Aller au contenu

La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 10

La bibliothèque libre.
(p. 121-134).


LA LANTERNE


No 10




Le culte de l’Anglais, c’est sa reine ; celui du Français, le beau ; celui de l’Espagnol, le pronunciamiento ; l’Italien adore la conspiration, le Yankee est amoureux fou du risque ; l’idole du Canadien, c’est le… Qu’en dira-t-on ?

Nul ne se soucie autant qu’il le fait de ce que pense, et surtout de ce que dit autrui.

Un tel veut bien me donner un conseil. « Vous allez trop loin, me dit-il, vous imprimez des choses qu’on ne saurait répéter, vous empêchez ainsi grand nombre de gens de vous lire ; il faut ménager les susceptibilités, les idées reçues, les opinions et même les préjugés qui ont leur raison d’être, qui s’expliquent par les circonstances, et qu’on ne peut modifier ou détruire sans changer complètement l’éducation, les conditions sociales, les habitudes… » ”

Ce refrain-là n’a pas de variantes. On rencontre un bonhomme dans la rue, un brave citoyen qui n’est jamais sorti de chez lui, qui ne sait pas que la terre tourne, qui n’a jamais rien lu et qui, tombant par hasard sur un numéro de la Lanterne, recule d’effroi. Ce bonhomme vous dit que mon pamphlet est épouvantable, vous demande comment il se fait qu’on l’imprime, qu’il est impossible de le laisser pénétrer dans les familles, et vous qui êtes un libéral, j’entends libéral comme les cinq-huitièmes de ceux qui prennent ce nom, vous vous dites, ou vous venez me dire que je dépasse toutes les bornes, que le sentiment public se prononce contre moi, que je me fais un tort énorme, outre que je ruine ma cause.

Vous êtes très-aimable ; mais voyons. Ce que je dis se dit depuis trois cents ans dans toute l’Europe, et se dit encore tous les jours par les mille voix de la presse. Si je reproduis des choses scandaleuses, à qui la faute si ce n’est à ceux qui les font ? Et pourquoi veut-on qu’il y ait en Canada une presse à part, un langage à part, une publicité bâtarde et boiteuse, faite exprès pour ce peuple qui n’aurait pas le droit d’apprendre ce que tous les autres peuples savent ?…

Je sais que la vérité claire et nue effarouche vos timides paupières, mais il vous faut en prendre l’habitude. Tout ce qui est du ressort de la publicité doit être publié. Tout fait, qu’il soit avéré ou douteux, admirable ou scandaleux, a droit à sa place dans un journal, et on la lui donne partout, excepté en Canada, pays où la presse n’a été jusqu’aujourd’hui qu’un hosanna au clergé.

Toutes les idées, toutes les doctrines, toutes les théories se discutent dans tous les pays libres ; c’est ainsi que les hommes s’éclairent ; et vous voulez me fermer la bouche à moi, sous prétexte que nous sommes en Canada et qu’il faut ménager l’opinion ! Quel aveu de notre profonde ignorance, de notre infériorité !

L’opinion ! où la voyez-vous ? Sur quoi peut se fonder une opinion dans un pays où toute l’éducation est entre les mains d’un ordre intéressé à la donner aussi faible que possible, quand tous les journaux ne sont que d’une même couleur, quand tous les prétendus libéraux ont peur des expressions et des idées libres qui leur feraient du tort devant leurs commettants ou leurs clients ?

Devons-nous suivre l’opinion, ou la guider ? Devons-nous descendre au niveau du public, ou l’élever jusqu’au nôtre ? Devons-nous former ce public, ou bien nous confondre avec lui en caressant son ignorance ?

Si vous n’avez pas le courage de me suivre, pourquoi voulez-vous m’arrêter ? — « Mais nous ne pouvons pas montrer vos écrits à nos femmes, à nos filles… »

Allons donc ! Est-ce que le Canada est le seul pays où il y ait des femmes et des filles ? Et puis, ai-je à m’occuper, moi, que vous vouliez ou que vous ne vouliez pas montrer à vos femmes ce que j’écris ? Je vais ma ligne droite, et je dis la vérité pour ceux qui sont capables de l’entendre.

