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La Liberté du commerce et les systèmes de douanes/05

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LA


LIBERTE DU COMMERCE


ET LES


SYSTEMES DE DOUANES.




L'AGRICULTURE ET LES PRODUITS AGRICOLES.[1]




I.

Il y a en France un certain nombre d’hommes, particulièrement voués à la défense des intérêts agricoles, qui vont répétant sans cesse que notre agriculture est négligée, que le gouvernement et les chambres ne font rien pour elle, et que, si parfois ils s’en occupent, c’est uniquement pour manifester en sa faveur des sympathies stériles. Nous ne saurions nous associer à ces reproches. Il nous semble, au contraire, qu’à aucune époque et dans aucun pays, l’agriculture n’a été autant en honneur qu’elle l’est actuellement en France, et que jamais les pouvoirs publics ne se sont montrés aussi disposés à la servir. Tous les ans, le gouvernement adresse aux conseils-généraux des départemens un grand nombre de questions qui se rapportent aux intérêts agricoles, et souvent des règlemens administratifs ou des projets de loi sérieusement élaborés viennent témoigner de sa sollicitude active. Quant aux chambres, il suffit, en général, qu’une mesure leur soit proposée au nom de l’agriculture pour qu’elles lui accordent une attention plus qu’ordinaire, et souvent ce seul mot, l’intérêt de l’agriculture, a suffi pour entraîner leurs votes. Il serait difficile, d’ailleurs, qu’il en fût autrement, car, de tous les intérêts du pays, l’intérêt agricole est le plus largement représenté dans toutes nos assemblées électives, puisque la possession du sol est la condition la plus générale d’admission pour les électeurs et les élus.

Les plaintes des agronomes sont pourtant fondées en cela que l’agriculture française est en souffrance, qu’elle végète, et qu’en dépit de tout ce qu’on fait pour elle, ses progrès sont presque nuls ; mais d’où vient cet état de langueur ? Au lieu de l’attribuer, comme on le fait, à la prétendue incurie des pouvoirs publics, ne serait-il pas plus juste de s’en prendre au zèle malentendu de ces défenseurs officieux de l’agriculture, aux mesures restrictives qu’ils ne cessent de provoquer en sa faveur ? Ils ne veulent pas que l’agriculture vive au grand air, de sa vie naturelle, en cherchant ses conditions de prospérité dans son utilité. Ils n’aspirent qu’à la mettre en serre-chaude, à créer pour elle un régime exceptionnel, hérissé de privilèges, de restrictions et d’entraves, qui impose sis cesse au pays des sacrifices nouveaux, persuadés, à ce qu’il semble, que l’agriculture ne prospère qu’autant qu’elle devient onéreuse à ceux qu’elle doit nourrir.

Laissons à part les encouragemens que le gouvernement distribue aux cultivateurs sous la forme de subventions ou de primes. S’il faut le dire, nous croyons peu à l’efficacité de ces moyens pour hâter le progrès. Ce n’est pas sous l’influence de ces petites excitations, bonnes tout au plus dans les concours où l’amour-propre seul est en jeu, qu’une grande industrie s’anime. Toutefois, comme les encouragemens de ce genre sont à peu près inoffensif, et comme les sommes distribuées à titre de primes ne sont pas, après tout, considérables, nous n’insisterons pas sur ce sujet. Ce qui est plus grave, ce sont les faveurs d’un autre ordre qu’on prétend assurer à l’industrie agricole, en exhaussant, à l’aide des restrictions douanières, la valeur vénale de ses produits. Voilà ce qui porte nu coup fatal à cette industrie, en renversant à son égard les lois naturelles de la production. C’est là ce qui compromet ses intérêts véritables, au moins autant que ceux du public consommateur.

Si l’on en croit les partisans des restrictions, l’agriculture française serait hors d’état de soutenir la concurrence de certaines autres contrées où les denrées agricoles sont à vil prix, et particulièrement des pays neufs, en sorte que, si les produits de ces contrées étaient admis dans nos ports en toute franchise, nos cultivateurs seraient réduits à déserter les champs, en laissant les terres en friche. D’où l’on induit la nécessité de repousser ces produits par des droits restrictifs, afin d’exhausser ou de maintenir la valeur vénale des nôtres. Voilà ce qu’on répète sans cesse, en dépit de tant de faits qui attestent le contraire. Voyons du moins ce qu’il peut y avoir de fondé dans ces allégations.

On conviendra, d’abord, qu’il serait assez extraordinaire qu’un peuple ne pût entretenir la plus nécessaire, la plus vitale de toutes ses industries, qu’à la condition de s’imposer pour elle un tel fardeau. Quoi donc ! l’agriculture, cette industrie sans laquelle aucun peuple ne peut vivre, ne se soutiendrait dans un grand pays, dans un pays tel que la France, qu’autant que la masse du public consentirait à payer éternellement ses consommations les plus nécessaires à des prix artificiels, exorbitans. S’il en était ainsi, il faudrait gémir sur le triste sort réservé à l’humanité dans l’avenir. En admettant, en effet, cette hypothèse, comme ce sont aujourd’hui les peuples les plus avancés en industrie et en civilisation qu’on prétend menacés dans leurs travaux les plus utiles, et comme ce sont, au contraire, les moins avancés, tels que la Russie et la Pologne, qu’on suppose devoir écraser les autres par leur concurrence, il faudrait en conclure que cette situation alarmante se perpétuerait, quant à nous, sans aucun espoir d’amélioration : elle ne ferait même, à mesure que nous avancerions dans la carrière, que s’aggraver avec le temps. Triste perspective, qui ne nous montrerait, comme résultat d’une civilisation plus parfaite, qu’une détresse toujours croissante !

Il est remarquable, en outre, que cette prétendue nécessité de protéger les produits agricoles contre l’invasion des produits étrangers n’a jamais apparu que dans un petit nombre d’états, précisément dans ceux où l’influence des propriétaires fonciers avait déterminé l’établissement des mesures restrictives, et uniquement après que ces mesures, établies d’abord sous divers prétextes, y eurent produit leur ordinaire effet. Tant que la France a permis la libre importation des produits agricoles de l’étranger, c’est-à-dire jusqu’en 1814, on ne s’est point aperçu que l’invasion de ces produits y fût le moins du monde à craindre. Outre que les denrées du sol y étaient à aussi bas prix que dans la plupart des états voisins, on en exportait tous les ans des quantités considérables. Nos vins, nos huiles, nos lins, nos chanvres, nos bestiaux, nos blés même, quand on en permettait l’exportation, trouvaient au dehors de larges débouchés. Il est vrai qu’à notre tour nous demandions souvent à l’étranger des produits semblables, pour combler le déficit accidentel de nos récoltes ; mais les importations et les exportations se tenaient à peu près en équilibre, et notre agriculture conservait ses droits. On ne s’apercevait nulle part que la concurrence d’aucun autre peuple eût, comme on le suppose, découragé parmi nous les travaux agricoles et réduit nos cultivateurs à déserter les champs. C’est seulement depuis que les restrictions sont en vigueur qu’on s’est préoccupé de ce danger chimérique : nul, jusqu’alors, ne l’avait soupçonné. C’est aussi depuis ce temps, et il est bon d’en faire la remarque, que la somme de nos importations en produits agricoles excède toujours d’une manière sensible la somme de nos exportations.

Sur quoi se fonde-t-on, après tout, pour justifier cette théorie ? On allègue d’abord que, la main-d’œuvre étant plus chère dans notre pays que dans quelques autres moins avancés, la Russie ou la Pologne, par exemple, il serait impossible à nos cultivateurs de livrer leurs denrées à des prix aussi bas que le font les cultivateurs polonais ou russes. On oublie que nos manufacturiers sont, à cet égard, dans des conditions pareilles, ce qui ne les empêche pas de dominer hautement les manufacturiers russes sur les marchés européens. D’où vient cette supériorité de notre industrie manufacturière ? De ce qu’on ne trouve en Russie ni le même talent dans les chefs, ni la même habileté et le même zèle dans les ouvriers qui les secondent. La main-d’œuvre est plus chère dans nos pays : mais aussi quelle différence dans la valeur ! Si l’on paie aux hommes des salaires plus élevés, on obtient d’eux, par compensation, de bien meilleurs services. Ce qui est vrai pour les manufacturiers ne l’est pas moins pour les cultivateurs. Croit-on, par hasard, que ces serfs russes, qui coûtent en apparence si peu aux seigneurs qui les emploient, mettent dans leurs travaux autant d’ardeur et d’intelligence, et rendent des services aussi utiles que nos ouvriers libres ? Il s’en faut de beaucoup. Aussi, entre les mains habiles de ces derniers, la terre produit-elle des fruits plus abondans avec un travail moindre, et le prix de revient en serait-il en somme moins élevé, si d’autres circonstances ne venaient altérer ces rapports. Que l’on ajoute à cela une meilleure direction de la culture, l’emploi de meilleurs procédés, des engrais plus abondans, des communications plus faciles et plus sûres, et l’on comprendra que l’avantage reste à tous égards à nos pays civilisés.

On allègue encore les charges que l’agriculture supporte en France et dont elle serait ailleurs exempte, l’impôt foncier perçu au nom de l’état et les centimes additionnels prélevés pour le compte des départemens et des communes. Que de plaintes n’a-t-on pas faites à ce sujet ! combien de fois les amis de l’agriculture ne se sont-ils pas récriés sur le poids du fardeau dont on l’accable ! En vérité, on ne comprendrait rien à ces plaintes, si l’on ne savait que la plupart des hommes ont l’habitude de s’arrêter aux apparences et de se payer de mots. Qu’on aille au fond des choses, et l’on verra que ces prétendues charges, dont on fait tant de bruit, sont plus apparentes que réelles, ou, pour mieux dire, qu’elles n’existent pas.

