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La Liquidation de l’empire ottoman

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La Liquidation de l’empire ottoman
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 128-160).
LA LIQUIDATION
DE
L’EMPIRE OTTOMAN

Des confins de l’Iran à la vallée de la Maritza, du golfe Persique et de l’Océan Indien à la Mer Noire et à l’Archipel, du mont Ararat au mont Sinaï, s’étend un immense et magnifique domaine dont les Puissances alliées et associées ont à régler le sort : c’est l’héritage de l’Empire ottoman. Ces vastes contrées ne sont guère peuplées actuellement, après les dernières saignées, que de quelque dix-huit millions d’habitants, mais c’est la rage des hommes qui les a rendues pauvres et stériles, quand la nature les avait faites riches et fécondes ; elles ont connu jadis la prospérité, les populations denses, les moissons épaisses, les troupeaux innombrables. Il suffit de rappeler leurs noms antiques : c’est la Chaldée et la Mésopotamie, les larges bassins ou le Tigre et l’Euphrate roulent leurs ondes jumelles, double Nil dont les eaux aménagées rendraient à d’immenses plaines une fertilité sans pareille ; c’est la Syrie, la Phénicie et la Palestine, nobles terres d’histoire, éternels lieux de passage ; c’est le haut bastion de l’Arménie avec ses neiges et ses eaux bondissantes ; c’est le Pont où régna Mithridate, la Bithynie, la Cilicie que gouverna Cicéron ; c’est la Pamphylie, la Lycie, la Phrygie, et, sur les hauts plateaux, la Galatie où prospéra une colonie de Gaulois. Là, durant des siècles, se fit l’histoire et s’élabora la civilisation ; là naquirent les trois grandes religions monothéistes ; là fut le berceau des philosophies, des sciences et des arts. Les Juifs y pleurent sur les ruines du Temple ; les chrétiens y vénèrent la trace divine des pas de Jésus ; les musulmans sunnites affluent de tous les coins du vieux monde aux villes saintes du Hedjaz, tandis que les Chiites hurlent leur douleur et leur espérance à Kerbelah et à Nedjef. Les ruines de cités qui furent superbes s’entassent à côté de capitales encore vivantes. Constantinople enfin, dont Napoléon disait : « c’est l’Empire du monde, » garde le prestige incomparable qu’elle doit à sa position à l’intersection de deux grandes voies historiques, la route maritime des détroits, la route terrestre d’Europe en Asie.

Mais un vent de mort a passé par là. Les anciens noms, évocateurs des brillantes civilisations du passé, ce sont les Européens qui les ont ressuscites, mais sur place ils ne sont connus que de quelques chrétiens ; des consonances étrangères aux lèvres aryennes les ont remplacés. Du Ve au XVe siècle la grande vague des peuples turco-mongols s’est abattue sur l’Asie occidentale et l’Europe orientale et les a submergées, détruisant tout, civilisations chrétiennes et civilisations musulmanes, le Khalifat de Bagdad comme l’Empire de Byzance. Après des siècles de guerre et d’extermination, les descendants des anciens capitaines d’aventuriers turcs ont fini par fonder l’Empire ottoman. Les Turcs ont toujours été des soldats disciplinés et braves ; ils sont allés jusqu’à Vienne et jusqu’à Tunis, mais ils n’ont créé ni une civilisation, ni une administration, ni un art original ; ils n’ont jamais tenté de donner aux peuples chrétiens soumis à leur Empire un statut équitable ; ils n’ont jamais réussi à s’élever au-dessus de la conception qui divise les hommes en vainqueurs et vaincus, maîtres et esclaves. Turcs et raias. Tout ce qui a été créé chez eux, surtout depuis le Commencement de leur décadence militaire, l’a été sans eux, et si les rivalités des puissances européennes qui se disputent l’influence prépondérante et les affaires avantageuses ne l’avaient maintenu debout, depuis longtemps l’Empire ottoman aurait cessé d’exister ou serait relégué en Anatolie. Les Turcs depuis plus d’un siècle ne se maintiennent comme puissance que parce qu’ils ont Constantinople, et Constantinople est restée turque parce que les nations européennes n’ont jamais voulu permettre à l’une d’elles d’en obtenir l’exclusive possession. La question de Constantinople a toujours été et reste, à l’heure actuelle, la difficulté capitale pour tout règlement de la question d’Orient » ;


I

« L’homme malade » n’est pas mort de sa maladie chronique ; il s’est suicidé en se jetant dans la grande guerre. Il n’était nullement forcé d’y prendre part et il pouvait, pour prix de sa neutralité, consolider pour longtemps sa position en Europe et en Asie, obtenir des puissances alliées et associées la garantie de son indépendance et de l’intégrité de son territoire. En fait, ces avantages furent offerts par les ambassadeurs de France et d’Angleterre au gouvernement jeune-turc ; mais le tout-puissant triumvirat qui détenait l’autorité effective, Enver, Talaat, Djemal, avait arrêté sa détermination, depuis longtemps, non pas seulement parce qu’il avait laissé prendre aux Allemands une influence dominante, mais parce que la guerre que faisait l’Allemagne satisfaisait ses passions et favorisait ses ambitions. Pour tout homme sensé, la guerre générale devait apparaître aux gouvernants turcs comme une occasion unique, inespérée, d’écarter à la fois le péril russe et la tutelle allemande, tout en sauvegardant la paix ; au contraire, la participation à la lutte, dans l’état d’épuisement où les guerres balkaniques, succédant à celle de Tripolitaine et aux rébellions toujours indomptées du Hedjaz et du Yémen, avaient laissé la Turquie, ne pouvait que provoquer sa ruine et amener la perte de son indépendance, soit qu’elle triomphât avec les Allemands et grâce à eux, humble barque attachée au grand navire, soit qu’elle sombrât avec eux.

Pour comprendre comment les Jeunes-Turcs ont pu commettre sciemment cette faute mortelle, il est nécessaire de pénétrer la mentalité du petit clan qui gouvernait en maître absolu l’Empire ottoman. Leur psychologie d’ailleurs ne diffère de celle d’un Abd-ul-Hamid et de celle de toute la race que par l’hypocrisie des formules et la brutalité plus soutenue et plus méthodique des moyens. Le « Sultan rouge » et les Jeunes-Turcs ont pratiqué la même politique de nationalisme étroit, d’unification et de « turcisation » intérieure. Quand la révolution de juillet 1908 éclata au nom de la liberté et au chant de la Marseillaise, toute l’Europe espéra que la Turquie allait enfin se réformer elle-même, devenir, avec l’appui de l’Europe, un État moderne où chaque individu, sans distinction de race ou de religion, jouirait des mêmes droits, serait soumis aux mêmes devoirs et deviendrait un citoyen ottoman. Avant la révolution de 1908 aussi bien qu’avant l’expédition de 1909 qui détrôna Abd-ul-Hamid, un accord préalable s’était établi entre les Jeunes-Turcs et les représentants des autres nationalités, Arméniens, Bulgares de Macédoine, Syriens, etc. La Turquie paraissait évoluer vers une forme fédérative qui aurait maintenu l’unité de l’Empire et permis à chaque nationalité de se développer selon ses traditions et aspirations. Vain espoir ! Les massacres d’Adana, où plus de 20 000 Arméniens périrent, furent une première révélation de ce qu’il fallait attendre du nouveau gouvernement. De dangereux idéologues, comme le docteur Nazim, soutenaient que l’État devait être exclusivement turc ; la présence d’éléments non turcs avait été le prétexte de toutes les interventions européennes ; il fallait donc « turciser, » au besoin par la contrainte, implanter des colons turcs, obliger tous les sujets ottomans à devenir des Turcs. Les agents allemands, ambassadeurs, militaires ou commerçants, encourageaient ces tendances conformes à leurs doctrines sur les droits de l’Etat et à leurs intérêts : n’étaient-ils pas les tuteurs et ne se sentaient-ils pas devenir de plus en plus les maîtres de l’Empire ottoman tout entier ?

Le résultat d’une politique si imprudente et inique ne se fit pas attendre. Les sultans n’avaient pas, en Europe, de sujets plus fidèles que les Albanais, mais, quoique en majorité musulmans, ils étaient attachés à leurs franchises locales et à leurs coutumes particularistes. Ils avaient puissamment contribué au succès de la révolution de juillet 1908 ; en récompense, les Jeunes-Turcs imaginèrent de les molester et de détruire leur organisation sociale ; ils perdirent ainsi le seul point d’appui qu’ils gardassent encore dans la partie orientale de la péninsule balkanique.. En même temps, ils s’avisèrent d’implanter au milieu des Slaves de Macédoine des mohadjirs (colons musulmans) émigrés de Bosnie-Herzégovine. La conséquence fut de réaliser l’union, qui paraissait invraisemblable, des États balkaniques, et de provoquer la guerre de 1912 ; la Turquie y perdit la Macédoine, la Crète, les lies de l’Archipel et y aurait perdu Andrinople sans la folle précipitation des Bulgares qui déchaîna la seconde guerre.