Je n’écris pas pour les hommes d’aujourd’hui, oh ! grands dieux ! ça n’en vaudrait pas la peine ; mais j’écris pour la génération qui pousse et celle qui la suivra, alors qu’un certain nombre d’idées auront fini par percer l’ombre épaisse qui nous enveloppe.

J’écris pour instruire et pour former une société, une jeunesse qui s’affranchit, après quoi le peuple suivra.

Je n’ai rien à demander aux hommes du jour, ni de peuple à courtiser. S’il fallait parler directement au peuple ou aux familles, je n’aurais qu’à prendre le premier livre de prières venu, le transcrire en entier dans la Lanterne, et demander ensuite $2.00 au bout de l’année.

Je ne connais pas, Messieurs, ou plutôt je ne la connais que pour la fouler aux pieds, cette hideuse tactique « À jésuite jésuite et demi, » comme si ce n’était pas assez d’être jésuite tout court, ou comme si l’on pouvait être plus jésuite qu’un jésuite.

La vérité est une et indivisible. L’amoindrir ou la dissimuler, c’est la corrompre. Où en seraient donc les autres pays, si les hommes qui les ont illustrés s’étaient amusés à entourer de réticences les idées qui ont avancé la cause des peuples ? Au penseur, à l’écrivain, le devoir sacré, inaltérable, absolu, de dire tout ce qu’il pense, et surtout tout ce qui est.

C’est ce que je fais, à travers les clameurs, les plaintes, les cris d’effroi, convaincu que, dans quinze ans, ceux qui trouvent que je vais trop loin aujourd’hui, me glorifieront.

L’Ordre appelle les zouaves du pape des correspondants pontificaux.

Or, un de ces correspondants pontificaux écrit au Franco-Canadien : « Vous vous imaginerez facilement, et nos mères encore mieux, ce que devaient être des habits que nous portions depuis sept mois, je dirais presque la nuit et le jour, tant il n’est pas rare que nous nous mettions au lit habillés des pieds à la tête. »

Les voies de la perfection sont innombrables. Ainsi, dans les collèges, pour éviter le scandale, on fait coucher les élèves avec leurs pantalons. Dans les monastères, il est expressément défendu de se laver le corps, pour s’épargner de voir des choses, mais des choses !… comme dit l’abbé Giban. « La sainteté, » remarque un touriste célèbre qui avait visité de nombreux couvents, « est l’art de puer suivant certaines règles. » Mais celui-là sans doute était un impie, et ne comprenait pas que le mépris d’objets matériels et périssables est un sentiment agréable au Seigneur.

Le corps est l’enveloppe boueure de l’âme immortelle ; les instants employés à se décrasser sont autant d’instants perdus pour le salut de son âme. Dieu nous réclame tout entiers, en outre des couches graisseuses qui se superposent de mois en mois sur notre épiderme épaissi.

Une seule fois par année, il est permis de laver les pieds des autres en signe d’humilité.

Aujourd’hui, la puanteur va prendre un caractère particulièrement agréable à Dieu ; elle va devenir pontificale.

Cela me rappelle qu’une charmante dame du Canada avait chargé son mari de lui rapporter de Rome une soutane du pape. Le mari, fidèle à sa mission, certain de ne pas se noyer à son retour, revient au bout de quelques semaines, rapportant une soutane.

Aussitôt, allégresse au logis, exhibition, découpures pour faire des reliques. Les amis sont conviés ; l’un d’eux, quelque peu intrigué, malgré une foi robuste, se risque à dire : « Mais qui vous prouve, madame, que cette soutane soit celle du pape ? ne peut-on pas en avoir acheté ou emprunté une exprès ?… » — « Comment ! s’écria la dame indignée, cette soutane ne serait pas celle du pape ! mais vous ne voyez donc pas, vous ne voyez donc pas… comme elle est sale ? »

Le même correspondant continue pontificalement :

« Aussi il fallait voir comme nous nous dandinions dans les rues, les premiers jours où nous étrennâmes nos costumes si élégants et d’une étoffe superfine. Si nos mères nous eûssent vus dans ces moments, elles ne se seraient pas gênées, j’en suis sûr, de traverser le Corso pour venir baiser leurs chers et jolis zouaves. Plus tard, chères mères, vous aurez cette jouissance. Pour le moment, il faut vous contenter de savoir que nous sommes propres et chiquement propres encore. Puisque je suis à converser avec nos aimables mamans, je les supplierai, la mienne surtout, de nous écrire souvent. Il n’y a pas de lettres qui fassent autant de bien, au cœur et à l’âme, que celles qu’elles nous écrivent. »

