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La Maison des Bories/19

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (Isabelle Comtat, 1p. 242-258).


XIX


La chambre ou Isabelle achevait sa convalescence donnait sur un jardin de Neuilly, paisible, un peu étouffé, un peu triste. Trop de fusains et trop de lierre, mais un merle sifflait dans un marronnier.

La garde, assise près de la fenêtre, tricotait un passe-couloir au crochet, d’un rose abominable. Isabelle, les yeux fermés pour ne pas voir ce rose, rêvait toute éveillée qu’elle écoutait chanter la caille de l’aube dans les seigles des Bories.

Un pas précipité résonna dans le couloir. Isabelle sut qui venait là et son cœur se serra avant même que l’arrivant n’eût ouvert la porte.

— C’est moi, dit Amédée en jetant sa valise sur le parquet. Vous ne m’attendiez pas ?

Elle ouvrit les yeux, vit sa face hagarde, son linge fripé, jeta un cri, les mains en avant :

— Les enfants ?

— Justement. Nous allons en parler.

— Madame Yvonne, dit Isabelle d’une voix expirante en se tournant vers la garde, vous pouvez disposer de votre matinée. Revenez vers midi.

Mme Yvonne se leva, jeta un coup d’œil de blâme à « cet énergumène qui ne l’avait même pas saluée », ouvrit la bouche pour lui rappeler qu’une récente opérée avait besoin de ménagements, referma la bouche par degrés en considérant le visage de l’ « énergumène », adressa à Isabelle un sourire réconfortant et sortit d’un air digne.

— Vite, haleta la jeune femme. Ne me faites pas mourir. Parlez.

M. Durras s’approcha du lit, les bras croisés, pencha sur sa femme un masque de craie sculpté par la haine, où seules vivaient deux prunelles d’un bleu de Prusse :

— Quelle sorte de femme êtes-vous donc ? murmura-t-il d’une voix sourde, où passait un accent de terreur. Dites ? Je voudrais le savoir ?

— Et vous ? répliqua-t-elle fermement, plongeant son regard dans le sien. En ce moment, êtes-vous un homme ou une bête ?

Une lueur de conscience humanisa un instant la face blême. Amédée recula, se prit les joues à deux mains et gémit :

— Tout de même ! tout de même ! Dire que j’aurais pu être si content de vous revoir !

— Oui, dit Isabelle, voilà.

Soudain, l’angoisse eut raison de son courage. Elle se mit à pleurer :

— Parlez, dites-moi ce qui est arrivé. Ayez pitié, ne me torturez pas, je suis si fatiguée, si fatiguée…

— Hain ! gniain, gniain, gniain ! j’suis fa-ti-i-gué-e, fit M. Durras en imitant la voix traînante d’une femme qui pleure. Vous pouvez crever ! tonna-t-il, immédiatement après, de toute la force explosive de sa fureur.

Isabelle releva le menton d’un coup sec, regarda son mari, s’accota à ses oreillers. Un feu subit avait séché ses yeux :

— Merci, j’aime mieux ça. À nous deux. Vous allez me dire ce qui s’est passé. J’aime autant vous prévenir que s’il est arrivé malheur aux enfants à cause de vous, vous ne sortirez pas vivant de mes mains.

Le « Hein » ? d’Amédée éclata comme un coup de trompette. Ce souffle donné, il suffoqua :

— C’est vous qui… C’est vous maintenant qui… oh ! oh ! oh !… Et ça ! Et ça !

Il sortit de sa poche une lettre froissée, mâchée, qu’il jeta sur la courtepointe.

— Haâh… c’est donc ça… soupira Isabelle avec l’accent d’un soulagement infini, un soupir musical, qui n’en finissait plus, délivrant sa poitrine, la vidant jusqu’au fond.