Quant au principal de l’impôt, établi, comme il l’est en France, sur le revenu net des propriétés foncières, il n’affecte en rien, quoi qu’on en dise, ni le travail qui s’applique à la terre, ni la valeur vénale des produits du sol : il a pour unique conséquence de diminuer la part.que le propriétaire prélève à titre de rente, en faisant rentrer une portion de cette rente (environ le septième) dans le trésor public. A le bien prendre, l’impôt territorial n’est pas un impôt ; c’est une sorte de participation de l’état à la propriété du sol, ou du moins au revenu net qu’elle donne. Le cultivateur, en souffre-t-il ? En aucune façon, puisque la contribution qu’il paie à l’état, il la paierait à son propriétaire sous la forme d’une augmentation de fermage, si l’impôt n’existait pas. Ce qu’il verserait dans une seule main, dans celle du propriétaire en titre, il le partage entre ce propriétaire et l’état : voilà, quant à lui, toute la différence. Sa situation n’en est en réalité ni meilleure ni pire ; le prix de revient de ses produits n’en est pas le moins du monde altéré. Le propriétaire même est-il fondé à s’en plaindre ? Pas davantage ; pourvu que l’établissement de l’impôt soit antérieur, et c’est le cas actuel pour la France, à l’acquisition qu’il a faite de sa propriété. Dans cette hypothèse, en effet, il a connu, au moment de l’acquisition, les prélèvemens à faire pour le compte de l’état, et il a réglé son prix en conséquence. A quel titre pourrait-il ensuite réclamer ? On ne prend pas garde que tout homme qui achète un fonds de terre n’achète en réalité que le revenu net, tous frais et tous prélèvemens déduits : la portion de rente que l’état se réserve reste donc en dehors du marché. Dès-lors comment le propriétaire actuel prétendrait-il exercer des droits sur cette portion qu’il savait appartenir à l’état et qu’il n’a, point acquise ? En quel sens peut-on dire que les prélèvemens exercés se font à son détriment et qu’ils sont une charge pour lui ? Le fait est que l’impôt territorial, quand il existe de longue date et que la proportion en demeure invariable, n’est une charge pour personne. C’est un revenu acquis à l’état, sans aucun sacrifice pour les particuliers ; c’est une sorte de domaine public, domaine inaliénable et sacré, sur lequel nul n’a aucun droit. Diminuer le chiffre de cet impôt, ce ne serait pas, comme on le prétend, dégrever les propriétaires, alléger le poids du fardeau qu’ils portent, encore moins soulager l’agriculture ; ce serait tout simplement attribuer à ces mêmes propriétaires ce qui ne leur a jamais appartenu ; en d’autres termes, ce serait leur faire aux dépens de l’état un don gratuit[2].

Il en est autrement des centimes additionnels prélevés pour le compte des départemens et des communes. Cette portion de l’impôt foncier étant de sa nature variable, et l’établissement en étant en général de date récente, on peut dire qu’elle tombe à la charge des propriétaires actuels : c’est pour eux un sacrifice véritable, c’est une retenue à faire sur le revenu qu’ils ont réellement acquis ; mais il ne faut pas oublier que les centimes additionnels sont communément employés en améliorations foncières, en construction de routes, de ponts, de canaux, qui augmentent les facilités de l’exploitation du sol et ajoutent par conséquent à la valeur des fonds. Le sacrifice n’est donc pas fait en pure perte, ni même pour les besoins généraux du pays ; il tourne essentiellement à l’avantage de ceux qui se l’imposent. A le bien prendre, ce n’est là pour les propriétaires qu’un placement, placement très fructueux quand l’emploi des deniers est fait avec intelligence. Sur ce point, comme sur l’autre, il n’est donc pas exact de dire que les propriétaires du sol aient aujourd’hui aucun fardeau à supporter.

Dans le fait, il n’y a de charges réelles pour la propriété foncière, dans notre état présent, que celles qui résultent des droits de mutation et des frais qui entraînent les hypothèques. Pour celles-là, il est fort à souhaiter qu’on les allége d’autant mieux que notre système hypothécaire est vicieux et que les droits de mutation font obstacle au classement régulier de la propriété foncière, en entravant d’une manière fâcheuse les transactions. Il est bon de remarquer cependant que ces charges ne sont pas de celles qui puissent aggraver le prix de revient des produits du sol, puisqu’elles affectent la propriété seule, sans altérer en rien les conditions de l’exploitation, et que d’ailleurs elles ne retombent sur les propriétaires mêmes que dans certains cas particuliers. Disons donc hautement que tout ce qu’on allègue à cet égard n’a pas de fondement sérieux. Non, les cultivateurs français ne sont pas plus grevés que les autres, et il n’y a rien en tout cela qui justifie ou qui explique la cherté relative de leurs produits. Quand on supposerait même toutes ces charges aussi réelles qu’elles le sont peu, croit-on qu’elles ne seraient pas amplement compensées par la sécurité dont le cultivateur jouit en France, par les facilités qu’on lui procure pour ses transports, dans les routes, les ponts, les canaux et le reste ? Les habitans des pays neufs seraient trop heureux de jouir des mêmes avantages à ce prix.

Il y a, du reste, dans le parallèle qu’on établit entre la culture de certains pays étrangers et la nôtre, un fait majeur, une circonstance capitale qui, bien examinée, tranche la question d’une manière souveraine et décisive : c’est qu’en France le revenu des propriétés foncières est plus considérable que dans les pays dont on parle, et que les terres y ont en conséquence une bien plus grande valeur, circonstance qui prouve, sans aller plus loin, que l’exploitation de la terre est parmi nous plus fructueuse, plus productive, plus avantageuse à tous égards.

Chose étrange ! on argue de cette cherté même des terres et de l’élévation du revenu foncier pour établir notre infériorité relative. On nous dit : Les terres sont chères dans nos contrées, les fermages y sont élevés, tandis qu’ailleurs, en Russie par exemple, et particulièrement sur les bords de la mer Noire, les terres sont à vil prix et les fermages presque nuls, d’où l’on conclut que les cultivateurs russes ont un avantage marqué sur les nôtres. On ne voit pas qu’en raisonnant ainsi on prend tout simplement l’effet pour la cause, qu’on nous donne comme un principe d’infériorité ce qui est la conséquence d’une supériorité réelle, qu’on renverse, en un mot, toutes les relations des faits. D’où vient donc cette cherté relative de nos terres, si ce n’est de ce qu’elles rapportent davantage ? Et pourquoi rapportent-elles davantage, si ce n’est parce que l’exploitation en est plus profitable et plus féconde ? Existe-t-il par hasard une cause quelconque, prise en dehors des conditions de l’exploitation, qui élève parmi nous le prix des terres et qui le rabaisse ailleurs ? Non, ce sont précisément les avantages de notre situation qui font toute la différence. On le comprendrait sans peine, si on cherchait à se rendre compte de la nature du revenu foncier, si on se demandait jamais quel en est le principe ou la source. Au lieu de cela, on le prend à tout hasard comme un fait existant, comme un effet sans cause. On paraît croire qu’il préexiste aux résultats de l’exploitation, quand il en est, au contraire, la conséquence. Il suit de la qu’on le considère souvent comme un des élémens constitutifs du prix de revient des produits du sol, tandis qu’il n’est pas autre chose que l’excédant du prix de vente sur le véritable prix de revient, lequel se compose uniquement des frais d’exploitation et du bénéfice nécessaire de l’exploitant. Comme tout ceci touche aux fondemens mêmes de notre ordre économique, et que les erreurs trop répandues sur ces matières conduisent aux plus déplorables abus, on nous permettra de rétablir en peu de mots les vrais principes.


II.

La terre n’est pas un produit créé de main d’homme. C’est un fonds donné par la nature et que nous possédons par conséquent à titre originairement gratuit. Il en résulte qu’à la différence des autres biens que nous possédons, et qui ont en général une valeur plus ou moins considérable, selon qu’il en a coûté plus ou moins pour les produire, la terre n’a pas de valeur vénale qui lui soit propre : elle n’en acquiert qu’en raison du revenu net qu’elle donne. Comparons de ce point de vue un fonds de terre à une maison. Une maison est un produit créé ; c’est en cela surtout que les propriétés de ce genre se distinguent des fonds de terre avec lesquels on les a si souvent et si mal à propos confondues. Il en coûte pour bâtir une maison, et les frais que la construction entraîne sont à la fois un point de départ pour la fixation du prix vénal et le premier fondement du revenu. Qu’une maison ait coûté, par exemple, 100,000 francs de construction, on peut dire que c’est là son prix naturel et nécessaire. En outre, si l’intérêt de l’argent placé en bâtimens est en général à 6 pour 100 dans le pays, il est dans l’ordre et presque nécessaire que cette maison rapporte 6,000 francs par an. Il faut bien que la première mise de fonds se retrouve quelque part, soit en capital, soit en revenu ; autrement, il y aurait perte pour les entrepreneurs, et de telles entreprises ne se renouvelleraient pas. Dans la pratique, le prix vénal, aussi bien que le revenu, peuvent bien s’écarter en plus ou en moins de cette base première ; mais, sauf quelques cas exceptionnels, qu’il est inutile de rappeler ici, ils tendent constamment à y revenir. La valeur vénale d’une maison, aussi bien que le revenu qui en découle, sont donc des faits en quelque sorte préexistans, inhérens à la chose même, et qui dominent les conditions de l’exploitation. Que cette maison soit une usine ; il est clair que le revenu, en d’autres termes l’intérêt du capital émis, devra se répartir sur les produits de l’usine, et que le prix de revient en sera augmenté d’autant. En est-il de même pour un fonds de terre ? Non : l’établissement de ce fonds, sauf quelques accessoires, dont on peut faire abstraction, n’a rien coûté ; c’est la nature seule qui en a fait les frais. Il n’y a donc pas ici de capital primitif à recouvrer, pas de prix de construction à faire entrer en ligne de compte, par conséquent aussi aucun revenu nécessaire à prélever et à répartir sur les produits. Cela n’empêche pas, il est vrai, que la plupart des terres ne produisent un revenu, surtout dans nos pays civilisés ; mais pourquoi ? Ce n’est pas que ce revenu soit nécessaire, ou qu’il découle des conditions premières de l’établissement ; c’est uniquement parce que l’exploitation laisse un excédant net disponible, et que cet excédant revient naturellement à celui qui dispose de la propriété du fonds. Cela est si vrai, que les terres rapportent plus ou moins, selon leur degré de fertilité ou selon la position qu’elles occupent, sans qu’il y ait à cet égard aucune limite, et qu’il en est dans le nombre qui ne rapportent rien ou presque rien. C’est qu’en effet le revenu n’est pas ici un fait nécessaire, préexistant ; il est essentiellement subordonné aux conditions de l’exploitation ; il n’existe qu’autant que cette exploitation donne un excédant net et se mesure sur cet excédant même. Ajoutons qu’à la différence d’une maison, où le prix originaire sert de base pour la fixation du revenu, pour un fonds de terre, c’est, au contraire, le revenu qui sert à déterminer le prix vénal.

