La Littérature personnelle

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La Littérature personnelle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 433-452).
LA
LITTÉRATURE PERSONNELLE


I.

Les questions naissent les unes des autres, et s’enchaînent d’elles-mêmes entre elles, pour ainsi dire, sans qu’on y pense. Invité par l’occasion, nous examinions naguère, ou nous effleurions du moins, si les lecteurs veulent bien se le rappeler, la question de la « Thèse » au théâtre ou dans le roman; et c’était à propos d’un livre sur le Code civil et le Théâtre contemporain. Plus récemment encore, l’Histoire des œuvres de Théophile Gautier, de M. Charles de Lovenjoul, nous offrait un prétexte à toucher, sinon à traiter la question, non-seulement voisine, mais en quelque façon réciproque et inverse, de «l’Art pour l’art. » Et c’est aujourd’hui cette question qui nous engage à son tour dans une autre, moins souvent agitée peut-être, quoique non pas moins intéressante ni moins importante : celle de savoir en quelle mesure et jusqu’à quel point l’écrivain doit laisser paraître sa personne dans son œuvre, s’y mettre lui-même avec les siens en scène, faire des vers avec ses amours ou des romans avec ses aventures, de la critique avec son « tempérament, » ce qui veut dire avec ses nerfs ou avec ses humeurs, et de l’histoire enfin, comme quelques historiens, ou comme la plupart des auteurs de Mémoires, avec le ressentiment de ses ambitions déçues, de ses haines exaspérées par les souffrances de son orgueil et de sa vie manquée. Que si d’ailleurs, pour nous justifier de traiter cette question, nous avions besoin d’un prétexte, ou même de raisons et de très bonnes raisons, de raisons très « actuelles, » nous n’en manquerions point. Tout le monde sait en effet que, depuis quelque temps, il n’est bruit partout autour de nous que de Mémoires, de Journaux et de Correspondances. On dirait que nos auteurs, après avoir parcouru le monde, n’y ayant rien trouvé de plus intéressant qu’eux-mêmes, n’imaginent pas aussi qu’il y ait rien de plus curieux pour nous. Et, à la vérité, ç’a été de tout temps un vice bien français que cette manie de faire figure, et de prétendre au moins pour sa personne une estime ou une sympathie que nos contemporains ont eu parfois le mauvais goût de refuser à nos œuvres ou à nos actes. Nous nous complaisons naturellement en nous-mêmes, aussi fiers, ou davantage, de nos défauts que de nos qualités ; nous aimons qu’on sache qui nous fûmes, d’où nous venions, ce que nous pouvions, de quoi nous eussions été dignes en un siècle moins ingrat, et ce que le monde, en nous perdant, ne se douterait pas qu’il eût perdu, si nous n’eussions nous-mêmes pris le soin de l’en instruire. C’est pourquoi, moderne ou ancienne, pas une littérature n’est plus riche en Correspondances, Mémoires et Journaux, — Correspondances un peu de toute sorte, Mémoires de toute condition, si je puis ainsi dire, puisque enfin les plus spirituels peut-être que nous ayons sont d’une femme de chambre, Mlle Delaunay, et les plus éloquens du plus éloquent des laquais : c’est Rousseau. Que dis-je? toutes les autres littératures ensemble sont moins riches en confessions que la nôtre à elle toute seule ; et l’on voit que les étrangers, quand ils veulent ainsi faire à la postérité les honneurs de leur personne, c’est notre langue encore qu’ils choisissent ; — Comme si la vanité de parler de soi s’y déguisait peut-être sous des dehors plus aimables, et que les tours de l’amour-propre, plus variés, y fussent plus délicats qu’en russe, ou moins apparens qu’en allemand. Mais il faut convenir que jamais, à aucune époque, de ces Journaux ou de ces Mémoires, on n’en avait tant vu paraître que dans ces dernières années ou dans ces derniers mois, depuis le Journal intime d’Henri-Frédéric Amiel jusqu’aux Mémoires de cette petite peintresse de Marie Baskircheff, ou depuis les confessions du trop fameux Jules Vallès jusqu’au Journal de MM. Edmond et Jules de Goncourt. Ceux-ci ont payé pour les autres.

Quelles sont les causes de ce développement maladif et monstrueux du Moi? La recherche en serait assurément curieuse ; mais, aujourd’hui, la question que j’examine est autre et uniquement littéraire : il s’agit de savoir si ce Moi qui jadis passait, selon le mot de Pascal, pour «haïssable, » et qu’il fallait absolument « couvrir, » comme il disait encore, a conquis désormais parmi nous le droit de s’étaler dans sa gloire et de se carrer dans son insolence ? Quand nous ouvrirons un livre, sera-ce pour y apprendre, comme si nous étions, nous, des enfans trouvés, que l’auteur a eu un père, des frères, une famille; ou l’âge auquel il fit ses dents, combien de temps dura sa coqueluche, les maîtres qu’il eut au collège, et comment il passa son baccalauréat? Convierons-nous nos romanciers, comme on faisait naguère nos peintres, à se mirer eux-mêmes dans leurs œuvres, ou s’y dépeindre avec exactitude, pour l’instruction de la postérité ? Et est-ce une tendance enfin que l’on doive encourager chez eux que cette complaisance infinie pour leur notable personne, — sans faire attention qu’elle n’est qu’une forme aussi du plus impertinent dédain pour tout ce qui n’est pas eux?

Si en effet, comme je le disais, nous n’avons, grâce à Dieu, manqué en aucun temps d’épistoliers pour tirer soigneusement copie de leurs lettres, ou d’auteurs de Mémoires pour hypothéquer aux générations le récit de leur vie, il était toutefois entendu jadis que bien loin d’exposer dans ses œuvres sa personne et sa condition, ses particularités ou ses humeurs, — dans celles du moins de ses œuvres que l’on destinait au public, — on devait les dissimuler pour n’y mettre de soi que son talent et ses idées. Même au célèbre auteur des Essais, ni Pascal, ni Bossuet, ni Malebranche ne pouvaient pardonner d’avoir rempli de lui les deux tiers de son livre, et, tout chrétiens qu’ils fussent, je ne sais s’ils n’en étaient pas presque plus choqués que de son scepticisme et de sa railleuse incrédulité. Cela leur paraissait inexplicable, encore plus incivil, et je dirais volontiers inhumain, tandis qu’il y avait tant de choses à connaître, de problèmes à étudier, de questions à éclaircir, d’erreurs à combattre ou de vérités à défendre, qu’un tel homme, dans l’un des temps les plus troublés de l’histoire, eût pu vivre ainsi claquemuré dans la contemplation de soi-même, uniquement soucieux de ses affaires, de ses maladies et de son repos. « Le sot projet qu’il a eu de se peindre, » disait énergiquement Pascal, et l’excellent Malebranche ajoutait : « Si c’est un défaut de parler souvent de soi, c’est une effronterie, ou plutôt une espèce de folie que de se louer à tous momens comme fait Montaigne : car ce n’est pas seulement pécher contre l’humilité chrétienne, mais c’est encore choquer la raison. » On sait, d’ailleurs, que, pour les poètes mêmes, c’était alors si peu leur intention de se dépeindre dans leurs œuvres que, la plupart, on est assuré de se tromper si l’on va chercher leur personne dans leurs écrits, et je dis même dans leur Correspondance. Non-seulement on ne retrouve rien dans Andromaque ou dans Bérénice de la vie ni du caractère de Racine, ou rien du caractère ni de la vie de Molière dans Tartuffe ou dans le Misanthrope, mais leurs œuvres, si d’ailleurs nous ne connaissions leur personne, seraient faites pour nous donner d’eux l’idée peut-être la moins exacte et la moins conforme à la réalité. Qui se douterait, s’il ne le savait, que l’auteur de l’Amour médecin, de Monsieur de Pourceaugnac ou du Bourgeois gentilhomme, vécut triste et mourut hypocondriaque? qui reconnaîtrait un janséniste dans l’auteur d’Andromaque; et qui verrait dans celui de Bérénice ou d’Esther l’un des railleurs les plus piquans et les plus imprudens de la cour de Louis XIV?

