Aller au contenu

La Maîtresse du prince Jean (Willy)/10

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 215-229).


X

EN SAPIN


Encore ? Toujours, alors, en sapin ?

Oui, c’est ainsi. Depuis cinq jours que son polard de beau-frère lui a remis « plusieurs centaines de francs », Maurice Lauban ne sort pas autrement qu’en fiacre. Il faut savoir faire courir l’argent.

Il revient du Bois (le Pré-Catelan, en passant, lui a rappelé sa drôle d’enfance). Cinq heures du soir s’estompent au ciel obscurci, et il ne doit guère plus de trois heures et demie de voiture, soit la bagatelle d’environ huit francs. Ce n’est pas un compte. Pour faire la pistole, où pourrait-il bien se véhiculer ?

Chez Gaëtane Girard ? Il y a bu à la santé de Monseigneur jusqu’à l’éclosion de l’aurore (et jusqu’à plus soif), et tout porte à croire qu’en ce moment la comédienne, couchée sur le flanc, couve son foie surabondamment ébranlé.

Au café ? Il a déjà absorbé : 1° dans un bar, un brandy and honey ; 2° dans un autre bar, un mint julep et 3° au Pavillon Chinois, un japanese cocktail (deux traits d’angostura, trois traits de crème de noyaux, trois traits de curaçao, pas assez de sirop d’orgeat et trop de cognac). Ça suffit. Pas d’alcoolisme. Donc, point au café.

Alors, où ?

On a parfois, dans l’existence, de ces minutes d’indécision poignantes. Où aller ? Voir des filles ? Pour les comparer avec Gaëtane ? Oui, mais il fait encore bien clair et heurter, en plein jour, à l’huis d’une maison close c’est un peu ridicule : on a l’air d’un affamé. Reste le pantalon rouge de Mme Péruwels. Hé ! hé !… Lauban se gratte le menton. Hé ! hé !… Eh bien, décidément ? Pouah !

Subitement, il se remémore qu’il a quelque chose, là, dans cette poche. Un manuscrit ? c’est peut-être un grand mot.


Où aller ? Voir les filles ?


N’exagérons rien : il s’agit de deux ou trois nouvelles à la main. Pas davantage. N’importe ; une quinzaine de lignes à six sous, si elles passent, ça produira tout de suite presque cinq francs. S’il faut savoir faire courir l’argent, il faut aussi savoir le gagner : Ah ! mais ! — Cocher, 26, rue Drouot.

La voiture roule, puis ne roule plus. Qu’est-ce qu’il y a ? Maurice inspecte. Il se trouve à la porte du Figaro. Il palpe le nœud de sa cravate, aujourd’hui fleurdelysée, passe sa langue sur ses lèvres, lisse ses sourcils, saute sur le trottoir et entre avec un dandinement de m’as-tu-lu qui apporte un chef-d’œuvre. Il n’a pas aperçu Maugis qui s’avance sur le trottoir opposé. En revanche, Maugis, de ses gros yeux de locomotive, l’a vu.

Très chargé, Maugis : d’abord de son vaste et illustre bords-plats, ensuite d’un ulster formidablement étoffé, enfin d’une serviette noire, enceinte de livres, de journaux, de lettres et de quatre ou cinq romans inédits. Où fourrer tout ça ? Dame ! il cherche un fiacre. Celui de Lauban arrive bien, et il s’y installe. Il allume une cigarette, mais, vite, il la rejette se rappelant qu’il ne fume plus. Bientôt, il s’impatiente :

— Est-ce que, des fois, ce jeune cerf, qui ne sait pas que je suis céans, me ferait poser tout de même ? Attends ! C’que j’vas t’lui corner l’hallali :

Il appointit sa copieuse moustache, en tiquant un peu de la joue gauche, ce qui lui confère un rictus idiot. Il s’en doute. Y a du bon. Et il tripote sa panse. Y a encore du bon. Depuis le matin, il n’a presque pas engraissé. Quant à son derrière, il ne tient pas trop de place, juste de quoi remplir la main d’un honnête homme — de Brobdingnag. La vie est assez belle ; elle le serait souverainement si Lauban revenait bientôt. Et c’est ce qu’il fait, le jeune cerf : il revient et, allongeant le cou, jette en un bramement de surprise :

— Comment ! toi, là, mon vieux Maugis !… Et bonjour, donc.

— B’jour.

— Du diable si je m’attendais à celle-là !

— « Celui-là ». Respecte mon sexe.

— Par quel miracle es-tu monté dans ma guimb…

— Pas par un miracle.

— Ah ?

— Par la portière.

— Comme tu dis ça ! tu as l’air d’un crin.