Une telle catastrophe, loin de servir de leçon aux Jeunes-Turcs, ne fît que les exaspérer. Ils se mirent à préparer une guerre de revanche contre les Grecs et se lancèrent dans des armements navals. La politique allemande qui, dès lors, était résolue à provoquer la grande guerre, ne pouvait manquer d’utiliser à ses propres fins de telles dispositions ; le baron Marshall et, après sa mort, son successeur Wangenheim, et, avec eux, tous les Allemands de Turquie, s’employèrent à attiser les rancunes des Jeunes-Turcs et à souffler sur leur folie. L’union balkanique, si éphémère qu’elle ait été, avait inquiété l’Allemagne pour la sécurité de ses communications avec l’Empire ottoman et le chemin de fer de Bagdad ; elle avait résolu d’éliminer complètement l’influence russe des Balkans et d’Arménie, c’est-à-dire des deux points par où une poussée russe aurait pu menacer le chemin de fer de Bagdad, cette épine dorsale de la Turquie germanisée ; des publicistes politiques allemands tels que Axel Schmidt, J. Hermann et surtout Paul Rohrbach se mirent en campagne et dépeignirent aux Turcs épouvantés la descente des cosaques du Tsar vers le Bosphore et vers le golfe d’Alexandrette. Il n’y avait de salut pour les Turcs que dans la protection allemande. La coalition des ambitions germaniques et des rancunes turques était complète dès les premiers mois de 1914 et se traduisait par la nomination du général allemand Liman von Sanders comme inspecteur général de l’armée ottomane, puis comme commandant du 1er corps d’armée à Constantinople ; il était en outre accrédité auprès du gouvernement turc comme le représentant personnel du Kaiser. Il était difficile de conserver encore des illusions. Le triumvirat jeune-turc avait eu l’adresse de placer au grand-vizirat le prince égyptien Saïd Halim, fantoche décoratif, que sa vanité et son ambition mettaient à leur merci et auquel ils promettaient le poste de khédive d’Egypte après l’expulsion des Anglais ; ils lui laissaient les apparences pompeuses du pouvoir, avec le soin d’amuser les représentants étrangers, et se réservaient pour eux-mêmes l’autorité réelle et les jouissances immédiates. Il en était de même dans les provinces où les fonctionnaires ne pouvaient exercer leur autorité que dans la mesure où ils étaient dociles aux injonctions des comités jeunes-turcs dont le réseau s’étendait sur tout l’Empire. Cette armature secrète constituait, pour les chefs du comité de Constantinople, un instrument de règne ; c’est par ce canal que Talaat, Enver, Djemal et leurs complices faisaient exécuter leurs volontés. L’ambassadeur des États-Unis, M. Morgenthau qui, dans les Mémoires si intéressants qu’il vient de publier [1], a tracé un portrait saisissant de ces trois fossoyeurs de l’Empire ottoman, compare Talaat à un « boss » américain ; c’est sans doute calomnier les « boss » qui, si peu scrupuleux qu’ils puissent être, n’ont pas sur la conscience des centaines de milliers de vies humaines ; mais Talaat est une figure saisissante d’aventurier, extraordinaire alliage d’astuce et de férocité, de finesse et d’énergie, tempérament de joueur avec des accès de jovialité brutale et des naïvetés d’enfant ignorant, des divinations d’homme du peuple intuitif et des instincts cruels et rusés de bête fauve. Enver, plus jeune, plus distingué d’allures, plus affiné, plus froid et calculateur, plus capable de constance et de ténacité, mais au fond sans grandes vues, si ce n’est pour ses passions personnelles, et remplaçant le génie par une ambition sans bornes et une vanité sans limites, s’abandonnait plus complètement que Talaat aux directions des Allemands dont il avait admiré, comme attaché militaire à Berlin, l’esprit de méthode et qui le fascinaient par l’étalage de leur force et l’ostentation de leur toute-puissance ; il était devenu, entre les mains de Wangenheim, un instrument précieux et docile pour les grands événements que Guillaume II avait donné à son ambassadeur mission spéciale de préparer.

Tant que la paix fut maintenue, les Jeunes-Turcs étaient obligés de faire bonne mine à toutes les puissances, de dissimuler leurs ambitions et leurs engagements ; tandis qu’Enver était ostensiblement l’ami des Allemands, Talaat feignait de rechercher les sympathies russes et il eut, au printemps de 1914, un entretien politique avec le tsar Nicolas II ; Djemal jouait le rôle d’ami de la France ; il fut, quelques jours avant la guerre, l’objet des plus délicates attentions à Paris, à Toulon, au Creusot, et put se vanter en rentrant à Constantinople d’avoir bien trompé les Français. Leur décision d’entrer dans la guerre aux côtés des Allemands fut prise dès le début ; ils cherchèrent seulement à sauver les apparences et à ménager l’embryon d’opinion publique qui a survécu à tant de tyrannies diverses ; l’attaque des côtes russes par le Gœben et le Breslau portant pavillon turc était préméditée. Les hostilités commencées, les Jeunes-Turcs abandonnèrent toute contrainte ; leur tempérament véritable se révéla, plus Fourbe et plus cruel qu’on n’aurait pu l’imaginer, et plus naïf en même temps ; ils se mirent aussitôt à l’exécution de leur plan favori. Il s’agissait d’affranchir l’Empire ottoman de toute tutelle étrangère, d’en extirper tous les éléments non turcs et de rendre au nom et à la gloire des Osmanlis tout leur lustre d’autrefois. Ils commencèrent par abolir les « capitulations » sans comprendre que la destruction d’un régime qui humiliait leur vanité pouvait être la conséquence d’une profonde réforme intérieure, mais non pas la précéder. Les Jeunes-Turcs voulaient tenir à leur merci les étrangers et les éléments non turcs ; on vit bientôt comment ils entendaient les traiter. Talaat disait à M. Morgenthau : « Nous voulons prouver par nos procédés que nous ne sommes pas une race de barbares ; » mais, chez ces primitifs, le naturel revint au galop, le vernis de civilisation européenne disparut et fit place à une brutalité sauvage.

La proclamation de la guerre sainte, si elle ne parvint pas à soulever le monde musulman, réussit du moins à fanatiser les Turcs ; à cette occasion, une brochure fut imprimée en arabe et distribuée dans tout l’Islam ; elle appelait tous les croyants à la guerre sainte, à l’extermination des chrétiens, les Allemands exceptés : « L’extermination des misérables qui nous oppriment, y était-il dit, est une tâche sainte, qu’elle soit accomplie secrètement ou ouvertement, suivant la parole du Coran : « Prenez-les et tuez-les où que vous les trouviez, « nous vous les livrons et nous vous donnons sur eux pouvoir « entier. » Celui qui en tuera même un seul sera récompensé par Dieu. Que chaque musulman, dans quelque partie du monde que ce soit, jure solennellement d’abattre au moins trois ou quatre des chrétiens qui l’entourent, car ils sont les ennemis d’Allah et de la foi ! Que chacun de vous sache que sa récompense sera doublée par le Dieu qui a créé le ciel et la terre. Celui qui obéira à cet ordre sera préservé des terreurs du jugement dernier et assuré de la résurrection éternelle... » Le document donne ensuite des détails .sur la manière d’organiser des bandes et le devoir de l’assassinat. Un tel factum porte sa marque de fabrique allemande, mais il a été répandu par les soins du gouvernement ottoman et, s’il n’a guère été entendu hors de Turquie, il a été mis en pratique par les Jeunes-Turcs à l’égard des Arméniens, des Grecs, des Syriens, et même des musulmans arabes.

La méthode de déportation appliquée aux populations chrétiennes n’est pas une invention turque ; elle a été préconisée par les Allemands ; ils se proposaient de l’appliquer à l’Alsace-Lorraine, s’ils avaient été vainqueurs ; mais les Turcs y ajoutèrent la manière. .En dénonçant ici les massacres et les déportations qui ont fait périr, en 1915, environ huit cent mille Arméniens, nous ajoutions au titre les mots : « Méthode allemande, travail turc : » c’est la double signature. Les Allemands y ont apporté leur esprit d’organisation, et c’est d’après leurs leçons que les massacres ont été pratiqués avec suite et régularité. Depuis Abd-ul-Hamid, la Turquie a fait des progrès ; elle a introduit l’ordre dans l’assassinat de ses propres sujets ; les Jeunes-Turcs se sont vantés de dépasser leur précurseur et de procéder à une extirpation radicale et complète du peuple arménien. « J’ai plus fait en trois mois pour résoudre le problème arménien, disait Talaat à l’ambassadeur des États-Unis, qu’Abd-ul-Hamid en trente ans. » Livrés à leurs propres inspirations, affranchis de toute surveillance, grisés par les échecs des Alliés devant les Dardanelles, assurés de l’impunité par la certitude de la victoire allemande, les Turcs perdirent pied ; il se produisit un phénomène psychologique que M. Morgenthau définit justement un retour au type primitif. « Maintenant que les hasards de la guerre favorisaient l’Empire, un type entièrement nouveau m’apparaissait, ! écrit cet observateur pénétrant. L’Ottoman timide et craintif, cherchant son chemin avec précaution à travers les méandres de la diplomatie occidentale, et tâchant de profiter des divergences d’opinions des grandes Puissances, fit place à un personnage arrogant, hautain, presque audacieux, orgueilleux, affirmant ses droits, résolu à vivre sa propre vie et manifestant un mépris absolu pour les chrétiens. » Ge Turc-là, qui est le vrai Turc, est bien loin des descriptions idylliques des romanciers ; ceux qui l’ont vu à l’œuvre, tortionnaire et assassin, voleur et lubrique, en ont gardé une vision d’épouvante. Il ressort avec évidence de tous les témoignages que le gouvernement jeune-turc a voulu et organisé l’extermination totale des Arméniens, que les Allemands les y ont encouragés et aidés et que le peuple turc y a participé allègrement, dépouillant et assassinant les victimes, obligeant les femmes et les enfants à se faire musulmans, choisissant les plus jolies dans les tristes caravanes pour les emmener dans leurs harems.

