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La Luxure de Grenade/13

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Albin Michel (p. 163-177).

XIII

le massacre des almoradis

La ville de Zahara passait pour imprenable parce qu’elle n’avait qu’une porte et qu’elle était adossée sur deux côtés à de hauts couloirs rocheux. Comme la tempête se déchaînait, il n’y avait pas de guetteurs sur les tours, et les remparts n’étaient parcourus que par les larges ondées de la pluie.

Abul Hacen et les cinq cents hommes d’élite qu’il avait amenés, s’approchèrent des murailles, grâce à l’épaisseur des ténèbres et y placèrent des échelles sans que l’alarme fût donnée.

L’Émir ne put, comme il le désirait, être le premier à pénétrer dans la ville. Quand il mit le pied sur une échelle elle faillit se rompre sous son poids. Trempé jusqu’aux os, frémissant, plein d’ardeur, il avait attendu que la porte fût forcée. Il s’était alors précipité en courant dans les rues, cherchant à combattre. Mais la forteresse était déjà prise, les gardes des tours avaient été massacrés. Parfois, sur une place, un petit groupe d’Espagnols essayait de résister. L’Émir arrêtait alors l’élan de ses hommes pour pouvoir s’élancer seul, au milieu d’eux, frappant de son cimeterre à droite et à gauche. Il sentait alors une folie juvénile le posséder et il savait que le courage dont il faisait preuve serait par la suite le sujet de maints récits qui seraient rapportés dans l’Alhambra et feraient l’admiration d’Isabelle.

Une seule maison où s’était barricadé le vieil Antonio de Cuerdo et ses dix enfants coûta plus d’hommes à prendre que toute la ville. Ils avaient fait des trous dans la porte et ils tiraient à bout portant avec leurs arquebuses. Il fallut brûler la maison et on eut beaucoup de mal parce que la pluie éteignait sans cesse les brandons enflammés jetés sur le toit. Ailleurs, une jeune femme courageuse, tapie comme un chat derrière une porte, parvint à ouvrir le ventre de deux soldats Maures avec un couteau minuscule. Elle fut l’occasion d’une rixe. Il s’agissait de la punir. On lui avait lié les mains et on lui avait arraché ses vêtements. Deux partis se formèrent et faillirent en venir aux mains. Les uns voulaient l’épargner et la violer à leur aise. Les autres préféraient lui donner la mort sur-le-champ.

Mais presque tous les habitants se rendirent sans résistance. Des sonneries de trompettes les rassemblèrent sur la grande place où ils demeurèrent pendant que leurs maisons étaient pillées. Ceux qui eurent l’imprudence de rester chez eux tombèrent sous les coups de soldats enivrés par l’extraordinaire alcool du combat. Les richesses qu’on trouva furent immenses et il fallut trois journées pour les entasser sur des chariots.

Abul Hacen nomma un Alcaïde et plaça une garnison dans la forteresse. Le septième jour, il se mit en marche pour rentrer à Grenade. Il ressentait une joie extraordinaire de sa victoire et de la vigueur dont il avait fait preuve. Il s’était occupé de tout, des approvisionnements, de l’ordre dans lequel les prisonniers défileraient quatre par quatre au milieu de ses soldats, de la manière dont on traînerait quelques canons en guise de trophées.

Comme il était encore en vue de Zahara et qu’il gravissait une hauteur, il se retourna pour jouir de l’étendue de sa puissance. Mais les longues files de Génétaires avec leur veste courte en drap grenat flottant sur leurs cottes de mailles dorées, ne caracolaient pas sur les deux côtés de la route. Il ne vit pas les nobles sous les draperies de leurs manteaux recouverts de pierres précieuses avec les aigrettes de leurs turbans colorées et palpitantes comme de fabuleux insectes, ni les Silahdars portant la lance et l’adarga. Le cortège des prisonniers avait disparu. Le pas des chevaux, le froissement des armes, les murmures et les cris faisaient pourtant le même bruit derrière lui, mais il ne voyait rien qu’un crépuscule où les ténèbres accouraient de tous les côtés.