De son côté, le Courrier de Saint-Hyacinthe, qui appelle l’évêque Larocque pontife, s’amuse à raconter le fait suivant :

« Il y a quelque temps, M. Noé Raymond, qui n’est pas d’une taille colossale, était de corvée avec plusieurs autres Canadiens aux casernes situées près du Vatican. Leur occupation consistait à charroyer du pain. M. Raymond se donnait beaucoup de peine, faisait tous ses efforts, mais n’en ployait pas moins sous le fardeau. Tout à coup il aperçoit Pie ix se tenant à une croisée voisine et s’amusant un peu de sa faiblesse et de sa misère. Les zouaves voulurent alors faire une ovation au St. Père, qui s’éloigna de sa fenêtre, convaincu de la bonne volonté de M. Raymond. »

Et l’on voudra maintenant que les Anglais, en voyant nos journaux reproduire des niaiseries de cette espèce, ne nous prennent pas pour des êtres inférieurs ! Ils auraient bien tort.

Il est minuit. Minuit, c’est l’heure solennelle… ; c’est l’heure du crime, du désespoir, de l’amour et des ronflements.

Seul, accoudé sur ma table de travail, je prépare un attentat. Que va-t-il sortir de mon cerveau ténébreux ? Une page de la Lanterne.

Ma chambre est pleine de fantômes. Dans un coin le diable rit à se tordre.

Le Nouveau-Monde et l’Ordre, ombres épaisses. Accroupi, le Courrier du Canada invoque l’Esprit Saint qui, comme tous les autres esprits, ne veut pas descendre en lui.

Le Courrier de Saint-Hyacinthe expédie des bénitiers en guise de charrues aux habitants de la campagne qui se plaignent des mauvaises récoltes.

Le curé Picard étiquette les dernières fioles de l’huile de Notre-Dame-de-Pitié, dont quelques-unes de ses pénitentes ont besoin cette nuit même.

L’évêque de Montréal recire Saint Pacifique qui ne voit plus que d’un œil, et qui a perdu trois cheveux dans la traversée de Rome à Montréal.

Le gros chanoine Lamarche signe des brevets à ceux qui inventent les meilleurs moyens de mentir en gardant l’anonymat.

La nuit est profonde, terne, silencieuse. Des nuages sans forme et sans couleur passent comme ces ombres qui s’abaissent subitement sur les flots ; la lune attristée n’a point d’éclat, et semble un grand œil morne ouvert sur l’immensité. Çà et là, quelques étoiles gisent immobiles dans les profondeurs des cieux ; la nature est inerte, l’espace n’a pas de bruits ; de temps en temps, la neige tombe lourdement des toits sur le pavé muet ; l’horreur me saisit…

Ce fut sans doute au sein d’une nuit pareille que les prêtres se partagèrent la conscience humaine.

« Il faut étouffer la pensée qui est la lumière du monde, » s’écrièrent-ils, et depuis lors les tyrans et les imposteurs ont répété ces mots qui retentissent comme un glas funèbre parmi les pleurs des générations.

Ceux-là seuls qui disent la vérité sont les seuls qu’on n’écoute point.

La vérité n’est pas encore un fruit mûr, et les larmes des hommes ne l’ont pas assez arrosée.

Quand on erre dans les champs au lever de l’aurore, on voit les brins d’herbe se relever péniblement sous la rosée de la nuit ; ainsi la vérité émerge avec peine des sueurs de ses martyrs.

Les gibets et les échafauds ont porté des milliers de cadavres ; mais la raison humaine n’a pas cessé d’être immolée pendant quarante siècles…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je m’arrête juste à temps. Où allais-je ? grand Dieu ! Dans quelle course effrénée m’entraînait l’imagination, cette folle du logis ?

Je deviens poétique quand j’oublie l’Ordre et le Courrier ; mais cette fois j’ai été absurde. Cela s’explique : entre le génie et la folie, il n’y a qu’un pas ; mais entre le Nouveau-Monde et le bon sens, il y a l’infini…

C’est la même chose, c-à-d… non… je divague.

Le Pays semble entreprendre en Canada la tâche déjà en voie de progrès aux États-Unis et en Angleterre, la réhabilitation sociale et intellectuelle de la femme.