Rien n était arrivé aux enfants. Il avait trouvé sa lettre et voilà tout. Elle seule était en cause, — et pour elle seule, elle ne craignait rien. Elle se trouvait comme dans une île, cernée par un bras de mer infranchissable et loin, là-bas, sur le rivage, un homme la menaçait et lui montrait le poing, un tout petit homme ridicule. Comment ne voyait-il pas la mer entre eux, comment ne comprenait-il pas qu’il était ridicule, avec ses menaces ? La suggestion de l’image fut si forte qu’elle se mit à rire — non d’un rire de théâtre, mais d’un rire franc, irrésistible, un rire de jeune fille qui lui dilatait la poitrine et remplissait ses yeux de larmes. Et chaque fois qu’elle regardait son mari, debout en face d’elle, blême dans sa barbe sombre, tragique, les bras croisés comme un justicier, elle pensait : « Lui qui n’aime pas l’eau ! » et le fou rire la reprenait.

— Ça vous fait rire ? hurlait Amédée, ça vous fait rire ? Vous vous êtes foutue de moi pendant dix ans et ça vous fait rire ? Vous m’avez bafoué, roulé, trompé, et ça vous fait rire ? Vous avez essayé de me faire assassiner et ça vous fait rire ? Et pour le bouquet, vous vouliez empoisonner nos enfants, de sang-froid, et ça vous fait rire ? Mais qu’est-ce que vous êtes donc, hein ?

Isabelle prit un grand souffle, tamponna ses yeux diamantés de larmes joyeuses, se moucha et s’assit commodément dans son lit. Allons ! il fallait tout de même écouter ce que racontait ce petit homme, là-bas.

— Ah ! ça vous fait rire ? Est-ce que vous rirez toujours quand je vous traînerai devant les tribunaux ? Est-ce que vous rirez toujours quand on vous enlèvera les enfants pour me les donner, à moi ? Ah ! vous dressez l’oreille, tout de même ! Est-ce que vous croyez que ce n’est pas suffisant, une lettre comme celle-là pour vous faire condamner, à défaut du reste, mais le reste, patience ! j’y arriverai. Vous croyiez avoir affaire à un imbécile, mais vous n’y avez vu que du feu ; pour une fois, ma chère, c’est bien votre tour. Et l’imbécile se défendra. Ah ! vous croyez qu’on peut tout faire impunément, que c’est le règne du bon plaisir et de la rigolade et vive l’anarchie ! n’est-ce pas, à la lanterne on les pendra, tous les maris tous les cocus, tous les gêneurs, tous les empêcheurs de danser en rond ? Eh bien ! je le regrette pour vous, ma petite, mais nous n’en sommes pas encore là. Il y a encore des lois en France, et des tribunaux pour enlever leurs enfants à une mère indigne qui n’a jamais su les élever, et des gendarmes pour exécuter les sentences, et vous pourrez rire à ce moment-là, si ça vous fait plaisir. Qu’est-ce que vous dites ?

— Rien.

— Vous avez entendu ce que je viens de dire ? Vous avez bien compris ?

— Mais oui. Il y a des lois en France, il y a des tribunaux pour enlever leurs enfants à une mère indigne qui n’a jamais su les élever, comme moi, et les donner à un tendre père qui sait admirablement les élever, comme vous, il y a des gendarmes pour exécuter les sentences… Qu’est-ce qu’il y a encore ? Ah ! il y a que le règne du bon plaisir et de la rigolade. C’est étonnant comme vous peignez ressemblant, Amédée.

— Vous ne me croyez pas capable de mettre mes menaces à exécution, peut-être ?

— Oh ! mais si, répondit Isabelle en soulevant paisiblement ses hautes paupières et regardant cet homme qui lui paraissait de plus en plus lointain et comme faiblissant de minute en minute. Seulement, voyez-vous, mon pauvre Amédée, vos menaces, vos tribunaux, vos lois, vos gendarmes…

Elle fit un geste de la main droite, en l’air, comme pour se débarrasser d’un duvet de chardon, et acheva en lissant le drap du plat de sa main gauche, avec douceur :

— Tout ça n’est rien. Rien du tout.