Il résulte de là une autre conséquence non moins importante : c’est que l’élévation relative du revenu foncier ou des fermages dans un pays prouve seulement que les conditions de l’exploitation du sol y sont plus favorables qu’ailleurs. Dire que ce revenu est considérable, que le taux des fermages est élevé, c’est dire en d’autres termes que l’exploitation de la terre est avantageuse, que le produit net est important. Lors donc que, venant à comparer notre situation à celle de certains pays moins avancés, on constate la cherté de nos terres et le haut prix des fermages, loin de prouver par là notre infériorité relative, on ne fait qu’établir, par des témoignages frappans, notre extrême supériorité ; on montre toute l’étendue des avantages que nous avons sur d’autres peuples toute la distance que nous aurions à franchir pour descendre à leur niveau.

Veut-on savoir maintenant pourquoi les fermages, et par suite la valeur vénale des terres, sont plus élevés en France que dans certains autres pays ? c’est que la densité des populations dans nos campagnes et le voisinage des grands centres de consommation assurent aux produits de notre sol un débit plus facile, plus constant, et à de meilleures conditions de prix. C’est une différence pareille à celle que l’on remarque, dans l’intérieur même de la France, entre les exploitations situées dans le voisinage des villes et celles qui en sont plus éloignées. Les premières donnent, à fertilité égale, de plus forts revenus et ont une valeur plus grande, parce qu’en raison de l’avantage de leur situation le débouché pour leurs produits est plus assuré et plus prochain. Pour que les cultivateurs des terres plus éloignées concourent avec les autres à l’approvisionnement de ces villes, il faut qu’ils supportent de plus grands frais de transport, qui diminuent d’autant la valeur réelle de leurs denrées. De là un amoindrissement nécessaire du produit net de leur culture et par conséquent du revenu foncier. Voilà précisément ce qui arrive aux cultivateurs polonais et russes, avec cette circonstance aggravante, qu’outre la difficulté des transports sur terre, leurs produits ont encore les mers à franchir pour trouver de larges débouchés. Qu’on ne cherche pas ailleurs la cause du bas prix des terres dans ces contrées et de la presque nullité des fermages ; elle est tout entière dans ce seul fait. On voit bien, du reste, que ce n’est pas une circonstance favorable pour eux ; loin de là : c’est, au contraire, le témoignage et l’effet d’une infériorité frappante de position. De ce que les terres qui, en France, sont à une grande distance des villes se louent moins cher et valent moins que celles qui en sont voisines, en conclurons-nous qu’elles doivent ruiner la culture de ces dernières ? Le contraire se justifierait plutôt, et certes, si la concurrence entre les produits de ces exploitations diversement situées devait conduire à la ruine et à l’abandon des unes ou des autres, ce ne sont pas les terres voisines des centres de consommation qui resteraient les premières en friche.

Mais les cultivateurs de certaines contrées vendent, dit-on, leurs denrées à des prix fabuleusement bas, auxquels les nôtres ne pourraient jamais descendre. Par exemple, sur les bords de la mer Noire, les blés de la Crimée ne coûtent souvent que 7, 8 ou 9 francs l’hectolitre. Nos cultivateurs pourraient-ils jamais livrer leurs blés à de tels prix ? Nous ne savons s’ils le pourraient ; ce que nous savons fort bien, c’est qu’ils ne le feront jamais, même sous l’empire du commerce libre. Mieux posés que les cultivateurs des bords de la mer Noire, puisqu’ils ont les débouchés à leur porte, ils profiteront toujours de cet avantage pour vendre leurs denrées plus cher, et comme les produits russes ne peuvent arriver jusqu’à nous qu’à grands frais, après avoir traversé les mers, il n’y a pas de danger qu’ils forcent jamais les nôtres à descendre à leur niveau. En Russie même, les blés ne se vendent aux prix qu’on vient de voir que lorsqu’ils ne trouvent pas de débouchés au dehors. Aussitôt qu’un marché de quelque importance s’ouvre pour eux, comme, par exemple, celui de l’Angleterre ou de la France, les prix s’élèvent rapidement. Ce fait a été constaté vingt fois, et il confirme hautement tout ce que nous venons de dire. C’est que, dans ce cas, la position des producteurs russes se rapproche de la position des nôtres, sauf toutefois que les frais de transport qui leur restent laissent toujours subsister une différence sensible à leur détriment.

Quand on compare les prix russes aux prix français, on raisonne toujours comme si les uns et les autres étaient des prix de revient, et c’est de là qu’on part pour établir notre infériorité relative. On vient de voir combien cette hypothèse est inexacte. Nulle part les produits du sol ne se vendent au prix de revient, c’est-à-dire en raison seulement de ce qu’il en a coûté pour les produire, et cela n’est guère plus vrai en Russie et en Pologne qu’en Angleterre ou en France ; autrement, les terres moins fertiles ou plus mal situées ne résisteraient pas à la concurrence des autres. Ajoutons que l’exploitation ne donnerait jamais de produit net ; elle ne rapporterait que les frais de culture et le profit nécessaire de l’exploitant : dès-lors, il n’y aurait pas de revenu à prélever pour le propriétaire, et le sol n’aurait aucune valeur. Si de telles conditions se réalisent quelquefois, ce n’est du moins que pour les terres les plus mal situées et les moins fertiles. Partout ailleurs, il reste, au contraire, un excédant plus ou moins considérable qui sert à constituer le revenu foncier ; ce qui prouve suffisamment que les cultivateurs ne vendent pas leurs denrées au plus bas prix possible. L’unique règle de la vente des produits du sol est, en effet, dans le rapport de l’offre et de la demande ; c’est la demande seule qui en règle le cours. Voilà pourquoi ces produits se vendent toujours plus cher dans les pays peuplés et riches comme la France et l’Angleterre, où la demande est plus forte, que dans les pays où une population rare et pauvre ne leur ouvre qu’un faible débouché. Les cultivateurs de nos contrées jouissent en cela d’un privilège, d’une sorte de monopole relatif que leur situation leur donne et dont ils se servent pour élever leur prix, monopole naturel d’ailleurs, et dont il ne faudrait pas se plaindre, si les lois restrictives ne venaient si mal à propos l’aggraver. Aussi, ces différences de prix que l’on relève et qu’on nous oppose ne font-elles en réalité que mieux constater les avantages dont nos producteurs jouissent.

Nous n’entendons pas dire toutefois que, dans certaines contrées pauvres, on ne produise pas les denrées agricoles à plus bas prix qu’en France. Le prix de revient y est en réalité moins élevé ; mais pourquoi ? Est-ce parce que la main-d’œuvre y est moins chère, ou que les charges qui retombent sur l’agriculture y sont moins fortes ? Nullement : c’est que, les besoins y étant plus faibles, les débouchés moins étendus, et les prix en conséquence moins élevés, on n’y a ni la volonté ni le pouvoir de cultiver la terre au même degré. On s’y contente, s’il est permis de le dire, d’une culture sommaire, le produit de la vente des denrées n’étant pas suffisant dans ces pays pour solder une culture plus compliquée et plus savante. On n’y met d’abord en valeur que les portions du sol les mieux situées et les plus fertiles ; en outre, on y sollicite très peu la terre, ne lui demandant guère que ce qu’elle donné par elle-même, presque sans travail et sans frais. Voilà comment on arrive dans ces pays à une production à bon marché ; triste avantage, qui prouve seulement, dans ce cas, l’absence des consommateurs. Ce n’est pas parce qu’on y cultive à peu de frais que les prix sont bas, mais c’est parce que les prix sont bas qu’on est forcé d’y cultiver à peu de frais ; tandis que, dans nos pays plus peuplés et plus riches, comme les besoins sont plus étendus et les prix en conséquence plus élevés, on trouve du profit à étendre la culture jusque sur les terrains médiocres, et à travailler davantage la terre, fût-ce à plus grands frais, pour en obtenir des produits plus abondans. Ainsi s’expliquent ces extrêmes différences dans les prix, différences qui ne prouvent pas, il s’en faut de beaucoup, la supériorité agricole des pays qu’on nous oppose. On voit bien, d’ailleurs, que ces pays ne produisent à si bon marché qu’à la condition de produire très peu, et cette seule circonstance devrait nous rassurer contre les grandes invasions que l’on redoute.

On s’étonnerait bien des clameurs qui s’élèvent quelquefois à propos de l’inondation possible des produits de la mer Noire ou de la Baltique, si l’on considérait combien est faible et chétive au fond la puissance productive de ces contrées. En Angleterre, où la question agricole, tant de fois agitée, a été l’objet de si nombreuses enquêtes, on a fait d’intéressantes études sur ce sujet. Ces recherches ont invariablement conduit à reconnaître, non-seulement qu’il n’y avait pas là de grande invasion à craindre, mais encore, ce qui est plus grave, que nous ne pouvions pas même compter sur la production de ces pays pour combler entièrement le vide accidentel de nos récoltes. Jamais les contrées du Nord réunies, la Russie, la Pologne et même les provinces de la Prusse contiguës à la Baltique, n’ont pu fournir à l’Angleterre, dans ses plus grands besoins, plus de à 500,000 quarters (de 1,200,000 à 1,500,000 hectolitres) de blé par an. Encore, pour obtenir ces quantités relativement si faibles, fallait-il les acheter à très haut prix dans les ports mêmes d’expédition, parce qu’on avait été forcé de les tirer de fort loin dans l’intérieur des terres, et que les prix originaires étaient considérablement grossis par les frais de transport. Ce que nous disons ici des contrées qui avoisinent la Baltique s’applique, du reste, avec bien plus de raison encore à celles qui bordent la mer Noire, parce que les ressources y sont moindres et les transports plus difficiles et plus coûteux. Si, dans les années où la demande à l’extérieur est nulle, les blés paraissent abondans et sont à vil prix à Odessa, on sait trop bien que la seule demande de nos provinces méridionales suffit pour épuiser ces faibles réserves. La France en a fait assez souvent l’expérience, et c’est désormais pour elle un fait acquis. Aussi est-il vrai que, lorsqu’un grand besoin se manifeste quelque part, on est obligé de tirer des blés de tous les points du monde où l’exportation est libre, les pays dont on vante si haut l’abondance ne pouvant jamais suffire qu’à une petite partie des demandes qu’on leur adresse. A quoi bon, d’ailleurs, insister sur des vérités auxquelles la crise actuelle des subsistances donne une si triste et si éclatante confirmation ?