Moi, j’aime passionnément les femmes ; c’est pourquoi je suis heureux de toutes les occasions d’en dire du mal.

Je dirai donc qu’il est grandement temps d’élever la femme au niveau de l’homme, si nous ne voulons pas que l’homme descende au niveau de la femme.

C’est par la femme que nous sommes ce que nous sommes, contrairement à ce qu’enseigne la Genèse qui fait sortir la femme de la sixième côte de l’homme. Entre parenthèses, je n’ai jamais compris comment la femme, être doux, tendre, malléable, élastique, souple, ondoyant, pût sortir d’une côte, et surtout de celle d’Adam, qui, parait-il, avait les côtes très dures, puisqu’il a vécu neuf cents ans.

Après je ne sais combien de siècles de domination déguisée sur l’homme qui se croyait le plus fort et le maître, la femme n’a plus maintenant que deux conditions possibles, être notre esclave ou notre égale.

J’aimerais bien qu’elle fût notre esclave, pour nous venger. Mais toutes les fois qu’on a voulu faire un esclave de la femme, on a fait de l’homme une brute.

Il faut donc qu’elle soit notre égale.

Ce n’est pas déjà très-beau que d’être l’égal de l’homme, et je ne vois pas là un objet d’ambition insaisissable.

Je connais quantité de singes, de chacals, de bouledogues, qui valent infiniment mieux que la moitié des hommes. N’envisageons que la classe intelligente et cultivée, l’homme tel que l’a fait la science et la civilisation.

Cet homme-là est beaucoup trop au-dessus de la femme. Mais à quoi doit-il cette supériorité ? Est-elle naturelle, est-elle légitime ? La doit-il à l’éducation ou à la force ? Il a commencé par l’une et il a fini par l’autre.

L’homme, à l’origine, gros animal féroce, épais, grossier, s’adjugea la domination. Plus tard, il la conserva, mais en s’en rendant digne. Il fut roi et maître par l’étude et par la science : mais jamais il ne lui vint à l’idée d’associer la femme à ses travaux, comme à ses plaisirs et à ses passions.

La femme resta donc un être secondaire, passif, obéissant, plus ou moins machine, papillon et moucheron, fleur et venin, rosée et fange.

Voyez-vous comme nous sommes stupides. Nous souffrons encore bien plus que la femme des droits et privilèges que nous lui avons enlevés. C’est nous qui la faisons corrompue pour ne pas vouloir la faire libre, et qui, pour demeurer les maîtres, nous condamnons à être des dupes.

Que la femme reste légère ; il le faut pour compenser la lourdeur de l’homme. Mais que cette légèreté soit celle de l’esprit, de la grâce, du goût, le côté qui nous complète, la nuance qui harmonise, le coloris du dessin, l’éclat de nos qualités, le rayon sur le fond sombre et dur.

Pour être tout cela, la femme doit être notre égale.

Mais elle ne le sera qu’en recevant notre éducation ; qui veut la fin veut les moyens.

Pourquoi voit-on tant de femmes sottes, ennuyées, livrées aux puérilités, aux vanités ridicules, entretenant en nous le goût des enfantillages, des fadeurs, des niaiseries… etc… ? C’est parce qu’elles sont ignorantes.

« L’ignorance d’une fille est cause qu’elle s’ennuie et qu’elle ne sait à quoi s’occuper innocemment, » a dit Fénelon.

Pourquoi, dans le Canada particulièrement, avons-nous si peu d’idées, de connaissances ? sommes-nous bien en arrière de la civilisation moderne ? ignorons-nous les arts, les lettres ? restons-nous ébahis, hébétés, en présence d’étrangers qui, pour nous être souvent inférieurs, nous dominent cependant par la possession de ce fonds de connaissances vulgaires, par cette culture élémentaire, commune aux autres peuples ?

C’est parce qu’on s’est servi de la femme ignorante pour étouffer l’indépendance de l’esprit, mettre le trouble dans les familles, arrêter l’homme par l’effroi des menaces de l’église et le condamner, pour avoir la paix, à n’être qu’un esclave.

C’est la femme ignorante de France qui a fait la réaction contre les principes de 89. C’est grâce à elle que l’ultramontanisme et la superstition ont rendu en France le despotisme facile.

