La Liberté de conscience (Cinquième édition 1872)/1.XVIII

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Hachette et Cie (Cinquième éditionp. 120-125).


CHAPITRE XVIII.

Persécutions sous Louis XV.


La mort de Louis XIV ne mit pas fin à cette oppression des consciences. Quand le grand roi eut disparu, le libertinage succéda à la contrainte ; la cour devint, pour longtemps, un lieu de plaisirs frivoles ; le régent ne prit pas la peine de cacher son incrédulité, et congédia tous les personnages de la vieille cour dont la présence aurait gêné ses fêtes ; le ministre qui régna sous lui, et dont la puissance survécut un temps à la sienne, n’était au fond qu’un athée, malgré sa double dignité d’archevêque et de cardinal ; enfin le jeune roi, élevé par de tels maîtres, et digne de suivre leurs leçons, avec moins de libertinage peut-être, égala et surpassa le scandale de leur vie privée, et ne fut jamais chrétien qu’à la surface. Cependant, de cette cour dissolue, de ces boudoirs obscènes, sortaient des ordonnances terribles contre les jansénistes et contre les protestants[1]. Louis XIV avait ordonné que quand un nouveau converti, malade, aurait refusé au curé de recevoir les sacrements de l’Église, il serait condamné aux galères s’il recouvrait la santé ; et que, s’il mourait, sa mémoire serait flétrie, son cadavre jeté à la voirie et ses biens confisqués[2]. Cette ordonnance ne punissait pas les protestants comme protestants, mais comme relaps. Plus tard, quand on eut persuadé au roi qu’à la suite de la révocation de redit de Nantes, il ne restait plus de protestants en France, il rendit une ordonnance qui généralisait cette pénalité cruelle, et l’appliquait non-seulement aux nouveaux convertis, mais à tous ceux qui refusaient les sacrements[3]. Déclarer dans le préambule d’une loi qu’il n’y a plus de protestants, quand il en reste encore par milliers, et sous ce faux prétexte punir comme relaps les protestants mêmes qui n’ont pas feint de se convertir, c’est, à coup sûr, faire un étrange abus de l’autorité souveraine. Cependant, cette fiction homicide continua à être acceptée en principe par les tribunaux sous la régence, et sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Sous Louis XV particulièrement, tout acte de protestantisme était considéré comme une apostasie, et puni des galères perpétuelles. Jamais les édits concernant la religion ne donnaient aux protestants les plus avérés que le nom de nouveaux convertis. En 1750, une ordonnance prescrivit que tout nouveau converti qui assisterait au prêche fût puni des galères. La même année, on décréta contre les prédicants la peine de mort, et plusieurs furent exécutés en Languedoc. La per- sécution fut poussée si loin dans le diocèse d’Alais, qu’on fut obligé d’y envoyer des troupes, et que les protestants émigrèrent par bandes considérables. Le soin de faire exécuter la loi contre les nouveaux convertis fut confié aux commandants et aux intendants de province, ce qui ôtait la garantie des tribunaux[4].