Nous, cependant, nous sommes en train de changer tout cela. Cette tendance de nos auteurs à se mettre eux en scène, la critique l’approuve et l’encourage; ils n’ont pas plutôt laissé, par mégarde sans doute, échapper un aveu, qu’on les invite à faire une confession générale; et, après nous avoir raconté leurs amours, ce ne sera pas la faute de leurs admirateurs s’ils n’écrivent bientôt aussi les Mémoires de leur pituite ou le Journal de leur hydropisie. Montaigne, encore, leur a donné l’exemple, et, depuis lui, Jean-Jacques. N’est-ce pas, d’ailleurs, une distinction que d’avoir la gravelle, ou tout le monde est-il hydropique ?

Et ce sera bien fait, disent les critiques, puisque enfin nous ne savons rien, si ce n’est que nous ne savons rien, ou, si l’on aime mieux, puisque le monde n’est qu’une apparence, la réalité qu’une ombre, et la vie que l’illusion suprême. Il n’y a rien : « quelque terme où nous pensions nous attacher, il branle, et nous quitte, et nous fuit d’une fuite éternelle : » la vérité n’est qu’un mot; la justice n’est qu’un leurre; la beauté surtout n’est qu’un fantôme. Chacun de nous fait à son tour, au même titre, avec les mêmes droits, l’autorité de ce qu’il dit et la vraisemblance de ce qu’il imagine ; il fait la beauté de ce qu’il admire ou de ce qu’il aime. L’individu n’est pas seulement à soi-même son tout, il est un univers et un monde en soi. A quoi donc voulez-vous que nous nous intéressions dans une œuvre? Ce ne sera pas au fond, nous n’en avons que faire, puisqu’il n’y a pas une conception de la vie à laquelle nous ne puissions en opposer une autre, — qui la vaut, — ni seulement une idée dont l’expression, pour être intelligible, ne doive envelopper l’idée de son contraire. Ce ne sera pas davantage à la composition, puisque, supposé qu’il y eût une vérité, la composition que serait-elle, sinon l’art, en arrangeant cette vérité même, de l’altérer pour en faire une séduisante erreur? Ce ne sera pas non plus à la forme ou au style, puisque, indépendamment de l’espèce de déformation ou de mutilation d’elle-même qu’exige toujours une idée pour être traduite par des mots, nous connaissons aujourd’hui le secret de tous les styles, et, pour preuve, au besoin, nous les reproduisons. Vous plaît-il du Victor Hugo? nous en tenons boutique; du Lamartine, du Vigny, du Musset? tout de même, si ce n est que nous rimons mieux qu’eux. Ce sera donc uniquement à l’auteur que nous prendrons intérêt dans son œuvre; à l’image de lui-même empreinte et momentanément réalisée dans son œuvre; à « l’état d’âme, » — C’est le mot à la mode, — que sa façon d’écrire ou de penser nous révèle, à l’exemplaire enfin plus ou moins original qu’il nous offre en sa personne de cette mobile, complexe et ondoyante humanité. Dans cet océan d’incertitude où nous ne flottons qu’un jour que faut-il davantage? Quoi de plus amusant, ou de plus propre à nous distraire du mal ou de l’ennui de vivre? et puisque enfin nos plaisirs sont la seule certitude que nous ayons en notre pouvoir, en est-il de moins grossiers, de plus détachés de la matière, et, conséquemment, de plus nobles?

On conçoit aisément que ces doctrines aient fait fortune ; car elles sont si commodes ! Ceux qui font métier d’écrire, avez-vous remarqué qu’elle les dispensent d’abord d’étude et de travail? En effet, quoi qu’ils écrivent et quelque sujet qu’ils traitent, ce qu’ils sont, ils le seront toujours, mais jamais autant que s’ils ne tirent que d’eux-mêmes tout ce que l’on demandait jadis à la science ou à l’observation. Les voilà tels qu’ils sont, et ils se trouvent bien comme ils sont ! S’ils ont une opinion, elle est bonne, puisqu’ils l’ont; et d’autant qu’elle diffère de l’opinion commune, d’autant plus y tiennent-ils, sans avoir besoin d’examiner si ce qu’ils prennent pour le signe de leur originalité ne serait pas peut-être aussi souvent en eux l’effet de l’ignorance ou de l’inexpérience. Ayant le crâne fait d’une certaine manière, pourquoi tâcheraient-ils à se le refaire d’une autre ? Comme d’ailleurs leurs défauts leur sont chers, en ce qu’ils les distinguent de ceux qui ne les ont pas ou qui en ont d’autres, il suffit de les leur signaler pour qu’ils y persévèrent, et même qu’ils se fassent non-seulement un point d’honneur, mais une habitude ou une altitude littéraire de les exagérer. Et il n’est pas jusqu’à leurs plaisirs qui ne leur deviennent enfin une obligation professionnelle, puisque aussi bien leurs sensations sont la matière de leurs œuvres, et qu’on ne leur demande qu’à se laisser vivre, ou plutôt encore qu’à se procurer des sensations qu’ils noient, pour l’instruction de ceux que l’insuffisance de leurs moyens, ou les occupations de la vie quotidienne, ou les devoirs dont ils sont tenus empêchent de se les procurer. Nous peinons pour eux, et ils jouissent pour nous.

Quant à ceux qui les jugent, ils trouvent, eux aussi, dans le livre qu’ils jugent, tout ce qu’il faut pour le juger. C’est tant mieux s’il leur plaît, et, s’il ne leur plaît pas, c’est tant pis. Car un jugement n’est qu’une opinion, ou, moins encore que cela, une façon de penser ou de sentir, qui varie selon leur humeur même ou la couleur du temps. Ces vers sont-ils bons? Il se pourrait. Ce drame en est-il un? Peut-être. Ce roman, qu’en pensez-vous? C’est à savoir. Mais tout ce qu’ils accordent, c’est que ce roman leur a plu ou que ces vers les ont ennuyés. Que voulez-vous de plus? et si, par hasard, ils approfondissaient les raisons de leur plaisir ou les causes de leur ennui, lesquelles en trouveraient-ils qui ne fussent encore et toujours l’expression de leur tempérament ou de leurs préjugés? Et de là, dans les genres mêmes qui jadis l’eussent le moins permis, cet étalage naïf du Moi ; de là, dans la critique qui se dit scientifique, cette substitution du goût de l’écrivain à la recherche de la valeur des œuvres ou de la loi des genres; de là enfin ce caractère personnel ou subjectif qui tend à devenir bientôt celui de toutes les formes de la littérature, et de là, — pour en revenir à notre point de départ, — cette abondance de Journaux, de Mémoires, et de Confessions.