— Isabelle ! répéta-t-il à plusieurs reprises.

Ce doit être une magie puissante que celle du nom de la femme qu’on aime, car les montagnes se replacèrent dans l’horizon, il vit les Genétaires avancer, les aigrettes luire et, le front baigné de sueur, il se hâta vers Grenade.

Toute magie a deux sens, tout visage est faste et néfaste tour à tour, toute pensée vous déchire et vous enchante selon l’heure où elle est pensée.

— Isabelle ! répétait-il la tête dans ses mains ; et l’incantation de ces syllabes faisait accourir autour de lui d’inconcevables images.

Avant tout il fallait réfléchir, peser les vraisemblances dans la balance de la raison, être prudent, rusé, hypocrite.

L’accusation venait d’Aïxa et avait par conséquent toutes raisons d’être mensongère. Ne valait-il pas mieux en rire ? Mais Aïxa qui était pieuse avait juré sur le Koran, ce qui n’était encore jamais arrivé. Le Hagib avait aussi juré sur le Koran qu’Isabelle était au-dessus de tout soupçon. Mais le Hagib ne croyait à rien et il avait ajouté aussitôt quelques sages conseils sur la nécessité de ne s’occuper que de la guerre qui commençait. L’Almocaden qui commandait la garde à la porte de la Loi croyait bien avoir vu passer depuis quelques jours un nouvel eunuque dont il n’avait pas encore remarqué le visage, mais il ne se rappelait pas avec quel autre eunuque il était passé. L’énormité du fait, l’audace nécessaire pour l’exécuter semblaient prouver que tout n’était que calomnie. Il n’y avait pas à Grenade un jeune homme capable d’un tel crime et d’une telle folie. Pourtant, si l’on y réfléchissait, il était aisé de s’introduire jusque dans la chambre d’Isabelle sous le costume d’un eunuque. Mais est-ce qu’il n’y avait pas une porte de bronze, une muraille d’acier trempé autour de la créature aux yeux d’or, et cette porte inviolable, cette muraille haute jusqu’aux étoiles étaient taillées dans le marbre et l’acier de son amour.

Cependant il était bien obligé de se rappeler que le jour où il était revenu de Zahara, elle avait des yeux étrangement battus et il avait remarqué des bleus sur ses cuisses comme si des mains les avaient serrées fortement. Il lui en avait demandé la cause et elle lui avait répondu qu’elle s’était heurtée par mégarde en marchant parmi l’obscurité de sa chambre. Mais le caractère symétrique de ces bleus, comment l’expliquer ? Un double choc était impossible ! Terre et ciel ! Il n’y avait pas doute ! C’étaient les doigts du jeune Almoradi Tarfé qui avaient ouvert le fruit délicieux où il buvait le suc de son ultime jeunesse.

Les vieillards du Meschouar et les chefs des grandes familles l’attendaient dans la salle des ambassadeurs pour les décisions relatives à la levée des troupes. Dans une autre salle, il y avait les six Walis des provinces et les vingt-quatre Wazirs des districts qui avaient besoin d’ordres précis pour la défense des frontières. Sur la place des Aljibes, Daoud, l’Émir de la mer, marchait de long en large à côté de son cheval sellé. Il comptait partir sur-le-champ pour Almeria avec la mission de s’y embarquer et de conduire les navires Mauresques contre les ports Espagnols. L’attaque brusquée dont le plan était résumé sur un parchemin qu’il tenait dans la main pouvait avoir d’incalculables résultats à la condition qu’elle soit exécutée sans délai.

Il s’agissait bien de cela !

Le Hagib soulevait parfois la tenture de la chambre où l’Émir marchait maintenant de long en large et d’autres fois c’était le muet Ali qui montrait son visage fidèle. Abul Hacen les renvoyait d’un geste impérieux.