Avoir les femmes, c’est avoir le secret du pouvoir.

Les hommes éclairés l’ont bien senti, et ils ont institué les écoles secondaires de femmes, pour empêcher la France de devenir un cadavre.

L’homme ne sera libre que lorsque la femme sera émancipée.

J’apprends à l’instant que messire Lamarche va établir son confessionnal au bureau du Nouveau-Monde.

Les âmes timorées, qui s’y rendront faire leur mea culpa, n’auront l’absolution qu’à la condition de s’abonner à son journal.

À celles qui sont encore un peu rétives il infligera en outre, pour leur pénitence, trois colonnes du Nouveau-Monde à lire tous les jours, ce qui remplacera le paquet d’avoine que la Gazette des Campagnes inflige à ses lecteurs.

L’ex-reine de toutes les Espagnes passe son temps à regretter de ne pas être un homme. « Si je portais culotte, » dit-elle en apprenant à Saint-Sébastien le soulèvement de Madrid, « ça ne se passerait pas ainsi. »

Ce sont là des accès violents, mais rapides, des utopies de désir qui s’effacent devant la réalité, devant Marfori.

La reine d’Espagne, c’est-à-dire celle qui le fut, ne portait pas culotte cependant quand elle faisait fusiller, arrêter, déporter presque tous ses généraux. Mais, exilée à son tour, elle veut avoir avec eux ce point de ressemblance ; les jupons gênent la fuite ; c’est peut-être cela qu’elle voulait dire.

J’ai le tort très-grave à mes yeux, dans un pays où l’ignorance est une idole, d’être profondément versé dans l’histoire.

Ainsi, je connais beaucoup de femmes qui furent héroïques sans porter culotte, si ce n’est toutefois Jeanne d’Arc à qui son entourage fit juger avec raison que c’était plus prudent.

Au reste, Isabelle n’a fait que se répéter, ce qui enlève de leur force à ces glorieuses paroles :

« Au moment du départ de l’armée expéditionnaire pour le Maroc, dit Magny, elle daigna dire aux officiers généraux, en portant la main sur son cœur, conformément à la tradition classique : « Je regrette de ne pas être un homme pour pouvoir prendre part à vos dangers. » 

Y yo tambien !… et moi aussi ! exclama le roi époux qui perd à ne pas se faire entendre plus souvent.

Quand naquit le prince Alphonse, on exhiba au peuple, du haut d’une fenêtre du palais, ce précieux rejeton, l’espoir de l’Espagne.

Après s’être repus de cet intéressant spectacle, quelques enthousiastes, ou peut-être quelques loustics, demandèrent à grands cris : « El padre ! El padre ! » L’auteur ! l’auteur !…

L’heureux époux, dont la modestie répugnait à ce triomphe, poussa vivement vers le balcon un majordome faisant fonction de régisseur : « Dites qu’il n’est pas ici. »

Et il fut fait selon sa volonté. « Une fois n’est pas coutume. »

Cette femme, dont l’Univers de Paris et le Nouveau-Monde de Montréal déplorent amèrement la chute, parce qu’elle tenait son pouvoir de Dieu, qui a consenti à passer pour vaincu, a cependant gardé la suprême consolation des exilés, le père Claret qui l’absout à côté de Marfori qui lui donne des raisons pour l’être.

Je ne dis rien de la sœur Patrocinio qui ne fait plus de miracles depuis que la reine ne règne plus. Ça l’a dégoûtée immédiatement.

Je ne sais comment je me sens porté à reproduire à ce propos une page prodigieusement intéressante de Louise Colet :

« Le pouvoir dévolu aux prêtres, dit-elle, d’ouvrir les portes du ciel et d’assurer une éternité de délices aux plus saturés et aux plus souillés d’ici-bas, leur ouvrait à eux toutes les portes des rois et des grands. » « Je vois, dit encore La Bruyère, que le goût qu’il y a de devenir dépositaire du secret des familles, de se rendre nécessaire pour les réconciliations, de procurer des commissions ou déplacer des domestiques, de trouver toutes les portes ouvertes dans les maisons des grands, de manger souvent à de bonnes tables, de se promener en carrosse dans une grande ville et de faire de délicieuses retraites à la campagne, de voir plusieurs personnes de nom et de distinction s’intéresser à sa vie et à sa santé, et de ménager pour les autres et pour soi-même tous les intérêts humains ; je vois bien encore une fois que cela seul a fait imaginer le spécieux et irrépréhensible prétexte du soin des âmes, et semer dans le monde cette pépinière intarissable de directeurs. »

