient retrouvé, comme par miracle, toute leur élasticité ; il marchait du pas assuré d’un soldat intrépide qui court au-devant de l’ennemi. Il est vrai que le péril était encore loin. Quand Pierre Gringot aperçut les premiers ajoncs de la Lande-aux-Jagueliers, où s’élevait la maisonnette de Mathurin Tue-Bique, il fit halte pendant une seconde pour se recueillir et prendre haleine. Le cri d’une pie qui jacassait sur la plus haute branche d’un chêne, à sa gauche, le troubla un peu ; la vue d’une belette traversant le chemin à dix pas devant lui ne laissa pas de lui causer une assez vive impression. Cependant il continua d’avancer résolument au milieu d’un silence solennel. Le bruit lointain des cloches annonçant l’heure de la grand’messe vint heureusement rappeler à Pierre Gringot qu’il n’était pas trop éloigné du village. À ce tintement des cloches promené par la brise à travers la campagne en ondes vibrantes se joignit l’écho lointain de la musique du charlatan, qui reparaissait sur la scène devant un nouveau public. Ce fut comme un double appel au cœur déjà chancelant du jeune paysan ; il traversa sans sourciller l’espace qui le séparait de la maison de son ennemi.

— Au nom de celui qui est plus fort que toi, s’écria Pierre Gringot en frappant du pied la porte du meneux de loups, rends-moi la santé !

À cette interpellation, prononcée d’une voix retentissante, un corbeau privé répondit du haut du toit par un coassement lugubre ; un chat noir, qui dormait sur le four entre deux touffes de joubarbe, fit entendre un miaulement plaintif, et redressa son dos en forme d’arc ; une poule blanche, qui picorait près de la clôture du jardin, gloussa d’une façon singulière en fixant sur le paysan son petit œil fauve à demi caché sous sa crête flottante. Étonné de son propre courage, Pierre Gringot frappa de nouveau la porte avec son pied. Cette fois la porte s’ouvrit, et le meneux de loups apparut, vêtu de sa peau de bique, assis dans la paisible attitude d’un homme qui rêve les yeux ouverts.

— C’est toi, Pierre Gringot, dit-il sans se troubler ; que ne soulevais-tu le loquet de ma porte au lieu de la secouer ainsi ?

Pierre ne répondit rien. Il restait sur le seuil, immobile, troublé de voir tant de calme chez celui qu’il abordait avec tant de colère.

— Entre donc, Gringot !…

— Nenni ! répliqua le paysan, qui scrutait d’un œil inquiet les recoins obscurs de la maisonnette.

— Si tu ne voulais pas entrer, pourquoi as-tu frappé de si violens coups de pied dans ma porte ?

— Pour te forcer à me répondre ; tant que je suis dehors, j’ai l’avantage sur toi, et si j’entrais sous ton toit, je serais en ton pouvoir. Au nom de celui qui est plus fort que toi, rends-moi la santé !

— Est-ce le charlatan en habit rouge qui l’a appris ces belles paroles ? dit tranquillement Mathurin Tue-Bique.

— Méchant sorcier ! s’écria Pierre Gringot, tu ne veux pas m’ôter le sort que tu m’as jeté dimanche dernier…

Mathurin haussa les épaules. — Tu es fou, Pierre, tu as passé la nuit dehors couché sur l’herbe, à la belle étoile, parce que tu avais trop bu… Tu as des bras aussi gros que les barreaux d’une charrue, mon gars, tu es bien fort, et tu voudrais m’effrayer ; mais tu meurs de peur toi-même, et je te vois pâlir… Il est bien vrai qu’un soir je t’ai jeté dans un fossé ; tu sais pourquoi, et il n’y a pas de sortilège là dedans.

— C’était donc toi ? dit Pierre Gringot avec un redoublement de colère ; je n’en étais pas sûr !

— Veux-tu ta revanche ? demanda Mathurin en ôtant sa peau de bique ; entre, viens ici, nous nous battrons à notre aise ; dehors, nous pourrions être dérangés.

Exaspéré par cette provocation, Pierre Gringot franchit le seuil ; il avait jeté bas sa veste et retroussé les manches de sa chemise, son œil flamboyait. Mathurin l’attendait de pied ferme, calme en apparence, mais furieux au fond de se voir insulté jusque sous son toit. Les deux ennemis se mesuraient du regard comme deux lutteurs, l’un comptant sur la vigueur de ses bras nerveux, prêt à l’attaque, l’autre bien décidé à faire des efforts surhumains pour infliger à son adversaire une rude leçon. La lutte commença par des coups reçus et rendus avec un entrain égal de part et d’autre. La force redoutable du garçon de charrue était contre-balancée par l’agilité surprenante du meneux de loups. Les mouvemens de celui-ci avaient quelque chose de plus vif et de plus sauvage ; il cherchait moins à frapper les rudes épaules de son antagoniste qu’à le fatiguer en se dérobant à ses attaques brutales. Cependant Pierre Gringot, emporté par la colère, ne se lassait point ; il soutenait le combat avec énergie, et peut-être la victoire serait-elle restée de son côté, si un bruit étrange qu’il entendit au-dessus de sa tête ne lui eût fait perdre courage. Pâle, tremblant, il recula, et Mathurin, cessant de frapper, se mit à le contempler d’un air de mépris.

— Laisse-moi partir, dit le paysan en essuyant la sueur de son front.

— De bon cœur, répondit Mathurin, à la condition que tu ne reviendras pas !…

— Si tu avais été tout seul, va, je n’aurais pas reculé devant toi !…

— Mais je suis tout seul ! répondit Mathurin.