Ah ! s’il avait su ! Il aurait examiné avec soin le dessin de ces bleus sur les cuisses bien-aimées. Il aurait peut-être reconnu une indéniable trace de doigts. Maintenant il était trop tard. Le temps avec son inlassable patience avait rendu aux jambes lisses leur blancheur parfaite.

Et soudain, Abul Hacen s’arrêta. Il tomba au milieu des coussins de son divan. Il avait les yeux exorbités et il mordit une étoffe pour ne pas hurler. Une pensée venait de naître dans son esprit, une pensée éveillant comme une flamme, une curiosité qui n’a plus de fin, une de ces curiosités amoureuses qui ne sont jamais rassasiées parce qu’elles se perdent dans le mensonge de la femme et dans le silence de l’homme.

Les bleus des cuisses étaient peut-être des morsures ! Ce n’étaient pas des mains, mais des dents humaines qui en avaient dessiné le contour avec la tendre fureur de la volupté.

Il ne le saurait jamais ! Il y a des détails qu’aucune bouche ne rapporte. Il y a un inviolable secret plus silencieux que le mystère de la mort. Le roi Ferdinand et la reine Isabelle pouvaient préparer une armée formidable tout à leur aise. Le duc de Medina-Sidonia venait de se réconcilier avec le marquis de Cadix, que lui importait ! Le sultan d’Égypte demandait cinq cent mille mitcals d’or en échange de son alliance, eh bien après ? Il n’y avait qu’un seul problème grave, immédiat, hallucinant. C’était l’origine de ces bleus sur les cuisses de sa bien-aimée, ces bleus qui étaient devenus noirs, puis qui avaient doré comme des raisins pour se perdre dans l’océan lunaire de sa peau, comme de mystérieuses barques chargées de luxure.

La vie est encore belle tant qu’il y a un doute. Mais la certitude est comme une plaine désolée où l’on n’aperçoit au loin que la tour noire de la vengeance.

L’Almocaden de la porte de la Loi avait reconnu l’eunuque et l’eunuque avait avoué dans la torture qu’il avait introduit Tarfé dans l’appartement d’Isabelle. Et le fait en lui-même n’était rien s’il avait gardé un caractère lointain, anonyme, mystérieux. Mais Abul Hacen connaissait d’autres choses plus affreuses.

Ce Tarfé, n’étant pas très intelligent, s’était vanté. Il avait donné certains détails et ces détails circulaient de bouche en bouche. Toute la famille des Almoradis se réjouissait de l’aventure.

— Quand il revient de l’Alhambra, il a les yeux battus jusqu’au menton, avait dit un des oncles.

— Le bouc a enfin trouvé sa chèvre, répétait sans cesse un autre dont la haine pour Abul Hacen était ancienne et très connue.

Abul Hacen se souvenait que cette famille des Almoradis ne l’avait jamais aimé. Elle était marocaine d’origine. Elle avait combattu son grand-père et malgré les avantages dont il l’avait comblée elle était restée sourdement hostile. Ah ! que ne s’était-il appuyé plutôt sur les Zegris. Ils étaient rigoristes c’est vrai, mais fidèles. La vertu, il le voyait bien, avait tout de même du bon et les souverains Almohades n’étaient pas si fous quand ils punissaient de mort les femmes qui marchaient dévoilées. Maintenant il était la fable de Grenade. Lui qui, quelques jours auparavant dans les rues de Zahara, avait fait l’admiration de ses soldats, n’était plus qu’un vieillard que la femme qu’il aimait trompait avec un jeune homme vigoureux. Il aurait mieux valu tomber du haut de la plus haute mosquée de Grenade.

Mais les détestables Almoradis allaient apprendre à le connaître !

D’abord, il allait poignarder Isabelle. Ensuite…

Isabelle ! La lumière de l’aurore ! Est-ce qu’il n’en était pas illuminé. Est-ce que ses prunelles ne se mouillaient pas, quand il faisait chanter les syllabes de son nom ? Et si elle l’aimait tout de même ? Il y a des femmes qui ont des caprices passagers. Elles les satisfont et elles reviennent avec plus d’ardeur à l’homme qu’elles aiment. Lui-même était ainsi. Les femmes, au fond, sont poussées par les mêmes instincts que les hommes.