Il y a vraiment quelque chose d’affligeant dans la persistance opiniâtre avec laquelle on répète sans cesse, en les donnant comme des faits irréfragables, certaines assertions que l’expérience a cent fois démenties. Prenez garde, nous dit-on ; si vous ouvrez vos portes aux denrées étrangères, c’en est fait de l’agriculture française ; toutes vos exploitations rurales tomberont en ruine et vos cultivateurs déserteront les champs : comme si jamais nos portes n’avaient été ouvertes aux denrées étrangères ! comme si l’expérience ne nous avait pas appris ce qu’il en faut penser ! Partant de là, c’est au nom du peuple même qu’on ose ensuite recommander les restrictions, au nom du peuple que ces funestes mesures épuisent, et qu’elles livrent quelquefois à toutes les tortures de la faim ! Et il se trouve encore des hommes de haute intelligence qui condamnent leur parole ou leur plume à propager de telles erreurs ! Ce qu’il y a de plus extraordinaire peut-être, c’est qu’à l’appui, de ces assertions on ose invoquer l’expérience, alors que, depuis plus de trois mille ans, l’expérience ne se lasse pas de protester. Dans quel temps et dans quel pays l’expérience a-t-elle montré que la libre importation des denrées étrangères ruinait la culture ? Où sont les faits qui viennent à l’appui de cette donnée ? Qu’on ouvre l’histoire, qu’on la parcoure tout entière, qu’on ne s’arrête devant aucune limite ni de lieux ni de temps, et si on y trouve un seul fait, un seul, qui autorise ces étranges assertions, nous nous déclarons convaincu. En attendant, on pourrait en trouver mille qui attestent le contraire. La France a fait cette expérience, on vient de le voir, jusqu’en 1814, pour toutes les denrées agricoles, et jusqu’en 1849 pour les grains. A quelle époque son agriculture s’en est-elle mal trouvée ? Et pourtant, exposée à tous les périls de la liberté, si la liberté a des périls, l’agriculture française n’en recueillait pas alors tous les avantages, puisqu’elle était privée, quant au plus important de ses produits, les céréales, de la précieuse faculté d’exporter. Cette expérience, que nous avons faite jusqu’en 1814, la Belgique l’a continuée bien plus long-temps que nous, et jusqu’après 1830. Séparée de la France après la chute de l’empire, elle dut à la sage persévérance du roi Guillaume, que nous ne cesserons jamais de louer en cela, de conserver un régime beaucoup plus libéral que le nôtre. A la faculté d’importer, maintenue sans restriction et sans réserve, le gouvernement ajouta son complément nécessaire, la faculté d’exporter. Qu’arriva-t-il ? Non-seulement la Belgique fut exempte, durant cette période de quinze années, des disettes cruelles qui affligèrent plusieurs fois l’Angleterre et la France, mais encore son agriculture fit des merveilles, et l’on peut se souvenir qu’à cette époque elle nous était présentée sans cesse comme un modèle offert à notre imitation. Depuis ce temps, on ne le sait que trop, sous l’empire des lois restrictives, la situation de la Belgique a bien changé. Faut-il citer les pays compris dans l’association douanière allemande, pays où l’importation des produits du sol a été libre jusqu’en 1833, et cela sans péril, disons mieux, avec un avantage marqué pour la culture ? Citerons-nous encore la Suisse, où cette même liberté n’a pas cessé de régner jusqu’à ce jour ? Ce ne sont pas là, du reste, les seuls pays de l’Europe où les denrées agricoles aient été ou soient importées sans droits. Grace au ciel, cette liberté d’importation est encore aujourd’hui la loi commune, et les peuples qui ne l’adoptent pas font exception. Or, en quel lieu et en quel temps a-t-elle jamais été ruineuse pour la culture ? Ce qui est vrai, c’est que partout où la liberté règne tant à l’importation qu’à l’exportation des produits du sol, l’agriculture prospère, tandis qu’en France, où l’importation étrangère est entravée par des lois restrictives, malgré tant d’autres circonstances favorables, malgré la supériorité de nos lois civiles et politiques, l’agriculture végète. Voilà ce que l’expérience nous montre, voilà les faits.


III.

L’effet immédiat et trop certain des lois qui restreignent l’importation des denrées étrangères est d’exhausser d’une manière artificielle le prix de ces mêmes denrées à l’intérieur. Déjà, par le cours naturel des choses, ainsi qu’on vient de le voir, ces denrées se vendent, dans les pays tels que le nôtre, à des prix plus élevés que dans les pays pauvres. C’est une circonstance fâcheuse à certains égards pour les populations de nos contrées, à qui elle rend l’existence plus chère. Toutefois, quand cette cherté est renfermée dans ses limites naturelles, elle doit être considérée plutôt comme un signe favorable, puisqu’elle coïncide alors avec un accroissement général de la richesse, dont elle est à la fois la conséquence et le symptôme ; mais lorsque, par des lois restrictives, on entrave à la frontière l’importation des produits étrangers, on aggrave cette cherté première : on ajoute à la hausse naturelle une hausse factice, et, comme cette nouvelle aggravation des prix n’est plus justifiée ni compensée par l’accroissement général des ressources, les populations en supportent tout le poids.

Que les lois restrictives de l’importation aient pour conséquence nécessaire d’exhausser la valeur vénale des produits agricoles à l’intérieur, c’est une vérité qu’il est également facile d’expliquer et de prouver. L’explication en ressort déjà clairement de tout ce qui précède. On a vu, en effet, que, par la force même des choses, il existe au profit des cultivateurs placés près des grands centres de consommation et dans les pays très peuplés une sorte de privilège relatif, qui leur permet de vendre en tout temps leurs denrées à plus haut prix. Quand le commerce est libre, ce privilège est tempéré dans une certaine mesure par la concurrence des cultivateurs plus éloignés, qui peuvent apporter leurs denrées sur les mêmes lieux, bien qu’avec des conditions moins favorables et en subissant la charge des frais de transport ; mais si l’on supprime cette concurrence lointaine, ou du moins si on la rend plus difficile et plus onéreuse, en ajoutant aux frais de transport déjà considérables la charge des droits payés à la frontière, on renforce le privilège des producteurs locaux, on convertit même par occasion ce privilège relatif en monopole étroit, et dans tous les pays du monde un tel régime porte aussitôt ses fruits. Au reste, cette vérité de doctrine est si bien prouvée par l’expérience, qu’il n’est guère permis de la mettre en doute.

S’il est difficile de suivre toujours pas à pas le progrès de cet exhaussement des prix à travers les variations accidentelles auxquelles toutes les valeurs commerciales sont sujettes, l’effet général est tellement marqué, tellement sensible dans les pays qui ont adopté la pratique des restrictions douanières, qu’il est impossible de le méconnaître. Voyez, par exemple, ce qui est arrivé en France pour les bestiaux. Avant l’année 1822, les bœufs maigres entraient dans notre pays en toute franchise ; pour les bœufs gras, le droit d’importation n’était que de 18 fr. par tête. À cette époque, le droit fut élevé à 50 fr., plus le décime, pour les bœufs gras, et plus tard, en 1826, ce même droit fut appliqué sans distinction à toute espèce de bœufs. Qu’est-il résulté de cette aggravation successive de nos tarifs ? Une hausse correspondante dans les prix, hausse progressive jusqu’à ce jour, et dont nous ne voyons peut-être pas encore le terme. Il y a quelques années, les marchands bouchers de Lyon faisaient ressortir énergiquement cette vérité de fait dans une pétition adressée à la chambre des pairs et rapportée en 1840. Ils constataient que le prix de chaque bœuf, qui était, en 1822, de 48 à 52 francs les 50 kilogrammes, s’était élevé progressivement, sur les marchés de Lyon, à 75 francs. A la même époque, les marchands bouchers de Paris faisaient entendre des plaintes semblables. « Si l’on compare, disaient-ils, le prix d’achat de la viande sous la législation actuelle avec celui qui existait antérieurement à 1822, on trouve facilement que la classe ouvrière la paie 15 centimes de plus par demi-kilogramme qu’à l’époque dont nous parlons. » Il a été constaté, en outre, que dans le même espace de temps le prix moyen des adjudications en viande de boucherie pour les hôpitaux de Paris s’est élevé de 66 centimes et demi le kilogramme à 1 franc 4 centimes. Tous ces faits si concluans ont été d’ailleurs confirmés par le témoignage de M. le ministre du commerce. « Lorsqu’en 1821, disait M. le ministre, le bœuf de 350 kilogrammes valait 315 francs, le bœuf de 327 kilogrammes vaut en ce moment, sur le marché de Paris, 382 fr.[3], » différence énorme, au moins égale à la différence des droits.

Le prix des blés étant excessivement variable en raison de l’abondance variable des récoltes, il est plus difficile de faire sur cette denrée des comparaisons exactes. Voici pourtant quelques données. On sait que la loi du 16 juillet 1819 est la première qui ait mis, en France, des restrictions à l’importation des blés étrangers, restrictions que les lois du 7 juin 1820 et du 4 juillet 1821 vinrent ensuite aggraver. Eh bien ! dans les Archives statistiques publiées en 1839 par le ministre du commerce, il est établi que le prix moyen du blé, qui avait été, de 1786 à 1790, de 17 francs 17 centimes l’hectolitre, s’éleva, de 1816 à 1825, à 20 francs 94 centimes, quoique dans la première période, troublée par nos guerres civiles, on eût jeté fréquemment le désordre dans le commerce des grains. Dans les années qui suivirent 1825, années de disette jusqu’en 1832, on sait que le prix des grains s’éleva dans une proportion encore plus forte. La loi de 1832, en modifiant le régime relatif aux céréales, en tempéra les rigueurs. Elle en maintint toutefois les principales dispositions, et l’on peut dire que, depuis 1825, la moyenne du prix du blé n’est pas demeurée au-dessous de 20 francs l’hectolitre.

On pourrait faire des observations semblables sur tous les produits de notre sol ; ainsi les lins et les chanvres ont sensiblement augmenté de prix depuis 1814, comme il serait trop facile de le prouver. La différence est au moins, pour les lins des qualités communes, de 1 franc à 1 franc 30 centimes le kilogramme[4], et pour les chanvres de 80 centimes à 1 franc 10. Il en a été de même des graines oléagineuses et des huiles qui en proviennent. Les laines, qui ont toujours été peu abondantes en France, mais qui s’y vendaient du moins à des prix en rapport avec ceux des laines étrangères, peuvent à peine en soutenir la concurrence aujourd’hui sous l’abri d’un droit protecteur de 20 pour 100, augmenté d’un droit différentiel de 3 francs les 100 kilogrammes établi en faveur de notre marine marchande. Nous avons déjà eu occasion de mentionner précédemment, en parlant de nos forges, le renchérissement considérable qu’ont éprouvé les bois, renchérissement que les uns évaluent, pour la France en général, à 50 pour 100 de la valeur, d’autres à 60, à 80, et que nous porterons seulement, en moyenne, pour ne rien exagérer, à 40 pour 100. En ce qui concerne les animaux de l’espèce chevaline, le renchérissement en est trop bien constaté par les aggravations successives de prix auxquelles le gouvernement a dû se résigner pour effectuer les remontes de la cavalerie. Il n’est pas jusqu’aux vins, ce produit éminemment français, et pour lequel la France, livrée à elle-même, n’aurait point de rivale, qui n’aient ressenti en cela la pernicieuse influence de nos tarifs.