De toutes ces atrocités les Turcs sont pleinement responsables ; ils le sont dans leur ensemble, et non pas seulement dans leur gouvernement. Et si nous avons évoqué ces abominations, c’est moins pour appeler sur un ennemi abattu et après tout malheureux lui-même la haine et la vengeance des peuples qui furent longtemps ses sujets opprimés, que pour montrer une fois de plus la radicale incapacité des Turcs à s’adapter à la civilisation européenne, à lui emprunter autre chose que ses vices, à constituer un Etat capable d’administrer avec justice les peuples non turcs. La notion européenne de la liberté leur est aussi complètement étrangère que notre conception de l’égalité et notre idéal de fraternité. On se demande vraiment si, dans un pays constitué comme l’Empire ottoman, véritable macédoine de races, de langues et de religions diverses, l’idée d’exterminer ou d’assimiler tout ce qui n’est plis turc était plus absurde ou plus criminelle. On a vu des peuples plus. avancés en civilisation et mieux doués s’assimiler d’autres peuples ; mais le Turc est, de tous les éléments qui constituaient l’Empire ottoman, le moins développé, le moins susceptible de culture et de progrès. Cette guerre, dans laquelle les Turcs, par leur bravoure et la position géographique de leur Etat, ont apporté à nos ennemis un si précieux appoint, doit avoir pour conséquence, là comme ailleurs, là plus encore qu’ailleurs, l’affranchissement des peuples, la fin de toutes les oppressions. Le suaire est enfin déchiré ; le tombeau où des peuples ensevelis vivants gisaient depuis des siècles est enfin ouvert ; il ne se refermera pas. Le peuple turc a, comme les autres, ses droits qui seront respectés ; mais sa domination sur d’autres peuples, musulmans ou chrétiens, est finie, même sous la forme d’une simple suzeraineté ou sous l’apparence inoffensive d’une fiction diplomatique. Dans les régions mêmes où l’élément turc est en majorité, il sera nécessaire de donner aux minorités des garanties sérieuses et contrôlées. Les Turcs ont, comme les autres peuples de leur Empire effondré, besoin d’une assistance pour organiser un État civilisé ; la Société des Nations devra donner mandat à une ou à plusieurs des puissances victorieuses de leur apporter cette assistance avec ses charges et ses avantages.

Que les Turcs, Vieux ou Jeunes, n’aient rien appris par cette guerre, qu’ils n’en aient nullement compris le sens et la portée, c’est ce que prouve le mémoire présenté à la Conférence de la Paix par la mission ottomane, qui a séjourné quelques jours à Vaucresson et qui, rappelant tous les droits de souveraineté du Sultan sur son Empire, concluait en demandant le rétablissement complet de son intégrité territoriale. Les plénipotentiaires comprirent qu’il fallait rassurer les populations qui, depuis la victoire des Alliés, se croient certaines de leur émancipation et parmi lesquelles des agents jeunes-turcs et allemands faisaient courir des bruits alarmants, en même temps que des bandes turques et même des troupes organisées attaquent les chrétiens et travaillent à achever l’œuvre de mort des Talaat et des Enver. La réponse vigoureuse, incisive, qui est signée Clemenceau, mais qui porte la marque de « l’humour » britannique, est de nature à produire dans toute l’Asie et dans tout l’Islam une profonde sensation ; elle ne laisse aucun doute sur l’accueil que les vainqueurs réservent aux prétentions turques. Il faut citer quelques lignes de ce document historique, qui sonne le glas de l’Empire ottoman en tant que grande puissance politique :

« Le Conseil... est bien disposé envers le peuple turc dont il admire les excellentes qualités. Mais il ne peut compter au nombre de ces qualités l’aptitude à gouverner des races étrangères. L’expérience a été trop souvent et trop longtemps répétée pour qu’on ait le moindre doute quant au résultat. L’histoire nous rapporte de nombreux succès turcs et aussi de nombreux revers turcs... Dans tous ces changements, on ne trouve pas un seul cas, en Europe, en Asie, ni en Afrique, où l’établissement de la domination turque sur un pays n’ait été suivie d’une diminution de sa prospérité matérielle et d’un abaissement de son niveau de culture ; et il n’existe pas non plus de cas où le retrait de la domination turque n’ait été suivi d’un accroissement de prospérité matérielle et d’une élévation du niveau de culture. Que ce soit parmi les chrétiens d’Europe ou parmi les mahométans de Syrie, d’Arabie et d’Afrique, le ! Turc n’a fait qu’apporter la destruction partout où il a vaincu ; jamais il ne s’est montré capable de développer dans la paix ce qu’il avait gagné par la guerre. »

Puis la note des « Quatre » écarte l’argument du mémorandum ottoman qu’une diminution de la puissance de l’Etat turc serait une injure pour l’Islam et une atteinte à ses droits. La guerre « dans laquelle l’Allemagne protestante, l’Autriche catholique, la Bulgarie orthodoxe et la Turquie musulmane se sont liguées pour piller leurs voisins, » n’a pas été une guerre religieuse. « Si l’on répond que la diminution d’un Etat musulman historique doit porter atteinte à la cause musulmane dans tous les pays, nous nous permettrons de faire remarquer qu’à notre avis c’est une erreur. Pour tous les musulmans qui pensent, l’histoire moderne du gouvernement qui occupe le trône à Constantinople ne saurait être une source de joie ou de fierté... Le Turc s’est essayé à une entreprise pour laquelle il avait peu d’aptitudes et dans laquelle il a, par suite, obtenu peu de succès. Qu’on le mette à l’œuvre dans des circonstances plus favorables, qu’on laisse son énergie se déployer principalement dans un cadre plus conforme à son génie et dans de nouvelles conditions moins compliquées et moins difficiles, après avoir rompu, et peut-être oublié, une tradition mauvaise de corruptions et d’intrigues, pourquoi ne pourrait-il ajouter à l’éclat de son pays et indirectement de sa religion en témoignant de qualités autres que le courage et la discipline, dont il a toujours donné des preuves si manifestes ? »

Ce langage, un peu sibyllin, abuse d’une ironie qui n’est pas dé mise à l’égard d’un vaincu, mais il a du moins le mérite de signifier qu’il ne saurait être question de remettre sout l’autorité, même nominale, de l’Empire turc les populations affranchies par une victoire à laquelle certaines d’entre elles ont participé et que, s’il doit subsister un État turc parce qu’il existe un peuple turc, il ne lui sera plus permis d’administrer sans contrôle des peuples non turcs.


II

L’Empire ottoman est fini comme grande puissance politique. Il a passé, du XVe au XXe siècle, sur l’Europe et sur l’Asie sans leur apporter aucun bienfait, aucun progrès ; il a été une puissance malfaisante et stérile. Cette guerre, où les Jeunes-Turcs se sont follement engagés, a été prolongée et rendue plus coûteuse par leur intervention ; la Russie a été par eux séparée de ses alliés et jetée dans l’abime de catastrophes où elle aurait pu nous entraîner et d’où elle n’est pas encore sortie. La capacité de nuire des Turcs devenus les instruments des Allemands a été très forte. La destruction des éléments chrétiens de leur Empire, la soumission et l’assimilation des éléments musulmans non turcs n’était, pour leur ambition déchaînée, qu’un premier pas. L’Empire turc reconstitué, fortifié par l’extirpation de ses éléments hétérogènes, devait devenir le centre d’un groupement nouveau d’États musulmans, d’une vaste fédération « pantouranienne » qui se serait étendue des rives du Danube aux steppes de l’Asie centrale et des bords du Nil à ceux du Gange.

Il faut ici entrer dans quelques explications, car c’est là un des aspects les moins connus de cette guerre dont on ne dira jamais assez qu’elle a été un bouleversement total de la terre habitée.

Géographiquement et historiquement, le Touran s’oppose à l’Iran. L’Iran, c’est le plateau de Perse, c’est la race indo-européenne, c’est le sédentaire, le cultivateur ; c’est le civilisateur. Le Touran, ce sont les steppes de l’Asie centrale et septentrionale, c’est la race ouralo-altaïque, c’est le nomade, pasteur et guerrier ; c’est le destructeur. Iran contre Touran, c’est l’histoire éternelle de ces contrées. Le nomade, en été, aspire à quitter ses plaines brûlées pour conduire ses troupeaux brouter l’herbe fraîche des hautes vallées et le gazon parfumé des montagnes ; si le gouvernement est sans énergie et le gendarme sans vigilance, il grimpe sur le plateau, s’y installe et devient le maître : c’est l’histoire des tribus turques. Du Touran, rien de grand n’est jamais sorti, ni mouvement religieux ou philosophique, ni art, ni littérature, ni science, ni industrie, ni commerce, seulement, à certaines époques de son histoire, la guerre, la conquête et la destruction.

Le pantouranisme est une politique qui tendrait à rapprocher les fragments épars de la famille turco-mongole, dispersés depuis la Thrace, voire depuis la Hongrie et la Bulgarie, jusqu’aux Marches de la Chine. L’imagination désordonnée d’un Talaat, l’ambition effrénée d’un Enver ou d’un Djemal ont rêvé de reprendre, en partant de Constantinople, l’œuvre de conquête et d’unification d’un Tchinguiz Khan et d’un Timour.

C’est après la révolution de 1908 que les Jeunes-Turcs, sous l’influence de quelques sectaires comme le docteur Nazim, imaginèrent de donner pour base à l’Etat ottoman le nationalisme turc ; leur plan impliquait la suppression des autres nationalités. Un certain Ziya bey, de Diarbekir, constitua en 1909, à Salonique, une société qui se proposa pour but d’expulser de la langue turque les mots arabes ou persans qui seuls en font une langue littéraire, et de « turciser » même la religion, les prières et les livres saints ; ces fanatiques voulaient même effacer sur les mosquées les inscriptions en arabe. On expulsait les mots en attendant d’expulser ou de tuer les hommes ! La guerre de 1912 confirma les Jeunes-Turcs dans leur conviction qu’une politique de centralisation et de « turcisation » pourrait seule sauver l’Empire. C’est à cette époque qu’un Juif de Salonique écrivit sous le pseudonyme de Tékine-Alp un livre intitulé : le Turc et l’idéal panturc, qui est comme le bréviaire de la politique pantouranienne dans laquelle le Comité « Union et progrès » allait engager la Turquie pour le service du roi de Prusse.