Non, il ne tuerait pas Isabelle. Savoir dans quelle mesure elle avait aimé Tarfé, et se venger en même temps des Almoradis, tel était le problème et il avait pour le résoudre un moyen simple, aisé, ingénieux.

Il ne s’ouvrirait pas de son projet au Hagib. Cet homme avait un esprit assez borné et mesquinement fixé sur les intérêts du royaume. En outre, il avait laissé voir une monstrueuse indifférence pour la trahison d’Isabelle. Est-ce que même il n’avait pas légèrement levé les épaules en l’apprenant ? Le Hagib était stupide. Il agirait seul.

Le soleil allait bientôt se coucher. Un crépuscule translucide baignait la cour des lions.

— Toi qui es la source de mon bonheur, je veux que tu sois témoin du châtiment de mes ennemis.

L’Émir enlaçait Isabelle avec une tendresse feinte qui ne la laissait pas sans inquiétude.

Au fond de la cour des Lions, il y avait une salle de repos pleine de divans qu’on appelait la salle des roses. Un jet d’eau jaillissait au milieu et un balcon la dominait, où on parvenait par un étroit escalier. C’est sur ce balcon qu’ils s’assirent tous les deux. Des silhouettes patibulaires remplirent la salle des roses.

— Pourquoi as-tu fait venir ces gens sinistres ? dit Isabelle.

— J’ai été offensé. Nous avons été offensés, toi et moi. Le sang des calomniateurs va couler, répondit Abul Hacen.

— Il n’y a aucune nécessité à ce que je demeure là, dit encore Isabelle en se soulevant.

Abul Hacen la retint en lui serrant le poignet avec une telle force qu’elle comprit confusément ce qui allait arriver et qu’elle eut peur.

Le premier des Almoradis qui répondit au message d’Abul Hacen fut Ahmed ben Alhassan qu’avait enrichi le commerce des bijoux. Il était porté à la flatterie et a l’humilité et l’habitude des courbettes lui avait, à la longue, donné une inclinaison du corps en avant.

À peine entré dans la salle des roses il saluait déjà et cela permit à Haroun le bourreau de lui porter aisément un grand coup de cimeterre sur la nuque qui lui détacha presque la tête. Puis on tira son corps dans un coin. Isabelle avait poussé un cri d’épouvante et sans doute l’Almoradi qu’on fit entrer ensuite l’entendit, car il ne fit qu’un seul pas en avant et s’arrêta, regardant à droite et à gauche d’un air effaré. Il reconnut Haroun ou il aperçut le corps de son parent dans le crépuscule de la pièce que n’éclairait qu’une seule lampe placée au fond. Il recula.

Le bourreau lui porta deux coups qui lui fendirent le visage. Il tourna sur lui-même et gesticula, défiguré, sanglant, jusqu’à ce qu’un coup de poignard dans les reins l’eût fait tomber mort dans le bassin dont il rougit l’eau avec son sang.

Il arriva pour le vaillant Ismaïl une chose extraordinaire. Il passait pour être invincible à la guerre et des témoins dignes de foi affirmaient qu’ils avaient vu les flèches glisser sur lui. Il reçut trois coups d’Haroum sans en paraître incommodé ; il tira un poignard recourbé qu’il avait dans sa ceinture et adossé à la muraille il fit face à ses ennemis. Tous se ruèrent sur lui. Il avait saisi un grand vase de porcelaine dont il se protégeait. Son bras droit avec lequel il essayait de frapper était tellement tailladé qu’il lançait des jets de sang à chaque geste qu’il faisait.

Abul Hacen, dressé sur le balcon, suivait cette lutte et avait envie de descendre pour s’y mêler. L’Almoradi l’aperçut et lui lança des injures. Elles se perdirent dans le bruit. L’émir distingua pourtant :

― Misérable aveugle !