L’Église et la magistrature ne cessaient d’insister sur l’exécution rigoureuse de tous ces édits. Sous Louis XV comme sous Louis XIV, on obligeait les protestants à vivre, au moins extérieurement, en bons catholiques. L’ordonnance de 1715 qui, pour prévenir l’expatriation des protestants, leur défendait d’aliéner leurs biens et de mobiliser leur fortune, fut renouvelée tous les trois ans depuis 1715, pendant une période de soixante ans ; et comme ils auraient pu éluder la loi à l’aide d’une conversion simulée, il fut établi que les nouveaux convertis ne passeraient aucun contrat de vente sans en avoir d’abord obtenu la permission. On pensa aux tièdes et aux indifférents, préoccupation bien naturelle chez Louis XV et ses ministres. Ceux des nouveaux convertis, qui ne l’étaient que par frayeur, ou par absence de foi religieuse, auraient pu s’abstenir également des exercices proscrits de leur culte et de la fréquentation des églises : on rendit leur présence aux offices du dimanche obligatoire ; on mettait des inspecteurs à la porte des églises peur savoir ceux qui les fréquentaient ou non. Comme les curés étaient alors les seuls officiers de l’état civil[5], quelques anciens religionnaires aimèrent mieux vivre en concubinage aux yeux de la loi et laisser leurs enfants sans fortune et sans nom que de participer à l’un des sacrements de l’Église catholique : on ne leur laissa pas cette triste liberté ; deux déclarations royales[6] prescrivirent des recherches sur ces unions illicites et contraignirent les époux, au nom de la loi, à commettre un sacrilège. Une ordonnance du 17 janvier 1750 remit en vigueur, en ajoutant même quelques aggravations, la terrible ordonnance promulguée par Louis XIV avant la révocation de l’édit de Nantes[7], pour rendre les conversions irrévocables en condamnant les relaps à l’amende honorable, au bannissement perpétuel et à la confiscation. Enfin le despotisme prenait de telles précautions contre les conversions simulées, qu’il attendait sa victime au lit de mort pour lui imposer les sacrements de l’Église. Si, à ce moment suprême, le protestant revenait à sa foi et refusait les sacrements, c’est encore dans ses enfants qu’on le punissait. On faisait le procès à sa mémoire, et ses biens étaient confisqués[8]. Le corps était jeté à la voirie.

C’est un douloureux spectacle que de voir un roi commander l’hypocrisie, et le clergé y donner la main[9]. L’Église de France changea de politique dans le siècle suivant. Après avoir, sous Louis XIV, contraint les protestants à se marier à l’église, contre le cri de leur conscience, elle repoussa, sous Louis XV, ceux qui venaient d’eux-mêmes au-devant de l’hypocrisie, et ne fit plus de mariages sans s’être assurée de la réalité et de la solidité des conversions[10]. Ce fut un genre de persécution nouveau : elle condamna les protestants à vivre hors de la loi, après les avoir longtemps condamnés à vivre dans la loi par le sacrilége[11].