— Est-ce que je ne les entends pas galoper dans ton grenier, méchant gars ? Est-ce que je ne sens pas l’odeur de bête fauve sur ma tête ?… Oh ! les loups, les loups ! Ouvre ta porte, et laisse-moi partir !… Tu ne me feras pas manger par tes bêtes, n’est-ce pas ?…

— Veux-tu que j’aille leur dire de se tenir tranquilles ? répondit en souriant le meneux de loups. Non ? Eh bien ! comme tu voudras, mon garçon. Puisqu’il y a des loups dans mon grenier, puisque tu les as entendus, il y va de ta vie si tu parles de ce qui vient de se passer. Tu sais bien que ces bêtes-là te dévoreront quelque jour, si la fantaisie te prend de tenir des propos sur leur compte.

— Je l’ai entendu dire bien des fois, dit Pierre Gringot, qui ramassait sa veste et tenait ses regards fixés sur l’échelle du grenier. Voyons, Mathurin, promets-moi que je guérirai !…

— Guéris-toi dès aujourd’hui, je ne demande pas mieux ; mais au moins garde-toi bien de jaser sur moi, hein !…

Là-dessus Mathurin Tue-Bique tira le verrou de la porte et l’ouvrit au garçon de charrue, qui s’en retourna plus vite encore qu’il n’était venu, bien persuadé qu’il y avait sept loups, ni plus ni moins, dans le grenier de Tue-Bique : c’est le nombre habituel. Quand il se fut éloigné, Mathurin monta dans son grenier. Ramassant ses furets, que le bruit de la lutte avait épouvantés et fait sortir de la boîte où il les tenait captifs : — Allons, petites bêtes, leur dit-il, retournez au gîte et dormez en paix. Si vous m’attirez la réputation d’un meneux de loups, au moins vous éloignez de moi les méchans, les imbéciles, les poltrons, et vous me faites quelquefois gagner en une nuit autant que bien d’autres pendant les six jours de la semaine.


IV. — LA MÈRE ET LA FILLE.

Deux hommes dans la force de l’âge ne peuvent se prendre aux cheveux sans se porter réciproquement des coups assez rudes. Le meneux de loups avait reçu de fortes bourrades dans les côtes ; mais il s’en consolait par la pensée que Pierre Gringot, dont il redoutait les rancunes, n’oserait plus de longtemps lui chercher querelle. Quant au garçon de charrue, il portait sur la joue un témoignage irrécusable de la vigueur de son ennemi. Il ne s’en plaignit point cependant, tant il se sentait heureux d’avoir obtenu la promesse de sa guérison. Aussi, lorsque ses compagnons de travail lui demandèrent pourquoi sa face était enflée : « Ce n’est rien que ça, les gars, répondit-il avec assurance, c’est la fièvre qui s’en va par là… » La fièvre le quitta en effet, grâce à la diète qu’il avait observée pendant quelques jours et aux potions qu’il s’était résigné à avaler, ce qui ne l’empêcha pas d’attribuer sa guérison à la formule que lui avait enseignée le charlatan. Il ne tarda pas à redevenir gros et gras comme par le passé ; quand il paraissait le dimanche sur le perron de l’auberge des Trois Maures, son large pantalon serré sur la hanche, vêtu d’une courte carmagnole de gros drap brun, la cravate de coton nouée à la batelière, les cheveux coupés en rond effleurant les oreilles, avec un grand chapeau plat légèrement incliné sur le côté gauche, chacun le considérait comme le premier garçon de ferme de la paroisse. Annette l’ouvrière ressentait pour lui une véritable admiration. Il y avait déjà plus de deux ans qu’ils se causaient, et on prévoyait l’époque où Pierre Gringot, après avoir amassé, en travaillant chez les autres, assez d’argent pour prendre une ferme à son compte, épouserait celle que l’opinion publique désignait déjà comme sa future. D’ailleurs Annette passait pour être à l’aise ; ses parens possédaient dans le bourg une vieille maison avec jardin, un coin de pré sur le bord du ruisseau et un arpent et demi de terre dans les landes. De plus, elle ne manquait point d’ouvrage et pouvait à grand’peine suffire à la besogne, bien qu’elle eût pris une apprentie depuis sa rupture avec Jeanne.

Moins heureuse que sa compagne, devenue sa plus redoutable rivale, Jeanne était obligée de nourrir sa mère âgée et infirme, et beaucoup de ses anciennes pratiques la quittaient. On ne la demandait plus à la métairie des Hautes-Fougeraies ; quand même on l’y eût appelée, elle aurait refusé d’y travailler en compagnie d’Annette et de s’asseoir à la même table que Pierre Gringot. Il y avait des marraines charitables qui plaignaient la pauvre fille et prenaient parfois sa défense ; mais elle avait parlé au meneux de loups et reçu de lui un présent ! Elle était compromise, suspecte d’accointance avec un sorcier. De là à la croire capable de jeter des sorts sur les vaches, sur les personnes même, il n’y avait pas loin. On se demandait aussi tout bas comment, avec si peu de travail, Jeanne pouvait vivre, nourrir sa mère et se vêtir avec une élégante propreté. Ce mystère eût été dévoilé si quelque voisin indiscret eût entendu le dialogue qui s’établit entre Jeanne et sa mère, un soir de dimanche, à l’heure où la population des campagnes, joyeuse et reposée, oublie ses fatigues de la veille et se prépare courageusement au labeur du lendemain.

Il n’y avait ni feu ni lumière dans la petite chambre où se tenaient enfermées Jeanne et sa vieille mère. Après avoir aidé celle-ci à se mettre au lit, Jeanne s’agenouilla près du chevet et récita à demi-voix un dizain de chapelet, puis elle s’assit dans un coin de la chambre, pensive et attristée.