Le pantouranisme est avant tout une politique de guerre. Entre les divers peuples Touraniens, dont l’état social et politique n’a pas varié depuis les temps anciens, il n’existe aucun sentiment d’unité, aucune communauté de culture, aucun lien, si ce n’est, pour la plupart d’entre eux, l’Islam. Mais il s’agissait, pour les Allemands et les Turcs, de susciter quelque agitation parmi les Musulmans de Russie, de préparer le chemin aux troupes ottomanes en Transcaucasie ; des sociétés furent créées qui, avec les fonds de la caisse des ouakoufs (fondations pieuses), s’appliquèrent à promouvoir un irrédentisme turc. Les Jeunes-Turcs qui avaient eu à souffrir chez eux de l’irrédentisme slave et grec, cherchèrent à utiliser contre leurs ennemis ce puissant instrument de désagrégation. Tandis qu’il n’y a, dans l’Empire ottoman, qu’environ huit millions de Turcs, il y a, dans l’Empire russe, de la mer du Japon à la Baltique, à peu près seize millions de Turco-Mongols ; ils sont d’ailleurs, divisés en petits groupes sans liens les uns avec les autres et ils parlent plusieurs langues différentes ; leur unité n’est qu’une fiction ; plusieurs tribus, d’ailleurs, ne sont pas turques, mais finnoises. Le pantouranisme ne rayonnait pas seulement sur la Russie. Les invasions et les migrations turques ont laissé sur les plateaux iraniens, particulièrement dans le Nord-Ouest de la Perse, de nombreux rameaux qui, pour la plupart, parlent un dialecte turc, mais écrivent en persan ; leur confession chiite ne les rapproche pas des Turcs Ottomans. Les Jeunes-Turcs et les Allemands convoitaient particulièrement l’Azerbaïdjan (c’est-à-dire la région du lac d’Ourmiah dont la capitale est Tauris) qui ouvre entre les vallées de la Transcaucasie et le plateau Persan la grande voie historique des invasions et du commerce. Par là, l’influence turque s’étendrait sur la Perse et l’Afghanistan ; par le Turkestan elle agirait sur l’Asie centrale et sur les Indes. Les Turcs savent que c’est par là qu’au XVIe siècle le grand-mogol Bâber descendit dans la vallée de l’Indus et soumit la péninsule à sa dynastie.

Ainsi les visées de la politique pantouranienne étaient vastes et portaient loin. Il va sans dire que cet échafaudage d’intrigues et de propagande était inspiré et organisé de Berlin. L’idée panturque avait aussi trouvé des adeptes parmi les Hongrois, tels que le comte Paul Teleki, président de la société de géographie de Budapest, ils se proposaient de réveiller chez les Magyars la fierté de leur descendance turque et le goût d’un rapprochement politique et commercial avec les diverses branches de la famille touranienne. La suppression des Arméniens était naturellement un article du programme pantouranien, car cette race tenace et prolifique s’interpose entre les Turcs d’Anatolie et ceux du Caucase et de l’Azerbaïdjan.

Il est important de remarquer que pantouranisme et panislamisme ne sont pas synonymes ; les deux politiques, géographiquement, ne se recouvrent pas, puisque les Arabes ne sont pas des Touraniens ; le panislamisme a, avant tout, un fondement religieux ; il n’est pas autre chose que le sentiment de la communauté de croyance entre les musulmans des divers pays. Lorsque le Sultan, sur l’injonction des Allemands, proclama la guerre sainte, sa parole n’eut qu’un très faible retentissement dans l’Islam non turc. Les Arabes, avec l’appui de l’Entente, ont revendiqué leur indépendance et dénié au Sultan des Turcs le droit au califat ; ils ont dressé en face de lui le grand chérif de la Mecque, descendant du Prophète, que l’Entente a reconnu comme roi du Hedjaz.

Après la révolution bolcheviste et la ruine de la puissance militaire de la Russie, les conceptions chimériques du pantouranisme parurent cependant se réaliser. La Mer Noire devenait un lac turco-allemand. Le traité de Brest-Litovsk avec les Ukrainiens et le traité de Bucarest avec les Roumain révèlent très clairement les intentions des Allemands ; ils voulaient organiser une route terrestre et maritime partant d’Odessa ou de Constanza pour aboutir à Batoum d’où elle rayonnerait, d’une part, vers Bakou avec l’appui des Tatares, et, par la Caspienne, vers le Turkestan et ses grandes villes historiques : Khiva, Boukhara, Samarkande, d’autre part, par Tauris et Téhéran, vers la Perse, l’Afghanistan et l’Inde, où 66 millions de Musulmans sont sujets ou protégés anglais.

Le pantouranisme ainsi conçu dépassait de très loin les moyens d’action des Turcs ; ils n’étaient qu’un instrument de la politique de guerre allemande. Les divers peuples de race turque devaient devenir comme les piles du gigantesque pont qui relierait l’Europe centrale allemande à l’Asie centrale et a la Chine ; ainsi s’établirait la suprématie du commerce allemand et seraient ruinées l’influence et la domination britanniques. En réalité, sous couleur de pantouranisme, c’est le pangermanisme dont il s’agissait d’assurer la domination et le triomphe. Les Jeunes-Turcs, dans leur orgueil naïf, exultaient de joie ; ils se voyaient revenus aux jours de Soliman le Magnifique. « La Mer Noire est une mer musulmane et ottomane, » écrivait l’lkdam du 23 mars 1918. Ils se flattaient de grandir par l’appui des Allemands dont ils supportaient la morgue et l’insolence parce qu’ils avaient besoin d’eux, mais dont ils se flattaient, le moment venu, de se débarrasser. Ils auraient dû savoir, puisque c’est Bismarck qui le disait, que qui veut souper avec le diable, doit se munir d’une longue cuiller.


III

L’Islam, dans sa masse, n’a pas été dupe de la propagande panturque et, derrière la chimère du pantouranisme, il a discerné la réalité dangereuse du pangermanisme. Il sait d’ailleurs que les grands peuples qui ont porté la civilisation musulmane, ce sont les Arabes, les Persans, les Berbères de l’Afrique du Nord, tandis que les Turcs n’ont jamais été que des destructeurs. Cependant, tout cet effort, tout cet argent semé par les agents turco-allemands, toute cette prédication politique n’ont pas été complètement vains ; certains résultats, certaines effervescences ont survécu même au désastre complet de la Turquie et de la politique jeune-turque. Durant les premiers mois qui suivirent la défaite et l’armistice, les Turcs, abasourdis par la catastrophe, ne songeaient qu’à s’humilier devant les vainqueurs et à implorer leur clémence ; les agents jeunes-turcs avaient disparu ou se taisaient. Mais l’Entente tarda à venir à Constantinople et à manifester ses volontés. On s’habitua à l’idée que peut-être, une fois de plus, rien ne serait changé dans l’Empire ottoman ; le Sultan régnait toujours dans sa capitale, les chefs jeunes-turcs, assassins de tant de milliers d’hommes, tortionnaires des femmes et des enfants, n’étaient pas châtiés, beaucoup d’Allemands restaient à Constantinople, la Russie n’était pas remise sur pied ; les Turcs crurent apercevoir quelques fissures dans le bloc des Alliés et cherchèrent à jouer le jeu qui leur a si longtemps réussi, à profiter et au besoin à envenimer les dissentiments de leurs ennemis. L’armistice n’avait pas pris la précaution élémentaire d’exiger le départ des soldats et des fonctionnaires turcs de tous les pays non turcs, c’est-à-dire de toute la région à l’Est du Taurus, si bien que les fonctionnaires turcs qui avaient massacré les Arméniens, pendu les Arabes, déporté les Grecs, restèrent en place et, quand ils furent remis de leur premier effroi, se mirent derechef à opprimer les populations ; avec plus de discrétion, les massacres recommencèrent. Pour arrêter les revendications des peuples et les faire passer pour mal fondées, les comités jeunes-turcs, évidemment d’après un mot d’ordre de leurs chefs, les Talaat, les Enver, les Djemal, que les vainqueurs n’ont pas encore su découvrir et arrêter, s’appliquèrent à les terroriser et aies décimer. Leur tactique consiste à représenter les intérêts de l’Islam comme solidaires de ceux de la Jeune-Turquie. Telle est la manœuvre par laquelle Allemands et Jeunes-Turcs tentent de sauver leurs intérêts et d’échapper à leurs terribles responsabilités.

Des événements récents, dont la coïncidence est frappante et révèle un plan d’ensemble et un mot d’ordre, sont venus prouver que la propagande jeune-turque avait porté ses fruits et que dans tout l’Islam asiatique, une agitation dangereuse survivait à la guerre. En Egypte, au mois de mars, parmi cette population moutonnière et passive des fellahs et des Arabes, une fermentation subite dégénérait rapidement en émeutes sérieuses. Les premiers troubles eurent un caractère nationaliste. Le parti nationaliste, organisé depuis longtemps, protesta contre la proclamation, pendant la guerre, du protectorat anglais sur l’Egypte ; il revendiqua l’indépendance du pays et sa représentation à la conférence de la Paix. Lord Cromer, qui avait organisé en Egypte un régime d’administration directe et de centralisation, avait conservé cependant le caractère international de certaines institutions, telles que les tribunaux mixtes. La guerre parut au gouvernement britannique une occasion favorable pour « angliciser. » De là une première source de mécontentement. Il y en eut d’autres : la guerre et la paix ont été conduites par les alliés au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes qu’ils mirent en avant comme un drapeau, mais sans prendre soin de la définir et de la préciser. Comment les Égyptiens ne se seraient-ils pas crus autorisés à en réclamer le bénéfice pour eux-mêmes, quand ils virent le cabinet de Londres demander et obtenir sans difficulté que le roi du Hedjaz fût représenté à la Conférence par son fils l’émir Feiçal dont les autorités britanniques cherchaient en même temps à établir l’autorité sur Damas, Alep et toute, la Syrie ? Le gouvernement britannique, qui a voulu se servir de la politique arabe comme d’un instrument de règne, ne s’est pas aperçu que sa politique se retournait contre ses propres intérêts et ébranlait son autorité en Egypte.