II.

S’il ne s’agissait maintenant que de noter les défauts de ce genre de littérature, il n’y aurait rien de plus facile. Elle a d’abord quelque chose d’incivil, et par là je veux dire qui ne va pas seulement contre l’objet de la littérature, mais contre celui même de la société. « Les hommes sont faits pour vivre ensemble, a dit un bon auteur, et pour former des corps et des sociétés civiles. » j’ajouterais volontiers que c’est même le seul moyen qu’ils aient de se consoler du mal de vivre, et que, pour soulager leur misère, il leur faut la mettre en commun. « Mais il faut remarquer, continue Malebranche, que tous les particuliers qui composent les sociétés ne veulent point que l’on les regarde comme la dernière partie du corps duquel ils sont. Ainsi ceux qui se louent se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de leur société, et se considérant eux-mêmes comme les principales et les plus honorables, ils se rendent eux-mêmes odieux à tout le monde. » C’est de Montaigne qu’il parlait en ces termes, ou à propos de Montaigne, qui a cependant bien des excuses, et quand ce ne serait que celle d’avoir vécu, lui, dans un temps où chaque pas que l’on faisait dans la connaissance de soi-même, on le faisait pour ainsi dire dans la découverte de l’homme. Qu’eût-il donc dit, s’il eût pu lire, comme nous, les Mémoires de Saint-Simon, les Confessions de Rousseau, les Mémoires de Chateaubriand ! Je choisis, on le voit, mes exemples. Mais les Mémoires eux-mêmes de quelques hommes qui, maîtres un moment des affaires, ont pu se dire avec raison que leur témoignage, importerait un jour à l’histoire, ne seraient pas tout à fait exempts de ce genre de reproches : tels sont les Mémoires de Sully, ceux de Richelieu, ceux du cardinal de Retz ou du maréchal de Villars.

C’est toutefois et surtout des Journaux et des Confessions que l’observation de Malebranche est vraie. Passe encore, si l’on veut, pour l’auteur d’Emile et de la Nouvelle Héloïse, ou pour celui d’Atala, de René, du Génie du christianisme : ils avaient fait assez de bruit dans le monde; l’admiration publique leur avait donné d’assez singuliers témoignages de leur valeur, et d’assez significatifs; ils n’étaient pas tenus, après tout, de penser d’eux-mêmes moins de bien que n’en avaient écrit leurs contemporains ; ils pouvaient croire, ils avaient le droit de croire que leurs Mémoires ou leurs Confessions éclairaient, expliquaient et complétaient leurs œuvre ; Mais l’auteur des Grains de mil ou celui des Réfractaires, mais Mlle Marie Baskircheff ou MM. de Goncourt, vraiment, quels titres avaient-ils à nous parler d’eux-mêmes? quelles explications leur demandait-on? quel besoin avions-nous de connaître leurs petites histoires?

il est un « état d’âme, » ou une disposition d’esprit que je n’ai jamais pu comprendre, pour ma part, ou seulement me représenter: c’est celle de l’homme qui écrit son Journal intime, le soir, loin des regards curieux, et lui-même l’enferme sous une triple clé, pour ne paraître qu’après sa mort, comme s’il avait vaguement conscience, quelques raisons dont il se paie, qu’il fait une laide besogne. Eh oui! sans doute, j’entends bien le cri de la vanité blessée, et, comme un autre, j’entends le gémissement de l’originel. Moi aussi.


Des protégés si bas, des protecteurs si bêtes,


j’en ai connu comme tout le monde. Je fais d’ailleurs la part de cette émulation naturelle, qu’on peut reprocher aux gens de lettres avec quelque raison, mais qui n’en est pas moins, dans un temps comme le nôtre, dans tous les temps, l’un des ressorts au moins de leur activité d’esprit. Et je veux bien enfin que leur sensibilité plus délicate ou plus irritable soit offensée, soit blessée, soit exaspérée de ce qui n’effleure qu’à peine l’épiderme d’un langueyeur de porcs ou d’un toucheur de bœufs. Mais tous les jours, sans en manquer pas un ! mais ne rien excuser des autres! mais, en secret, leur faire payer jusqu’aux politesses qu’on leur a rendues! non, voilà ce que je ne comprends pas, ni seulement que l’ayant essayé, on n’en ait pas rougi dès la deuxième page. Car, soyons justes, ou de bon compte : c’est attacher trop d’importance à sa personne que de se faire ainsi soi-même le centre du monde ; pour prétendre intéresser les autres aux souffrances de notre amour-propre, il faut être vraiment bien peu ménager du leur; il faut avoir aussi les yeux bien fermés à de bien autres misères que la chute d’Henriette Maréchal, ou le refus d’une toile médiocre par le jury d’un salon de peinture. Mais surtout, pour oser nous entretenir publiquement de pareilles vétilles, outre qu’il faut avoir bien peu de philosophie dans l’âme, une conception bien mesquine de l’homme et de la vie, il faut être bien sûr aussi de la singularité de ses aventures, de la rareté de ses sensations, et de la distinction, ou, comme ils disent aujourd’hui, de l’exquisité de sa nature.

Malheureusement pour eux, — Et pour nous aussi qui les lisons, — ce que tous les Journaux et Confessions de ce genre ont de plus insoutenable encore que leur fatuité, c’est leur insignifiance. Enfermés et comme emprisonnés dans le cercle étroit de leur égoïsme, on dirait, à les lire, que ceux qui les écrivent ont presque tout ignoré des hommes et de la vie. Dans le Journal des Goncourt, il n’y a de curieux ou d’original que ce que les autres y disent. Mais, pour eux, ils n’y font sur eux-mêmes que des observations d’une banalité tout à fait singulière, et dont ils sauraient qu’elles traînent un peu partout, s’ils ne croyaient pas que la « psychologie » a daté, dans l’histoire de l’humanité, de l’apparition des Goncourt, et que personne avant eux ne s’était regardé soi-même. Ils croient aussi qu’ils ont les premiers emprunté leurs modèles à la réalité, et ils remplissent le tiers d’un volume avec l’histoire de la vieille bonne qui a posé pour eux Germinie Lacerteux. Mais ce que l’on peut pardonner à une jeune fille comme Marie Baskircheff, son étonnement en présence d’elle-même, et sa surprise de découvrir en elle des traits qui sont de toutes les jeunes filles, on le pardonne moins aisément à des auteurs de profession, qui ont tout essayé, le roman et le théâtre, la critique et l’histoire, sans réussir nulle part, il est vrai, qu’à se mettre en chaque genre au-dessous des vrais maîtres. On est confus pour eux de tant d’inexpérience jointe à tant de prétention; et qu’en irritant notre amour-propre, ils n’aient pas eu l’art d’amuser seulement notre curiosité.