— Ma fille, dit la vieille femme, viens donc là, près de moi ; il faut que je te parle.

Jeanne s’approcha du lit.

— Me voilà bien vieille, ma pauvre enfant, et je n’ai que toi pour me soutenir. Toi, tu n’as guère d’ouvrage, et tu m’as à ta charge.

Jeanne ne répondit rien ; les larmes coulaient silencieusement de ses yeux.

— À mon âge, continua la vieille infirme, on vit de peu de chose : mais toi, tu es jeune, et tu ne manges pas à ta faim.

— J’y suis habituée, ma mère, reprit Jeanne ; on se fait à tout.

— Si j’étais moins âgée, je prendrais un bissac sur mon dos, et j’irais demander mon pain.

— Ma mère, répliqua Jeanne, que dites-vous là ? Vous qui aviez de l’aisance, vous qui faisiez l’aumône, aller tendre la main !…

— C’est vrai, ma fille : j’avais de l’argent, et j’en donnais aux pauvres : mais je suis pauvre à mon tour. La maladie de ton défunt père en a mangé les trois quarts, et ce qui me restait à sa mort, nous l’avons dépensé peu à peu pour vivre.

— J’ai encore une dizaine de francs, interrompit Jeanne, sans compter cinq francs que j’ai reçus pour le prix de mes boucles d’oreilles.

— Tu les as vendues ? dit la vieille en se soulevant avec effort sur son lit.

— Oui, ma mère ; je les avais achetées sur mes économies

Quand on est pauvre, on n’a plus le droit de porter ces choses-là.

— Ma pauvre fille, quand les arbres tombent, la terre tremble, dit le proverbe, et c’est bien vrai. Lorsque les propriétaires vendent leurs chênes, c’est qu’ils sont ruinés !… Lorsque des petites gens comme nous vendent leurs effets, ils n’ont plus de pain !… Depuis quinze jours, j’ai pris une résolution, ma Jeanne, et le moment est venu de l’accomplir. Écoute-moi bien, tâche de te gager à la foire du mois prochain, non pas dans la paroisse, cela te ferait trop de peine, mais dans quelque commune voisine. Tu rencontreras là quelqu’un de notre famille ; j’ai bien des cousins dans le canton, et des cousines aussi… Tu ne réponds point, Jeanne ? Il t’en coûterait peut-être trop d’être domestique dans une ferme ?

— Mais vous, ma mère, que deviendrez-vous, si je m’en vais ?

— Moi, je me ferai admettre à l’hôpital de Candé,… et je ne les embarrasserai pas longtemps, car je me sens bien malade ;… puis l’âge, vois-tu !

Jeanne prit la main de sa vieille mère et versa des larmes abondantes. Laisser partir sa mère pour l’hôpital, c’était déclarer à tout le monde qu’elle ne suffisait plus à la nourrir ; se mettre au service d’autrui, quitter l’aiguille pour les rudes travaux des champs, c’était dire adieu à l’existence laborieuse, mais indépendante, qu’elle avait rêvée, s’avouer vaincue, et abandonner la place à une rivale jalouse. Si Annette se fût présentée devant elle en ce moment, il y aurait eu entre ces deux femmes une scène analogue à celle qui s’était passée dans la maisonnette du meneux de loups le jour où Pierre Gringot en avait si violemment ouvert la porte. Accablée de chagrin et de dépit, Jeanne sanglotait et ne répondait rien. Elle avait pu supporter de rudes privations, jour par jour, soutenue par l’espoir d’y mettre un terme à force décourage et de persévérance ; mais la perspective de la pauvreté irrémédiable et de la dépendance sans fin troublait son imagination. L’état de sa mère exigeait des soins désormais trop dispendieux ; elle comprenait que deux misères réunies sont inefficaces à se soulager, et pourtant elle frissonnait à la pensée que l’on dirait un jour, en parlant d’elle : « Jeanne, celle qui n’a pas pu mener son état, et dont la mère est allée mourir à l’hôpital ! »

Telles étaient les angoisses qui oppressaient Jeanne. Tandis que les gens du village l’accusaient de porter une toilette trop élégante, elle achevait tout simplement d’user les vêtemens que son travail lui avait permis d’acheter dans des jours meilleurs ; mais il ne lui restait plus de quoi les renouveler. D’ailleurs elle ne les portait que le dimanche, et peu d’instans encore. Après les offices, elle rentrait précipitamment chez elle et se cachait à tous les yeux, honteuse comme l’oiseau qui prévoit que l’époque de la mue est proche, et qu’il lui faudra quitter ses belles plumes du printemps, triste comme la fleur qui sent sa corolle d’azur menacée par le souffle glacé de l’automne.

Trop soumise aux volontés de sa mère pour oser les combattre, — on ne discute guère avec ses parens dans les campagnes, — Jeanne demeura longtemps encore assise auprès du lit de celle-ci. Quand la respiration calme et régulière de la vieille infirme l’eut convaincue qu’elle était endormie, la jeune fille à son tour voulût prendre du repos ; mais elle avait beau fermer les yeux, le sommeil fuyait ses paupières. À ses oreilles retentissaient encore les refrains joyeux des jeunes gens qui regagnaient les métairies lointaines après avoir passé la soirée dans les auberges du village. Peu à peu le silence se fit dans le bourg, Jeanne n’entendit plus que le cri de la fresaie voltigeant autour du clocher et les aboiemens des chiens à travers la campagne ; mais à la fin d’avril les nuits ne sont pas longues, et l’habitant des campagnes a l’habitude d’être matinal comme l’alouette. Jeanne se leva donc aux premières lueurs de l’aube, quoiqu’elle n’eût pas goûté une heure de repos. Quand l’Angelus sonna, elle était debout et à l’ouvrage, préparant le petit trousseau que sa mère devait emporter à l’hospice de Candé. Dans trois semaines arrivait la foire de mai, la plus célèbre et la plus importante de celles qui se tiennent dans le courant de l’année au bourg de N… Ce grand jour, si impatiemment attendu par tous les paysans de la contrée, Jeanne le voyait approcher avec effroi ; il devait la séparer à jamais de sa vieille mère et inaugurer pour elle-même une vie de dépendance et de rudes labeurs.