Au temps de Pâques, un directeur pouvait tout ; il maniait l’âme du roi et la modelait comme une cire molle ; mais il avait la main câline et douce, il employait des atermoiements pleins d’indulgence et de souplesse pateline ; les pénitences qu’il infligeait revêtaient les formes les plus attrayantes ; il ne brisait pas les passions, il ne faisait pas saigner la chair ; il ne les châtiait qu’en apparence, comme en les caressant. Exigeait-il pour le temps pascal le sacrifice d’un amour qui faisait scandale, il consentait que cet amour fût remplacé par un autre moins ostensible. Les désirs d’un roi ne pourraient être refrénés à l’égal de ceux d’un simple mortel, se disaient ces doux casuistes.

Les confesseurs de Louis XIV furent toujours recrutés parmi les révérends pères jésuites ; leur morale ondoyante chatouillait l’orgueil et les convoitises du maître. Pendant que Mme de Montespan était favorite, le roi avait pour confesseur le père Lachaise. C’est lui qui a donné son nom au grand cimetière de Paris. L’histoire ne dit pas si le flexible père Lachaise connaissait l’attrait que Mlle de Fontages inspirait à son royal pénitent ; mais celui-ci lui ayant déclaré, à l’approche de Pâques, qu’il ne pouvait jeûner d’amour, même pendant le carême, sans tomber en langueur, l’humain confesseur, soucieux de la santé du grand potentat, lui répliqua ces doctes paroles :

« En ce cas, sire, supprimez du moins pendant ce saint temps la moitié de votre double adultère.

— Que voulez-vous dire ? demanda le roi.

— Votre Majesté étant mariée, et la marquise de Montespan l’étant aussi, cela constitue deux fois l’adultère. Une fois passe, puisqu’il s’agit de tenir en vigueur le plus cher des rois ; prenez, sire, mademoiselle de Fontanges, et Votre Majesté ne péchera plus qu’à demi.

À l’exemple de Mme de Sévigné, qui ne reculait pas devant les mots crus qui peignent nettement les choses, Mme de Montespan, en apprenant cette transaction de casuiste, s’écria furieuse : « Oh ! ce père Lachaise n’est qu’une chaise de commodité. » Le mot resta et devint le surnom de l’ingénieux confesseur.

Les facilités religieuses que les prêtres accordaient aux souverains leur étaient amplement rendues en concessions plus positives. D’ailleurs l’Église eût été mal venue à exiger plus d’austérité dans les mœurs des souverains. Le long règne de Louis XIV vit passer la tiare sur la tête de huit papes dont aucun ne saurait être canonisé pour sa chasteté ; le plus impudique de tous fut Innocent X, Panfili, qui prit pour sa concubine la femme de son frère, la fameuse Olympia. Elle exerçait un empire absolu sur l’esprit du souverain pontife ; elle faisait annuler les décisions prises par le sacré collège quand elle n’avait pas assisté à ses réunions.

Innocent X fit construire pour sa favorite la villa Panfili (la plus belle villa de Rome), dont les frais ombrages couronnent la cime du Janicule.

Le pieux Racine, dans ses Fragments historiques, raconte l’anecdote suivante, qui peint à la fois la vénalité de la Panfili et les us et coutumes des prélats romains :

« Alexandre VIII, né à Venise, n’étant encore que monsignor Ottoboni, et ayant grande envie d’être cardinal sans qu’il lui en coûtât rien, avait un jardin près duquel la dona Olympia venait souvent. Il avait à la cour de cette dame un ami, par lequel il obtint d’elle qu’elle viendrait un jour faire collation dans son jardin. Il l’attendit en effet avec une collation fort propre et un très-beau buffet tout aux armes d’Olympia ; elle s’aperçut bientôt de la chose et compta déjà que le buffet était à elle ; car c’était la mode de lui envoyer des fleurs ou des fruits dans des bassins de vermeil doré, qui lui demeuraient aussi.