Mais que dirai-je enfin de la grande duperie de ces livres de «bonne foi,» lesquels ne manquent pour la plupart de rien tant que de sincérité? Car, j’y consens, dans l’ignorance habituelle où nous vivons les uns des autres, ce pourrait être une chose curieuse, un « document » précieux, qu’une confession sincère, véridique et complète. Mais où est-elle, cette confession? et qui l’a jamais faite? et qui jamais osera la faire? Sans compter, en effet, qu’il y aura toujours une partie de nous-mêmes qui nous échappera, et, comme disent les philosophes, sans compter que l’effort même que nous faisons pour nous observer détruit en nous ce que nous observons, ou tout au moins le déforme, on ne se peindra jamais qu’en buste, c’est-à-dire on ne confessera jamais publiquement que des défauts ou des vices qu’il est presque glorieux d’avoir, et dont l’usage du monde, s’il ne fait pas des vertus, fait au moins des qualités. Qui s’est jamais vanté d’être fourbe, hypocrite ou lâche? qui s’est jamais publiquement accusé d’avoir eu l’âme basse et cupide? ou seulement de n’avoir eu dans la vie que son amour-propre pour loi, son intérêt pour guide, et sa fortune pour but? De sorte que c’est précisément ce qu’il nous serait instructif de savoir que les auteurs de Mémoires nous cachent; ils ne nous parlent que de ce qui, les relevant eux-mêmes à leurs yeux, peut, à ce qu’ils croient du moins, les relever également aux nôtres, jamais de ce qui les rabaisserait; et les rares aveux qu’ils ont laissé parfois échapper, c’est en dépit d’eux, sans le savoir eux-mêmes, et parce que, quelque apprêt que l’on mette à écrire son Journal, la nature, plus forte, finit par l’emporter sur le calcul et sur l’art.

C’est toujours le cas de Rousseau. Si Rousseau ne s’était pas senti coupable de beaucoup de choses qu’on lui reprochait, il n’aurait sans doute pas écrit ses Confessions, qui n’ont pour objet que de le disculper, en transportant la cause de ses fautes aux autres. Mécontent de lui-même, cela lui déplaisait qu’on le vît tel qu’il était. En écrivant ses Confessions, il voulait nous donner le change, et, au fait, le calcul n’a pas été mauvais, puisqu’on dispute encore de ce qu’il fut. Mais alors, qui trompe-t-on ici quand on parle de sincérité? Car, à vrai dire, s’il s’est confessé, c’est pour arranger la vérité selon ses convenances, en bon français pour la défigurer. Il a craint qu’on ne la découvrît, s’il ne laissait après lui parler pour lui que ses œuvres et ses actes, et, entre eux et elle, il a interposé, si je puis ainsi dire, le mensonge de ses Confessions. Ce n’est pas un aveu qu’il a fait, c’est une précaution qu’il a prise contre la postérité. Ses Mémoires ne sont pas ceux de l’homme qu’il fut effectivement, ni même de l’homme qu’il eût voulu être, c’est tout simplement le roman de ce qu’il a voulu qu’on le crût.

Et j’ose bien ajouter que, si l’histoire est si difficile à débrouiller, c’est qu’il en est de la plupart des Mémoires comme des Confessions de Rousseau. Ce n’est pas le lieu de parler des erreurs de perspective coutumières aux contemporains sur les faits dont ils sont dupes, en général, autant que témoins ou qu’acteurs. Mais, en général aussi, pour écrire leurs Mémoires, ils ont leurs raisons, dont la principale n’est que bien rarement de nous aider à la connaissance de la vérité. Ils se défient du jugement de l’histoire, et ils sont bien aises, comme Sully, comme Richelieu, comme Retz, comme Frédéric, de préparer à loisir l’opinion de la postérité. Ils aiment surtout à imputer aux calculs de leur génie des succès qui souvent n’ont été pour eux que l’effet du hasard. A moins encore, comme Saint-Simon, qu’ils n’aient une longue humiliation à venger, des rancunes à satisfaire, un flot de bile à décharger. Mais ni dans l’un ni dans l’autre cas, leur sincérité n’est entière. Eux aussi, ce qu’ils s’efforcent le plus de nous dissimuler, c’est ce que nous aurions le plus d’intérêt à connaître : non pas leurs actes, qui sont au grand jour, ni les causes publiques de leurs résolutions, qu’on retrouve dans les archives, mais les causes cachées, mais les mobiles secrets, mais les motifs intérieurs. Si bien, en vérité, qu’à de certains égards, prendre la plume pour écrire ses Mémoires, cela équivaut, dans la plupart des cas, à une déclaration, si je puis ainsi dire, d’insincérité. C’est un acteur qui compose prudemment son personnage, c’est un plaideur qui prend la parole dans son propre procès, c’est un prévenu qui ne donne pas les choses qu’il dit pour vraies, mais pour utiles à sa cause. Et c’est ainsi que, au défaut d’impertinence ou d’insignifiance, la littérature personnelle joint souvent encore celui de manquer de sincérité. Elle n’a de justification ou d’excuse que sa valeur documentaire; et neuf fois sur dix, ou davantage, le document est falsifié.


III.

C’est précisément ici que la question devient intéressante. Car, voilà tous les défauts de la littérature personnelle; et cependant elle a sa raison d’être ; et si l’on prétendait la condamner en des termes trop absolus, la moitié des chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine y périrait. Il est vrai : ni Corneille, ni Racine, ni Molière, ni La Fontaine, ne nous ont parlé d’eux-mêmes dans leurs vers; et non seulement leur personne n’y paraît point, mais il n’est pas toujours facile de dire ce qu’ils pensent eux-mêmes de leurs personnages: si Molière se moque d’Alceste ou s’il l’approuve, si Racine est du côté de Bérénice ou de celui de Titus. Peut-être La Fontaine est-il en général du côté du succès, avec le renard, avec le loup, avec le lion. Les autres, leur habitude est d’être au-dessus de leurs créations, et s’ils affectaient quelque chose, ou pourrait dire que c’est de n’avoir eux-mêmes rien de commun avec leur héros. Est-ce là peut-être une obligation du drame; et le genre est-il de ceux où, pour y réussir, il faut commencer par s’oublier soi même, et comme s’aliéner de sa propre personnalité? Je le crois ; mais avant tout et surtout c’est leur manière d’être, telle qu’elle est et telle aussi qu’elle leur est imposée par leur temps. Au XVIIe siècle, on écrit parce que l’on a quelque chose à dire qui intéresse, ou qui doit intéresser tout le monde, mais non pas pour intéresser tout le monde à ses affaires, et bien moins encore à soi-même. La littéraire est impersonnelle, et ce qui est personnel n’est pas encore devenu littéraire. Un homme est peu de chose, et on ne s’intéresse en lui qu’à ce qu’il a de commun avec les autres hommes. La définition même des classes ou des catégories sociales, du grand seigneur ou du magistrat, de l’homme de guerre ou de l’homme de lettres, du bourgeois ou du paysan, est presque indifférente; il n’est question que de types ou de caractères : le héros l’amante, le jaloux, l’hypocrite, l’avare, la prude, le misanthrope. C’est ce qui donne à la tragédie de Racine ou à la comédie de Molière, à la fable de La Fontaine ou aux portraits de La Bruyère, aux Pensées de Pascal ou aux Sermons de Bossuet, leur caractère d’éternité. Ajoutons que, jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, l’auteur de l’Esprit des lois et celui de l’Essai sur les mœurs appartiennent encore à cette école : ils n’écrivent pas d’eux, ni pour eux, mais pour le public, constamment attentifs à ne pas choquer ses habitudes, respectueux de l’opinion moyenne, qu’ils ne contredisent jamais qu’avec mesure ; et profondément convaincus enfin de l’existence d’une vérité générale, impersonnelle et universelle, dont ils ne sont eux que les interprètes.