V. — UNE PANIQUE.

Une foire dans les campagnes des provinces de l’ouest est un jour solennel. Les métayers se font une fête et un devoir de s’y rendre. C’est là qu’ils apprendront le cours des grains, le prix des bestiaux ; ils en rapporteront ces nouvelles étranges, inattendues, qui naissent on ne sait où, se répandent on ne sait comment à travers les foules, et constituent la gazette de ceux qui ne savent pas lire. Enfin, dans ces grandes assemblées de paysans, toute la population d’un canton se passe en revue, se mêle et se sent vivre. Aussi dès le matin, deux heures avant l’aube, il se fait un certain mouvement dans les métairies. Les bœufs que l’on va mener en foire ont reçu la veille au soir double ration. On les conduit à l’abreuvoir, on les lie au joug, et un bouvier armé de l’aiguillon part de bon matin, poussant devant lui, d’un pas égal et tranquille, les patientes bêtes, qui changeront de maîtres dans quelques heures. Le cheval, qui a mangé l’avoine tandis que les hommes mangeaient la soupe, est attelé au chariot. Le jour commence à poindre ; les marraines, qui ont achevé leur toilette, soufflent la chandelle de résine piquée sous le manteau de la cheminée. Chargé de garder le logis avec la servante et les petits enfans, le chien comprend qu’il ne sera pas de la fête ; il va se blottir sous la paille, honteux et de mauvaise humeur, prêt à poursuivre de ses aboiemens furieux tous les passans. Le père de famille prend son fouet et monte sur le siège. À ses côtés trône la métayère, qui a noué sur sa coiffe blanche un mouchoir de coton destiné à la garantir de la rosée du matin. L’aîné des enfans et la plus grande des filles, à qui l’on a promis depuis dix mois de les mener à la foire, s’élancent à leur tour, heureux et triomphans. Ils prennent place comme ils peuvent à l’arrière du véhicule, parmi les moutons qu’on y a hissés non sans peine ; peut-être appuient-ils leurs pieds sur le ventre de quelque porc gros et gras, qui proteste par des cris déchirans contre la promenade qu’on lui fait faire. Bientôt les roues résonnent sur les pierres du chemin de traverse, et au bout de dix minutes le chariot débouche sur la grand’route, pareil au petit bateau qui, sortant d’un fossé trop étroit, se jette gaiement sur le courant d’un grand fleuve. Le voilà qui roule parmi d’autres véhicules, tous chargés, tous trottant, et mêlant le bruit de leurs roues aux vibrantes exclamations des voix de ceux qui se saluent au passage. Les commères cependant engagent à de grandes distances, malgré les cahots et le claquement du fouet, des conversations interminables, longues de deux et trois lieues. De quoi s’entretiennent ces braves gens qui gesticulent et crient à tue-tête ? Du charme infini des matinées de mai, où tout chante et fleurit dans la nature ? De la majesté des futaies mystérieuses, sur lesquelles la buse plane d’un vol libre et cadencé ? De la grâce indéfinissable de ces vallées profondes, silencieuses et riantes, que le soleil levant effleure de ses rayons et caresse de ses premiers feux ? — Non, ils répètent des vérités si naïves qu’on sourit à les entendre ; ils parlent aussi de ces choses sérieuses d’où dépend la nourriture des peuples. Pourquoi parleraient-ils des beautés d’un paysage dont ils font eux-mêmes partie, avec lequel ils sont identifiés, auquel ils donnent, par leur présence, par leur costume et aussi par leurs travaux de chaque saison, la vie, l’accent et le mouvement ?

À mesure que l’on approche du lieu de la foire, la foule des chariots, des animaux et des hommes se grossit et s’augmente. Pareils à des affluens gonflés par une nuée d’orage, les plus petits sentiers versent leur contingent au grand chemin ; on peut dire alors que la route passe pleine, selon l’expression pittoresque des Provençaux. Dans ces flots de peuple, combien de gens heureux, amusés, excités par la chance de vendre très cher et d’acheter à bon marché ? On a été cahoté bien rudement, on a avalé de la poussière, on ne sait pas quand on aura le temps de dîner : qu’importe ? On entend le mugissement des bœufs, le hennissement des chevaux, le bêlement des brebis ; la foire est là, on la découvre enfin, on la tient, et on s’y jette avec empressement.

Le métayer des Hautes-Fougeraies, qui tenait le premier rang parmi les cultivateurs de sa commune, avait envoyé à la foire de N… trois paires de bœufs sous la conduite de Pierre Gringot, son premier garçon de charrue. Au moment où celui-ci sortait de l’étable, Jeanne quittait de son côté sa petite maison du bourg. Il était nuit encore ; la jeune fille avait plus de trois lieues à faire à pied, et elle voulait que personne ne la vit se mettre en route. Elle eut bien un peu peur de se trouver seule par les chemins au milieu de l’obscurité ; mais le jour allait venir, et les ténèbres du matin n’inspirent point aux campagnards d’aussi vives inquiétudes que celles du soir. Elle marcha donc courageusement, levant les yeux en haut, impatiente de voir les étoiles pâlir au firmament. Il lui fallait passer dans la Lande-aux-Jagueliers, où s’élevait, solitaire, la maison de Mathurin Tue-Bique. Arrivée à ce passage redouté, elle hâta sa marche, non sans trembler, parce que les hibous poussaient encore des cris funèbres sous la voûte de la futaie qui borde la lande. Il lui semblait aussi entendre derrière elle un bruit sourd et continu qui s’approchait. Ce bruit, c’était celui d’un tout petit chariot courant sur la route. Jeanne, qui ne voulait pas être vue, se blottit derrière un buisson pour laisser passer le véhicule ; mais il était trop tard, et le meneux de loups, mettant pied à terre, vint l’y dépister.