Amédée se laissa tomber dans un fauteuil, les jambes molles, la tête bourdonnante et vide, comme s’il venait de donner du front contre un mur.

Un mur. Voilà ce que c’était que cette femme. Non cette… chose qu’il avait en face de lui. Un mur. Et derrière le mur qu’y avait-il ? Un monstre ? Une folle ? Une bête sauvage ? Ou cette jeune fille aux sourcils étonnés qui regardait le feu dans un salon de province, son petit escarpin verni passant le bout du nez sous sa jupe de taffetas rose ? Cette douce jeune fille, si jolie, si douce, pleine de silence et de réticences sous son manteau de cheveux bruns et qui ne savait pas ce que c’était que la fureur, qu’aucune sorte de fureur ? Cette jeune fille devenue jeune femme, qui avait vécu quelques mois dans la maison des Bories, et qui avait disparu un beau jour, on ne savait comment, pour aller on ne savait où ? Oh ! comme il aurait voulu la retrouver, celle-là ! S’il avait pu la retrouver, il aurait su mieux s’y prendre, il aurait fait bien attention et elle ne serait pas partie… Mais chaque fois qu’il prenait son élan pour essayer de la rejoindre, il se heurtait à un mur.

Si Amédée avait su que Carl-Stéphane, qu’Isabelle aimait, s’était brisé contre ce mur, aussi bien que lui, qu’elle n’aimait pas. S’il avait su que ce qu’il voyait devant lui c’était bien Isabelle, mais Isabelle habitée par un dieu exigeant qui l’avait choisie pour son plus grand bonheur et son plus grand tourment, un dieu qui ne la ménageait pas plus qu’il ne ménageait les autres et à qui elle appartenait comme la torche appartient à la flamme, sans pouvoir lui disputer un atome de sa substance. S’il avait su qu’il était complètement vain de tenter de barrer le chemin à cette femme habitée par son dieu, car elle vous aurait renversé et passé sur le corps pour aller où elle devait aller, avec la même impassibilité qu’une lame de fond ou un glacier en marche. S’il avait su tout cela, il aurait peut-être été en mesure de choisir une des deux solutions du dilemme : accepter ce qu’il ne pouvait empêcher ou s’en aller pour ne plus le voir — et la tragédie de leur vie aurait pris fin.

Mais il ne savait rien de tout cela et si quelqu’un le lui avait expliqué à ce moment même, il ne l’aurait pas cru. Il était capable de déchiffrer dans une fissure de roche des histoires millénaires aussi surprenantes que celle-là, mais il était incapable de reconnaître chez un vivant à ses côtés, les raz de marée, les convulsions volcaniques, les sédimentations séculaires et les éclosions foudroyantes longuement préparées par un génie patient et tâtonnant, tous ces phénomènes enfin dont il savait relever les traces sur le visage de la terre, une fois qu’ils étaient accomplis. Mais autre chose était de les surprendre dans leur redoutable activité — et puis Isabelle lui tenait trop à la chair pour qu’il pût lui accorder cette sympathie de l’intelligence qu’il accordait à un caillou. Il ne pouvait que la désirer ou la haïr, parfois les deux en même temps.

En ce moment, il la haïssait, sans plus, car elle lui faisait peur. Oui, à regarder ce visage tendu vers lui, à la fois ardent et calme comme un tison qui se consume lentement, il éprouvait une espèce d’horreur et ce fut la seule confuse perception qu’il eut jamais de cette présence implacable et magnifique qui avait élu pour demeure Isabelle Comtat et le traînait, lui, pitoyablement à la remorque.

Tout à coup, il aperçut sur la cheminée un petit bouquet de violettes de Parme et sa fureur jalouse le ressaisit, par association de l’image des fleurs et de l’idée d’amour. Mais il essaya de rester calme et ironique comme elle, puisque la violence la faisait rire.