Mais tout d’un coup la scène change, et l’éloquence d’un seul homme opère brusquement une révolution. Déjà les romanciers, Le Sage lui-même, Marivaux, Prévost, Crébillon, comme s’ils sentaient que l’on connaissait de l’homme universel à peu près tout ce qu’on en pouvait connaître, s’étaient attachés, dans Gil Blas, dans Manon Lescaut, dans Marianne, à noter l’accident et la particularité, ce qui distingue un homme d’un autre homme, le trait individuel et caractéristique, ce que c’est ou ce que devient, selon l’expression de l’un d’eux, la femme dans une petite lingère et l’homme dans un cocher de fiacre. Chose curieuse, d’ailleurs! et qui vaut la peine, en passant, d’être notée : tous ces romans étaient autant de récits personnels, de Mémoires ou de Confessions. On ne sait ce qui leur avait manqué pour faire école. Mais où ils avaient échoué, l’auteur de la Nouvelle Héloïse, de l’Émile et des Confessions allait réussir, et, en réussissant, accomplir l’une des plus grandes révolutions littéraires qu’il y ait dans l’histoire.

Si je voulais définir d’un mot Jean-Jacques Rousseau presque tout entier, je dirais qu’il me représente à lui tout seul l’invasion du plébéien dans la littérature. C’est comme tel qu’il part en guerre contre une société dont il n’est point, dont il ne veut pas être, dans laquelle il ne réclame point sa place, qu’on s’empresserait de lui faire, mais dont le principe aristocratique répugne à ses instincts de Genevois démocrate autant qu’à son humeur paradoxale et farouche. Comme tel, ignorant l’art des convenances mondaines, méprisant la politesse discrète et raffinée des salons et des cours, d’ailleurs incapable de se contenir, et confondant volontiers la franchise avec la grossièreté, il n’a point peur de hausser la voix, d’être ridicule en étant éloquent, de déclamer au besoin, de faire passer dans sa prose la mimique entraînante du geste populaire. Comme tel encore, il ne se croit tenu d’aucune tradition ; pas plus que les usages, les modèles ne sont faits pour lui, n’ayant pas eu de « maîtres, « il ne veut point de « règles; » et c’est ainsi qu’à l’imitation du passé, dont la littérature de son temps est en train de périr, il substitue l’imitation de la nature et de la réalité. Mais surtout, parce qu’il s’est fait lui-même, parce qu’il ne doit qu’à lui seul tout ce qu’il est devenu, parce qu’il sent qu’il est maintenant l’égal des plus illustres, il ne voit rien autour de lui de supérieur à lui, ni de « meilleur, » ainsi qu’il le dira dans ses Confessions. Il a le naïf, sincère et profond orgueil du parvenu; sa fortune est son œuvre et son génie est sa créature; il se donne en exemple et se propose à l’imitation. Et comme il est Rousseau, comme ses aventures ne sont pas ordinaires, comme il a, si l’on peut ainsi dire, la personnalité contagieuse et communicative, il reconquiert à l’écrivain le droit de se mettre lui-même en scène, il oblige les lecteurs de la Nouvelle Héloïse à convenir qu’un roman, pour les intéresser, n’a pas besoin d’être autre chose que l’histoire d’une seule passion, il nous fait voir dans ses Confessions que la réalité vaut exactement ce que vaut l’œil qui la perçoit, l’âme qui l’éprouve, la main qui la rend, et ainsi, en même temps qu’il inscrit pour la première fois le roman à la hauteur de la tragédie même, il rouvre à la poésie moderne les sources fermées du lyrisme.

On s’est donné beaucoup de mal pour définir le lyrisme des anciens, mais, quant au lyrisme des modernes, ce qu’il est essentiellement, sinon presque uniquement, c’est, en effet, l’expansion de la personnalité du poète; ou comme qui dirait encore la prise de possession de l’univers par son Moi. En Angleterre, comme en Allemagne et comme en France, c’est de Byron, c’est de Goethe, c’est de Lamartine, c’est de Hugo, c’est de Musset qu’il est vrai de dire qu’il n’y a qu’eux dans leur vers, et que c’est à eux presque uniquement que l’on s’y intéresse. Ils sont eux-mêmes la matière de leurs chants, et nous ne leur en demandons pas davantage. Comparez-les plutôt, pour bien vous en convaincre, à leurs prédécesseurs, à ceux qui se sont avant eux essayé dans le genre lyrique, l’autre Rousseau, Jean-Baptiste, ou Voltaire, ou Racine lui-même, ou encore au XVIe siècle un Malherbe, un Ronsard, un du Bellay. C’est en vain qu’ils sont vraiment poètes; ou, quand ils ne le sont pas, comme Malherbe et Jean-Baptiste, c’est en vain qu’ils sont de très habiles versificateurs, leur inspiration s’épuise ou leur talent s’égare dans des formes vides, et leurs chants manquent d’âme, parce que leur personne n’y est point. Otez au poète le droit de nous entretenir de lui-même, inquiétez-le seulement sur la légitimité de son égoïsme, persuadez lui qu’il y a quelque chose de plus intéressant ou de plus important au monde que ses joies ou ses douleurs, que ses plaisirs ou que son désespoir, vous tarissez en quelque sorte le lyrisme dans ses sources. Si je ne craignais que le mot n’eût l’air d’une raillerie, quoique sûrement il n’en soit pas une, je dirais volontiers que pour faire un grand poète lyrique, il y faut beaucoup d’autres qualités sans doute, mais qu’il en est une sans laquelle toutes les autres sont stériles; et c’est tout simplement l’égoïsme. Oui ; avec des différences, nombreuses et considérables, le monde a peu vu d’égoïstes qui le fussent au degré, et avec la sécurité, la tranquillité, la sérénité, la naïveté des Byron et des Goethe, des Lamartine, des Hugo, des Musset, et véritablement, ils ne devaient pas être agréables à vivre, mais depuis qu’ils sont morts, et de leur vivant aussi, à la seule condition de ne les pas fréquenter, quels grands poètes !

Or, comme on l’a remarqué plusieurs fois, si l’on peut dire que le lyrisme a renouvelé, non-seulement la poésie, mais la littérature contemporaine tout entière, c’est de quoi hésiter sur la littérature personnelle, ou plutôt il faut modifier le jugement que nous en portions tout à l’heure. Évidemment elle répond à quelque chose de nouveau dans le monde; et ce quelque chose, ne serait-ce pas la croissante complexité de la vie sociale? Si les grandes aventures sont plus rares qu’autrefois, et en général moins extraordinaires, cependant la vie d’un homme diffère beaucoup plus qu’autrefois de la vie d’un autre homme. Aux cadres rigides qui maintenaient jadis nos pères dans le rang et dans la condition où le sort les avait fait naître, une organisation nouvelle a substitué des catégories sociales qui n’en sont plus qu’à peine, tant les limites en sont flottantes et confuses, tant il est aisé d’en sortir, et, au besoin, les unes après les autres, de les traverser toutes. Il en résulte que le champ de l’expérience de la vie, pour chacun de nous, s’est singulièrement élargi, qu’une foule d’épreuves aussi nous sont imposées qui étaient épargnées à nos pères, que nous vivons chacun une existence très diverse de celle de nos semblables, et conséquemment enfin qu’au lieu des ressemblances, ce sont les différences, de jour en jour, qui s’accusent, se précisent, et se diversifient elles-mêmes pour ainsi dire à l’infini. Cet homme général, qui n’a jamais peut-être existé nulle part, cet être sentant et pensant dont on croyait pouvoir cataloguer jadis les sentimens et les pensées, l’homme réel, agissant et vivant, nous le dissimule aujourd’hui si profondément qu’en vérité il est devenu une pure abstraction. Nous avons l’air d’abord de nous ressembler davantage, mais au fond, sous l’apparente uniformité du costume, il suffit d’un coup d’œil pour démêler mille nuances. Au moral encore plus qu’au physique peut-être, le type a cessé d’exister, il n’y a plus que des individus.