— Jeanne, lui dit-il, vous allez à la foire ? La route est longue. Je vous en conjure, montez avec moi, il y a place pour nous deux dans le chariot…

— Non, non, répliqua Jeanne.

— C’est vrai, reprit Tue-Bique, cela ne se peut. Montez seule, Jeanne, montez, et je suivrai à pied… Mon cheval trotte bien, allez, mais je suis de force à le suivre.

Jeanne marchait devant le meneux de loups et semblait fuir pour ne pas refuser ses offres obligeantes.

— Écoutez ! continua le meneux de loups, je vous jure que je vous ferai descendre dès que le jour paraîtra. Personne ne vous verra, personne ne saura que je vous ai rencontrée…

Jeanne troublée ne savait quoi répondre. Le chariot de Mathurin était là près d’elle ; celui-ci tenait la bride du cheval. La pauvre fille, cédant aux prières de Mathurin, monta sur la petite voiture, et le cheval, docile à la voix de son maître, partit au grand trot ; celui-ci se mit à marcher près de la roue d’un pas rapide et léger. Mathurin courut ainsi pendant une demi-heure ; quand il s’arrêta, Jeanne mit pied à terre. La dernière étoile venait de s’effacer dans le bleu pâle du ciel.

— Merci, Jeanne, merci, dit le meneux de loups ; le jour va paraître, et je dois vous laisser seule ; merci de m’avoir permis de vous suivre pendant quelques minutes… Ah ! Jeanne, je vous suivrais au bout du monde !

Jeanne, émue, agitée, le laissa s’éloigner au grand trot, et elle poursuivit sa route à pied, recherchant les chemins de traverse pour éviter les rencontres. Maintes fois elle se cacha derrière les haies quand des voix connues frappaient son oreille. Au moment où elle approchait du bourg de N…, et comme la foule devenait plus intense, le visage épanoui d’Annette lui apparut subitement. Celle-ci. assise dans une carriole avec quelques habitans de son village, n’aperçut point la pauvre Jeanne qui trottait dans la poussière.

— Voilà une triste journée pour moi, pensa Jeanne ; mais si je dois entrer en condition bien loin de chez nous, au moins je ne verrai plus cette face rieuse qui me poursuit partout et semble me narguer !…

Cinq minutes après cette rencontre, Jeanne arrivait sur le champ de foire. Après y avoir rôdé pendant une heure, elle rencontra une de ses parentes, la cousine Rose. qui habitait une commune éloignée, et qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps. La parente de Jeanne embrassa cordialement la pauvre fille, écouta le récit de ses petites infortunes et promit de la prendre à son service. Comme il était déjà près de midi, la bienveillante cousine Rose emmena Jeanne sous une vaste tente où se pressaient les gens de tout sexe, de tout âge, talonnés par la faim et poussés par la soif. La foire était alors dans toute sa splendeur. Le tambour du signor Molinardi et la trompette de sa digne compagne dominaient le bruit sourd des hommes et des animaux qui s’agitaient au milieu d’une épaisse poussière. Sous un vaste parapluie qui s’élevait comme le dôme d’une mosquée, un marchand de médailles de saint Hubert chantait en s’accompagnant sur un violon poudreux cette interminable complainte qui fait depuis des siècles le tour de la France. Il y avait des marchands de pain d’épice, de gâteaux, de jouets d’enfans et de grosse vaisselle. Les petits garçons bouffis soufflaient incessamment dans les sifflets fraîchement achetés aux boutiques en plein vent ; les petites filles portaient avec orgueil sur leurs bras les poupées d’un son dont la munificence de leurs parens les avait gratifiées. On se fondait, on se pressait, on s’étouffait ; au dire des habitués, la foire était excellente, magnifique. Les éleveurs normands et les maquignons poitevins s’arrachaient à des prix élevés bœufs et chevaux. On se disputait un coin de banc sous les tentes où le cidre et le vin blanc coulaient libéralement dans les verres et dans les tasses. Les conversations s’animaient ; le plaisir de retrouver un ami et de boire à sa santé faisait rayonner les fronts ; on se pressait les mains, on s’embrassait, on parlait à ceux qui étaient seuls, à ceux qu’on ne connaissait pas ; les langues s’étaient déliées comme par enchantement. Le paysan, si défiant de sa nature et qui semble presque sauvage à qui le surprend au milieu de la solitude de ses champs, devient aux foires, sous la tente du cabaretier, expansif, confiant et jovial.

Jeanne, qui était arrivée là triste et découragée, commençait à se remettre un peu de son trouble. — Ma fille, lui dit la cousine Rose au moment de quitter la table, il ne faut pas que ta mère aille à l’hospice ; nous la prendrons chez nous, elle restera près de toi, et tu la soigneras,

— Vous allez la rendre bien heureuse et moi aussi, répondit Jeanne. Le bon Dieu vous récompensera !

— Dame, il faut bien faire quelque chose pour lui Allons,

Jeanne, à demain ; notre charrette ira te quérir avec ta mère et vos bagages à toutes les deux.

