La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.VIII

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 48-54).


CHAPITRE VIII.

Après la chute de l’empire, le christianisme est de nouveau une puissance, et recommence les persécutions.


La décomposition rapide de l’empire romain, et la fondation des royaumes barbares qui se partagèrent l’Europe, ne laissèrent subsister presque rien de ce qui avait constitué le monde antique ; l’Église seule survécut et s’agrandit au milieu de tant de ruines. Pendant que les premiers empereurs envoyaient contre les barbares des armées démoralisées et vaincues d’avance, les évêques faisaient pénétrer parmi eux d’obscurs apôtres qui répandaient partout la doctrine évangélique. L’Église gagnait plus de fidèles que Rome ne perdait de sujets. Une doctrine simple, une morale pure, la supériorité des lumières, un dévouement héroïque, assuraient le triomphe de ces premiers missionnaires qui portaient au milieu des barbares, en même temps que l’Évangile, les précieux débris de la civilisation. À l’autorité spirituelle qu’ils exerçaient sur leurs catéchumènes se joignit bientôt, par une conséquence naturelle, une influence d’un autre ordre ; et ils en vinrent peu à peu à prendre auprès des rois barbares la place que leur avait donnée Constantin à la cour impériale. Mais les temps étaient changés : l’Église n’était plus en présence d’un pouvoir unique ; elle avait devant elle des rois indépendants les uns des autres, et qui tous, reconnaissant sa mission spirituelle, étaient prêts à s’unir pour la défendre contre celui d’entre eux qui serait tenté de l’opprimer. Elle-même s’était fortifiée, en restant seule debout pendant que tout s’écroulait. Sa hiérarchie, à la fois si simple et si savante, la rendait en quelque sorte immuable. Même à la considérer humainement, elle était la seule institution qui donnât l’idée de l’éternité. Il ne se pouvait pas que ce grand corps, uni par une solidarité si parfaite, n’eût pas des intérêts mondains à côté de sa mission spirituelle. La ferveur des convertis et des pénitents s’était signalée par des donations et des privilèges qui se transmettaient invariablement dans cette immense et impérissable famille du corps sacerdotal. En un mot, le clergé n’était plus seulement, à ses propres yeux, l’Église de Dieu ; il était un corps politique, et, comme tel, il avait des biens et des privilèges à défendre.

Il en vint même, par une conséquence assez naturelle, à considérer ses privilèges comme plus légitimes que tous les autres, et sa puissance spirituelle comme la source et la maîtresse de toute autorité temporelle. Le pape, devenu roi par une concession purement gratuite, se crut le maître des rois. N’était-il pas le représentant de Dieu sur la terre, le vicaire de Jésus-Christ ? Et les rois ne prétendaient-ils pas tenir leur couronne de Dieu seul ? N’en résultait-il pas pour les papes le droit de faire et de déposer des rois au nom de Dieu, ce qui impliquait à fortiori le droit de diriger les rois dans leur politique et dans le gouvernement des empires ? Ces prétentions de la cour de Rome furent acceptées plusieurs fois par des souverains, qui se reconnurent ses vassaux ; elles furent invoquées par des conquérants qui lui demandèrent l’investiture, et par des peuples qui en appelèrent au pape contre leur roi légitime. Elles ne cessèrent de se manifester, dans les grandes affaires et dans les petites, par la conduite des légats et des évêques. Plusieurs papes la proclamèrent hautement ; de nombreux théologiens la défendirent. Elles furent, chez les jésuites, une opinion acceptée comme un dogme. En France, sous Henri III et Henri IV, les ligueurs la soutinrent dans des sermons, dans des pamphlets et dans des traités dogmatiques[1]. On peut dire que la doctrine absurde du droit divin, sur laquelle tous les rois s’appuyaient, avait pour conséquence nécessaire, indiscutable, la théocratie. Les rois qui, pour se défendre contre les peuples, invoquaient le droit divin, se défendaient contre le pape par leurs armées, ultima ratio regum. Cette contradiction éclata dans toute sa force quand des rois couronnés ou sacrés, régnant par la grâce de Dieu, firent emprisonner ou déposer le vicaire de Jésus-Christ, Si le droit divin était autre chose qu’une odieuse et inepte chimère et si le sacre donnait quelque force nouvelle aux droits de la royauté, le pape était au-dessus des rois, et les rois, en persécutant les papes, ou même en leur désobéissant, n’étaient plus que des révoltés. On ne pouvait choisir qu’entre deux partis : ou renoncer au droit divin, fonder le pouvoir politique sur le droit, c’est-à-dire sur la volonté nationale, en un mot, substituer la raison à l’autorité et à la tradition, ou se soumettre à toutes les prétentions de la papauté, qui seule était logique, qui opposait le droit à la force, la tradition à la raison, et Dieu aux hommes. Les efforts qui furent tentés au nom des rois pour diviser le pouvoir papal, et le borner aux choses spirituelles, en gardant pour eux l’omnipotence sur les affaires temporelles, n’aboutirent jamais qu’à des sophismes. Invoquait-on seulement l’histoire ? Les rois avaient raison contre les papes, dont le pouvoir, en fait, n’était qu’une série d’usurpations. Mais si on invoquait le raisonnement, le pouvoir papal triomphait, et les rois par la grâce de Dieu devaient se soumettre humblement au représentant unique de Dieu sur la terre. L’absurdité n’était pas plus grande, elle n’était que plus manifeste, quand les rois, gênés dans leur gouvernement temporel par le pouvoir purement spirituel des évêques et du pape, essayaient de revendiquer certains droits spirituels, d’établir entre eux et l’Église une constitution inviolable, ce qui était au fond limiter le pouvoir spirituel. Il fallait ou supprimer le pape, ou le subir. Le pape, qui opposait aux prétentions temporelles des rois le dogme de la théocratie universelle, opposait le dogme de l’infaillibilité à leurs prétentions spirituelles. L’infaillibilité est logique, comme la théocratie ; elle est au-dessus de la théocratie, elle est le dernier mot. Elle est l’intolérance complète, l’intolérance parfaite. Elle peut être, certes, combattue, et victorieusement, au nom de la raison et du droit ; mais elle ne peut être disputée et chicanée par ceux qui admettent l’institution divine de l’Église, et la transmission, à l’Église universelle et au pape qui la gouverne, de l’autorité de-Jésus-Christ et des apôtres. Si on a été si longtemps dans les ténèbres sur cette question, c’est qu’on a trop souvent confondu le droit et le fait, et que le droit a été contesté par des adversaires qui commençaient par l’admettre. Il n’y a que deux choses : l’intolérance, dont la formule est l’infaillibilité, la conséquence la théocratie, et le gouvernement, l’inquisition ; ou la liberté, fondée sur la raison dont la conséquence théorique est que rien ne doit être admis sans démonstration, et la politique, que tout doit reposer sur la volonté nationale.

