La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.X

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 59-63).


CHAPITRE X.

Les Albigeois.


Voici la plus sanglante tragédie du treizième siècle. L’hérésie des Pauliciens ou des Manichéens de Bulgarie, avait été apportée en France par une vieille femme, qui se fît quelques prosélytes parmi les chanoines d’Orléans. Les nouveaux sectaires adoptèrent une conduite austère, qui leur fit donner le nom de Cathares, ou purs, et leur attira des adhérents. Ils s’élevèrent contre les biens de l’Église, contre la dîme ; c’était fournir des aliments à la haine populaire, excitée déjà par la richesse et le luxe du clergé. Plusieurs Cathares furent brûlés vifs. L’hérésie n’en prit que plus de force. Elle s’étendit surtout dans le Languedoc où Roger, vicomte d’Alby, était en armes contre Raymond, comte de Toulouse. Roger, pour accroître ses forces, appela à lui les hérétiques, et alors commença la guerre des Albigeois. Ces hérétiques se transformèrent en soldats, cette secte devint une armée. Le 28 mai 1204, Innocent III appela Philippe Auguste à la défense de l’Église, et fit prêcher une croisade en France, contre le midi de la France. Le duc de Bourgogne, le comte de Saint-Paul, le comte de Nevers, des évêques, des archevêques, une foule considérable d’abbés accoururent du Nord avec leurs vassaux, et envahirent le comté de Toulouse. Le siège de Béziers tut le premier exploit de cette avide armée, à laquelle le pape promettait l’argent et les terres des vaincus. Il y avait dans Béziers des catholiques et des Cathares. Quand la défense eut cessé, les soldats demandèrent à Arnauld Amalric, abbé de Cîteaux, l’un des légats, comment faire pour distinguer les bons d’avec les méchants. « Tuez, tuez, répondit le prêtre : Dieu reconnaîtra les siens[1]. » — « Sitôt entrés, dit Pierre de Vaulx-Cernay, l’historien et l’apologiste de la croisade, ils égorgèrent presque tout, du plus petit jusqu’au plus grand, et livrèrent la ville aux flammes… Même dans l’église de Sainte-Madeleine, il fut tué d’entre eux jusqu’à sept mille le jour de la prise de Béziers[2]. Carcassonne fut ensuite prise d’assaut ; l’avarice des vainqueurs la préserva de la ruine. « Les croisés remarquant, dit le même historien, que s’ils faisaient ici comme ils avaient fait à Béziers, la ville serait détruite et tous les biens qui étaient en icelle consumés, en sorte que celui qu’on rendrait maître de ces domaines n’aurait de quoi vivre ni entretenir chevaliers et servants pour les garder, pour ce fut-il arrêté que tous sortiraient nus de la ville… Tous donc sortirent nus de la ville, n’emportant rien que leurs péchés[3]. » Simon de Monfort, comte de Leicester, devint alors généralissime des croisés, et continua cette guerre atroce dont la guerre des Cévennes et les Dragonnades devaient plus tard raviver les souvenirs. La légende de Pierre de Vaulx-Cernay, écrite par un moine, dans le camp des croisés, est toute dégouttante de sang. Ouvrons-la, pour ainsi dire, au hasard. « Le château de Lavaur étant pris, sur l’heure en furent tirés Amaury de Montréal, et autres chevaliers au nombre de quatre-vingts, que le noble comte Simon arrêta de pendre tous à un gibet ; mais quand Amaury, le plus considérable d’entre eux, fut pendu, les fourches patibulaires, qui par la trop grande hâte n’avaient pas été bien plantées en terre, étant venues à tomber, le comte voyant le grand délai qui s’en suivait, ordonna de tuer les autres. Les pèlerins s’en saisirent donc très-avidement, et les occirent bien vite sur la place. De plus, il fit accabler de pierres la dame du château, sœur d’Amaury, et très-méchante hérétique, laquelle avait été jetée dans un puits. Finalement nos croisés avec une allégresse extrême brûlèrent hérétiques sans nombre[4]. » Les Cathares n’étaient pas moins féroces que leurs ennemis : triste et inévitable effet des guerres civiles. Gérard de Pépieux et ses soldats voulurent obliger un prêtre et six chevaliers à abjurer la foi catholique. Les tourments les plus cruels, le feu même ne put les contraindre à l’apostasie. Alors Gérard leur creva les yeux avec leurs propres pouces, leur coupa les oreilles, le nez, et la lèvre supérieure, et les renvoya tout nus à l’armée des croisés[5]. C’était une nuit d’hiver, « où le vent et le gel faisaient rage, » et l’un d’eux vint mourir en un bourbier[6]. Les représailles ne se firent pas attendre. Le comte de Montfort avec ses gens, « prirent en trois jours le château de Brous sans le secours des machines. Au demeurant, ils arrachèrent les yeux à plus de cent hommes de ce château, et leur coupèrent le nez, laissant un œil à l’un d’eux, pour qu’au plus grand opprobre des ennemis il conduisît les autres à Cabaret[7]. » Mais il faut fermer ce livre, non pas cependant avant d’avoir cité quelques extraits de l’ordonnance du roi qui acheva, disent nos anciens historiens, de bannir l’hérésie dans le diocèse de Narbonne. Cette ordonnance fut rendue en 1228, par saint Louis, encore enfant, ou plutôt par la régente sa mère, après la défaite du comte de Toulouse.