Jeanne embrassait sa parente et cédait sa place à un paysan altéré lorsqu’un bruit étrange retentit dans le champ de foire. On eût dit qu’un ouragan s’abattait sur la foule, un de ces ouragans du tropique qui renversent tout sur leur passage. Des cris désespérés s’élevaient du milieu des groupes épouvantés ; les enfans pleuraient, les femmes poussaient des clameurs assourdissantes. Jeanne rentra précipitamment sous la tente pour y chercher un abri ; une trentaine de bœufs liés au joug, courant par bandes désordonnées, y firent irruption, et la toile s’affaissa, enveloppant sous ses plis les hommes, les bestiaux, les tables, les bancs, les verres, les barriques et les bêtes épouvantées, qui la trouaient en tout sens avec leurs cornes. C’était un sauve-qui-peut général ; les vaches gambadaient comme des folles, la tête basse, levant la queue et beuglant ; les chevaux se cabraient et brisaient leurs licols : on les voyait galoper les naseaux ouverts, la crinière au vent, comme des chevaux du Paraguay surpris par un tigre. Foulés sous les pieds des taureaux, les moutons éperdus sautaient et bondissaient à travers tous les obstacles. Il y avait des hommes renversés et meurtris qui se roulaient à terre, des femmes blessées qui criaient au secours ; les gendarmes faisaient de vains efforts pour arrêter la déroute des bestiaux et secourir les pauvres gens qui se débattaient dans cette mêlée effroyable. Au premier signe de désordre, le signor Molinardi avait fermé sa barraque roulante et soustrait son habit rouge à la vue des taureaux irrités. Il regardait par son rideau entrouvert cette panique incroyable qui venait si mal à propos interrompre la vente de ses médicamens. Le marchand de médailles de saint Hubert pliait son parapluie et se sauvait à toutes jambes, se défendant avec son violon contre les bœufs, dont les fronts liés au joug frappaient à droite et à gauche comme des boulets rames.

Cet épouvantable désordre ne dura pas plus de temps qu’il ne nous en a fallu pour le raconter ; mais il dispersa bêtes et gens, et mit fin à La foire. Beaucoup d’hommes et de femmes surtout avaient trouvé un refuge dans les charrettes. Jeanne, échappée à grand’peine de dessous la tente où elle s’était reposée avec sa parente, se voyant séparée de celle-ci, s’était mise à fuir au hasard.

— Gare, gare ! criait-on autour d’elle ; sauvez-vous, les marraines !

— Encore un mauvais coup, disait en pleurant un vieux paysan blessé dans la mêlée, et jamais on ne saura qui l’a fait.

— Non, repartit un jeune gars ; mais on sait bien comment il a été fait. Ne voyez-vous pas à terre de petits cornets de papier ?

— Et il y a dedans du foie de loup en poudre, ajouta un gros garçon qui n’était autre que Pierre Gringot ; mes six bœufs l’ont bien senti, et ils sont partis comme un éclair…

— Je voudrais qu’on défendît aux meneux de loups de venir aux foires, riposta le vieillard.

— Ça serait bien fait, répliqua Pierre Gringot ; ces gens-là ne rêvent que le mal du prochain… Je vous demande un peu le plaisir qu’ils trouvent à bouleverser une foire, à faire écraser le monde, à faire folleyer les bêtes… Ah ! le gredin de Tue-Bique ! Il est ici, je l’ai vu.

Tue-Bique était là en effet ; il courait au secours de Jeanne, qu’il avait longtemps cherchée au milieu de la déroute des hommes et des bestiaux. Poussée par la foule, la pauvre fille errait en tournoyant et ne savait plus ce qu’elle faisait. Un taureau furieux qui bondissait à droite et à gauche, comme si des banderillas acérées eussent déchiré ses flancs, se précipitait sur elle, le front bas, l’œil en feu. — Jeanne, Jeanne ! cria le meneux de loups. Et Jeanne tourna la tête ; mais, clouée à sa place par la frayeur, elle ne put faire un pas en avant. Comme une victime résignée à recevoir le coup de la mort, elle baissa la tête et couvrit ses yeux de ses deux mains. C’en était fait d’elle, si Mathurin ne l’eût saisie et enlevée dans ses bras. Le meneux de loups porta Jeanne à demi évanouie sur une lourde charrette dans laquelle toute une famille avait déjà trouvé un refuge. Quand il eut déposé la jeune fille en lieu de sûreté, Mathurin se retourna pour faire face à la bête qui le poursuivait toujours. D’une main hardie, il arrêta la corne brûlante du taureau, et le força de plonger dans la poussière ses naseaux ardens ; mais l’animal se releva par un brusque mouvement : saisi d’un redoublement de rage, il se dégagea de cette étreinte énergique, et, poussant sa tête en avant, il secoua le meneux de loups sur ses cornes et le lança par-dessus sa croupe. Jeanne poussa un cri, et le taureau continua à travers la foule sa course furieuse.


VI. — UN RAYON DE SOLEIL.

Quelle est la cause de cette folie subite qui transforme en bêtes furieuses les animaux paisibles réunis sur un champ de foire ? Ce qui est certain, c’est que des paniques pareilles à celles dont j’ai essayé de décrire les effets se renouvellent en toute saison et assez souvent dans les marchés de nos pays de l’ouest. Les paysans les attribuent aux sorciers qui sèment sous les naseaux des bœufs une poudre malfaisante, — le foie de loup, puisqu’il faut l’appeler par son nom. On conviendra que cette poudre doit être assez difficile à se procurer désormais, attendu que les loups sont devenus rares ; mais ceux qui les mènent savent toujours où trouver ces bêtes formidables qui resteront à jamais la terreur des campagnes. Toute calamité qui vient fondre sur le pays est accompagnée du retour des loups. Ainsi en 1848 les métayers, découragés par l’abaissement des prix de leurs denrées, crurent voir foisonner de nouveau ces redoutables hôtes de nos forêts. Les loups apparaissaient alors sous forme de bêtes noires et velues qui attaquaient les troupeaux dans les prés, et la nuit on entendait les bœufs, harcelés dans leur retraite par l’ennemi, heurter leurs cornes avec fracas.