  1. Le régent avait eu un instant la pensée de revenir sur la révocation de l’édit de Nantes ; mais on l’en détourna. Saint-Simon se vante, dans ses Mémoires, chap. CDXLIV, « d’avoir empêché cette funeste mesure. » Les raisons qu’il allègue sont caractéristiques : « Je conclus que, puisque le feu roi avait fait la faute beaucoup plus dans la manière que dans la chose même, il y avait plus de trente ans, et que l’Europe y était maintenant accoutumée, et les protestants hors de toute espérance là-dessus depuis le refus du feu roi dans la plus pressante extrémité de ses affaires de ne rien écouter là-dessus, il fallait au moins savoir profiter du calme, de la paix, de la tranquillité intérieure qui en était le fruit ; et de gaieté de cœur, et moins encore dans un temps de régence, se rembarquer dans les malheurs certains et sans ressource qui avaient mis la France sens dessus dessous, et qui plusieurs fois l’avaient pensé renverser depuis la mort de Henri II jusqu’à l’édit de Nantes, et qui l’avaient toujours très-dangereusement troublée depuis cet édit jusqu’à la fin des triomphes de Louis XIII à la Rochelle et en Languedoc. »
  2. Déclaration du 29 avril 1686.
  3. Déclaration du 8 mars 1715, renouvelée le 14 mai 1724.
  4. On lit dans les Ordres secrets donnés en 1768 au maréchal de Richelieu nommé gouverneur de Guyenne : « Il est inutile et même dangereux de chercher à ramener les protestants par la persuasion ; il faut y parvenir par la crainte….
     « Ce sera toujours en vain qu’on entreprendra d’empêcher les mariages et les baptêmes au désert, et de forcer les parents à envoyer les enfants aux instructions de l’Église, tant qu’il y aura des assemblées. Il faut donc s’attacher principalement à les détruire.
     « L’intention de Sa Majesté est que les édits et ordonnances du parlement de Bordeaux du 21 novembre soient exécutés en toute rigueur contre les prédicants. À l’égard des religionnaires qui les auront reçus chez eux, le procès en sera fait selon la rigueur de l’arrêt du 21 novembre. Et ce qui regarde les mariages et les baptêmes faits au désert, Sa Majesté désire qu’il lui en soit rendu compte pour en faire des exemples plus prompts. » Archives de la police, mss. Ordres du Roy, no 5, de la page 402 à la page 449.
  5. Ils étaient chargés exclusivement de constater les naissances et les décès, de célébrer et de constater les mariages. En outre, les contestations sur la validité des mariages étaient portées devant les tribunaux ecclésiastiques. L’édit de Nantes avait donné les mêmes attributions aux ministres de l’Église réformée, à l’exception de la dernière, qu’ils demandèrent en vain. Les contestations sur les mariages protestants étaient portées devant le juge civil.
  6. Déclaration du 15 juin 1697. Art. 13 de la déclaration du 13 décembre 1698. Déclaration du 14 mai 1724.
  7. Le 13 mars 1679. Cette loi terrible contre les relaps fut renouvelée et aggravée par l’ordonnance du 17 janvier 1750.
  8. 29 avril 1686, 8 mars 1715.
  9. Fénelon avait horreur de cette politique sacrilège : « Comment donner Jésus-Christ à ceux qui ne croient pas le recevoir ? Cependant je sais que dans les lieux où les missionnaires et les troupes sont ensemble, les nouveaux convertis vont en foule à la communion. Ces esprits durs, opiniâtres et envenimés contre notre religion, sont partout lâches et intéressés. Si peu qu’on les presse, on leur fera faire des sacrilèges innombrables ; les voyant communier, on croira avoir fini l’ouvrage, mais on ne fera que les pousser par les remords de leur conscience jusqu’au désespoir, ou bien on les jettera dans une impossibilité ou une indifférence de religion qui est le comble de l’impiété et une semence de scélérats qui se multiplie dans tout un royaume. Pour nous, monsieur, nous croirions attirer sur nous une horrible malédiction, si nous nous contentions de faire à la hâle une œuvre superficielle qui éblouirait de loin. » (Lettre au marquis de Seignelay, de La Tremblade, 26 février 1686.) « Si on voulait leur faire abjurer le christianisme, il n’y aurait qu’à leur montrer des dragons. » (Lettre à Bossuet, 8 mars 1686.)
  10. Ce furent les évêques de Languedoc, et à leur tête l’évêque d’Alais, qui firent prévaloir cette doctrine dans le clergé, malgré l’opposition du roi et des parlements. En 1751, l’évêque d’Alais traita de puissance à puissance avec l’intendant, c’est-à-dire avec le roi. Il offrit d’acquiescer à l’amnistie, c’est-à-dire de relever de la bâtardise les enfants des protestants qui s’étaient mariés hors de l’église (mariés au désert, comme on disait alors), et d’abréger le temps des épreuves pour ceux qui demanderaient à contracter un mariage ou à réhabiliter un mariage ancien ; mais il y mit pour conditions que les ministres qui prêcheraient seraient mis à mort, que les protestants qui assisteraient aux prêches seraient envoyés aux galères ; que les enfants des parents qui n’auraient pas fait réhabiliter leur mariage seraient déclarés bâtards ; que les protestants mariés à l’église seraient obligés toute leur vie, sous peine de la flétrissure, du bannissement et de la confiscation, d’assister aux messes paroissiales, aux offices divins et aux instructions, et qu’enfin les peines seraient appliquées, sans forme ni figure de procès, par le commandant militaire de la province, ou, en son absence, par l’intendant.
  11. Quand les parents présentaient aux curés des enfants nouveau-nés, ils étaient soumis à une sorte d’inquisition ayant pour but de constater leur catholicité. Une déclaration du 12 mai 1782, enregistrée le 14 au parlement, enjoignit aux curés et vicaires de recevoir au baptême tous les enfants qui seraient présentés, et d’insérer sur les registres les déclarations des parents, sans y rien ajouter.