Pour ce motif, et si l’on me permet de me servir de cette expression, le problème de la littérature générale est devenu tout autre; et la méthode en quelque sorte inverse. La connaissance ou la science de l’individu, voilà désormais l’objet de la littérature, et en particulier du roman, et, pour y parvenir, au lieu de sortir de soi, c’est en soi qu’il faut s’enfermer et soi seul qu’il faut étudier. Moins nous nous ressemblons, plus il nous est difficile d’entrer dans l’âme des autres, il n’y a presque plus de commune mesure, et comme d’ailleurs la connaissance de l’homme ne laisse pas d’être toujours ce qu’il y a d’important pour l’homme, nous n’y réussirons qu’en nous confessant nous-mêmes et en invitant les autres à en faire autant.

Une confession ou une expression sincère de soi-même, tel sera donc désormais l’objet de quiconque écrira. Nous connaissons assez l’homme général, et si nous ne le connaissons pas, nous n’avons qu’à ouvrir un traité de psychologie: il y est dépeint graphiquement, comme disait Molière, graphice depictus, avec ses facultés et leurs sous-facultés, et les subdivisions de ces sous-facultés. Mais ce que nous ignorons, c’est l’homme particulier, c’est l’individu, et nous ne le connaîtrons jamais que par lui-même. Chantez donc vos amours, ô poètes, et racontez-nous vos aventures, ô romanciers. Mettez votre personne dans vos œuvres, et avec votre personne votre conception de la vie, non pas celle que vous avez reçue de la tradition ou empruntée des modèles, mais celle que vous vous êtes faite à vous-même, ou plutôt encore celle que l’expérience vous a imposée d’elle-même. Vivez, puisque l’on ne veut plus rien aujourd’hui que de vécu et qu’il n’y a plus que cela qui semble devoir vous survivre. Vous serez toujours intéressant si vous êtes sincère, et vous serez toujours assez sincère, si vous ne vous préoccupez que de l’être. Car il n’y a pas de combinaison romanesque si savamment et longuement préparée que la réalité ne vous en offre qui la surpasse ; il n’y a pas d’intrigue imaginée par un dramaturge qui vaille la tragédie ou le vaudeville de la vie; et il n’y a pas d’œuvre enfin qui vaille la simple confession d’une âme.


IV.

Reste à savoir à quelles conditions. C’est d’abord qu’on ne se fera point comme Baudelaire, par exemple, une originalité prétentieuse, laborieuse et menteuse, qui ne consiste guère, déjà chez lui, mais surtout chez ses imitateurs ou ses écoliers, qu’à prendre le contre-pied des opinions communément rétines. On ne s’efforcera pas, si l’on ressemble aux autres, d’en différer, et encore moins de différer tous les jours de soi-même. Ce serait vraiment trop facile, et l’on étonnerait ses contemporains à trop bon marché. Là est l’un des grands dangers de la littérature personnelle. Dans un genre qui, comme nous le disions, ne saurait avoir que sa sincérité pour excuse de son impertinence, on se préoccupe aujourd’hui beaucoup trop des moyens de manquer de sincérité. Pour se procurer des sensations qui ne soient pas celles de tout le monde, l’un préfère l’alcool et l’autre la morphine, mais on vit autrement que tout le monde, et quoique, au lieu d’un poète macabre ou d’un romancier fantastique, on fût peut-être né pour faire le meilleur des fils, le meilleur des époux et le meilleur des pères. Sous prétexte d’originalité, on se fait ainsi à soi-même une existence, et insensiblement une nature artificielle, et on en arrive à être tellement soi-même que vos lecteurs vous prennent pour un autre que vous. Je ne vois pas bien ce que pourrait gagner la littérature à ce métier bizarre qui n’en est pas moins, et très malheureusement, pour beaucoup de bons jeunes gens parmi nous, l’art lui-même, — comme ils l’appellent.

Ils ignorent sans doute, comme on l’enseignait autrefois, et avec raison, que le naturel et la sincérité, ce sont les dernières qualités qu’un consciencieux écrivain acquière. Étouffée sous l’autorité naturelle de la coutume et de l’exemple, de l’éducation ou de l’opinion, notre personnalité ne s’en dégage que lentement et laborieusement, quand encore elle y réussit. Nous commençons donc par imiter les modèles ou nos maîtres; et nous ne pouvons mieux faire, car si nous ne voulions imiter ni répéter personne, la vie se passerait avant que nous eussions commencé d’écrire. Il est bon d’ailleurs que les générations se continuent les unes les autres, et je ne sache rien de plus naïvement insolent, dans le temps où nous sommes, que cette persuasion où nous paraissons être, en général, que le monde a commencé d’exister avec nous. Mais lorsque nous sommes devenus à peu près les maîtres de nos idées, qu’elles sont à nous et devenues nous-mêmes, alors, c’est l’effort même que nous faisons pour les traduire qui en altère la sincérité. Quand nous ne sacrifierions qu’au seul besoin d’être clairs, c’en serait assez pour que l’idée, n’étant pas rendue comme nous la pensons, mais comme nous voulons qu’on la pense d’après nous, ne fût déjà plus tout à fait elle-même. Et quand elle le serait, qui ne sait ce que les exigences de la composition, la nécessité de la phrase, la séduction d’un tour original ou d’un mot heureux lui enlèveraient encore de sa sincérité? L’écriture est une transposition. Nous déformons notre pensée en l’incorporant dans notre phrase, voilà pour la sincérité; et, pour le naturel, quand nous y atteignons, c’est l’âge, hélas! de cesser d’écrire.

Toutes ces raisons font que peu de gens, et encore moins de jeunes gens, peuvent penser par eux-mêmes avec sincérité ; et c’est pourquoi je ne crois pas qu’on les y doive encourager. Car, au lieu des leçons de l’ancienne rhétorique, c’est leur en donner d’un autre genre, sans doute, mais qui n’en diffèrent guère que pour être plus dangereuses. Il y a des recettes aujourd’hui pour être « personnel » ou « original » comme il y en avait autrefois pour faire une tragédie ou un poème épique ; mais là où manque l’expérience de la vie, comment voudrait-on qu’il y eût, comme l’on dit « quelqu’un ? » et quelle est cette recommandation aux poètes et aux romanciers d’être eux-mêmes quand ils ne le peuvent pas être, mais seulement les singes des originaux qu’ils admirent ? Combien de talens Baudelaire a-t-il égarés? et combien ses Fleurs du mal, en fructifiant, ont-elles empoisonné de collégiens naïfs ! Et je ne l’en rendrai pas, si l’on veut, responsable, mais tout de même on conviendra qu’il est un mauvais maître de franchise et de sincérité. MM. de Goncourt en sont-ils de meilleurs? Ils sont bien pour cela trop artistes, je veux dire trop soucieux du procédé, de la manière et de l’effet à produire.