Mais il est temps de retourner sur le champ de foire de N…, où Mathurin Tue-Bique gisait dans la poussière sans connaissance et grièvement blessé. On le transporta dans une auberge où le médecin du bourg prodiguait déjà ses soins aux autres victimes de cette fatale journée. Les gens de la commune qu’habitait Mathurin s’entretenaient le soir, en retournant chez eux, des événemens qui venaient de se passer sous leurs yeux.

— Tue-Bique est blessé tout de même, disait la métayère des Hautes-Fougeraies.

— C’est vrai, répliquait Pierre Gringot ; mais bah ! vous verrez qu’il en reviendra. Les meneux de loups, voyez-vous, ont la vie dure.

Au village, on parlait du courage avec lequel le jeune gars avait affronté le taureau furieux. — Il est hardi, bien sûr, disait Annette ; dame ! c’est qu’il a beau être sorcier, la Jeanne l’a ensorcelé tout de bon… Personne ne s’exprimait sur le compte du pauvre blessé avec cette sympathie absolue, cette charité sans réserve que doivent inspirer le dévouement et la souffrance. La vie du meneux de loups était pourtant en danger ; ce ne fut qu’au bout du troisième mois, vers le commencement d’août, qu’il entra en convalescence. Condamné pendant ce long temps à une inaction complète, Mathurin souffrait de cet ennui profond, immense, qui accable les hommes jeunes, actifs, habitués au mouvement, lorsque la maladie les retient sous leur toit. Un matin qu’il se tenait assis sous les saules plantés sur le bord de la mare, auprès de sa petite maison, il entendit le refrain joyeux d’un violon derrière la haie voisine. C’était une noce qui passait ; Pierre Gringot, radieux et frais, donnait le bras à Annette, qui portait au côté le bouquet de mariée. Ce cortège fit faire au meneux de loups de tristes réflexions. La solitude qu’il avait bravement supportée jusqu’alors lui sembla bien pesante. Excepté le curé du village et le médecin de la ville prochaine, personne ne l’avait visité durant sa maladie. Jeanne ne passait plus sur la lande ; les regards attristés de Mathurin ne rencontraient que des regards défians et inquiets : il se sentait plus abandonné qu’un étranger dans ce pays qui l’avait vu naître. Bien qu’il n’eût à se reprocher aucune mauvaise action, il s’avouait qu’il s’était trop complu dans ce rôle mystérieux qui, en écartant de lui la population des campagnes, le laissait libre de suivre les instincts de sa nature vagabonde et sauvage.

En allant un dimanche au village, il apprit que la mère de Jeanne venait de mourir chez la parente qui l’avait charitablement accueillie avec sa fille. Cette nouvelle lui causa un vif chagrin ; il se figurait Jeanne dans une situation analogue à la sienne, orpheline et seule au monde, réduite à gagner sa vie à la sueur de son front sous l’œil d’une maîtresse exigeante et sévère. Il n’en était pas tout à fait ainsi par bonheur. La cousine Rose traitait Jeanne avec douceur. Celle-ci d’ailleurs savait se rendre utile de mille manières. Elle apportait en toutes choses ce dévouement absolu des cœurs éprouvés par la souffrance, qui aiment à répandre autour d’eux l’affection dont ils ont besoin pour eux-mêmes. Elle pensait souvent à son village natal, dont elle se croyait séparée par une distance incommensurable, bien qu’elle n’en fût pas à plus de six lieues ; mais pour l’habitant des campagnes, habitué à voir toujours les mêmes horizons, changer de commune c’est presque s’expatrier. Chaque paroisse d’ailleurs a son individualité, et sous l’uniformité apparente du costume et des usages se cachent une foule de nuances qui échappent à nos regards distraits.

Jeanne aimait donc à reporter sa pensée vers les lieux où s’était écoulée son enfance. Souvent elle s’absorbait dans une rêverie profonde, et les paysages familiers à son souvenir se déroulaient subitement devant elle, comme si elle les eût vus dans un miroir magique. Un jour d’automne qu’elle rêvait ainsi, occupée à coudre dans la chambre retirée où elle se tenait volontiers assise près de la fenêtre, elle aperçut un chariot qui trottait rapidement sur la grande route. Le chariot s’arrêta à quelque distance de la maison, et il en descendit un homme qui attacha le cheval à la barrière d’un champ et continua de marcher. Emue sans savoir pourquoi, Jeanne laissa tomber son ouvrage sur ses genoux et resta immobile. Celui qui s’approchait alors de la maison s’arrêta aussi, sembla hésiter, s’essuya le front et se reprit à avancer lentement. La cousine Rose leva la tête et dit, comme si elle se fût parlée à elle-même : — Voilà un homme que je ne connais point… C’est peut-être un marchand ; il en passe tant par ici !