Les premiers troubles nationalistes amenèrent la déportation à Malte de quatre des principaux chefs du mouvement. Une telle mesure ne fit qu’accroître le mécontentement et, vers le 10 mars, des manifestations très nombreuses furent organisées ; elles furent d’abord calmes, conduites par les éléments instruits de la population, notamment par les étudiants d’El-Azhar, mais bientôt des fauteurs de désordre s’y mêlèrent. Dans les villes les ouvriers cessent le travail, des bandes de pillards parcourent les rues ; les Arméniens et les Grecs sont particulièrement visés. Du 8 au 13 avril, des émeutes sanglantes se déchaînent ; le 13, trente-huit Arméniens sont tués et une centaine blessés ; les troupes, hâtivement renforcées, font feu et les victimes sont nombreuses. Dans les campagnes, des bandes s’organisent ; quelques Anglais isolés sont assassinés ; des tribus de Bédouins prennent part au mouvement. Les fellahs eux-mêmes, sans armes, munis de leurs seuls bâtons, coupent les voies ferrées et les routes. L’agitation dura plus de deux mois ; le gouvernement britannique qui, avant la guerre, avait à peine en Egypte 4 000 hommes de troupes anglaises, dut en amener en hâte 40 000 ; une délégation égyptienne est venue à Paris avec mission d’exposer à la Conférence les doléances de l’Egypte, mais jusqu’ici elle n’a pas été entendue ; le système de centralisation et d’administration anglaise de lord Cromer est d’ores et déjà condamné. Lord Milner se rend en Egypte pour étudier les causes du mécontentement et les remèdes. C’est à ce prix seulement qu’une tranquillité relative a pu être rétablie. L’attaque contre les Arméniens qui, au Caire, ne forment qu’une colonie peu nombreuse et en général pauvre, est révélatrice ; c’est la signature du comité jeune-turc. Les fauteurs du désordre ont profité des circonstances locales et des motifs indigènes de mécontentement ; ils ont cherché à agiter la jeunesse universitaire au nom des intérêts de l’Islam ; mais leur véritable dessein était de manifester en faveur de l’intégrité de l’Empire ottoman et des Jeunes-Turcs ; les incidents d’Egypte se lient directement aux troubles de l’Inde, de Syrie, du Kurdistan.

Dans la grande péninsule indoue, les troubles commencèrent au mois d’avril ; des orateurs populaires excitent les musulmans à la révolte et parlent dans leurs discours des émeutes d’Egypte ; ils invoquent l’exemple des bolchevistes de Russie. Du 10 au 15 avril, des troubles graves éclatent à Amritsar, Lahore, Bombay, Ahmedabad ; tout le Punjab est en rébellion ; à Calcutta, le 15, il y a douze tués ou blessés ; les musulmans cherchent à entraîner les Indous, mais ils n’y réussissent que dans une faible mesure ; les émeutiers parlent du droit de libre disposition ; aussi, ce sont des agents turcs que l’on signale à la tête du mouvement ; ils répandent de fausses rumeurs dans la masse ignorante ; mais les princes indous et les hauts per- sonnages, sans distinction de religion, secondent loyalement le gouvernement anglais et s’emploient à rétablir le calme. Dans les premiers jours de mai, l’ordre renaît peu à peu ; mais le 9 mai, survient une complication ; l’émir d’Afghanistan, Amanullah Khan, successeur de l’émir Habibullah, assassiné, selon toute vraisemblance, à l’instigation des agents turco-allemands, réclame l’indépendance complète de son pays et lance des bandes armées au delà de la frontière des Indes ; le gouvernement est obligé d’appeler en hâte des troupes qui prennent l’offensive et obligent rapidement l’émir à demander un armistice et à traiter de la paix.

A Alep à la fin de février, à Adana le 10 mars, des incidents graves se produisent ; des Arméniens sont tués ; le commandement français et anglais est obligé d’intervenir pour rétablir le calme. Aux frontières de la Perse, parmi les tribus Kurdes, le comité jeune-turc organise des bandes armées pour empêcher le retour dans leur patrie des Arméniens réfugiés en Perse ; c’est Haïdar bey, ancien vali de Van, ami et complice de Djevdet bey, l’un des plus acharnés bourreaux des Arméniens, qui dirige le mouvement.

Ainsi, partout, les troubles ont le même caractère et la même source ; les comités jeunes-turcs de Constantinople et de Berne ont la direction du mouvement ; et sans doute eux-mêmes obéissent-ils aux ordres secrets des Talaat et des Enver réfugiés en Allemagne ou cachés à Constantinople. L’approche de l’inéluctable justice affole les coupables ; l’idée que, malgré tout leur zèle sanguinaire, il reste encore des Arméniens qui se disposent à rentrer dans leurs foyers dévastés et à y créer, avec l’appui des Alliés, un grand État indépendant, excite la rage des bourreaux. Plus se prolonge l’indécision de la Conférence et l’inaction des Alliés, plus l’audace des Turcs grandit et plus loin s’étendent leurs intrigues. Le débarquement des troupes grecques à Smyrne, où elles sont presque encerclées par des troupes italiennes, a paru aux Turcs à la fois comme une provocation et comme une preuve d’un désaccord entre leurs vainqueurs. Chaque jour, dans ces malheureux pays qui ont déjà tant souffert, des hommes sont tués parce qu’à Paris la Conférence n’a pas encore pris ses résolutions. Le premier devoir qui s’impose à elle, avant de trancher les différends entre les vainqueurs, c’est d’imposer la loi au vaincu. Pour rassurer les peuples dans tout l’ancien Empire ottoman, il faut un grand geste symbolique qui se voie de loin et dont le sens ne puisse être discuté : le Sultan doit quitter Constantinople.


IV

Quand les Turcs sont entrés en guerre avec l’Allemagne contre la Russie, la France et l’Angleterre, l’opinion publique, dans ces trois pays, s’est prononcée : notre victoire sera la fin de la domination turque sur Constantinople et en Europe. Ce vœu, ou plutôt cette sentence, s’est traduite, au commencement de 1915, en une convention par laquelle la France et l’Angleterre assuraient à la Russie, après la guerre, la possession de Constantinople et des détroits, à charge de garantir la liberté de la navigation et de respecter les droits acquis. Si donc la Russie avait gardé sa place dans la grande alliance, la question de Constantinople serait résolue d’avance. La défaillance et les malheurs de la Russie laissent la question ouverte, mais grevée d’une hypothèque morale dont il doit être tenu compte.

Il y a, pour ainsi dire, deux éléments dans la question de Constantinople ; la ville, capitale de l’Empire ottoman, avec les territoires voisins, d’une part, et, de l’autre, la liberté des détroits. Dès qu’il y aura une Russie réorganisée, elle demandera, comme une nécessité et comme un droit, le libre passage du Bosphore et des Dardanelles, qui seront demain, comme ils étaient hier, « les clefs de sa maison. » Mais elle n’est pas seule à revendiquer la garantie de ce droit : la Roumanie et la Bulgarie, sans compter les États nouveaux, tels que l’Arménie, qui seront riverains de la Mer Noire, y ont le même intérêt. Le traité de paix consacrera la liberté des détroits qui seront ouverts même aux navires de guerre ; il semblerait pratique de les placer sous le contrôle de la Société des Nations, dont une délégation spéciale constituerait sur place une commission chargée de trancher les questions de droit, d’administration, de navigation et d’assurer pratiquement la liberté du passage. Il devrait être interdit de fortifier les rives des détroits jusqu’à 50 kilomètres dans les terres. Une place dans la commission serait naturellement réservée à la Russie dès qu’elle entrera dans la Société des Nations ; la présidence pourrait être alternative ou appartenir, au moins provisoirement, aux États-Unis, dont le désintéressement, en raison de leur situation géographique, ne saurait être mis en doute. La liberté des détroits serait ainsi assurée en dehors et au-dessus de la question de souveraineté des pays riverains ; ceux-ci seraient grevés d’une servitude de passage et de neutralité.

Et c’est une raison de plus pour que la capitale de l’État ottoman ne soit plus sur le Bosphore, même si une souveraineté turque subsiste sur le territoire européen. Constantinople, ville cosmopolite, centre international des affaires et du commerce, doit garder un caractère international et ne devenir la possession exclusive d’aucun État. La souveraineté turque peut y être maintenue, puisque l’élément turc y est nombreux, à la condition que ce soit une souveraineté assistée et contrôlée. Le départ du Sultan signifierait hautement que le petit État ottoman d’après la guerre n’est plus l’empire d’autrefois. A ce symbole il serait juste d’en ajouter un autre qui en soulignerait la signification : les anciennes églises chrétiennes d’avant 1453 seraient rendues aux chrétiens et réparties entre les diverses confessions, tandis que les mosquées bâties par les conquérants seraient assurées aux musulmans.