« Nous ordonnons, dit le roi, que l’Église et les personnes ecclésiastiques de votre province jouissent des mêmes libertés et privilèges dont l’Église gallicane est en possession. Et d’autant que depuis plusieurs années les hérétiques y répandent leur venin et en infectent la sainte Église notre mère, nous ordonnons, pour parvenir à son extirpation, que tous ceux qui seront trouvés s’écarter de la foi catholique, sous quelque nom qu’ils soient connus, après qu’ils auront été jugés hérétiques par l’évêque du lieu, ou par quelque autre personnage ecclésiastique en ayant le pouvoir, ils soient aussitôt et sans aucun retardement punis d’un châtiment exemplaire et proportionné à leur faute. Défendons très-étroitement à toutes personnes de recevoir, défendre, favoriser ou protéger en quelque manière que ce soit les hérétiques. Que si quelqu’un ose agir contre cette prohibition, nous voulons que son témoignage ne fasse plus de foi en justice, qu’il ne soit admis dans aucune charge ou dignité, qu’il ne puisse faire de testament ni recueillir aucune succession. Nous déclarons tous ses biens mobiliaires et immobiliaires confisqués ipso facto, sans qu’ils puissent jamais retourner à lui ni à ses héritiers. Et d’autant que ceux qui s’exercent à découvrir et à prendre les hérétiques sont dignes d’honneur et de récompense, nous voulons que nos baillis dans les bailliages desquels les hérétiques auront été arrêtés, et ce pendant deux ans, fassent payer à ceux qui auront fait la capture deux marcs d’argent pour chaque hérétique qui aura été arrêté, convaincu et condamné. Et pour les captures qui seront faites après les deux ans, sera payé un marc seulement. » L’ordonnance défend ensuite, sous des peines sévères, de communiquer avec les excommuniés, prescrit la restitution à l’Église de toutes les dîmes non payées pendant la guerre civile, et prend toutes les mesures nécessaires « afin que ceux que la crainte de Dieu n’a pu retirer du mal, y soient du moins contraints par la crainte des peines temporelles. »

C’est au pied des potences de Simon de Montfort, à la lueur de ses bûchers, dans les campagnes dévastées du Languedoc, sur les ruines fumantes des villes et des forteresses, que l’inquisition prit naissance.



  1. « Cædite eos, novit enim Dominus qui sunt ejus. » Caesarius Heisterbacensis, Illustria miracula. Cologne, 1591, in-8, p. 382. — Manrique, Annales cisterciennes. Lyon, 1642, in-folio, t. III, p. 502. — Cf. Henri Martin, Histoire de France, 4e édit., t. IV, p. 33.
  2. Éd. de M. Guizot, p. 53, sq. — Suivant le chroniqueur Albéric de Trois-Fontaines, il y eut soixante mille personnes égorgées. Bernard Ithier, de Limoges, n’en compte que trente-huit mille. Arnauld Amalric, le légat, dans la lettre qu’il adresse au pape pour lui annoncer la victoire en avoue vingt mille. — Cf. Henri Martin, II., p. 34.
  3. Pierre de Vaulx-Cernay, Histoire des Albigeois, collection de M. Guizot, p. 58.
  4. Pierre de Vaulx-Cernay, p. 145. — Après la prise de Minerve, cent quarante hérétiques furent jetés ensemble en un immense bûcher, sous les yeux de l’abbé de Vaulx-Cernay, l’un des légats. — Cf. Henri Martin, II., p. 43. — Le concile de Narbonne, tenu en 1235, promulgua un règlement où l’on remarque les passages suivants : « Les hérétiques qui se sont rendus en quelque manière indignes d’indulgence, et qui toutefois se soumettent à l’Église, doivent être emmurés à toujours ; mais comme le nombre en est si grand, qu’il est impossible de bâtir des prisons pour tous, vous pourrez au besoin vous dispenser de les enfermer, jusqu’à ce que le seigneur pape en soit plus informé. Quant aux rebelles qui refusent d’entrer ou de demeurer en prison, ou d’accomplir quelque autre pénitence, vous les abandonnerez au juge séculier sans les écouter davantage, et vous traiterez de même les relaps… À cause de l’énormité du crime, on doit admettre pour convaincre les accusés le témoignage des malfaiteurs, des infâmes et de tous ceux qui ne déposent point en justice. Gardez-vous de révéler les noms des témoins, » H. Martin, II., p. 157, sq.
  5. Chronique de Guillaume de Nangis, éd. de M. Guizot, p. 102.
  6. Chronique de Guillaume de Nangis, éd. de M. Guizot, p. 102.
  7. Ib., p. 89.