Dès que l’Église se fut reconstituée après les premiers troubles de l’invasion, le clergé tendit à l’infaillibilité, à la théocratie et à l’inquisition. Il ne cessa de combattre le seul ennemi théorique qu’il puisse avoir, c’est-à-dire la raison. Il l’appela l’innovation, ce qui est bien plus que l’hérésie, car l’hérésie est une innovation en matière de dogme, et le clergé redoutait les innovations même les plus simples, tant il comprenait qu’il était la tradition, le passé immuable. Les jésuites, qui sont la perfection du catholicisme, ont dit le mot du catholicisme : Sint ut sunt, aut non sint.

Voilà l’histoire du clergé catholique en quelques mots. Il fait, quand il le faut, certaines concessions, mais en réservant toujours le principe. On ne comprendrait pas la conduite et les desseins de la cour de Rome au dix-neuvième siècle, si on ne savait ce qu’elle était au neuvième, au dixième, au douzième. Elle est tout entière dans tous les points de son histoire.

Tout se réunit pour faire du clergé catholique l’ennemi des innovations : son institution, puisqu’il se considère comme le dépositaire de la vérité complète et inaltérable ; son amour pour l’humanité, car, selon l’Église, il suffit d’une erreur grave sur la doctrine pour entraîner la damnation éternelle ; l’habitude invétérée d’appuyer le ministère spirituel sur le pouvoir civil ; l’ignorance, autrefois commune à tous les peuples, de la grandeur et des droits de la liberté ; l’ambition naturelle à toute hiérarchie de conserver et de fortifier ses privilèges. Dans les siècles de foi absolue, le clergé travaillait à la propagation de la foi et à l’extension de sa propre autorité, avec la même ardeur, et par obéissance au même principe. Justement fier de la sublimité de son dogme et des services rendus, il sentait que sa domination tenait à sa supériorité intellectuelle, et surveillait d’un œil jaloux tous les efforts tentés en dehors de son autorité et de son influence. S’il avait été moins convaincu de l’inutilité de la science purement humaine, ou s’il avait compris la force d’expansion qui entraîne invinciblement l’humanité dans la voie du progrès, au lieu de la retenir et de l’immobiliser, il se serait mis à sa tête pour marcher en avant et pour entrer le premier dans les domaines de l’avenir ; mais on ne peut demander à un corps ni d’être au-dessus de son temps, ni de rester grand et puissant en renonçant à ses traditions. Quand le clergé vit sa domination intellectuelle et son influence temporelle solidement établies, il ne songea plus qu’à se maintenir. Attentif au moindre bruit pour l’étouffer, on eût dit qu’il voulait seul élever la voix dans l’univers soumis et silencieux. De la doctrine chrétienne, ses prétentions s’étaient étendues à la politique, à l’ordre social, aux lettres, à la science. Sacrés et protégés par lui, les souverains n’hésitaient pas à exécuter ses décrets. Ils croyaient obéir à Dieu, en obéissant aux prêtres. Ils comprenaient confusément que l’Église leur donnait les âmes de ceux dont, sans ce secours, ils n’auraient possédé que les corps[2].