Avant d’écrire ses Mémoires ou de se confesser, soit en vers, soit en prose, il faudrait bien aussi que l’on se fût assuré de la rareté de ses impressions, et pour cela que, sortant de soi-même, on eût un peu étudié le monde, et voire les livres au besoin. C’est ce que ne font pas aujourd’hui nos auteurs. Faute de regarder autre part qu’en eux, ils s’imaginent trop aisément qu’il n’y a qu’eux au monde, et que nul autre avant eux n’a connu leurs aventures, leurs joies ou leurs tristesses. Peut-être cependant qu’au fond les hommes ne diffèrent pas entre eux autant qu’on le veut bien dire, ni les femmes non plus, et que, si tout le monde n’est pas fait comme notre famille, cependant notre famille aussi ressemble à quelques autres. C’est un thème facile à développer que celui de la diversité des humeurs et des goûts, mais le thème opposé, celui de leur identité, n’est pas beaucoup plus difficile, ni ne serait au besoin moins fécond. En tout cas, avant de consigner dans son Journal tout ce que nous voyons que l’on y consigne de choses parfaitement indifférentes, il ne pourrait être mauvais d’y regarder de plus près, car on éviterait ainsi, de tous les reproches, le plus sensible aux auteurs de Mémoires, à ce qu’il me semble : c’est celui de banalité ; et on ne s’exposerait pas à s’entendre dire que l’on ressemble beaucoup à tout le monde, quand on n’a écrit que pour lui montrer combien on en différait.

Et enfin, si l’on en diffère, ne serait-il pas bon d’examiner comment et pourquoi ? Car il ne suffit pas d’être comme l’on est, mais encore faut-il avoir raison de l’être. Le même Pascal, qui a déclaré que le « Moi était haïssable, » a dit aussi le plaisir que l’on éprouvait, cherchant un auteur dans un livre, d’y « rencontrer un homme. » Dans l’un comme dans l’autre cas, Pascal avait raison. Notre Moi, c’est en effet en nous ce qui se di8iingue, pour s’y opposer, du reste de l’humanité ; c’est ce qu’il y a en nous, non pas du tout de plus intime, mais de plus différent, et qui ne consiste quelquefois qu’en une déplaisante affectation d’originalité ; ce n’est trop souvent que la coupe de nos pantalons, la couleur de nos cravates, ou la forme de nos chapeaux. Mais l’Homme, au contraire, c’est ce qu’il y a en nous de plus semblable à l’auditeur qui nous écoute ou au lecteur qui nous lit; c’est ce qu’il y a de plus humain, qui nous rapproche le plus des autres hommes; c’est ce qui fait entre eux et nous le lien de la société civile et de la solidarité morale.

Ce qu’en effet on ne remarque pas assez dans les chefs-d’œuvre de la poésie lyrique moderne, c’est que, sans doute, ils relèvent bien de la littérature personnelle, mais que ce qu’ils ont de plus personnel est aussi ce qu’ils ont de plus universel. Le poète s’y met lui-même en scène, mais il n’y met de lui que ce qui lui est commun avec les autres hommes, les sentimens et les idées dont il connaît bien le pouvoir universel : l’amour, le dégoût de la vie, la crainte de la mort. Laissons les étrangers, ne parlons que des nôtres. Si Vigny décidément est si fort au-dessous des trois autres, Lamartine, Hugo et Musset, à deux au moins desquels il est si supérieur par la force de la pensée, ce n’est pas seulement qu’il n’ait ni l’harmonie enchanteresse et la pureté du premier, ni le coloris éclatant et l’invention verbale du second, ni l’éloquence fiévreuse, sensuelle et passionnée du troisième, c’est encore et c’est surtout que ses sentimens sont en général, je ne veux pas dire d’une essence trop subtile et trop rare, mais cependant trop particuliers, trop personnels, trop individuels. Aussi voyons-nous que la plupart des poètes nos contemporains se réclament de lui comme de leur vrai maître. Et, certes, je me garderai d’établir entre lui et Baudelaire la moindre comparaison, mais enfin, comme Baudelaire et avec plus de sincérité, de noblesse et de naturel, il est certain que Vigny est trop personnel, trop enfermé, selon l’expression bien connue, dans sa tour d’ivoire, trop attentif à lui-même enfin pour être jamais populaire, j’entends même parmi les lettrés, et pour prétendre au premier rang. Ce rang-là n’appartient qu’à ceux qui, tout en étant eux-mêmes et en remplissant leur œuvre de leur personne, ont su toutefois, si je puis ainsi dire, garder leurs communications avec le reste des hommes et n’en différer à vrai dire que par l’éclat ou la beauté suprême qu’ils ont donnés à des sentimens qui sont les vôtres ou les miens comme les leurs.

En se prenant soi-même pour objet ou pour matière de son œuvre, on aura donc encore grand soin de s’assurer que l’on n’a point perdu le contact de ses semblables, auxquels on deviendrait, sans cela, insupportable, indifférent ou incompréhensible. Incompréhensible; comme le sont aujourd’hui nos symbolistes et nos décadens, qui, en admettant qu’ils soient sincères, le sont trop en ce cas, trop raffinés pour nos modestes intelligences, trop subtils et trop avancés. Indifférent; si l’on ne se fait pas un scrupule de nous montrer, — Et je crois qu’on le peut toujours, à la condition d’avoir beaucoup de talent, — par où, par quels rapports cachés et délicats l’exagération du sentiment personnel se rattache au sentiment commun. Et insupportable enfin; si, planant au-dessus de nous comme dans un nuage, ou plus haut encore, on n’en descend quelquefois que pour exiger de nous le tribut de notre étonnement et de notre admiration. — Tel est le pouvoir du lieu-commun. Si l’on n’est original que dans la mesure où l’on s’en éloigne, on ne l’est cependant qu’autant qu’en s’en éloignant on nous laisse entrevoir que l’on n’en a pas méconnu l’importance; et que ce n’est pas pour le seul plaisir d’y contredire que l’on s’en éloigne, mais plutôt pour y revenir par des chemins tout nouveaux.


V.