— Et alors ? demanda-t-il en étendant les jambes et faisant jouer ses poignets dans ses manchettes avec une feinte aisance, comment va votre amant ? Il paraît qu’il a bien travaillé pour moi et que le tirage de sa traduction est presque entièrement souscrit, grâce à ses bons soins. Avouez qu’il me devait bien ça, après avoir failli m’expédier ad patres

Il l’observait et la vit pâlir. Un élan irrésistible le jeta sur elle, les poings levés, les dents serrées, broyant les mots :

— Combien avait-il donné à Ludovic pour me tuer ? Hein ? Hein ? À combien aviez-vous estimé ma peau, deux crapules ?

— Vous êtes fou ? cria Isabelle avec un tel élan d’ébahissement que ses poings retombèrent. Ce ton-là, cette mine-là ne s’inventaient pas. À moins… Était-elle à ce point comédienne ?

— Ah ! par exemple ! reprit-elle avec violence, voilà une insulte dont vous me rendrez raison ! Qu’est-ce que vous osez dire ? Qu’est-ce que vous osez penser ? Et vous profitez de ce que je suis dans mon lit et que je ne peux pas vous mettre à la porte avec deux paires de gifles !

— Voyons, voyons, dit Amédée en passant la main sur son front, ne nous emballons pas. Procédons par ordre. Je retire ce que j’ai dit, jusqu’à plus ample informé. Mais si…

— Il n’y a pas de « plus ample informé », coupa la voix impétueuse. Quand on avance une chose pareille, c’est qu’on en est sûr. Allez chercher vos gendarmes ! Allez, allez, mais allez donc, qu’est-ce que vous attendez ? « Feu du Ciel ! reprit-elle avec rage, au bout d’un court silence, je pleurerais des larmes de sang d’avoir eu la bêtise de rester fidèle à cet homme-là, si c’était vraiment à cet homme-là que je suis restée fidèle… »

— Enfin, balbutia Amédée, ce Kürstedt… Est-ce vrai ou non qu’il vous a demandé de partir avec lui ?

— C’est vrai, répondit-elle avec un regard écrasant. Et après ?

— Et vous ne me l’avez pas dit ? Voilà la confiance que vous avez en moi ?

— « À combien aviez-vous estimé ma peau, deux crapules ? » reprit Isabelle, en imitant la voix haineuse de son mari. Voilà la confiance que vous avez en moi ?

— C’est de votre faute, répliqua-t-il d’un ton raide. Tout est de votre faute, tout.

Mais il se sentait perdu. Elle le regardait de nouveau comme tout à l’heure, après sa crise de fou rire, comme si son regard avait dû faire un long voyage au fil de l’eau, passer sous le pont chinois des sourcils avant de l’atteindre, lui, tout lointain, tout petit.

— Pauvre être ! murmura-t-elle d’une voix rêveuse. J’aurais pu vous tromper, c’était si facile. Il y a des femmes qui appellent cela se venger. Vous autres hommes, vous attachez tant d’importance à cette histoire… Pauvres êtres ! tout ça n’est rien, rien du tout.

Elle se tut, sourcils levés, bouche pensive, contemplant sans doute en elle-même ce qui pour elle était quelque chose et que tous les « pauvres êtres » ne connaîtraient jamais.

Ses mains abandonnées jouaient machinalement sur le drap, — des mains grasses et blanches, aux doigts ronds. Elle les soignait à la pâte des Prélats et il y avait en effet dans ces mains une expression de paix active et de douceur monastique qui contrastait avec la fièvre de son mince visage passionné.

Amédée regardait ces mains, et il se souvint tout à coup de ce jour où Isabelle lui avait fait un gâteau pour sa fête et crut entendre encore à son oreille la voix rieuse de Lise, qui babillait en le tirant vers la salle à manger par la manche de son veston : « Viens voir un peu ce que ta femme t’a fait, avec ses mains d’ivoire… Tiens ! regarde… Tu crois que c’est pas un ange, ta femme ? »