Au reste, il y a cela de particulier dans ce qui touche aux produits de l’agriculture, que lorsqu’une cherté artificielle, engendrée par les lois restrictives, affecte les principaux de ces produits, notamment les céréales et les bestiaux, elle s’étend nécessairement à tous les autres, car ceux qui n’y participeraient pas seraient peu à peu abandonnés. On comprend, en effet, que, les baux de fermage et les conditions générales de l’exploitation se réglant d’ordinaire sur le prix de ces denrées capitales, si les autres denrées se vendaient à des prix relativement plus bas, la culture ne s’en ferait plus qu’avec perte, et le cultivateur serait forcé d’y renoncer. C’est ce qui était arrivé en Angleterre, sous l’empire du système restrictif, pour tous les articles non protégés à l’égal des autres, par exemple les lins et les chanvres. C’est ce qui serait arrivé pareillement en France pour les bois de construction, après qu’on eut réduit les droits sur cette matière en faveur de notre marine marchande, si les bois indigènes n’étaient pas déjà fortement protégés contre l’importation étrangère par la seule difficulté des transports.

Ce que nous venons de dire de la France s’applique d’ailleurs, avec autant de vérité et de force, à tous les pays qui ont suivi la même voie. On sait à quels prix exorbitans l’Angleterre était parvenue, par suite de l’énormité des droits d’importation, à élever tous les produits de son sol. Comme la législation de ce pays était en cela beaucoup plus rigoureuse que la nôtre, le renchérissement artificiel y était aussi beaucoup plus prononcé, à tel point que l’Angleterre était alors, s’il est permis de le dire, la terre classique du cher-vivre, et s’était créé en ce sens une existence à part. Nous avons montré aussi, en nous appuyant, quant aux faits et aux chiffres, sur le témoignage de M. Moll[5], que de semblables résultats ont été produits dans le Zollverein allemand par les droits établis depuis 1833 sur les bestiaux et sur le blé, quoique le renchérissement y soit moins fortement prononcé qu’en Angleterre et en France, parce que les droits à l’importation y sont plus modérés.

Tel est donc l’effet constant, irrécusable, des lois qui grèvent l’importation des denrées étrangères, qu’elles font hausser d’une manière inévitable, et dans une mesure à peu près égale au montant des droits, le prix des denrées nationales sur le marché. Quelles sont maintenant les conséquences de cet exhaussement artificiel des prix ?

En ce qui concerne les consommateurs en général, il semble qu’il n’y ait pas à hésiter. Cet exhaussement leur impose un sacrifice de tous les jours. Pour les classes ouvrières en particulier, pour les classes pauvres, qui sont, en ce qui concerne les produits agricoles, les consommateurs par excellence, puisque leurs ressources ne vont guère au-delà de ces consommations nécessaires, il entraîne un amoindrissement sensible de leur existence, amoindrissement dont on trouve la mesure assez exacte dans la surcharge même des prix. Il est vrai qu’on a imaginé à ce sujet une théorie commode, qui met à l’aise la conscience de ceux qui soutiennent ces désastreuses mesures. On nous dit que peu importe, au fond, pour les classes ouvrières, le prix plus ou moins élevé des subsistances, puisque les salaires s’élèvent ou s’abaissent dans la même proportion. Mais sur quoi se fonde cette théorie étrange ? quels sont les raisonnemens qui l’expliquent ? où sont les faits qui la justifient ? On cite l’exemple de l’Angleterre, où véritablement on a remarqué pendant long-temps la coexistence de ces deux faits, salaires élevés et subsistances à très haut prix. A cet exemple que n’oppose-t-on celui des États-Unis, où l’on trouve au contraire, depuis trois quarts de siècle, des salaires encore plus élevés qu’en Angleterre et des subsistances à très bas prix ? N’y eût-il que ce seul fait à produire, il suffirait, de quelque manière qu’on l’interprétât d’ailleurs, pour prouver jusqu’à l’évidence qu’il n’y a aucune relation nécessaire et constante entre le prix des subsistances et le prix du travail. Au reste, les preuves du même genre ne manquent pas. En Angleterre, les salaires ont toujours baissé dans les temps de disette, alors que les vivres s’élevaient à des prix exceptionnels. Il en a été de même en France et partout. Dans la réalité, soit que l’on raisonne pertinemment, soit que l’on consulte l’expérience, voici ce que l’on trouve. Deux causes principales concourent à élever les salaires : d’abord la prospérité générale de l’industrie et du commerce ; en second lieu, l’extension des capitaux par le crédit. Cette donnée, en harmonie parfaite avec ce que la science enseigne sur les rapports de l’offre et de la demande, est en outre amplement confirmée par les faits. C’est par le concours des deux circonstances que nous venons de mentionner que les salaires se maintiennent très élevés aux États-Unis, en dépit du bon marché des subsistances. En Angleterre, où l’on trouve de même un crédit commercial très large avec une prospérité industrielle intermittente et plus chanceuse, les salaires, bien que déjà moindres, sont encore assez élevés, sans que le haut prix subsistances y soit pour rien. Ils sont plus bas en France, par cette double raison que l’industrie y est moins florissante et le crédit moins étendu, et l’Allemagne est encore à cet égard plus arriérée que la France, parce qu’elle jouit dans une mesure encore moindre des bienfaits du crédit. Dans quelque pays qu’on veuille observer le phénomène si intéressant de la fixation des salaires, on le verra toujours obéir, sans dévier, à cette double loi, Il n’est donc pas vrai que le prix de la main-d’œuvre s’élève avec le prix des subsistances. Par conséquent le fardeau que les lois restrictives imposent aux classes ouvrières est pour elles sans aucune compensation.

Il y a plus. En tant que ces lois s’appliquent à ceux des produits agricoles qui servent de matières premières dans les manufactures, par exemple les lins, les chanvres, les laines, les graines oléagineuses, les bois, etc., elles arrêtent l’essor de ces manufactures ; elles mettent obstacle à leur développement, et par là au développement de la prospérité industrielle du pays. Dès-lors, par un enchaînement inévitable de conséquences, elles tendent à diminuer bien plus qu’à augmenter la rémunération du travail. Loin d’élever les salaires, elles les dépriment. L’Angleterre, au temps même où les lois restrictives y étaient dans leur vigueur, avait su échapper à cette dernière conséquence du système, en exemptant de la loi commune la plupart des matières réclamées par les manufactures. En France, où l’on n’a pas usé des mêmes réserves, toutes les conséquences du système ressortent à la fois, bien qu’avec moins de gravité par rapport aux subsistances. Du même coup, l’existence a été rendue plus chère pour l’ouvrier et son salaire réduit ; le fardeau retombe sur lui d’un double poids. Vainement essaierait-on d’échapper à la rigoureuse évidence de ces vérités. Ce n’est pas la logique seule qui parle ici ; l’expérience est là qui confirme hautement ses déductions.


IV.

Nuisibles aux consommateurs en général, oppressives pour les manufactures, funestes surtout aux classes ouvrières, les restrictions qui s’appliquent aux denrées agricoles sont-elles du moins favorables à l’agriculture, qu’elles ont particulièrement en vue de protéger ? On a déjà pu reconnaître qu’elles ne lui sont pas nécessaires, et ce seul fait nous autoriserait à les condamner. Il s’agit de savoir si elles lui sont du moins utiles ; c’est ce qu’il nous reste à examiner.

Avant toutes choses, il faut s’entendre. On nous permettra de distinguer avec soin la cause de l’agriculture proprement dite de la cause des propriétaires fonciers, avec laquelle on affecte presque toujours de la confondre. Que les propriétaires aient un intérêt réel, ou du moins un intérêt présent, à ce que la valeur vénale des produits du sol s’élève d’une manière artificielle sous l’influence des tarifs protecteurs, cela n’est guère douteux, quand on ne considère surtout que le fait immédiat de ces mesures ; car elles leur permettent d’élever d’autant leurs fermages, et c’est ce qu’on a vu dans tous les temps. Nous n’examinerons pas si cet avantage qu’ils en retirent est aussi grand qu’on le suppose, s’il n’est pas pour eux-mêmes sujet à de tristes retours ; ce que nous tenons à établir dès à présent, c’est qu’il y a ici deux causes distinctes. Il nous semble que ce grand mot : l’intérêt de l’agriculture, dont on s’est autorisé souvent pour faire adopter tant de mesures funestes, n’est susceptible que de deux interprétations raisonnables. On peut entendre par là, ou l’intérêt de la population agricole, qui se compose des fermiers, des métayers et des nombreux ouvriers qu’ils salarient, ou bien l’intérêt de la culture même, c’est-à-dire de la bonne et fructueuse exploitation du sol. En aucun sens, il n’est permis de confondre ces intérêts généraux avec l’intérêt particulier, et, à certains égards, exclusif des propriétaires du sol. Laissant donc en dehors la cause des propriétaires fonciers, c’est à ce double point de vue du bien-être de la classe agricole et du progrès de la culture que nous envisagerons la question.

Il est d’abord certain que les cultivateurs, fermiers ou métayers, ne profitent pas du renchérissement artificiel que les lois restrictives entraînent, et la raison en est simple : c’est que, s’il existe, à l’ombre de ces lois, une sorte de monopole pour les exploitations rurales, en ce que le nombre de ces exploitations est borné par la nature, et par conséquent au profit des propriétaires du sol, il n’en existe aucun pour les cultivateurs. Pour ces derniers, la concurrence demeure, sous l’empire du système restrictif, aussi large, aussi entière qu’auparavant. Dès-lors, et par l’effet seul de cette concurrence, leurs bénéfices sont invariablement ramenés au même niveau, niveau déterminé par l’importance du capital que l’exploitation exige et par le taux général des bénéfices dans le pays. Que la denrée se vende donc ordinairement à plus haut prix, peu leur importe au fond ; ils n’en gagneront ni plus ni moins ; le taux plus ou moins élevé des fermages compensera toujours la différence. Certainement tout cultivateur désire que les prix haussent sur le marché, et, quand la hausse n’est qu’accidentelle, il en profite par occasion ; mais il n’est pas moins certain que si cette cherté, au lieu d’être seulement accidentelle, devient permanente et normale, le prix des baux s’élève, et c’est en fin de compte le propriétaire seul qui en recueille le fruit. Que les partisans du système protecteur, qui parlent sans cesse de pratique, veuillent bien nous dire si la pratique journalière de toute la France ne confirme pas hautement cette vérité. Il est donc constant que le renchérissement artificiel causé par les lois restrictives ne tourne point à l’avantage des’ cultivateurs. En quel sens dès-lors et par quelle voie pourrait-il profiter aux ouvriers que ces cultivateurs emploient ? Si ces derniers n’y gagnent rien, comment pourraient-ils faire partager aux hommes qui les secondent ou qui les servent un bénéfice qu’ils ne font pas ? Disons-le donc hautement, il n’est pas vrai que la classe agricole proprement dite, ouvriers ou maîtres, soit le moins du monde intéressée à la conservation du système protecteur. Les réclamations qu’on élève à cet égard, au nom des cultivateurs et de leurs ouvriers, accusent, ou une étrange irréflexion, ou, ce qui est malheureusement trop ordinaire, une pensée égoïste, qui se déguise mal sous un spécieux prétexte d’intérêt public.