C’était, même au moyen âge, une tâche difficile, que d’enchaîner ainsi la pensée. Ces barbares étaient des hommes pourtant ; ils avaient toutes les passions et toutes les aspirations de l’homme. Il y a eu, n’en doutons pas, bien des Luthers avant Luther ; bien des Galilées, bien des Descartes, avant Galilée et Descartes. L’histoire, aujourd’hui si pénétrante, ne saura jamais tous les efforts contenus, toutes les tentatives avortées, toutes les éloquences rendues muettes, tous les génies réduits à l’impuissance. Les malheurs d’un Abélard sont illustres, parce qu’avant de tomber sous les foudres du concile de Sens, il avait été longtemps le roi de la pensée.




  1. « Le pape ou ses représentants peuvent abroger les lois, changer les constitutions, pourvu qu’ils délient les peuples du serment d’obéissance et qu’ils avisent à confier à un gardien plus sûr le troupeau humain sauvé par le Christ. » De justâ abdicatione Henrici tertii, par Boucher ; sp. Ch. Labitte, les Prédicateurs de la Ligue, p. 91 sqq.
  2. Le quatrième concile de Latran dura depuis le 11 novembre jusqu’au 30 novembre 1215. Le troisième canon du concile est ainsi conçu : « Les hérétiques condamnés seront abandonnés aux puissances séculières pour recevoir la punition convenable, les clercs étant auparavant dégradés. Les biens des laïques seront confisqués, et ceux des clercs appliqués aux églises dont ils recevaient leurs rétributions. Ceux qui seront seulement suspects d’hérésie, s’ils ne se justifient pas par une purgation convenable, seront excommuniés, et s’ils demeurent un an en cet état, condamnés comme hérétiques. Les puissances séculières seront averties, et, s’il est besoin, contraintes par censure, de prêter serment publiquement qu’elles chasseront de leurs terres tous les hérétiques notés par l’Église. Que si le seigneur temporel, étant admonesté, néglige d’en purger sa terre, il sera excommunié, et s’il ne satisfait dans l’an, on en avertira le pape, afin qu’il déclare ses vassaux absous du serment de fidélité, et qu'il expose sa terre à la conquête des catholiques pour la posséder paisiblement après en avoir chassé les hérétiques.
     « Nous excommunions aussi les croyants des hérétiques, leurs receleurs et leurs fauteurs ; en sorte que, s’ils ne satisfont dans l’an depuis qu’ils auront été notés, dès lors ils seront infâmes de plein droit, et comme tels exclus de tous offices ou conseils publics, d’élire les officiers, porter témoignage, faire testament ou recevoir une succession. Personne ne sera obligé de leur répondre en justice, et ils répondront aux autres. Si c’est un juge, sa sentence sera nulle, et on ne portera point de causes à son audience ; s’il est avocat, il ne sera pas admis à plaider ; s’il est tabellion, les actes dressés par lui seront nuls, et ainsi du reste… Les clercs ne leur donneront ni les sacrements, ni la sépulture ecclésiastique… « (Extrait de l’Histoire ecclésiastique de l’abbé Fleury, liv. LXXVII, chap. XLVII.)
     Fleury a atténué le texte dans sa traduction. Le concile se sert par deux fois du mot exterminare : « exterminalis hæreticis. » Ce canon du concile de Latran est inséré au Corps du droit canonique, Décrétales de Grégoire IX, liv. V, titre VI, chap. XIII.
     Saint Thomas d’Aquin s’est servi de la même expression : « Si adhuc perlinax inveniatur (haereticus), Ecclesia, de ejus conversione non sperans, aliorum saluti providel, eum ab ecclesia separando per excomnmnicaiionis senlentiam, et ulteriûs relinquit eum judicio sœculari à mundo exterminandum per morlem. » (Summa Theolog. secunda secundæ, quœst, XI, art. 3.) Il dit plus loin : « Meruerunt non solum ab Ecclesia per excommunicalionem separari, sed etiam per mortem à mundo exciudi. »