Ce souvenir de gâteau, la vue de ces mains sur le drap achevèrent la déroute de son esprit. Qu’était-il venu chercher ici ? Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Il avait pris le train comme un fou pour aller châtier une femme doublement criminelle, un monstre, et il s’était jeté tête baissée contre un mur. Puis le mur s’était écarté et voici qu’il trouvait dernière la figure familière de sa femme, celle qui lui faisait des gâteaux pour sa fête, celle qui lisait sous la lampe, celle avec qui il se querellait, comme tous les maris avec toutes les femmes, celle qui avait une peau douce et blanche et odorante, celle qui ne l’avait pas trompé parce qu’elle se moquait bien de « cette histoire » et que tous les freluquets du monde perdaient leur temps auprès de cette nature sage et froide, uniquement occupée de ses enfants et de sa petite vie d’intérieur…

Il la regarda, vit encore une autre femme : celle dont les paupières tendues comme des voiles bistrées sous l’arc des sourcils appareillaient pour de longs voyages où il n’était pas convié, celle qui disait d’une voix douce et inflexible ; « Tout ça n’est rien, rien du tout… »

À ce moment, le regard d’Isabelle croisa le sien. Il éprouva la sensation d’un choc physique et recula, repoussant son fauteuil contre le mur, devant le bouleversement subit qui convulsait les traits de ce visage tout à l’heure paisible. Elle le regardait, les prunelles fixes et se mordait les poings.

Amédée s’approcha du lit, conciliant :

— Voyons, qu’y a-t-il ?

Elle poussa un cri aigu, un cri de terreur ou de folie :

— Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! Allez-vous-en, ne me touchez pas !

Il recula de nouveau jusqu’au fauteuil. Qu’était-ce encore que cette crise de nerfs ? Elle brandissait ses poings vers le plafond, les secouait avec une expression de désespoir dément :

— Oh l’horreur ! l’horreur ! L’horreur de cette vie ! L’horreur !

— Quelle vie ? demanda-t-il en essayant de mettre de la patience dans sa voix. De quoi parles-tu, voyons ?

Elle cria encore, comme si ce « tu » l’avait brûlée. Et son gémissement reprit :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Vous ne voyez donc pas ? Allez-vous-en ! Par pitié, allez-vous-en !

— Parfait, dit-il d’un ton sec et outragé. Je m’en vais.

— Je m’en vais ? reprit-il, la main sur le bouton de la porte. Vous voulez vraiment que je m’en aille ?

Un râle indistinct — douleur ou fureur épuisante — gronda dans la poitrine d’Isabelle.

— Comprends pas, dit Amédée à la cantonade en levant les sourcils et les épaules.

Il fit claquer la porte derrière lui, gagna la rue.

Isabelle, sur son lit, se tordait comme pour échapper à des liens, jetait de tous côtés ses cheveux, ses mains crispées :

— L’horreur de cette vie ! L’horreur ! L’horreur !

Elle avait vu clair, tout à coup. Vu sa vie, leur vie, nue, entière, dépouillée du voile des habitudes et des patiences, reconstituée hors de l’émiettement quotidien. Cela dépassait les forces, submergeait le courage, cela jetait le corps en déroute, dans une crise de terreur panique, un délire de fuite qui faisait trembler les muscles, s’entre-choquer les dents.

— L’horreur ! L’horreur !

Enfin les larmes vinrent à son secours et elle se mit à parler en balbutiant, à jeter aux murs une confession hachée où passaient toutes sortes de souvenirs épaves échouées au fond de la mémoire et qui surgissent dans les bouleversements de l’être. Personne, non pas même celui qui en était le principal acteur, n’aurait pu retrouver dans cette apparente confusion le dessin d’une tragédie jour par jour vécue. Quand elle répétait en pleurant : « le ruisseau, le ruisseau, » ces mots évoquaient pour elle seule le rire sourd des eaux de pluie qui s’écoulaient dans l’ombre, le soir où elle avait dit adieu à Carl-Stéphane, devant les premières maisons de Chignac. Au même moment, sa mémoire lui représentait une vision qui datait des tout premiers jours de son mariage : Amédée à table, qui venait de manger de la salade, qui avait négligé de s’essuyer la bouche et lui parlait avec des lèvres luisantes, une goutte d’huile attardée au creux de son menton — et soudain elle avait dû quitter la table, saisie d’une nausée irrésistible, d’un soulèvement de tout son corps. Ces deux visions l’accablaient du même désespoir, comme s’il y avait eu entre elles un rapport intime — et d’autres s’y mêlaient, les renforçaient, tout un monde de souvenirs qu’elle ressentait avec la même intensité douloureuse. Tous étaient projetés sur le même plan, tous prenaient la même importance, comme s’il n’y avait, aux yeux de l’esprit, ni présent, ni passé, ni proportions relatives — rien qu’un seul présent, et une seule mesure et que tout fût également essentiel ou également nul. Peut-être est-ce là, en fin de compte, le secret de la vertu apaisante du souvenir.