« Au sortir de chez Ottoboni, l’ami commun dit à ce prélat qu’Olympia était charmée et qu’elle avait bien compris son dessein galant. Celui-ci mena son ami dans son cabinet et lui montra un très beau collier de perles, en disant : ceci ira encore avec la crédence, c’est-à-dire avec le buffet. Quinze jours après il y eut une promotion dans laquelle Ottoboni fut nommé, et il renvoya aussitôt le collier de perles chez le marchand et fit ôter de sa vaisselle les armes d’Olympia.

« À la mort d’Innocent X, sa favorite fut exilée par le pape Alexandre VII. Le fils d’Olympia hérita de son immense fortune, qui passa par la suite dans la famille des princes Doria. »

On le voit, les mœurs de la cour de Rome ne l’autorisaient pas à se montrer rigoureuse envers les dérèglements de la cour de France. Pape et roi devaient s’entendre sur les pratiques d’une religion utile et accommodante, qui régentait les misères des peuples et condescendait à toutes les passions des souverains.

Les jésuites exerçaient leur saint ministère en courtisans bien appris. Préoccupés de plaire au maître, aux grands et aux favorites, ils n’en exigeaient que quelques pratiques extérieures et ne s’inquiétaient guère de sonder les âmes et de les purifier.

« Leur morale est toute païenne ! » s’écriait Pascal dans les Provinciales.

Louis XIV mourut dans les bras des révérends pères. La régence proposa leur proscription, et un édit de Louis XV et du parlement les chassa de France. En sortant, ils y laissèrent leurs putrides doctrines, dont tout le clergé de l’époque était imprégné. Pour constater ce que furent durant trois règnes les hauts dignitaires de l’Église, il suffit de nommer le cardinal Dubois sous la régence ; sous Louis XV, l’abbé de Clermont, prince du sang et prince de l’Église, entretenant deux prostituées, dont il épousa une in extremis ; sous Louis XVI, le cardinal de Rohan, amoureux de la reine et principal acteur du drame du collier, et le fameux cardinal de Bernis, ambassadeur de France à Rome, où il vivait publiquement avec la princesse de Santa-Croce.

Le Nouveau-Monde vient d’adopter le genre comique. Il dit : « Le Pays semble croire qu’il nous répugne de tomber d’accord avec lui : nous l’assurons au contraire que rien ne nous ferait plus de plaisir que de le voir jeter là sa défroque libérale, accepter l’idée chrétienne et demeurer catholique, tout en respectant l’organe de l’opposition de Sa Très-Gracieuse Majesté. »

Ce que je traduis en style sérieux par cette simple phrase : « Si le Pays veut être de notre avis, rien ne nous serait plus agréable que d’être de son avis. »

Deux ennemis acharnés se rencontrent. L’un dit à l’autre : « Mon ami, vous avez là une très forte cuirasse, une épée dangereuse, faites-moi donc le plaisir de les ôter ; je vous assure que rien ne me serait plus agréable. Après cela, vous me ferez de l’opposition tant que vous voudrez. »

Si le Nouveau-Monde continue d’être aussi plaisant, j’ai une crainte sérieuse, c’est que l’Ordre essaie d’avoir de l’esprit.

Je ne me lasserai jamais de faire voir les avantages qu’on retire de l’instruction et les efforts que font dans ce sens les libraires canadiens de Montréal, dont je reproduis encore une annonce, et gratis, tant je suis dévoué :

MOIS DE NOVEMBRE

Manuel de prières et de pratiques, la plupart indulgenciées, pour le soulagement des âmes du purgatoire.

Les auxiliatrices du purgatoire ;

Les saintes âmes du purgatoire, par un religieux Trappiste ;

Les merveilles divines dans les âmes du purgatoire ;

Piété envers les morts, ou « Recueil de prières pour soulager les âmes du purgatoire ; »

Le mois des âmes du purgatoire ;

Livres de Confirmation, préparés pour l’enregistrement des confirmés.

En vente chez
FABRE et GRAVEL.


Fromage de Gruyère.

Comme vous le voyez, cette annonce est pour le mois de novembre. Celle de décembre, dont on a bien voulu me communiquer la liste, contiendra les livres suivants :

« Manuel de simplicité pour les âmes non encore dans le purgatoire, par Messire Lamarche, du Nouveau-Monde, gros in-folio, 30 000 pages… Prix 10 centins.