En fait, que voyons-nous ? Dans cette France, où des lois si prévoyantes et si sévères protègent, dit-on, l’agriculture, en imposant à la masse des consommateurs un lourd tribut, quel est le sort des hommes voués aux travaux des champs ? La misère décime les uns, l’expropriation ruine les autres ; la gêne, le malaise, la souffrance, les atteignent tous. Nous avons vu, il est vrai, sous la restauration et à la suite de l’établissement des lois restrictives, la fortune des propriétaires, capital et revenu, grossir et s’enfler sans raison ; mais dans le même temps la plaie de l’usure s’étendait peu à peu sur nos campagnes et dévorait à petit bruit le modeste avoir de l’exploitant. C’est par là que les lois restrictives, si favorables d’abord aux propriétaires du sol, mais aux propriétaires seuls, leur préparent à eux-mêmes dans la suite des mécomptes et des retours. Si l’on veut s’édifier sur tout cela, l’on n’a qu’à lire les détails de l’enquête poursuivie en 1845 devant les conseils-généraux des départemens sur la question du crédit agricole ; le tableau de la malheureuse condition de ces hommes que l’on a prétendu protéger s’y déroule dans sa triste nudité. C’est, du reste, la seule chose que l’on puisse tirer de cette enquête, d’où il ne sort d’ailleurs aucune vérité utile, parce qu’elle est demeurée d’un bout à l’autre en dehors de la question.

Le système protecteur a-t-il eu par hasard plus de succès en Angleterre à l’époque où il y était dans sa vigueur ? Avait-il réalisé là mieux qu’en France ce bien-être qu’il promet à l’homme des champs ? Les faits, des faits publics, répondront pour nous. Depuis 1815, date de l’établissement de la loi des céréales et des subsistances (corn and provisions law), la chambre des communes se vit obligée six fois de se réunir en comité spécial pour s’enquérir de la détresse agricole, et, de 1837 à 1844, cette même détresse fut proclamée cinq fois dans le discours de la couronne à l’ouverture du parlement. Qu’on ne dise donc pas que le système protecteur est favorable à la classe agricole ; le contraire est trop bien prouvé par l’expérience. Ce qui précède ne suffirait pourtant pas pour expliquer ces funestes influences ; on pourrait croire que les lois restrictives sont tout au plus insignifiantes pour les cultivateurs et ne leur font en somme ni bien ni mal, si nous ne montrions en même temps qu’elles sont nuisibles à la bonne et fructueuse exploitation du sol.

Puisque ces lois ont pour effet immédiat, ainsi qu’on l’a vu, de déterminer le renchérissement artificiel des denrées sur le marché intérieur, il est sensible qu’elles ont aussi pour conséquence prochaine et nécessaire de restreindre le débit de ces denrées sur les marchés du dehors, d’entraver ainsi ou même d’arrêter l’exportation. Qu’on veuille bien s’arrêter un instant sur cette donnée, dont la portée est incalculable. Il faut d’abord en établir nettement les termes. — Il est dans l’ordre naturel des choses, et nous l’avons dit nous-même, que, dans un pays riche et peuplé, les produits du sol se vendent communément à plus haut prix que dans les contrées relativement désertes ou pauvres. On peut dire aussi qu’en général, à mesure qu’un pays gagne en population et en richesse, il exporte une quantité proportionnellement moins forte de denrées agricoles, parce qu’il en consomme davantage, et qu’il éprouve aussi plus souvent que d’autres le besoin d’importer celles de l’étranger. C’est ainsi que, même sous l’empire du commerce libre, la France et l’Angleterre, par exemple, verraient probablement, année commune, la somme de leurs importations en produits agricoles excéder dans une certaine mesure la somme de leurs exportations, tandis que des contrées neuves comme celles qui bordent la mer Noire, et dont la production agricole constitue presque la seule richesse, ne se livreraient guère qu’à l’exportation de ces denrées, sans recourir pour leurs propres besoins à celles du dehors, et prendraient ordinairement des marchandises d’un autre genre en retour. Rien n’est plus logique assurément que cette double tendance. Il ne faut pourtant pas croire qu’elle soit aussi forte, aussi absolue qu’on le suppose souvent, et qu’elle conduise les peuples les plus riches à n’avoir plus jamais de produits du sol à exporter. Si leur production agricole ne s’accroît pas tout-à-fait en raison du progrès de leur population et de leur richesse, elle est néanmoins susceptible de s’accroître dans une très large mesure, au point de pouvoir alimenter toujours un commerce important. Aussi, que de tels pays fassent souvent appel aux denrées étrangères, ce n’est pas une raison pour qu’ils n’envoient pas en même temps au dehors des quantités notables des leurs. L’importation et l’exportation peuvent et doivent même s’y croiser en quelque sorte et s’y effectuer à la fois. C’est ainsi, par exemple, que la France pourrait fort bien, et cette hypothèse, qui s’est déjà réalisée, se réaliserait encore si le commerce y était libre, recevoir des blés de la mer Noire dans ses ports du midi, et exporter en même temps par ses ports de l’ouest ou du nord de notables parties de ses propres blés pour l’étranger. C’est encore ainsi qu’elle pourrait recevoir des lins et des chanvres bruts des bords de la Baltique, des vins de l’Espagne ou de l’Italie, des huiles d’olive de diverses contrées méridionales, des bestiaux de l’Allemagne, de la Suisse ou de la Sardaigne, des graines oléagineuses du nord de l’Europe, de la Syrie ou de l’Égypte, et faire néanmoins au dehors un commerce important de ses lins et de ses chanvres, de ses huiles d’olive, de ses graines oléagineuses, de ses bestiaux et surtout de ses vins.

Non-seulement un tel commerce n’est pas interdit aux pays couverts d’une population nombreuse, mais c’est encore à eux qu’appartiendrait en cela le premier rang. Que les pays neufs exportent habituellement plus qu’ils n’importent en denrées agricoles, cela doit être, et on vient d’en voir la raison ; mais leurs exportations sont toujours en somme peu considérables, parce que leur production est bornée comme leurs moyens. Qu’est-ce, après tout, que cette production des contrées riveraines de la mer Noire comparée à la consommation de pays tels que l’Angleterre ou la France ? Rien ou presque rien. La production en lins et en chanvres des contrées qui bordent la Baltique est proportionnellement plus forte, parce que, cette marchandise étant moins encombrante, on peut la tirer de plus loin. Avec cela, elle est encore peu de chose relativement à la consommation générale du monde. Si le commerce des denrées agricoles était libre dans toute l’Europe, certes, ce n’est pas sur ces contrées lointaines et pauvres que l’on s’habituerait à compter. Dans le cas, par exemple, d’une insuffisance de la récolte des céréales sur son territoire, croit-on que c’est de la Russie méridionale que l’Angleterre attendrait le complément de ses besoins ? Non ; elle le demanderait bien plutôt à la France, à la Belgique, à l’Allemagne, à d’autres pays placés dans des conditions semblables, pays qui sont à la fois plus voisins d’elle et mieux pourvus. De même, si une disette se faisait sentir en France, ou plutôt si une certaine rareté accidentelle s’y manifestait (car nous ne croyons pas qu’une véritable disette soit possible sous l’empire du commerce libre), c’est à l’Angleterre bien plus qu’à la Russie que la France s’adresserait. Cela s’est vu dans la première moitié du dernier siècle, alors que l’exportation des grains était encouragée dans la Grande-Bretagne, et cela se verrait encore malgré l’accroissement notable de la population de ce pays. Qu’on se rappelle seulement, pour s’en convaincre, que la Belgique, aussi peuplée que l’Angleterre et plus peuplée que la France, a été, malgré le peu d’étendue de son territoire, le grenier de l’Europe pendant quinze ans. C’est donc encore après tout entre les pays les mieux pourvus en population et en richesse qu’aurait lieu le plus grand commerce des produits du sol, tant à l’exportation qu’à l’importation, et les pays neufs ne figureraient dans ce commerce, comme ils le font ailleurs, que pour former de faibles appoints. C’est que véritablement il n’y a de grandes ressources productives que là où la consommation est grande, et que, si l’on veut trouver des réserves importantes, il faut s’adresser là où se manifestent d’ordinaire d’importans besoins. Et qu’on ne pense pas que les différences de prix que nous signalions tout à l’heure seraient un obstacle à ce commerce, puisque, sous l’influence d’une demande active, ces différences s’effacent rapidement.

C’est l’influence des lois restrictives qui change seule tous ces rapports. A la cherté naturelle des denrées, que le voisinage des grands centres de consommation amène, ces lois ajoutent d’abord une cherté factice. Par là elles mettent les denrées nationales hors de concours. Tant que la liberté règne, quelle que soit à cet égard la différence d’une contrée à l’autre, elle n’est jamais que relative et suit en quelque sorte le rapport des distances jusqu’aux principaux lieux de consommation. Cette différence s’efface même entièrement à la frontière, où le contact des denrées en nivelle les prix. Dans ce cas, l’exportation n’est donc jamais impossible, et le moindre accroissement de la demande pour le dehors la provoque abondamment. Il n’en est plus ainsi quand les lois restrictives interviennent et que la cherté factice commence. Alors, entre le prix des denrées nationales et celui des denrées étrangères, tout rapport, tout équilibre est détruit. Ce n’est plus seulement cette différence graduée, régulière, logique, dont nous parlions tout à l’heure, qui ne marque aucune solution de continuité à la frontière et qui s’efface à l’occasion ; c’est une distinction tranchée, une séparation nette et profonde, que les circonstances mêmes n’effacent que rarement. Dès ce moment, les produits nationaux deviennent, par l’élévation relative de leurs prix, ordinairement inabordables pour les étrangers, et sont en quelque sorte mis hors de la loi commune. Tous les débouchés extérieurs se ferment pour eux, et la vente au dehors cesse ; alors aussi l’agriculture se replie sur elle-même, privée de tout moyen d’échange avec l’étranger et réduite à l’exploitation du seul marché du pays.