Isabelle en éprouva peu à peu les bienfaits. Par ce chemin, elle rentra dans la perception fragmentaire dont un choc l’avait dangereusement fait sortir et elle se mit à réfléchir sur la conduite immédiate à tenir vis-à-vis de son mari, pour apaiser une fois de plus leur insoluble conflit, le ramener une fois de plus à l’arrière-plan de la vie commune.

Dès qu’elle eut arrêté une résolution, son courage ressurgit, tout neuf et comme lavé. Elle retrouva en elle cette aptitude au bonheur qui la rendait semblable aux enfants et sa foi obstinée dans la vie. Déjà, elle entendait les aboiements délirants de Chientou, les cris des petites, le roulement de la voiture qui la ramènerait aux Bories. Le vent tordait les panaches étiques des trois sorbiers… Quelle lumière !



Amédée s’en allait par les rues, droit devant lui, inconscient du désordre de sa tenue, de son visage mâchuré, de son linge fripé et noirci par sa nuit en chemin de fer. Il allait, il allait, pour user cet élan qui l’avait jeté la veille dans un train, soulevé de fureur, et n’avait rencontré que le vide au bout de sa course. Il lui fallait d’abord user cet élan, pour sortir du chaos. Et il allait, il allait sans rien regarder, sans rien entendre, guidé, quand il devait traverser les rues, par l’instinct de conservation qui ordonnait : « À droite ! À gauche ! Attention ! »

Ainsi tous deux, le caniche tirant l’aveugle, finirent par échouer dans un restaurant de la place du Havre où ils commandèrent à déjeuner, car ils avaient faim.

La brûlure aromatique d’une gorgée de café succédant à la sensation anesthésiante d’une tranche napolitaine rétablit brusquement le contact interrompu avec le monde extérieur. Des visages s’interposèrent, une rumeur de foule, d’assiettes et de cuillers heurtées, l’odeur des sauces et des viandes. Amédée s’étira, sourit. Ce sourire tomba sur un visage de femme, placé là comme une sébile pour recueillir les sourires sans emploi et en faire son pain quotidien. Amédée suivit la femme. Un naufragé touchait terre.

En montant l’escalier de l’hôtel où il était entré quelques minutes après elle pour se conformer au rituel établi par la tolérance de la police, il eut le sentiment fugitif d’exercer des représailles justifiées. Puis il se souvint de la désinvolture avec laquelle Isabelle traitait « cette histoire » et aussitôt tout le rebuta : le tapis couleur farine de moutarde bordé d’une bande grenat, la tête d’un garçon d’étage et la voix de la femme qui lui demandait pourquoi il avait l’air « à cran ».

Une heure après, rasé, baigné, détendu, Amédée regardait passer la foule, assis à la terrasse d’un café des boulevards. Il s’amusa longtemps à observer le manège d’un camelot qui avait étalé un bout de tapis sur les trottoirs et faisait combattre deux petits coqs d’étoffe ou de fer-blanc mus par des élastiques. À un mètre de distance, il était impossible de distinguer les fils et les petites bêtes élancées l’une contre l’autre, de toute leur masse légère de jouet, semblaient vider avec fureur une inépuisable querelle personnelle. Au bout d’un moment le camelot, ayant fait quelques affaires, rangea ses petits belligérants dans une boîte, ramassa son vieux bout de tapis et s’en fut plus loin.