Et sa rage redoubla ; car ne sachant pas si l’aveuglement dont il était question avait trait à sa vue ou à son amour pour Isabelle, il l’interpréta dans les deux sens et reçut deux offenses.

Le vaillant Ismaïl s’affaissa soudain. Haroun et ses compagnons se précipitèrent. Mais ce n’était qu’une feinte ! L’Almoradi voyant que toute résistance était inutile avait résolu de faire mourir au moins un de ses bourreaux. Celui qu’il saisit fut troué, ravagé, ouvert en deux et Ismaïl percé de coups, déjà mort, plongeait encore sa lame tenace dans la poitrine ennemie.

Abul Hacen trépignait sur son balcon. C’était un usage centenaire de garnir chaque matin cette salle de roses énormes. Il y en avait de rouges, de blanches, de violettes et toutes trempaient maintenant dans le sang, étaient répandues comme les larmes de la beauté devant le triomphe du mal. Ce sang, les pétales salis des fleurs et les pourpres manteaux des Almoradis tués se mêlaient en une seule harmonie rougeâtre où passaient, comme des fantômes, des silhouettes d’hommes disloquées par la fureur.

Isabelle s’était évanouie, mais Abul Hacen était décidé à la réveiller quand Tarfé paraîtrait, en la secouant par sa chevelure ou en lui piquant au besoin le sein avec son poignard.

Car Tarfé allait paraître. Pour être certain de sa venue, Abul Hacen avait donné un message écrit au fidèle Ali. Cette scène n’était organisée que pour la mort du jeune homme et pour voir quelle qualité de douleur cette mort inspirerait à Isabelle.

D’autres Almoradis expirèrent tour à tour. Les salles de l’Alhambra se remplirent de rumeurs Le Hagib qui, seul, aurait pu intervenir, était absent. Un eunuque qui était ivre ou à qui la peur avait fait perdre la raison se mit à courir, une torche à la main, en criant des paroles incompréhensibles. Puis tout à coup, à travers les couloirs et les jardins, passa comme un souffle, une sorte d’angoisse qui fit que chacun se tut et attendit.

Mais dans la salle des roses où s’entassaient les morts et où une folie sanguinaire possédait les âmes, Tarfé ne vint pas. Le muet Ali était pourtant allé dans sa maison et lui avait remis en mains propres un amical message d’Abul Hacen, le conviant à venir entendre des chanteurs à l’Alhambra. Cette invitation n’était anormale que parce qu’elle était écrite de la main même de l’Émir au lieu de celle d’un de ses scribes.

Tarfé était au pied de l’escalier de son palais et son père, le vieil Ali-Hamad, se tenait à côté de lui. Il lui montra non sans orgueil, la grande feuille de parchemin, avec le sceau de l’Émir et il prit son manteau pour sortir.

Mais alors Ali, qui était demeuré immobile, étendit la main. Le chef de la famille des Almoradis et son fils Tarfé ne saisirent pas tout d’abord la cause de ce geste. Ils considérèrent le bras étendu d’Ali, et ils s’interrogèrent l’un l’autre du regard. Mais quand leurs yeux se furent portés sur le visage du muet, ils comprirent. Ce visage reflétait la pitié, la tristesse des âmes simples, qui ne s’expliquent pas la haine et s’efforcent de la limiter quelquefois par une invisible bonne action.

Le bras d’Ali était retombé le long de son corps et son visage essayait de redevenir impassible.

C’est bien ! Il pouvait se retirer. Tarfé ne pénétrerait pas dans l’Alhambra avant de s’être informé du danger qui le menaçait. Le salut vient souvent d’un inconnu qui s’en va sans récompense et qu’on ne doit plus revoir.

Quand Tarfé arriva à cheval dans la rue qui va du Darro à la porte de la Loi, il vit un rassemblement où se trouvaient plusieurs Almoradis. Au milieu de ce groupe un jeune homme d’une quinzaine d’années qui avait les lèvres peintes et le visage maquillé parlait avec animation, levant une main délicate dont les ongles étaient recouverts de carmin et qui serrait une branche d’oranger.