Qu’importe, disent à cela quelques déterminés protectionistes, si du moins ce marché national lui est réservé sans partage ? Il importe beaucoup, et, à supposer même que l’agriculture acquière par ce moyen la jouissance exclusive du marché national, elle ne serait pas suffisamment dédommagée de la perte de ses débouchés au dehors. Ce n’est pas peu de chose pour l’agriculture que de renoncer à cette circulation féconde, à ce mouvement actif et vivifiant que le commerce extérieur fait naître, et certes, mieux vaudrait pour elle perdre une partie de ses débouchés au dedans pour en recouvrer l’équivalent au dehors ; elle en acquerrait à la fois plus d’élasticité et de puissance. C’est par là aussi que le commerce serait provoqué à intervenir dans la vente de ses produits ; or, cette intervention du commerce dans les affaires de l’agriculture, qu’on le sache bien, est l’unique voie par où l’on résoudra jamais ce grand problème du crédit agricole dont on poursuit en vain, et depuis tant d’années, la solution. En outre, est-il vrai qu’à l’ombre des lois qui protègent l’agriculture le marché national lui soit garanti ? Loin de là. Vainement ces lois repoussent-elles à la frontière les produits étrangers par des taxes ; comme elles ne font par là qu’élever le prix des denrées indigènes dans la proportion de ces taxes, elles ne provoquent que plus sûrement l’importation. Elles la gênent sans doute, elles la rendent plus irrégulière et plus chanceuse, elles ne la rendent pas moins forte. Chose remarquable ! ces lois restrictives, qui ont pour objet de ralentir ou d’arrêter l’importation des produits étrangers, tendent précisément à des résultats contraires. Ce n’est pas l’importation, c’est l’exportation qu’elles arrêtent, indirectement, il est vrai, et sans y mettre aucune entrave, mais en la rendant par le fait, en raison de la cherté artificielle qu’elles déterminent, ou difficile, ou impossible. Quant à l’importation, elles ont beau l’entraver, elles ne font que la rendre plus nécessaire, plus inévitable, sinon plus active qu’auparavant.

Qu’on ne dise pas que nous raisonnons ici sur des hypothèses ; c’est de l’histoire que nous faisons, et tous les élémens de cette histoire peuvent être vérifiés sans peine, car ils sont encore sous nos yeux. Depuis que les lois restrictives sont en vigueur en France, c’est-à-dire depuis les premières années de la restauration, l’exportation des produits agricoles y a constamment décru, tandis que l’importation n’en suivait pas moins son cours. Nos lins, nos chanvres, nos huiles, qui s’écoulaient autrefois en abondance au dehors, ne sont plus de mise nulle part, et ce n’est qu’accidentellement que nous en faisons l’objet d’une exportation toujours chétive. Il en est de même pour nos bestiaux[6], de même encore pour nos chevaux ; il n’est pas jusqu’à nos vins dont les envois au dehors n’aient considérablement faibli : on ne le sait que trop, et les justes plaintes de nos départemens méridionaux ont assez souvent retenti dans toute la France. Sur une exportation en produits français de 790 millions pour 1844, les produits du sol ne figurent que pour une somme de 189 millions, c’est-à-dire 24 pour 100 de la totalité, tandis que, sur une importation de 867 millions, ces mêmes produits figurent pour 813 millions, ou environ 94 pour 100, tant il est vrai que notre agriculture recule de toutes parts, au dedans comme au dehors. C’était bien pis en Angleterre sous l’empire de cette législation violente et spoliatrice qui vient heureusement de disparaître. Là, comme les restrictions douanières étaient encore plus sévères qu’en France, l’exportation des produits agricoles avait non-seulement décru, mais presque entièrement cessé. Depuis long-temps, en effet, en produits agricoles, l’Angleterre n’exporte rien, sauf les laines de ses troupeaux, qui, par des causes particulières, font à cet égard exception, car il faut à peine compter quelques chevaux de race ou quelques taureaux d’élite qu’on lui demande çà et là plutôt comme échantillons que comme produits, et dans la seule vue de la reproduction. Au contraire, les produits naturels y forment la presque totalité des valeurs importées, et les blés même, si sévèrement repoussés par les lois qu’on vient d’abolir, ont toujours figuré dans ces valeurs, quoique les arrivages en fussent très irréguliers, pour une moyenne considérable. On peut remarquer enfin les mêmes tendances dans le Zollverein allemand[7]. L’exportation des produits du sol y a graduellement décru, depuis 1833, en même temps que l’importation augmentait, et cette tendance continue, du reste, à s’y prononcer plus fortement d’année en année, car, les lois restrictives qui nous occupent étant dans ce pays plus récentes qu’en Angleterre ou en France, elles n’y ont pas encore porté tous leurs fruits. Selon l’expression d’un écrivain qui a fait une étude particulière de l’association allemande, le commerce extérieur du Zollverein « tend de plus en plus à revêtir le caractère de celui des grands pays industriels de notre zone[8] ; » ce qui veut dire que l’agriculture y replie peu à peu ses ailes, comme en Angleterre et en France : symptôme favorable selon l’auteur que nous citons, symptôme funeste selon nous, mais qu’il nous suffit d’ailleurs de constater. En présence de tant de faits si concluans, si décisifs, ne sommes-nous pas autorisé à établir comme une règle générale, comme un principe invariable et constant, quelque paradoxale que cette assertion paraisse, que les droits mis à l’importation des denrées étrangères n’entravent par le fait que l’exportation des denrées indigènes, et qu’elles ont en conséquence pour résultat de priver l’agriculture nationale de ses débouchés au dehors, sans lui garantir pour cela l’approvisionnement intégral du marché du pays ?

Cela posé, nous demandons s’il n’en ressort pas fort clairement qu’un tel régime conduit d’une manière inévitable et certaine à l’amoindrissement de la culture. Puisqu’il prive l’industrie agricole d’une partie de ses débouchés sans lui en assurer d’autres en retour, il est évident qu’il la resserre et l’amoindrit. Vainement dira-t-on que la consommation intérieure s’est accrue, dans les pays que nous citons, en conséquence du progrès de la population et de la richesse. Il n’est pas vrai d’abord que ce progrès ait été nulle part ni assez grand, ni assez rapide pour motiver une telle décroissance de l’exportation ; on pourrait même établir, à l’aide de données assez positives en ce qui concerne la France, que pour quelques-uns des produits les plus importans de l’agriculture, comme, par exemple, les bestiaux, les chevaux, les lins et plusieurs autres, la consommation intérieure a plutôt diminué qu’augmenté. Il n’y avait aucune raison d’ailleurs pour que la production agricole ne s’accrût pas en même temps que la demande. Pourquoi l’agriculture n’aurait-elle pas suivi le progrès général ? Est-ce par hasard qu’elle serait aujourd’hui parvenue au dernier terme de sa marche ascendante ? Est-ce qu’elle ne serait pas susceptible d’augmenter la somme de ses produits en raison des besoins ? Il suffirait d’interroger les faits pour se convaincre du contraire. « On ne s’explique pas, disait en 1841 le rapporteur de la commission de la chambre des pairs à propos de la question des bestiaux, on ne s’explique pas au premier abord pourquoi les progrès de la production agricole ne suivent pas les progrès des besoins. » Et véritablement, il y a là quelque chose d’anormal, car il est de règle que toute industrie s’éveille, s’anime, se surexcite en présence d’une plus grande consommation à satisfaire. D’ailleurs ce même accroissement de la population et de la richesse, qui fait naître de plus grands besoins, fournit à l’agriculture les moyens nécessaires pour y pourvoir en lui permettant d’exercer une action plus énergique et plus puissante sur le sol. Aussi ce phénomène d’une agriculture stationnaire ou rétrograde en face de besoins croissans demeurerait-il inexplicable, s’il ne trouvait son explication toute naturelle dans l’effet ordinaire des restrictions.

Dirons-nous pour cela que le système protecteur tend à faire déserter la culture ? Ferons-nous sur ce point la contre-partie de ceux qui prétendent si plaisamment que la concurrence étrangère forcerait les cultivateurs à laisser nos terres en friche ? Non : rien de semblable n’est à craindre, sous quelque régime que ce soit, dans un pays civilisé et largement peuplé. La terre a trop de valeur dans ce pays, et le sol est un instrument susceptible de trop d’applications diverses pour qu’on l’abandonne jamais, surtout quand le premier travail du défrichement est terminé. Qu’arrive-t-il donc en pareil cas, et en quel sens est-il vrai que la production agricole se resserre sous l’influence du système restrictif ? Elle se resserre quant aux denrées qui demeurent exposées plus que d’autres à la concurrence étrangère, ou qui peuvent le moins se passer d’un débouché éventuel au dehors, et ce sont en général les plus usuelles, les plus utiles : de là, par rapport à ces denrées, un état ordinaire de pénurie. En revanche, elle s’étend quant à certaines denrées spéciales moins sujettes à cette double loi, et elle y produit presque toujours l’encombrement. Si l’on ne peut dire d’une manière absolue que la production se restreint sous un tel régime, il est du moins vrai qu’elle se dérègle, abandonnant dans une certaine mesure la plus noble, la plus utile partie de sa tâche, pour se rejeter de préférence sur des consommations de luxe, sur des cultures parasites et relativement stériles. La culture des céréales, la plus utile de toutes, est toujours la première qui souffre en pareil cas, par ce double motif que cette marchandise n’est pas de garde, et que, la consommation en étant limitée de sa nature, ce qui reste, après que les besoins intérieurs sont satisfaits, ne trouve d’écoulement nulle part et devient un embarras véritable, quand le débouché extérieur lui fait défaut. Aussi voit-on que, partout où ce système est en vigueur, la production de cette denrée précieuse se réduit au strict nécessaire dans les années communes. De là une disette réelle au moindre déficit de la récolte. Si l’on suivait attentivement la ligne de ces idées, on s’expliquerait, par exemple, pourquoi l’on a vu en Angleterre les cultures de luxe se développer outre mesure, les espèces animales, et particulièrement l’espèce ovine, s’y multiplier sans terme, au point d’excéder toujours d’une manière sensible les limites ordinaires de la consommation, alors que les denrées nécessaires ne suffisaient pas même aux plus pressans besoins. On s’expliquerait aussi comment la France s’est vue affligée tant de fois, particulièrement dans les dernières années de la restauration, de ce double fléau, de ces deux maux en apparence contradictoires, une surabondance constante de vins et une disette presque aussi constante de céréales. On se rendrait compte enfin de tous ces désordres de la production, qui viennent tour à tour ruiner ou affamer nos populations malheureuses, désordres qu’on a coutume d’attribuer à l’imprévoyance des producteurs, et qui ne sont au fond que le résultat naturel des mauvaises lois.