Amédée paya sa consommation, se leva et redescendit à pied vers Neuilly. Une grande résolution mûrissait dans sa tête.

À l’automne prochain, il viendrait s’installer à Paris avec sa famille. Depuis pas mal de temps déjà, il était tenté par l’étude des terrains du bassin parisien. Et puis, dans une ville, il pourrait doubler son travail personnel d’une activité extérieure : des conférences, des cours, encore qu’il ne tînt pas beaucoup à s’inscrire dans les cadres de l’Université. Les enfants iraient en classe, Isabelle les verrait moins.

Peut-être même comprendrait-elle que l’intérêt de Laurent exigeait qu’il fût mis en pension, pour lui apprendre à travailler. On le ferait sortir le jeudi et le dimanche et tout le monde serait heureux. La grande bêtise qu’il avait faite, ç’avait été d’amener une jeûné mariée dans ce repaire de loups des Bories. Elle s’était jetée follement dans la maternité, faute de distractions extérieures et tout le poison de leur vie était venu de là.

Certes, s’il avait mieux connu les femmes… Mais voilà, on l’avait abruti en lui persuadant dès l’enfance que la femme était le diable et qu’il ne fallait pas l’approcher hors du mariage… Tas de coupables imbéciles ! Enfin, il en avait terminé avec les préjugés et les incompréhensions. Maintenant qu’il était capable de penser par lui-même, il allait diriger sa vie un peu mieux, et tâcher de vivre en paix.

À la Porte Maillot, des Italiennes en sabots de bois claquants et tabliers noirs plissés portaient sur la hanche des paniers de violettes et de roses-thé liées en bottes maigres, aux longues tiges flexibles couleur de corail. Elles poursuivaient les passants de leurs offres nasillardes qui traînaient longtemps avec le parfum des fleurs, dans l’air d’avril. L’une d’elles s’attacha aux pas de M. Durras, flairant sans doute la secrète faiblesse de cet homme au visage dur. Il fut sur le point de céder, mais songea qu’il aurait l’air de présenter des excuses s’il rapportait des fleurs à Isabelle et il se débarrassa par un « non » sec et bref, de la marchande déçue.

À mesure qu’il approchait de la pension de famille, il appréhendait davantage le premier regard de sa femme et son premier mot. Tout son être avait soif de paix.

Lorsqu’il entra, Isabelle prenait son thé, dévorant à belles dents des tartines de pain de seigle si amplement beurrées qu’on ne voyait plus le pain.

— Voulez-vous du thé ? demanda-t-elle en passant à son mari l’assiette des tartines.

Le thé était chaud, les tartines savoureuses, confortable le fauteuil dans lequel Amédée laissa tomber son corps fatigué. Il trouva la vie bonne.

— Savez-vous à quoi je pensais, Isabelle ? Je pensais que nous devrions nous installer à Paris, l’automne prochain. Qu’en dites-vous ?

Cela dépassait ses espérances. Mais elle contrefit celle qui est d’abord surprise et qui hésite, puis qui découvre peu à peu de bonnes raisons d’approuver — et toutes ces raisons semblaient concerner Amédée seul. Ils en discutèrent avec animation toute la soirée, exagérant un peu la cordialité mutuelle.

En cherchant du papier dans le buvard de sa femme pour établir un programme et un budget, Amédée trouva tout un paquet de lettres des enfants et se mit à les lire. Isabelle épiait son visage avec inquiétude. Mais il avait l’air plus surpris que fâché.

— C’est curieux, soupira-t-il.

Et, tournant vers sa femme un visage étonné et chagrin :

— Pourquoi ne m’écrivent-ils jamais des lettres pareilles ?

Pourquoi ? répéta Isabelle, en le regardant avec une attention perçante, comme si elle tâchait de le voir à travers un masque. Si vous réfléchissiez un peu vous-même à ce « pourquoi » ?