Que le Sultan doive abandonner Constantinople pour s’établir à Brousse, où fut avant 1453 la capitale de ses ancêtres et où l’on admire encore leurs tombeaux, ou à Koniah, sur les plateaux anatoliens, où régnèrent jadis les Seldjoucides, il ne s’ensuit pas que l’Etat ottoman disparaisse. Nous croyons que son maintien, depuis les frontières de la Bulgarie jusqu’au Taurus, à l’Anti-Taurus et à une ligne passant un peu à l’ouest de Sivas et aboutissant à la Mer Noire en un point situé approximativement au nord de cette ville, constitue la plus simple et la plus juste des solutions. Le peuple turc a, comme les autres, le droit de n’être pas soumis, là où il est en majorité, à une domination qu’il répudie ; mais, comme nulle part on ne le trouve à l’état isolé, mais en combinaison avec d’autres éléments ethniques et que, d’ailleurs, il s’est montré, depuis cinq siècles, incapable de bonne administration et de progrès, la nécessité s’impose de lui prêter assistance et de lui imposer un contrôle. La Société des Nations donnerait ce mandat, selon les régions géographiques, à diverses puissances.

La région côtière qui borde la mer Egée, avec ses îles et ses presqu’îles, appartient au domaine de l’hellénisme. L’Anatolie, sur moins de dix millions d’habitants, compte presque trois millions de Grecs, dont la grande majorité est concentrée dans la région de Smyrne, depuis le golfe d’Adramit jusqu’à la péninsule qui s’avance au devant de l’ile de Rhodes. Ces Grecs, que les premières invasions turques avaient chassés dans les îles, sont revenus peu à peu sur le continent : d’abord pasteurs, puis commerçants et agriculteurs, ils se sont répandus sur les côtes, puis ils se sont infiltrés assez avant dans l’intérieur des terres, remontant les vallées fertiles, poussant leurs troupeaux vers les hauts plateaux. Grâce à leur organisation sociale, familiale, religieuse et communale très forte, ils ont peu à peu repoussé ou submergé le paysan turc que les levées d’hommes pour les guerres du Sultan ne cessaient de décimer ; jusqu’à 50 kilomètres, et même sur certains points, par exemple dans la vallée du Méandre, jusqu’à plus de 100 kilomètres, ils l’emportent et l’emporteront de plus en plus sur les Turcs. Le caza (district) de Smyrne, sur 416 000 habitants comprenait, avant la guerre, 96 000 Turcs, 243 000 Grecs, 8 000 Arméniens, 16 000 Juifs et .52 000 étrangers. Pour le sandjak (département) de Smyrne tout entier, la proportion était de 219 000 Turcs contre 449 000 Grecs. Le sandjak de Magnésie, qui ne touche pas à la mer, compte encore 83 000 Grecs contre 247 000 Turcs. Les Grecs revendiquent toute cette région et en demandent l’annexion immédiate. Il paraîtra sans doute plus prudent et plus équitable de maintenir l’unité de l’Anatolie sous la souveraineté du Sultan, mais de confier à la Grèce un mandat de la Société des Nations pour toute la région où les Hellènes sont nombreux, ce qui équivaudrait à peu près au vilayet d’Aïdin.

Entre la région côtière fortement hellénisée et les montagnes du Taurus et de l’Anti-Taurus, d’une part, et, d’autre part, d’une mer à l’autre, s’étendent les hauts plateaux de l’Anatolie. C’est une région très peu peuplée, mais qui, au moins dans certaines de ses parties, est susceptible de colonisation agricole ; on y trouve des mines, dont les Allemands avaient soigneusement fait la prospection ; le climat est sain. Ce pays a jadis connu une prospérité que les invasions turques suivies du régime politique ottoman, ont détruite. Les Turcs auront toute liberté d’y vivre et de s’y adapter peu à peu à la civilisation ; mais ils sont trop peu nombreux et trop apathiques pour mettre en valeur ces vastes contrées ; elles ont besoin d’une colonisation européenne. Les Italiens, qui ont peu de colonies et de nombreux émigrants, qui sont sobres, tenaces, prolifiques, bons agriculteurs, habitués au climat et aux cultures méditerranéennes, y trouveraient un champ d’expansion parfaitement adapté à leurs facultés : si la Société des Nations leur en donnait le mandat, ils trouveraient là le meilleur emploi de leur activité, car ils ont peu de capitaux et beaucoup de main-d’œuvre. Quant aux populations turques ou turcisées, elles apprendraient, au contact des colons italiens, la loi du travail et de l’effort ordonné et adapteraient peu à peu leurs mœurs aux nécessités de la vie civilisée ; si décidément l’expérience montrait qu’elles préfèrent vivre dans l’inertie et la pauvreté passive, elles seraient peu à peu évincées et s’en iraient dans les plaines du Turkestan et de l’Asie centrale d’où elles ne sont sorties que pour le malheur de l’humanité. Si les Italiens recevaient de ce côté de larges avantages, un champ d’expansion avec débouché sur la Mer Noire et la Méditerranée, le règlement de certaines questions, qui restent en suspens dans l’Adriatique ou ailleurs, en serait facilité ; l’Italie obtiendrait par là, dans la Méditerranée orientale, une position .ligne de son rang de grande puissance et de .son rôle dans la grande guerre.

Sur la rive asiatique des détroits et de la Marmara, pourrait être délimitée une zone peuplée de Turcs et de Grecs qui comprendrait le sandjak de Kalei-Sultanié (Bigha, ancienne Troade), une partie du vilayet de Brousse avec cette ville, le sandjak d’Ismidt et qui formerait, avec Constantinople et la Thrace, un « mandat » qui pourrait être attribué soit à la France, si elle ne recevait pas en Syrie et en Arménie toutes les satisfactions auxquelles lui donnent droit la situation économique et morale prépondérante qu’elle possédait avant la guerre dans tout l’Empire ottoman, soit aux États-Unis.


Quand on vient de l’Ouest, et qu’on franchit le gradin gigantesque du Taurus, on se trouve dans une région nouvelle, sur un bastion colossal qui domine de sa masse le rivage de la Mer Noire au Nord, les plaines brûlantes de la Mésopotamie au Sud : c’est la haute montagne, avec ses plateaux herbeux, ses vallées et ses fleuves impétueux, ses grands lacs, ses volcans éteints, ses bassins étroits mais fertiles, ses troupeaux, ses populations sédentaires et ses nomades. C’est l’Arménie. Elle se termine au Sud-Ouest, sur le golfe d’Alexandrette, entre le Taurus et l’Amanus, par une mince zone côtière, la riche plaine de Cilicie où l’élément turc se mélange à l’élément arménien ; elle s’élargit au contraire, comme le plateau qui porte son nom, en s’approchant des frontières de la Perse et de la Transcaucasie. La gigantesque borne de l’Ararat se dresse à plus de 7 000 métros à la frontière des trois empires et, à ses pieds, s’abrite le vieux monastère d’Etchmiadzin où réside le Catholicos, chef religieux et national du peuple arménien. Une partie de l’ancienne Transcaucasie russe (région d’Erivan, haute vallée de l’Aras, région du lac Sevanga) fait aussi partie du domaine ethnographique des Arméniens. Sur la Mer Noire, la région côtière, l’ancien Pont, avec Trébizonde, est habitée par un mélange de Grecs, de Turcs, de populations lazes et géorgiennes, et d’Arméniens.

Les Arméniens ont été, sans doute, le peuple le plus éprouvé par la grande guerre. Environ 800 000 d’entre eux ont été massacrés ; leurs femmes et leurs enfants sont encore enfermés dans les harems turcs ou sous les tentes kurdes. Nous avons dit ici cette gigantesque horreur, telle que le monde n’en avait pas vu depuis les sombres époques des Huns ou de Timour [2]. Nous ne reviendrons pas sur l’épouvantable drame qui, comme l’a écrit l’Allemand Stuermer, « coïncida avec l’époque de la plus grande influence allemande à Constantinople [3] ; » il fallait seulement le rappeler parce qu’il est l’un des fondements des revendications arméniennes. Les Arméniens ont été pendant la guerre, des belligérants de fait ; les fugitifs, échappés au grand massacre, ont organisé des corps de volontaires et se sont battus en Transcaucasie, sous les ordres des Antranik et des Nazarbekoff, jusqu’à l’armistice ; d’autres ont formé la légion qui a combattu en Syrie avec les contingents français. Partout, les soldats arméniens ont fait preuve de courage et de discipline. La libération du peuple arménien a été proclamée, depuis longtemps, comme l’un des buts de guerre des Alliés ; il doit constituer un État indépendant. Mais la résurrection de l’Arménie est infiniment plus difficile que celle, par exemple. de la Pologne ; en raison des massacres récents qui ont terriblement éclairci les rangs des Arméniens, et des persécutions séculaires qui les ont dispersés, il s’agit moins d’attribuer des territoires à un peuple qui les occupe en masse, que de rassembler, sur le domaine historique d’une vieille nation, ses rameaux dispersés. La voix des morts doit être entendue ; il n’est pas possible que la statistique, faussée par les massacres, profite aux bourreaux. D’ailleurs, même dans l’état actuel, l’élément arménien est encore relativement nombreux sur le territoire qu’il revendique et, en tout cas, il y est le seul élément susceptible d’organiser un État moderne, de créer des industries, d’adopter des méthodes de travail agricole perfectionnées ; l’Arménien n’est pas seulement un bon commerçant, un habile manieur d’argent, un agriculteur intelligent ; il est aussi passionné pour la haute culture intellectuelle, les arts et les sciences. De tous les éléments ethniques de l’Asie occidentale, il est, avec le Syrien et le Grec, le plus apte à s’adapter aux méthodes occidentales et à créer un État prospère. Mais il aura besoin, pour y réussir, de temps et d’assistance.