« Exercices de cancan indulgencié, ou Recueil de médisances pieuses à l’usage des femmes du monde qui vont le plus à confesse ;

« Manière de tremper les mains dans l’eau bénite afin de retirer, sans se brûler, les âmes du purgatoire.

« Les merveilles divines dans les âmes où il n’y a rien d’humain.

« Pâtés de saintes blagues aux truffes. »

Sydney Smith prétendait que la meilleure manière de construire des trottoirs en bois était de mettre ensemble toutes les têtes de conseillers, et…

Malheureusement, je ne puis conseiller ce moyen à nos édiles. Il y en a qui ont la tête si dure qu’on ne pourrait la décoller, d’autres, l’ont comme de la filasse, d’autres enfin n’en ont pas du tout.

CORRESPONDANCE


Québec, 1er déc. 1868.


Cher monsieur,

L’autre jour, j’entrais dans le magasin d’un de vos dépositaires pour me procurer un numéro de la Lanterne. Je fus bien étonné quand le propriétaire (un protestant) m’apprit qu’un prêtre l’avait visité dernièrement, ayant en vue la suppression de votre lumineux petit journal. Les arguments de ce digne père furent des remontrances fortes, suivies de l’expression de sa surprise de ce que les vitres du magasin n’avaient pas été cassées. Quelle effronterie !

Monsieur, imaginez donc un ministre protestant se présentant chez un libraire catholique, et lui demandant d’arrêter la vente de certains livres écrits contre l’église protestante ! Quel bruit ne feraient pas les organes du clergé romain ! avec quelle indignation parleraient-ils de la suppression de la liberté religieuse ! (une chose, entre parenthèses, qu’ils ne connaissent pas.)

C’est ainsi, monsieur, que la plupart des prêtres essaient de priver les catholiques (et même les protestants) de la liberté de conscience, un des meilleurs biens que Dieu nous ait donnés. Il y a beaucoup de gens ici qui cherchent la raison de la haine que les prêtres portent à votre Lanterne ; mais c’est facile à dire. Sa lumière est forte, et ils aiment mieux les ténèbres, parce que leurs œuvres sont mauvaises.

Qu’elle réussisse à dissiper ces ténèbres, tel est le désir

D’un de vos lecteurs.

Je suis homme à ne plus m’évouvoir de quoi que ce soit. Mais une chose m’aurait étonné, c’est que le clergé, ayant droit de tout faire dans ce pays, n’abusât point de ce droit, et ne se mit au-dessus des mœurs, des lois et des libertés individuelles.

C’eût été là un clergé trop vertueux pour notre époque où la religion n’est plus qu’un trafic et une farce.

Mais les prêtres canadiens ayant abusé largement de l’autocratie qu’on leur abandonne, je ne vois dans le fait mentionné par mon correspondant qu’un de ces épisodes vulgaires comme il y en a des centaines par jour.

Une seule réflexion m’est venue. Ce prêtre, que j’adore, se sera dit sans doute, en voyant la compagnie du gaz refuser depuis un mois d’éclairer la ville de Québec, qu’il était convenable que l’état intellectuel de la ville fût en harmonie avec son état matériel, et voilà pourquoi il a voulu supprimer la Lanterne chez mon dépositaire, ignorant sans doute que pour supprimer la Lanterne, il faudrait en supprimer l’autour.

Les abonnés de la Lanterne sont prévenus qu’avec le présent numéro expire l’abonnement de ceux qui se sont inscrits pour trois mois, dès l’origine de cette admirable publication.

Comme le goût s’en est répandu au-delà de toutes mes prévisions, mais encore bien en-deça de mes espérances, je m’engage à publier la Lanterne pendant six mois de plus ; je ne demande au Nouveau-Monde que de vivre encore ce temps-là, car sa chute entraînerait la mienne.

Je supplierai l’Ordre d’être exactement aussi idiot qu’il l’a toujours été ; davantage serait trop, et je serais accablé de besogne.

La Minerve voudra bien me seconder dans mes efforts pour détruire les préjugés religieux, comme elle a entrepris de le faire ; mais pour l’amour de Dieu, qu’elle ne perde pas l’habitude de mentir ; je n’aurais plus l’occasion de dire tant de vérités.

Le Courrier du Canada aura soin de rester sourd comme un pot, muet comme une citrouille, aveugle comme une borne, et je lui pardonnerai tout le reste.