— Bien sûr, dit-il avec précipitation, bien sûr, bien sûr, ce n’est pas la même chose. C’est évident. N’en parlons plus.

Il détestait la cohérence de sa femme. Elle allait toujours droit son chemin, comme un soc de charrue et ses actes, toujours simples, lui ressemblaient. Elle avait bien de la chance ! pensait-il quelquefois avec amertume, mais qu’elle jugeât les autres selon ses propres lois, c’était par trop féminin.

D’un commun accord, ils parlèrent d’autre chose.

Le lendemain, d’ailleurs, Amédée reçut une double lettre de ses enfants, à laquelle il fut d’autant plus sensible qu’elle semblait répondre au souhait exprimé la veille et le délivrait de sa préoccupation :


« Mon cher papa,

« Je suis bien fâché de ce que je t’ai dit hier. Je t’écris pour te dire que j’aurais bien mangé du poulet si ça n’avait pas été le Colonel, mais le Colonel je pouvais vraiment pas. Peut-être que tu comprendras et que tu voudras bien me pardonner. Maman te dira aussi qu’il aurait pas fallu tuer le Colonel, mais bien sûr c’est pas ta faute, tu pouvais pas savoir. Enfin je te demande pardon, là. Je tâcherai d’être gentil à l’avenir, comme dit Mlle Estienne et de bien travailler à l’avenir pour que les grands dépensements que tu fais pour mon instruction ne soient pas perdus. Ne fais pas de la peine à maman à cause de moi, ce n’est pas de sa faute la pauvre petite, c’est tout de la mienne. J’espère que tu vas la ramener à la maison et je t’embrasse affectueusement.

« Laurent Durras. »


« Mon cher papa,

« Je t’écris pour te dire qu’il faut pas en vouloir à Laurent, tu sais bien que c’est une espèce d’individu mais pas méchant pour un sou au fond. Moi quand il me rosse je l’appelle cochon, chameau et tout et j’ai envie de lui carpigner les z’œils pendant cinq minutes au moins et pis il m’embrasse et c’est fini. Il a bien du chagrin d’avoir été méchant et nous aussi les filles qu’on en a pleuré toute une journée au moins. Le Corbiau est même un peu malade avec la fièvre, mais Mlle Estienne lui fait de la tisane des quat’fleurs et je lui raconte des z’histoires et ça va aller très bien. Reviens vite avec maman on vous fera des triomphes et le beau feu d’artifice que vous allez nous rapporter. Tout le monde et Chientou vous embrasse bien fort.

« Lise. »

M. Durras répondit par retour :


« Mes chers enfants,

« Je vous remercie de vos lettres qui m’ont fait plaisir et je veux bien pardonner à Laurent pour cette fois encore si son repentir est sincère et à condition qu’il songe sérieusement à réformer son épouvantable caractère qui le fera détester de tout le monde quand il sera grand. Enfin n’en parlons plus. J’espère qu’il nous donnera à l’avenir un peu plus de satisfaction à votre mère et à moi.

« Votre mère affirme qu’elle sera en état de prendre le train après-demain, malgré les conseils de l’infirmière. Je ne trouve pas cela très prudent non plus, mais comme votre mère ne fait jamais que ce qu’elle veut, vous pouvez vous attendre à nous voir arriver dans trois jours.

« J’espère qu’Anne-Marie n’est pas sérieusement malade. Votre mère prie Mlle Estienne de lui envoyer une dépêche si la température persistait.

« À bientôt, mes chers enfants. Nous vous embrassons tous affectueusement.

« Votre père

« Amédée Durras. »


Isabelle lut la lettre de son mari, en hochant la tête avec satisfaction. Mais elle prit une plume et barra d’un trait le « comme votre mère ne fait jamais que ce qu’elle veut… »

— Une idée à ne pas mettre dans la tête des enfants, dit-elle, gravement. En ce monde, on ne fait jamais ce qu’on veut. Personne.