D’autres éléments ethniques partagent avec les Arméniens le même domaine géographique. On y trouve des Turcs dans la partie Ouest, et les Arméniens souhaitent d’en annexer le moins possible. On y trouve des colonies de Tcherkesses du Caucase, implantés par Abd-ul-Hamid pour accroître la force de l’élément musulman et former des équipes de massacreurs. Sur la côte de la Mer Noire, les Grecs sont nombreux ; ils ont fait un accord avec les Arméniens pour entrer dans leur État en y gardant leur langue et leurs écoles. Près des frontières de la Perse, on rencontre les débris d’une intéressante population chrétienne, les Nestoriens, que les Anglais appellent Assyriens ; il en reste environ 80 000 qui vivront en bonne harmonie avec les Arméniens après avoir subi les mêmes persécutions. Mais l’élément le plus important, c’est le Kurde.

Les Kurdes constituent un peuple à part ; ils habitent la même région et ont gardé à peu près les mêmes mœurs qu’à l’époque où Xénophon, qui les décrit sous le nom de Carduques, a traversé leur pays. Leur domaine propre, c’est la région intermédiaire entre les hauts plateaux arméniens et les plaines mésopotamiennes ; c’est là, à proprement parler, le Kurdistan. Mais d’autres Kurdes sont établis sur les hauts plateaux arméniens ; un bon nombre d’entre eux ne sont d’ailleurs que des Arméniens islamisés sous la menace du cimeterre. De plus, même les Kurdes qui vivent au pied des montagnes, conduisent, durant les chaleurs de l’été, leurs troupeaux transhumants brouter l’herbe des hauts plateaux. La transhumance, avec la connivence du gendarme turc, servait de prétexte au pillage et à l’assassinat. Depuis des siècles, les Turcs ne cessaient d’exciter contre les Arméniens les convoitises et les haines kurdes, car le Kurde est pauvre ; c’est un berger ou un humble cultivateur ; au point de vue social, il en est resté au régime de la tribu ; sa langue, très indigente, ne peut exprimer que des idées rudimentaires et il lui faut recourir à l’arabe quand il veut écrire ; c’est un montagnard, resté très primitif et sans culture et qui a une réputation bien établie de brigand et de pillard ; mais il est énergique, vigoureux, et, sous un gouvernement autre que celui des Turcs, il se montrera capable de progrès.

Le Kurdistan peut former un Etat indépendant qui comprendrait presque tout le vilayet de Diarbékir, la partie sud des vilayets de Bitlis et de Van et peut-être quelques territoires entre le Tigre et la frontière persane. Mais il n’est pas admissible que le massacre des Arméniens, auquel les Kurdes ont cruellement participé, puisse devenir pour eux un titre à empiéter sur les hauts plateaux. Les Kurdes qui y sont fixés ou qui y conduisent leurs troupeaux durant l’été, seront protégés par les lois de l’Etat arménien, à la condition que la zone de passage de leurs troupeaux soit délimitée ; leurs droits seront garantis par la puissance qui assumera pour l’Arménie le mandat d’assistance. Il n’a jamais existé, au cours des siècles, d’Etat kurde ; les Kurdes ont toujours été sujets, mais sujets mal soumis à leurs maîtres successifs, obéissant plutôt à leurs beys, sortes de seigneurs féodaux ou de chefs de clan ; rien ne les empêchera de garder leur organisation sociale et leurs mœurs, à la condition de respecter les droits de leurs voisins et les lois de la civilisation. En ces derniers temps, on a pu observer les symptômes d’un rapprochement entre Kurdes et Arméniens ; longtemps, dans l’histoire, ils ont vécu en bonne intelligence ; ce sont les Turcs seuls qui avaient intérêt à les opposer les uns aux autres. Quand il sera évident que l’Arménie, assistée par la Société des Nations, possède une gendarmerie vigilante et une justice impartiale, la paix s’établira entre les divers éléments ethniques de l’Etat arménien et ou peut prévoir le moment où même le Kurdistan indépendant s’unira à l’Arménie par un lien fédéral, tout en gardant son autonomie. La question kurdo-arménienne se résoudra par la paix, dans l’ordre et le travail.

Pour obtenir cette paix, l’Arménie a besoin du concours de la Société des Nations. La vie nationale arménienne sera très difficile dans les premières années, tant qu’une génération nouvelle n’aura pas remplacé celle que les Turcs ont détruite ; aussi l’organisation politique qu’il faudra créer le plus tôt possible ne sera-t-elle pas définitive. Los ressources ne manquent pas ; l’Arménie est pauvre, mais il y a des Arméniens riches ; la population est industrieuse, les mines et l’énorme réserve de force que les chutes d’eau et les fleuves rapides offrent au pays deviendront rapidement une source de richesse. Mais il faut au nouvel Etat une force armée pour la pacification et la police intérieure, des capitaux pour la première mise en valeur et l’organisation administrative du territoire. Seules, deux puissances paraissent qualifiées pour assister l’Arménie renaissante, les États-Unis et la France ; leur association, pour cette œuvre d’humanité et de civilisation, apporterait à l’Arménie toutes les garanties et les ressources dont elle a besoin. Tous les Arméniens instruits parlent français ; leur culture est française, et c’est là, pour nous, un capital moral que nous devons faire fructifier en prêtant aux Arméniens le concours de professeurs pour leur haut enseignement, d’instructeurs et de chefs pour leur armée et leur gendarmerie, de hauts fonctionnaires pour les services de l’Etat ; les Américains apporteraient des capitaux, des techniciens ; des syndicats américains-français-arméniens se formeraient pour la construction des chemins de fer, l’exploitation des mines et des chutes d’eau. Là, comme en beaucoup d’autres points du globe, la collaboration Franco-américaine serait une combinaison féconde et bienfaisante ; elle arriverait à mettre sur pied l’Arménie forte qui est la condition nécessaire de la tranquillité et de la prospérité de l’Asie occidentale. Les Arméniens ont besoin d’être protégés non seulement contre leurs voisins, mais contre eux-mêmes ; intelligents et avides de savoir, ils sont malheureusement en proie au virus de la politique ; abandonnés à eux-mêmes, ils consumeraient leurs énergies en luttes de partis ; l’esprit pratique des Américains et le ferme bon sens des Français les retiendront sur la pente fatale ; ils les empêcheront aussi de se livrer à la joie sanglante des représailles et des vengeances, si légitimes qu’elles puissent être.

Les débuts de l’Arménie indépendante seront difficiles, mais son avenir est assuré et son peuple deviendra, dans cette Asie si longtemps endormie, un élément actif de progrès et de civilisation ; c’est pourquoi si, sans doute, la France est elle-même trop éprouvée pour se charger seule du mandat de l’assister, elle se doit du moins à elle-même d’y contribuer, car entre son génie, mélange d’idéalisme ardent et de droite raison, et le caractère arménien, il existe des affinités naturelles qui pourront se traduire en liens moraux et politiques.


VI

Quand on franchit l’Amanus en venant de l’Ouest, ou quand, en se dirigeant vers le Sud, on dévale des plateaux arméniens et des hauteurs du Kurdistan, on entre dans un monde nouveau : c’est la plaine ; ce serait la steppe et le désert si le Tigre et l’Euphrate n’arrosaient la Mésopotamie et si, le long de la Méditerranée, les montagnes de Syrie n’attiraient quelques nuages bienfaisants. Entre l’Euphrate et les oasis syriennes, c’est le désert, hanté des Bédouins, qui se prolonge indéfiniment vers le Sud jusqu’à l’Océan Indien à travers toute la péninsule arabique. Ces immenses régions, dont l’histoire a été si brillante, sont aujourd’hui peu peuplées ; le régime turc les a ruinées. Des tribus d’Arabes nomades conduisent leurs troupeaux sur un sol où des millions de laboureurs prospéraient autrefois. Des populations diverses, les unes musulmanes, les autres chrétiennes, les unes sédentaires, les autres nomades, vivent en Syrie et en Mésopotamie. La majorité d’entre elles parle arabe ; mais, même parmi les Arabes, il n’existe aucun sentiment d’unité, aucune trace de l’idée de nation ; les Bédouins vivent en tribus, les Arabes sédentaires, musulmans ou chrétiens, sont adaptés à la civilisation occidentale.

Il faudrait de longues pages pour expliquer quelle a été, pendant la guerre, l’évolution de la question arabe et syrienne ; nous n’en pouvons indiquer aujourd’hui que les très grandes lignes.

Les Arabes n’ont jamais accepté qu’à contre-cœur la domination turque. La proclamation de la guerre sainte au profit des Allemands, les pendaisons de notables musulmans en Syrie par Djemal pacha, soulevèrent l’indignation parmi eux et le grand chérif de La Mecque, Hussein, répondit au vœu général en rompant, en juin 1916, tout lien avec la Porte, en se proclamant souverain indépendant du Hedjaz et en commençant les hostilités contre les Turcs. Il était naturel que les Alliés cherchassent, dans l’intérêt de leur cause, à favoriser l’action politique et militaire du chérif de la Mecque qu’ils reconnurent en qualité de roi du Hedjaz. La convention signée à Londres par M. Paul Cambon et sir Edward Grey, les 9 et 16 mai 1916, pour un partage d’influence dans les régions arabo-syriennes, révèle les préoccupations qui étaient alors celles des deux gouvernements. Le cabinet de Paris songeait à sauvegarder, par une convention qui lui apparaissait comme une mesure conservatoire, les intérêts français si importants en Syrie et dans tout le Levant ; le cabinet britannique, lui, inaugurait une politique nouvelle ; il se disposait à opposer à la politique turque représentée par le Sultan et inféodée aux Allemands, une politique arabe soutenue par les Alliés. La France et l’Angleterre se déclaraient « disposées à reconnaître et à protéger un État arabe indépendant ou une confédération d’États arabes ; » chacune d’elles exercerait cette protection dans une zone déterminée qui, en gros, était pour la France la Syrie, la Cilicie et une large bande de territoire englobant Mossoul et se prolongeant jusqu’à la frontière Persane, et, pour l’Angleterre, la Palestine, considérée par l’État-major britannique comme nécessaire à la défense de l’Egypte, et la Mésopotamie. Dans la zone côtière, englobant le Liban, où l’influence française est établie si solidement depuis des siècles dans le cœur des Syriens, la France avait la faculté d’exercer une action plus directe et d’établir la forme de gouvernement qu’elle jugerait la mieux adaptée aux besoins du pays ; la Grande-Bretagne avait les mêmes droits en Mésopotamie.