— L’seul qui m’reste.

Et Maugis tire son bords-plats ; l’autre tire son porte-monnaie :

— J’ai de la galette. Veux-tu qu’on dîne ensemble ?

— Avec cette serviette ? gouaille Maugis en tapotant son portefeuille pansu. Tu m’as pas-z-yeuté : y a du turbin, là-dedans, qui urge… Rue de Courcelles, 93, dare dare, quick, schnell, j’vas t’juger sur ton canasson.

Hue ! le fiacre part : c’est quelque chose. Dommage seulement qu’il parte au pas et que de temps en temps, pour des raisons mystérieuses, il s’arrête.

— V’là tout à fait c’que j’craignais ! geint Maugis. N’n’avançons pas. Mire-moi ça : jusqu’aux p’tits télégraphistes qui nous dépassent ! Tu l’as donc choisi nickelé, ton canard ?

Et il tique :

— Tu as mal aux dents ? s’enquiert le poète.

Maugis prend à poignées les deux régions latérales de son visage, et il les allonge :

— Ces fluxions ? Non. Sont naturelles. Tu l’savais pas ? tu n’sais donc


Très chargé, Maugis.


rien ? Tiens ! un conseil : tâche à l’avenir de ne plus confondre ma réplétion avec une odontalgie. Ne pas confondre davantage le « Traité des fluxions » de Newton ou de Maclaurin avec un livre de médecine… T’as saisi ?

— ?!?

— Second conseil : ne pas prendre le « Traité de la roulette », du regretté Pascal pour une étude sur le jeu du même nom : il s’agit de la courbe appelée aussi cycloïde.

Lauban, pourtant habitué à la tournure d’esprit de Maugis, s’ébouriffe, commence même à se vexer un tantinet :

— La tienne de courbe !

— Troisième conseil, bon cerf : mieux soigner tes solipèdes, surtout quand t’as l’honneur de convoyer un copain. Du train où n’s’allons, arriverai chez moi après minuit. Tu t’y connais en canassons comme, tiens… comme en gonzesses.

— En gonzesses !!!

Du coup, Lauban se sent vexé totalement et il répète, les bras furieusement croisés :

— En gonzesses !… Non, mais, si c’est par hasard, Mlle Girard que tu allusionnes, tu t’illusionnes ! Elle est…

— All’ fut.

— Elle est… fichtre ! j’en puis parler : j’en sors… elle est épatante !

— Peuh ! comme dit c’l’amour de Claudino-Polaire : « Y a pas de quoi se les rouler dans la farine. »

Rage sourde de Lauban :

— Je suppose, Maugis, que…

— Que Gaëtane est mineure ?

— Que tu es jaloux !

Maugis pouffe :

— Une douzaine de macarons, pour le bon cerf ! T’as mis dans l’mille : c’t’effrayant c’que j’t’envie ; j’en dors pas, j’en ai des crises. Faudra qu’j’achète un revolver. Pan ! en route pour l’éternité. Tu t’occuperas de ma tombe, hein ? Suis un type dans le genre de Musset ; i’m’faut un saule ; et comme j’fabrique d’la critique musicale, tu me donneras un saule dièze…

Un court silence ; Maugis rit d’un œil, s’attriste de l’autre, pose une main sur l’épaule du poète et reprend, patelin :

— Tu vois, moi, j’ai l’courage d’mes passions. Voyons si t’auras l’courage des tiennes. Avoue, bon cerf, qu’t’aimes c’te vieille daine.

Le bon cerf se retient pour ne pas bondir :

— Vieille daine !… C’est si peu une vieille daine que… eh ! bien, oui, tu entends, je la gobe — na ! je-la-go…

— Bien. T’es courageux. Voyons, maintenant, si t’es’psycholo. Pourquoi tu l’aimes ?

— Ça…

— M’en doutais : tu l’sais pas ! Comment pourrais-tu t’connaître toi-même, quand tu t’connais seulement pas en canassons ? Hé ben ! moi, j’vas te l’dire, éphèbe, pourquoi tu l’aimes : tu l’aimes, parce qu’on t’a dit qu’all marche avec un prince. On t’a fichu dedans : son prince, i’s’est barré.

Lauban ne s’attendait pas non plus à « celle-là » ; il pâlit, se soulève, se rassied, oscille sur Maugis des yeux qui clignotent d’inquiétude.

— Barré ? mâchouille-t-il.

— Il l’a planchée, si tu préfères.

— Et depuis quand ?

— D’puis plus d’un an.

— Ce n’est pas à moi, proteste Lauban, qu’il faut raconter ça : ça ne prend pas. Avant-hier encore…

— Qu’é qu’y a eu, avant-hier ? Un’ comète ?