Mais où l’on ne saurait sans doute approuver cette intervention de la personne ou du Moi dans l’œuvre littéraire, c’est dans le roman peut-être, c’est dans la critique, c’est enfin dans l’histoire, et généralement dans tous les genres qui, sans en être pour cela moins littéraires, ont plutôt la vérité pour objet que le divertissement ou la beauté. Pour le roman, c’était l’opinion de l’auteur de Madame Bovary, qui croyait que le public, selon son expression, n’avait que faire de sa personne. L’auteur du Marquis de Villemer n’était pas tout à fait de son avis. Non pas, certes, qu’il lui souvînt alors d’avoir écrit autrefois Indiana, mais elle ne comprenait pas qu’on écrivît sans autre objet que d’écrire, et que l’on n’eût pas à cœur, en écrivant, de soutenir un de plaider quelque cause. On peut s’en tenir à leur façon de penser; et quoique le roman à thèse soit aujourd’hui presque aussi démodé que la critique à principes, il semble bien qu’à leur manière ils eussent l’un et l’autre raison. Werther, Adolphe, René, n’en demeureront pas moins des œuvres d’une valeur singulière, mais auxquelles, pour notre part, nous préférerons toujours des œuvres comme Eugénie Grandet, le Pire Goriot ou Adam Bede, qui n’ont pas besoin, pour être comprises, de tout un commentaire historique, psychologique et biographique, qui sont entièrement et absolument détachées de leurs auteurs, et qui vivent ainsi d’une vie supérieure, parce qu’elle est plus indépendante. Je sais le plaisir que l’on trouve en ces sortes de recherches. Qu’y a-t-il de vrai dans le récit de Goethe ou de Chateaubriand ? Qu’y ont-ils mis d’eux-mêmes ? Charlotte a-t-elle existé? Quel était le vrai nom d’Ellénore? Mais, d’une manière très générale, si le roman a pour objet la représentation de la réalité, il faut avouer qu’il approche d’autant plus de la perfection de son genre que cette réalité se prouve pour ainsi dire d’elle-même, et n’a pas besoin, pour que nous l’acceptions comme telle, de témoins qui nous la garantissent. À plus forte raison, et quoi que l’on puisse dire des contradictions des historiens entre eux, l’histoire a-t-elle pour objet la recherche de la vérité des faits et des raisons des faits, la reconstitution de ce qui n’est plus, et non pas l’expression de la personnalité de l’historien. Tous les beaux raisonnemens que l’on fait là-dessus tombent d’eux-mêmes en s’appliquant. On peut bien soutenir, en effet, théoriquement, que ce que nous aimons dans un écrivain, c’est lui-même, l’homme qu’il s’y révèle, et bien plus que les choses qu’il dit, la manière dont, en les disant, il se livre à nous sans y prendre garde. Mais on ne peut guère dire que ce que nous aimons dans l’Iliade ce soit Homère, puisqu’il se pourrait qu’il n’eût pas existé ; ni que ce que nous préférons dans Macbeth ou dans Othello ce soit Shakspeare, puisque l’on veut maintenant qu’il s’appelle Bacon. Et quand, au lieu d’Homère ou de Shakspeare, c’est de nos contemporains qu’il s’agit, le paradoxe n’en est plus un, mais plutôt et de son vrai nom une espèce d’impertinence. On ne peut pas dire décemment, quand on vient de lire les Origines du christianisme ou l’Histoire du peuple d’Israël, que l’on n’y ait pris d’intérêt qu’à la personne et au talent de M. Renan : car ce serait dire que ce qu’il a lui-même étudié quarante ans pour nous l’apprendre, nous le savions, ou nous nous en doutions, ou n’en avons que faire, ce qui revient d’ailleurs absolument au même. On ne peut pas dire décemment, quand on vient de lire les Origines de la France contemporaine, que l’on n’y ait pris d’intérêt qu’au seul M. Taine : car ce serait dire qu’il nous importe peu comment on pense d’une révolution au milieu de laquelle nous continuons de vivre : in qua vivimus, movemur et sumus. J’aimerais autant que l’on dît, quand on vient de lire l’Origine des espèces ou la Descendance de l’homme, que l’on n’y a pris d’intérêt qu’à Charles Darwin : ce qui serait dire cette énormité, qu’au lieu d’approfondir pendant un demi-siècle ces problèmes de l’histoire naturelle générale, Darwin, dans sa petite maison de Down, eût tourné des ronds de serviette, il serait tout de même Darwin. Mais si l’on ne peut pas le dire, que signifie alors cette affectation de dilettantisme ? Car à quoi répond-elle ? et ne faut-il pas convenir qu’il y a dans les œuvres autre chose que leur auteur ? un sujet ou une matière en même temps qu’un « homme ? » et quelque chose de plus et de plus grand que cet homme, qui le contient lui-même, l’enveloppe, le dépasse, qui existait avant lui, qui continuera d’exister après lui et qui, conséquemment, ne dépend pas de lui ?

Et c’est pourquoi, dans la critique, nous pouvons bien laisser plus ou moins paraître notre humeur et nos goûts, mais c’est assurément un tort, et la critique n’a pas été inventée pour cela. Si l’on n’avait pas à faire avec la férocité naturelle des amours-propres d’auteurs, et du moment que l’on court le risque de déplaire vivement à un galant homme, — car on peut être un fort galant homme et un très méchant auteur, — s’il n’était pas loyal de répondre de nos écrits, l’idéal de la critique serait d’être anonyme. Au moins doit-elle s’efforcer d’être impersonnelle, et dans ses jugemens ne pas plus se soucier des personnes, cela va sans dire, que de ses propres goûts, mais uniquement de la valeur d’exécution des œuvres, de leur signification et de leur importance dans l’histoire des idées et de l’art. Car, on ne saurait trop le répéter, si nous sommes curieux de la vie des grands artistes ou des grands écrivains, de la personne de Goethe ou de Rousseau, c’est qu’ils sont les auteurs de leurs œuvres, sans lesquelles il est évident qu’ils seraient, eux aussi, confondus dans la foule de tant de morts anonymes. Oui est-ce qui s’intéresse aujourd’hui à la personne de l’abbé Trublet ou de Courtilz de Sandras? à celle de Mlle de Lussan ou de Mlle Riccoboni? Ils ou elles ont écrit cependant, et même beaucoup écrit, et autrement écrit, mais pas plus mal peut-être qu’un bon nombre d’entre nous. C’est ce qui devrait nous rendre modestes, et nous dissuader, quand nous parlons d’eux, de prétendre à notre tour que ce soit à nous que l’on s’intéresse. Mais si nous parlons de Goethe ou de Rousseau, quelle vanité de vouloir qu’on les oublie pour nous ! et qu’au lieu d’eux ce soit notre personne qu’on apprenne à connaître dans ce que nous en disons! Pourquoi pas notre famille aussi, avec nos affaires, et l’état de notre santé?

Nous en viendrions là, si nous continuions; mais nous ne continuerons pas longtemps, et déjà le public a commencé de se lasser de ce genre de littérature. Après avoir goûté ce que ces Journaux et ces Confessions ont toujours d’un peu scandaleux, il ne peut guère, en effet, ne pas s’apercevoir que c’est toujours aussi un peu la même chose. On lui promettait des « révélations » de la vie artistique ou littéraire, et voilà qu’il apprend qu’à Nice une fillette de dix ans s’était éprise d’un violent amour pour un grand monsieur très mûr, ou que deux hommes de lettres, en des temps très anciens, furent volés par leur cuisinière. Il ne trouve rien là de très psychologique. Mais il pense que ces deux hommes de lettres ont été bien habiles, qui ont tiré d’abord de l’histoire de leur cuisinière un roman, puis une préface pour ce roman, sans compter une trentaine de pages pour leur Journal; et il estime que la famille de la petite fille eût peut-être aussi bien fait de garder ses Confessions pour elle. Nous serions heureux, et nous n’aurions perdu ni notre temps ni, comme on dit, notre encre, si nous pouvions l’encourager dans ces dispositions, mais encore bien plus, à tous ceux et à toutes celles qui tiennent un Journal de leurs ambitions domestiques, et de leurs déceptions plus ou moins littéraires, si nous pouvions persuader de le jeter au feu.


F. BRUNETIERE.