Jeanne, au lieu de répondre, ferma doucement la fenêtre et se retira dans un coin de la chambre. À ce moment, l’étranger touchait le seuil de la porte ; la cousine Rose appuya ses deux mains sur ses hanches et lui demanda avec une certaine dignité : — Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je m’appelle Mathurin Burgot ; on me nomme aussi Tue-Bique dans le village de L… où je demeure… À la foire de mai, où il y a eu des malheurs, c’est moi qui ai sauvé la vie à votre parente, la Jeanne Desbois…

La cousine Rose écoutait toujours debout, et sans offrir un siège à celui qu’elle regardait avec des yeux étonnés. Après quelques minutes de silence : — Eh bien ! mon ami, demanda-t-elle, c’est donc à Jeanne que vous voulez parler ?

— Il n’y a pas longtemps que je suis tout à fait guéri, répéta Tue-Bique, sans oser répondre d’une façon directe ; j’aurais peut-être été plus heureux de mourir.

Jeanne, qui entendait le son d’une voix bien connue, se leva sans savoir pourquoi, et sans le vouloir elle se mit à marcher doucement vers la porte de la chambre où la cousine Rose écoutait le discours un peu incohérent de Mathurin. Celui-ci aperçut le visage de la jeune fille ; il devint pâle et tremblant.

— Malheureux que je suis ! s’écria-t-il avec véhémence. Je n’ai ni parent, ni ami qui parle pour moi… Jeanne, vous ne devez pas entendre ce que je vais dire !… Tant que je verrai votre ombre, je ne saurais m’expliquer…

Jeanne se retira et ferma sur elle la porte de la chambre. — La voilà partie, dit la cousine Rose ; asseyez-vous et parlez maintenant.

— Laissez-moi parler debout, reprit Tue-Bique ; aussi bien je vais repartir tout de suite. Mon nom, je vous l’ai dit ; ma profession, la voici. J’ai été jusqu’ici braconnier, et on m’a appelé meneux de loups, parce que je vivais seul au coin d’une lande, et que je courais la nuit comme le jour ; mais la maladie fait faire des réflexions, mes furets sont vendus… Je ne veux plus mener le métier de braconnier, foi d’honnête homme. J’en ai un autre d’ailleurs, entendez-vous ; le commerce des vaches m’a bien réussi, et, sans être sorcier, j’y ai de la chance autant que les plus malins ; aussi j’ai aujourd’hui dans un coin de mon grenier cent bons louis de vingt francs… Eh bien ! quand mes parens demandaient la charité, la défunte Desbois, la mère de Jeanne, leur a donné des morceaux de pain… plus de cent fois. À cette heure que Jeanne est dans la détresse, je viens lui demander si elle veut que je l’aide… Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Je vous prie de lui faire connaître mes sentimens et ma position. Vous lui tenez lieu de mère à présent. Si elle veut de moi, eh bien ! nous habiterons par ici ; je continuerai mon petit commerce…

— Dame, répliqua la cousine Rose, je lui parlerai, et je saurai ce qu’elle pense…

— Dans trois jours, je reviendrai ; si la fenêtre de cette chambre-là, à côté, reste fermée, je m’en irai sans frapper à la porte, et vous ne me reverrez jamais. Si elle est ouverte, c’est que Jeanne aura dit oui…

À peine Mathurin avait-il prononcé ces dernières paroles, qu’il s’éloigna d’un pas rapide, et disparut bientôt avec son petit chariot. Trois jours après cette courte apparition dans la demeure de la cousine Rose, il revint, comme il l’avait dit. Son cœur battait plus fort encore que la première fois. Le vent d’automne, qui dépouillait les arbres de leurs feuilles jaunies, lui permit d’apercevoir de loin la petite maison qui renfermait toutes ses espérances. Arrivé près de la haie du jardin, il regarda ; la fenêtre ouverte laissait pénétrer à l’intérieur un pâle rayon du soleil d’octobre, qui lui sembla plus vif et plus joyeux qu’un brûlant rayon du soleil de juillet.

Ce fut ainsi qu’il y eut un meneux de loups et un sorcier de moins dans la paroisse de L… Il en reste encore, et il y en aura toujours. La maison de Tue-Bique, située au milieu de la Lande-aux-Jagueliers, dans laquelle personne ne voulait habiter, a été acquise par un pauvre diable qui n’avait point de retirance, et qu’on voyait courir les champs en blouse blanche, une besace au dos, un bâton à la main. Il l’a payée en beaux deniers comptans, car il est aussi, lui, de la race de ceux qui trouvent toujours cinq sous au fond de leur poche. Il s’en va parlant tout bas le long des routes, avec un être invisible qui prend parfois la forme d’une bique blanche.

Depuis son mariage, Mathurin Burgot, — qui a perdu son vilain nom de Tue-Bique, — exerce au grand jour le métier lucratif de marchand de vaches. Il est en train de devenir riche, fort heureusement pour lui, parce qu’il sera bientôt à la tête d’une famille assez nombreuse. Jamais il ne se dérange ; le dimanche, il se tient à la maison près de la femme qu’il a choisie, et qui a eu le bon esprit d’associer son sort à celui d’un homme qui valait mieux que sa réputation. Elle est donc heureuse, plus heureuse même que son ancienne compagne, Annette ; celle-ci dépense pour sa toilette autant d’argent que son mari, Pierre Gringot, en gaspille dans les auberges du village, si bien que la ferme où ils se sont établis après leur mariage est devenue le théâtre de querelles fréquentes. La pauvre Annette a bien perdu de sa gaieté et de sa bonne humeur. L’oiseau des champs a seul le privilège de chanter à tous les printemps ; il n’est donné qu’à la plante de s’épanouir chaque fois que revient le mois de mai. La vie de l’homme est soumise à des lois plus sévères. Il y a lieu bien souvent de répéter, en retournant la parole du roi-prophète : « Ceux qui sèment dans la joie moissonnent dans les larmes ! »


TH. PAVIE.

  1. Nom que l’on donne aux ajoncs dans les provinces de l’ouest.