— Y a eu que je l’ai cocufié presque sous ses propres yeux.

— La comète ?

— Oh ! tu peux rigoler, ce n’est pas tes calembredaines…

— Calembredaines, tiens, j’t’embrasserais pour c’mot-là…

— Ce n’est pas tes fantaisies qui changeront les faits.

— Les fêt’s galantes ?

— Avant-hier, oui, j’étais en bas, dans le hall, avec Gaëtane, et nous avons… elle et moi… sur un canapé Roi-Soleil… toute la cithare !… tandis que le prince était…

— Ailleurs !

— En haut, à l’étage au-dessus.

— Tu l’as pas vu ?

— Oh ! là ! là ! élude Maurice.

Maugis arque la bouche et décoche un sourire de caraïbe qui fait l’aimable :

— Tu peux pas l’avoir vu. J’vas doucement t’expliquer ça.

Et, ô douceur ! il explique, en effet, que quelqu’un (qui est lié avec un autre quelqu’un, lequel n’ignore rien de ce qui se passe chez la comédienne) lui a, aujourd’hui même, affirmé, de la façon la plus formelle, que, depuis douze ou treize mois, le prince Jean n’a plus posé ses augustes pieds sur les carpettes de l’hôtel sis rue des Belles-Feuilles.

— J’veux bien croire, concède-t-il à Lauban qui verdit, j’veux bien croire qu’avant-hier tu forniquais dans l’grand salon de c’t’hôtel, et qu’la cabote t’a dit qu’l’altesse poireautait en haut. Mais all’ s’a payé ton citron. Personne en haut… à moins…

— À moins ? interroge l’anxieux Lauban se cramponnant à cette restriction avec l’énergie du noyé qui saisit une gaffe.

— À moins qu’il n’y eût en effet, sinon quelqu’un, du moins quelqu’une… Car, tu sais qu’elle en pince aussi pour les femmes ?

C’en est trop. Maurice, s’il s’écoutait, tordrait le cou à Maugis. Heureusement, il ne s’écoute pas, mais il éclate :

— Espèce de… bouffi ! Espèce de… de saligaud ! Espèce…

Maugis est aux anges. Les mains jointes, il prie :

— Continue… Faut pas t’gêner : j’suis pas ton père. Et puis, avec ton canasson, c’est franc, s’pas ? on a du loisir.

— Espèce de…

Lauban est si ému qu’il se trouve aussi à court d’invectives que Bloch (dit Mauprey) de talent. Faute de mieux, il se décide à mentir, et, les dents serrées :

— C’est pas moi, vieux, qu’on a berné, fait-il.

— C’est peut-êt’ moi ?

— Pardi… La preuve que le prince Jean n’a pas lâché Mlle Girard, c’est que…

— … tu aimes c’te demoiselle ?

— C’est que j’ai vu le prince…

— En photo ?

— Vivant !

— Chez elle ?

— Comme je te vois.

— Dis pas ça !

— Si, je le dis.

— Mais non.

— Alors, je mens ?

— Mettons que t’as eu la berlue. Ce sont des choses qui arrivent, car tout arrive. Même nous : me v’la chez moi.

En effet, le sapin stoppe. Maugis empoigne son portefeuille ventru et serre la main de Lauban qui réitère :

— Je l’ai vu !

— Au revoir, bon cerf, et merci.

Maugis descend calmement de voiture.

Maurice, furieux, le suit, bredouillant :

— Ne sois pas si pressé. Je ne t’ai pas tout dit. Il y a mieux. Non seulement je l’ai vu, mais encore…

Impassible, Maugis a déjà traversé le vestibule. Sans daigner se retourner, il ouvre la porte de l’ascenseur.

— Ah ! çà, par exemple ! implore Lauban, tu m’écouteras !

L’ascenseur s’élève. Un hurlement de colère le suit :

— Je lui ai parlé, au prince !

— Fiff… (C’est la réponse du Lift).

— Voui ! tu entends ! Vous entendez, monsieur Henry Maugis ! Le prince Jean et moi, nous avons causé plus d’une heure.

— Fiff…

Et puis, plus rien. Maugis est arrivé. Le Lift vide va redescendre.

Alors, décontenancé un instant, époumonné aussi, Maurice palpe et regarde sa cravate. Elle est toujours fleurdelysée. Cette constatation le réconforte, et, le torse raidi, le visage impérieux, il affronte le grave concierge attiré par ses vociférations insolites :

— Vous avez de drôles de locataires.

Une pirouette hutine. Six enjambées, et, v’lan ! en sapin de nouveau.