Rien ne peut remplacer pour l’agriculture le débouché extérieur que le système restrictif lui ferme. On jugerait mal toutefois de l’étendue du dommage qu’elle en éprouve, si on le mesurait seulement sur l’importance du débit qu’elle y perd. Ce qui est encore plus grave pour elle, c’est le trouble porté dans ses relations, l’anéantissement du commerce général de ses produits, l’isolement où l’anéantissement de ce commerce la jette, et le régime étroit et mesquin auquel il la condamne. Si les relations étaient libres tant à l’importation qu’à l’exportation, une circulation active, incessante, aurait lieu du dehors au dedans et du dedans au dehors. Alors le commerce, un commerce régulier, interviendrait dans cette circulation. Les opérations se feraient en grand et d’une manière plus large, ce qui amènerait une grande simplification dans les rouages et une économie correspondante dans les frais. En outre, la vente serait plus assurée et plus facile pour les cultivateurs, que les commerçans débarrasseraient à l’occasion, et chaque producteur jouirait de l’immense avantage, qui vaut souvent mieux que l’élévation même des prix, de réaliser quand il voudrait. Au lieu de cela, quelle est, dans l’état présent des choses, la condition des producteurs ? Privés du débouché extérieur, ils sont forcés de se replier sur le marché local, auquel se borne ordinairement leur horizon. Point de grandes et vastes spéculations qui les débarrassent tout d’un coup, point de commerce qui intervienne dans leurs affaires et qui les soulage à l’occasion ; par conséquent aussi nulle certitude de vendre quand le besoin de réaliser se fait sentir. Réduits en général, et saut quelques rares exceptions, au seul approvisionnement du marché voisin, obligés d’y suivre pas à pas dans leurs offres le progrès lent et quelquefois irrégulier de la consommation, de vendre pour ainsi dire au jour le jour, pièce à pièce, à mesure que la denrée s’absorbe, ils ne peuvent jamais compter sur des rentrées larges et certaines, quels que soient d’ailleurs leurs besoins. Sans parler des courses inutiles, de la perte de temps, des faux frais, des embarras qu’un tel mode de procéder entraîne, qui ne voit tout le désavantage qui résulte pour les cultivateurs de cette seule difficulté des réalisations ?

Ce qui rend leur position encore plus fâcheuse, c’est que, sous un tel régime, le crédit leur fait toujours défaut. Que n’a-t-on pas dit sur la question du crédit agricole, dont on poursuit depuis tant d’années la solution ! Il est vrai qu’on la cherche ordinairement, cette solution, dans l’amélioration du régime hypothécaire, sans considérer que les emprunts hypothécaires n’ont rien de commun avec le crédit usuel[9], que ces emprunts n’ont qu’une utilité spéciale et restreinte, d’autant plus restreinte, en ce qui concerne l’agriculture, que la plupart des cultivateurs sont hors d’état d’y avoir recours, puisqu’ils ne sont pas propriétaires des terres qu’ils exploitent ; mais lors même qu’on eût considéré le crédit sous son vrai jour, en reconnaissant qu’il se compose essentiellement des achats et des ventes à terme, et qu’on l’eût placé où il doit être, dans les relations de producteur à producteur, de négociant à négociant, on n’aurait pas encore trouvé la solution du problème sous le régime présent. Jamais le crédit ne se répandra dans les campagnes que par le canal des commerçans, et jamais aussi, répétons-le, les commerçans n’interviendront, au moins d’une manière active et régulière, dans les affaires de l’agriculture, tant que la circulation des produits du sol ne sera pas libre au dehors comme au dedans.

Nous croyons en avoir dit assez pour faire comprendre l’abus des lois restrictives en ce qui touche aux produits de l’agriculture et la nécessité d’une réforme libérale. De quelle manière cette réforme sera telle maintenant effectuée ? Elle pourrait être, dans cette direction, brusque et instantanée, sans qu’il en résultât aucune perturbation fâcheuse, car les denrées agricoles sont en général trop encombrantes et trop lourdes, les besoins sont d’ailleurs trop grands à l’intérieur, et l’excédant de la production trop borné au dehors, pour qu’on puisse redouter un ébranlement soudain. Nous admettrions cependant que l’on procédât en cela, comme en tout le reste, avec mesure. Les droits actuels seraient donc d’abord réduits de moitié. Il serait bon seulement que l’on réduisît dans une mesure plus forte ceux qui, dans le tarif actuel, excèdent la mesure commune, parce que, dans l’intérêt même de l’ordre de la production, on doit aspirer à établir en cela l’égalité. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, les chanvres ne seraient pas, comme dans le tarif actuel, taxés plus fortement que les lins, dont la valeur vénale est plus grande. S’il y avait une distinction à faire entre ces deux produits, on la ferait plutôt en sens inverse. Pour les bestiaux, on reviendrait tout d’abord au tarif de 1822. En ce qui concerne les céréales, on ferait disparaître l’échelle mobile, dont l’expérience a suffisamment montré les déceptions, et on remplacerait les droits variables par un droit fixe et modéré, calculé sur la base de tous les autres. Une telle réforme, sans être sujette à aucun trouble, n aurait pour les classes ouvrières, pour les manufactures, pour l’agriculture surtout, que de bienfaisans effets. Les propriétaires mêmes seraient bientôt étonnés d’y avoir en somme autant gagné que perdu.

Maintenant que nous avons considéré la question de la liberté commerciale au point de vue des grandes industries foncières dont toutes les autres relèvent, l’exploitation des mines, la métallurgie et l’agriculture, il ne nous reste plus guère qu’à tirer les conséquences pratiques de tout ce qui précède, et à nous rendre compte en même temps de l’action que pourrait exercer sur le revenu public la réforme que nous proposons. Ce sera l’objet de la dernière partie de notre travail.


CH. COQUELIN.

  1. Voyez la livraison des 15 août et du 1er septembre 1846, des 15 janvier et 1er mars 1847.
  2. C’est ce qu’on fit sous le ministère Villèle, quand on opéra sur l’impôt foncier une réduction d’environ 19 millions. Cela s’appelait alors dégrever la propriété foncière, soulager l’agriculture : c’était, en réalité, faire aux propriétaires du sol un don gratuit, don qui pouvait être évalué approximativement à un milliard en capital. Les fermiers en profitèrent pendant quelque temps, c’est-à-dire jusqu’au renouvellement des baux. Ensuite les fermages s’élevèrent, et la valeur vénale des fonds s’accrut dans la même proportion. Ainsi le résultat final de cette mesure fut que les propriétaires du sol entrèrent, sans bourse délier, en possession d’une portion de rente qui ne leur avait jamais appartenu. Quant à l’agriculture, elle ne s’en trouva ni mieux ni plus mal qu’auparavant.
  3. Discours prononcé par M. le ministre du commerce dans la séance de la chambre des pairs du 27 mai 1841. Le ministre disait encore : « Le prix de la viande a augmenté considérablement en France ; l’élève des bestiaux n’a pas augmenté dans la même proportion. » — « Il y a plus, l’industrie des éleveurs est peut-être aujourd’hui moins avancée qu’elle ne l’était autrefois. » Observation juste, sauf le peut-être, qui est de trop.
  4. Nous ne parlons pas même de la présente année, où les prix, exceptionnellement élevés, excèdent de beaucoup ce dernier chiffre.
  5. Voyez la livraison du 1er septembre 1846.
  6. Dans la pétition des marchands bouchers de Paris, que nous avons mentionnée tout à l’heure, il est dit que la rareté du bétail en France est augmentée par les exportations. Les pétitionnaires avancent qu’en 1837 il est entré en France 4,000 bœufs seulement, tandis qu’il en est sorti 10,000. Nous croyons qu’ils se trompent, ou du moins qu’ils présentent les choses d’une manière incomplète. Nous n’avons pas sous les yeux les tableaux de la douane pour l’année 1837, mais voici les données exactes pour 1844. Dans cette année, il n’est entré en France, selon les tableaux de la douane, que 5,471 bœufs, tandis qu’il en est sorti 5,742 : d’après cela, l’exportation excéderait un peu l’importation ; mais il ne faut pas omettre de dire que, dans cette même année, la France a reçu de l’étranger 4,945 vaches, 3,356 taureaux, 2,900 génisses et 17,646 veaux, tandis qu’elle n’a expédié au dehors que 2,091 vaches, 178 taureaux, 101 génisses et 2,059 veaux. En outre, cette prétendue exportation de 5,742 bœufs n’est pas sérieuse. Sur ce nombre, 4,435 bœufs sont portés dans les tableaux comme expédiés pour l’Angleterre ; le fait est qu’ils ont été transportés tout simplement dans les îles Jersey et Guernesey, îles placées effectivement sous la domination anglaise, mais régies par une législation spéciale, et si voisines des côtes de France, si détachées du reste de l’Europe, qu’elles peuvent être considérées comme faisant partie du territoire français. On ne peut pas appeler cela une exportation réelle, pas plus que les Espagnols ne seraient autorisés à dire qu’ils exportent ce qu’ils vendent pour l’approvisionnement de Gibraltar. Bien envisagée, l’importation de 1844 en bêtes à cornes excède de beaucoup, comme on le voit, l’exportation, qui, par le fait, est presque nulle.
  7. Jusqu’en 1843, le Zollverein allemand n’avait pas publié de tableaux officiels de son commerce extérieur, mais on y suppléait au moyen de statistiques particulières exécutées avec beaucoup de soin. On peut citer à cet égard les travaux de M. Dieterici, professeur à l’université de Berlin.
  8. L’Association douanière allemande, par M. Henri Richelot
  9. Ce que nous avons dit à ce sujet il y a bientôt cinq ans (voir la Revue du 1er septembre 1842 : le Crédit et les Banques), ce que nous avons encore répété depuis à plusieurs reprises, l’administration paraît enfin l’avoir reconnu elle-même à la suite de l’enquête ouverte en 1845 devant les conseils généraux des départemens. En effet, un rapport fait sur cette enquête et présenté aux conseils généraux de l’agriculture, des manufactures et du commerce, dans leur dernière session (1845-46), dit expressément que les emprunts hypothécaires pourraient se développer jusqu’à l’abus, sans que l’agriculture en profitât, sans que la question du crédit agricole en fût plus près de sa solution.