Cette convention, qui a été très critiquée, a eu surtout un grand défaut ; les événements de la guerre ont empêché la France d’en pratiquer les clauses et d’en développer l’esprit, tandis que d’autres incidents, tels que la menace militaire turco-allemande sur l’Egypte et le grave échec de Kut-el-Amara, amenaient la Grande-Bretagne à faire, tant en Syrie qu’en Mésopotamie, un grand effort militaire auquel la France, assez occupée chez elle, ne put s’associer que dans une très faible mesure. Cette circonstance fit naître dans l’imagination de certains « coloniaux » et militaires anglais, tels que sir Mark Sykes et le colonel Lawrence, et chez certains fonctionnaires anglais d’Egypte, une conception nouvelle : sous l’égide de la Grande-Bretagne, un grand Empire arabe se constituerait qui embrasserait tous les territoires entre la Méditerranée et la frontière de la Perse. La défaillance de la Russie ouvrait aussi du côté de la Caspienne et sur le plateau Iranien de vastes perspectives. Quant à la France, les événements l’évinceraient peu à peu de la Syrie. « Nous dégoûterons les Français de la Syrie et les Syriens de la France, » disait sir Mark Sykes. Sur place, les agents anglais pratiquaient cette politique avec une unanimité qui semblait révéler un mot d’ordre. Certes, le cabinet de Londres ne songeait pas à renier sa signature, mais, s’il donnait des ordres pour que la convention de Londres fût respectée dans son esprit, ses instructions restaient lettre morte ; les procédés de la plupart de ses agents, dans tout l’Orient, auraient pu faire croire que les deux pays, si étroitement unis par les liens d’un commun sacrifice et par la plus noble fraternité d’armes sur le champ de bataille de France, étaient adversaires en Asie. Le prince Feiçal, fils du roi Hussein, qui était entré à Damas avec ses Arabes après la victoire définitive du général Allenby et qui avait essayé de faire reconnaître son autorité même à Beyrouth et dans le Liban, devenait une sorte de candidat à un trône panarabique avec l’appui britannique.

Les événements se chargèrent d’apporter un correctif nécessaire à cette politique imprudente. L’armistice avec l’Allemagne permit à la France de reprendre en main ses intérêts dans le Levant et, en mars-avril, les troubles d’Egypte et des Indes vinrent montrer aux Anglais les dangers de la politique panarabique. L’unité arabe est un contre-sens et un péril ; dans l’état de civilisation actuel des divers éléments ethniques qui parlent arabe, l’idée d’unité ne peut naître que sous la forme du fanatisme religieux. Il est impossible de faire vivre sous une même loi la monarchie théocratique de La Mecque et les Syriens musulmans de Syrie, républicains et démocrates, à plus forte raison les chrétiens du Liban. L’évolution des Arabes vers le progrès, leur adaptation aux méthodes de gouvernement et aux conceptions sociales et politiques européennes ne peut se faire que dans de petits États autonomes qui correspondent au particularisme historique des différents groupements ethniques qui parlent la langue arabe. Le Hedjaz est une unité qui doit rester indépendante ; c’est le centre religieux de l’Islam sunnite ; le chérif Hussein, qui vient de s’y proclamer khalife, est le gardien des Lieux saints musulmans ; mais son autorité politique ne saurait s’étendre hors de la péninsule où il est d’ailleurs menacé, jusque dans sa capitale, par les tribus ouahhabites insoumises. L’autorité khalifale, qu’il vient de s’attribuer aux lieu et place du Sultan des Ottomans, ne lui confère aucune autorité temporelle, et même les canonistes musulmans les plus réputés soutiennent que chaque souverain ou chef d’État musulman est khalife, c’est-à-dire représentant de Dieu, en sa terre. Si la France et l’Angleterre reconnaissent l’autorité de l’émir Feiçal à Damas, la France n’admettra pas qu’elle s’étende sur le Liban ou sur Alep, pas plus que l’Angleterre ne la reconnaîtra en Mésopotamie ou en Palestine. D’ailleurs, cette question arabe, imprudemment soulevée, trouvera d’elle-même sa solution quand les négociations de Paris auront enfin réglé l’héritage de l’Empire ottoman et qu’il apparaîtra par des actes que l’accord entre la France et l’Angleterre est ce qu’il doit être, c’est-à-dire parfait. En Asie comme ailleurs, les deux puissances ont leurs intérêts étroitement liés : ne sont-elles pas celles qui ont le plus grand nombre de sujets musulmans et n’ont-elles pas un égal avantage à faire régner l’ordre et la paix dans le monde de l’Islam, en même temps qu’à en préparer, par les mêmes méthodes, l’évolution et le progrès ? Il n’est pas besoin de conventions pour que cette solidarité d’intérêts apparaisse des deux côtés de la Manche. L’Angleterre doit savoir que, dans le Levant, la France veut être présente et tenir une place digne d’elle, de son histoire, de son rôle dans la grande guerre et des intérêts de toute nature qu’elle possède en Orient depuis tant de siècles. L’avenir de l’amitié Franco-anglaise est à ce prix.

L’attribution des « mandats » ne devrait donc pas soulever de graves difficultés, La France ne conteste pas à la Grande-Bretagne la Palestine, à la condition qu’un régime spécial international soit prévu pour les Lieux saints et que les droits de la France y soient nettement respectés. L’Angleterre aura à résoudre là le problème du Sionisme. La France conteste encore moins à sa voisine les bassins du Tigre et de l’Euphrate, y compris Mossoul que la convention de 1916 réservait à notre influence : c’est un magnifique domaine, une Egypte dix fois plus grande que celle du Nil, mais qui a besoin, pour retrouver sa prospérité antique, de l’effort persévérant d’une grande puissance organisatrice.

Mais la France n’admettrait pas qu’on lui contestât le mandat pour une Syrie largement délimitée, englobant Damas, le Hauran et Palmyre, dépassant l’Euphrate au Nord-Est, pour comprendre Ourfa et les puits de pétrole de cette région.. Alexandrette est le port naturel d’Alep et ne peut en être séparé, non plus que la partie orientale de la basse Cilicie, la partie haute ainsi qu’un débouché sur le golfe d’Alexandrette faisant partie de l’Arménie.

Dans ces limites, la Syrie de l’avenir nous apparaît comme une marqueterie de petits États, de cantons au sens où l’on entend le mot en Suisse, où chaque petite unité ethnique ou religieuse conservera son caractère propre et se développera selon ses traditions politiques et sociales, mais fera partie d’une fédération syrienne à laquelle la France, mandataire de la Société des Nations, prêtera le concours de ses techniciens, de ses administrateurs, de ses professeurs, de ses officiers. Cette terre du Levant est déjà si imprégnée de culture française, elle a donné tant et de si touchantes preuves de son attachement à la France, qui va de pair avec son amour de l’indépendance, que l’on ne peut qu’augurer favorablement de l’avenir de l’influence civilisatrice de la France en Syrie, en même temps que des brillantes destinées de la Syrie libre.

Ainsi survivra sinon la lettre, du moins l’esprit de la Convention de 1916,dont l’un des grands avantages était de constituer une véritable alliance Franco-britannique pour la bonne administration et la mise en valeur des pays du Levant ; cette collaboration est nécessaire à tous les points de vue, aussi bien dans l’intérêt des peuples indigènes que pour l’avantage des deux grands pays et le maintien de la paix universelle.

La Grande Guerre a détruit pour jamais cette force malfaisante d’unification, de centralisation et d’oppression qui s’appelait l’Empire ottoman ; c’est un régime tout nouveau que la paix doit établir sur un principe d’autonomies tempérées par des unions fédérales. La loi de morcellement, qui se vérifie toujours quand se brisent les grands États historiques, s’appliquera à plus forte raison dans l’ancien Empire ottoman où quelques peuples seulement, et en petit nombre, possèdent un sentiment national tel que l’Europe occidentale le comprend. Plus tard, quand l’œuvre de civilisation, arrêtée pendant cinq siècles par les Turcs, aura repris son cours avec l’assistance des grandes Puissances mandataires de la Société des Nations, se feront les regroupements de peuples.

La résurrection de l’Asie occidentale sera à coup sûr l’une des conséquences les plus importantes et les plus heureuses de la Grande Guerre. La civilisation, refluant vers ses origines, va retrouver des développements inattendus et imprévisibles dans ces régions consacrées par tant de grands souvenirs. A la France d’y sauvegarder aujourd’hui ses droits, ses traditions et ses intérêts, afin que les peuples anciens qui vont y prendre un essor nouveau portent la marque indestructible de son génie.


RENE PINON

  1. Mémoires de l’ambassadeur Morgenthau (Payot, 1919, in-8o.
  2. Voyez la Revue du 1er février 1916 et notre brochure : La Suppression des Arméniens (Perrin, in-16). Les deux documents capitaux sont le Livre bleu publié par le vicomte Bryce et traduit en français, et le rapport secret du professeur allemand Lepsius, que nous avons réussi à nous procurer et qui a paru sous le titre : Le Rapport secret du docteur Johannes Lepsius, publié, avec une préface, par René Pinon (Payot, in-16).
  3. Harry Stuermer, Deux ans de guerre à Constantinople. Comparez les pages poignantes des Mémoires de l’ambassadeur Morgenthau. Voyez aussi la collection de la revue : La Voix de l’Arménie.