Tarfé reconnut dans ce jeune homme le jeune Abdallah, l’amant de son cousin, Abu-Saïd, le débauché.

Quand Abu-Saïd, mandé comme les autres Almoradis par Abul Hacen, était arrivé à la porte de la cour des Lions, il avait déclaré aux gardes qu’il ne se séparait jamais de l’adolescent au beau visage dont il était accompagné. Négligemment appuyé sur son épaule, il s’était promené de long en large dans la cour, attendant son tour d’être reçu. Au moment où on l’avait appelé, il avait cueilli une branche d’oranger et il l’avait remise au jeune Abdallah avec la tendresse qu’aurait apportée un autre homme pour faire présent d’une fleur à une femme.

L’adolescent qui se tenait près de la salle des roses avait entendu un grand cri de mort. Il avait aperçu un filet de sang sous le bronze de la porte. Il s’était enfui et on l’avait laissé passer, aucun ordre n’ayant été donné à son sujet. Maintenant haletant, tremblant, il racontait ce qu’il avait vu et entendu aux Almoradis et sa voix en fausset que l’émotion cassait encore avait quelque chose de ridicule et de tragique.

On délibéra pour savoir ce qu’il convenait de faire.

Mousa appuyé par Tarfé voulait qu’on allât chercher des armes et qu’on tentât l’assaut de l’Alhambra. D’autres, plus sensés, parlèrent de quitter la ville. Beaucoup d’Almoradis étaient morts. Comment grouper leurs serviteurs ? Quelles étaient les familles sur lesquelles on pouvait compter ? Ce fut la violence de Tarfé qui décida de la fuite de tous. N’était-ce pas son imprudence qui était la cause première du mal ? L’essentiel était de prévenir les Almoradis qui n’avaient pas encore répondu à l’appel de l’Émir. On aviserait le lendemain.

La lune se levait. Tarfé et Mousa se trouvèrent seuls. Ils partirent au galop dans les rues étroites de l’Albaycin et il n’y eut plus qu’un enfant de quinze ans, assis par terre, qui sanglotait le long d’un mur.

Et ce ne fut que tard dans la nuit qu’Abul Hacen sut enfin à quel point il était aimé d’Isabelle. Celle que l’on nommait la lumière de l’aurore pensa qu’il y allait de la vie et elle ne ménagea ni les paroles emportées, ni ces actions accomplies au bon moment et qui versent l’oubli aux amants ulcérés.

Quand la lune fut haute dans le ciel, l’Émir eut envie de respirer et il marcha sur la terrasse de la chambre où Isabelle, parmi les coussins, goûtait un sommeil durement gagné. Il était comme un homme qui a bu un mélange d’opium et de nepenthès. Il se sentait étrangement léger.

De l’endroit où il était accoudé, il voyait une porte qui donnait sur la cour des Lions. Des esclaves y passaient, portant des corps. Mais ils semblaient se mouvoir très loin, dans un monde lunaire auquel il était absolument étranger. Ces esclaves accomplissaient des tâches qui ne le regardaient en rien.

À la fin, il vit une silhouette tellement haute qu’il se demanda quel était ce personnage disproportionné qu’il ne connaissait pas. Cette silhouette était celle du Hagib. Son visage était plus jaune qu’à l’ordinaire. Il mesurait avec désespoir les drames qu’allait engendrer la folie de l’Émir, il souffrait de l’injustice commise.

Enfermé dans ses pensées, il traversa la cour et s’avança, sans le voir, vers le balcon où l’Émir était accoudé. À chaque pas qu’il faisait, tout droit dans sa robe noire, il grandissait démesurément aux yeux d’Abul Hacen. Il grandissait comme le devoir méconnu, les charges du royaume, les effets inexorables des mauvaises actions. C’était un géant maigre et noir que ce triste Hagib méditant dans la nuit de l’Alhambra et Abul Hacen, épouvanté, se hâta de rentrer dans la chambre d’Isabelle.