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La Maison sur le Nil ou Les apparences de la vertu/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Édition Montaigne (p. 83-90).
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Or, un soir…

— Enfin ! s’écria Lampito.

— Tu parles bien, dit poliment Philinna ; mais tu es trop pompeux. Et puis, pourquoi nous as-tu donné une petite description de l’Aegypte avant de commencer ton récit ? Je suppose que cela n’a rien à voir avec la suite de l’aventure ?

— Soyez indulgentes, répondit Clinias. L’histoire de Biôn est très simple, je pourrais vous la dire en deux mots, mais ensuite il faudrait en trouver une autre et la chaleur ne me permet pas cet effort d’imagination. D’autre part, c’est une courte scène qui ne saurait être développée. Il faut bien que je la prépare avec quelques phrases inutiles, si je veux avoir fait un conte de la même longueur que les autres. Tout cela est sans réplique. Ne m’interrompez plus.

… Un soir, comme il avait marché longtemps sous un rayonnement douloureux, et que déjà ses pieds fatigués portaient la marque étrécie des courroies, il approcha d’une maison brune et verte, élevée seule au bord du Nil avec de la vase sèche et des stipes entrecroisées. Des palmiers lourdement chevelus croissaient nombreux autour d’elle, et elle était à ce point envahie par les larges herbes du fleuve qu’on l’eût dite flottante sur l’eau même ou en péril dans un marais.

L’épaule reposée contre un arbre, Biôn, immobile, regarda :

Deux jeunes filles, devant l’ouverture de la porte, rieuses par moments, se parlaient.

L’aînée était debout dans une grande étoffe bleue à franges, nouée sous les aisselles, drapée jusqu’aux genoux. Ses innombrables cheveux noirâtres étaient séparés en mille petites tresses minces et dures, qui encadraient de près un visage aux yeux luisants et aux grosses lèvrres, et ne retombaient pas au delà de ses délicates épaules carrées. Elle pliait les reins à une barrière basse. Elle riait un peu et balançait la tête.

La plus jeune n’était pas vêtue, car elle était presque une enfant. Elle se tenait assise sur ses talons, la tête penchée entre les genoux, et piquait de petites fleurs jaunes entre ses orteils écartés.

Il les regardait vivre et ne se montrait pas. Il contemplait la Maison. Ce lieu, mystérieux comme tout ce qui apparaît pour la première fois, lui semblait défendu par ce qu’il avait d’étranger, de solitaire et d’inconnu. Une famille vivait là. Depuis combien de temps ? Quelle quantité de tristesse et de bonheurs furtifs avait fait joyeuse ou morne cette hutte de boue et d’arbres ? Qui l’avait bâtie ? Qui l’avait habitée ? Quelles morts, quelles naissances avait-elle veillées ? Il sentait que tout ce qu’il pourrait apprendre ne lui dirait jamais rien sur elle, et qu’à jamais ce coin perdu lui demeurerait impénétrable.

Le soir s’élevait rapidement. Biôn enfin se montra.

Aussitôt les deux filles, avec de petits cris se retirèrent vers la maison ouverte. Mais il n’approcha pas et dit simplement :

— « Je demande hospitalité.

— Le père est aux champs, répondit l’aînée. Attends qu’il soit venu. Il t’accueillera ».

Biôn appuya son bras contre un arbre et tourna ses yeux vers le Nil, importuné par les regards curieux qui se fixaient sur sa personne.

Longtemps après le soleil couché, l’Aethiopien arriva, suivant un bœuf blond aux cornes effilées. Et dès qu’il parut, les deux filles parlèrent à la fois.

« Il y a un étranger. — Il demande hospitalité. — Oui, il est seul. — Là, près de l’arbre. — Nous ne l’avons pas laissé entrer avant ton retour. — Nous avons bien fait, père ? »

Le maître fit trois pas dans l’obscurité, et dit à voix haute :

« Sois le bienvenu. Entre chez moi ».

Quand ils furent entrés dans la salle et qu’on eût allumé les lampes de terre cuite :

« Voici l’eau, le pain et les fruits », dit l’Aethiopien.

Ils burent et mangèrent. Et l’hôte ne parlait pas, sachant qu’il est indiscret de poser des questions à qui n’y a pas répondu d’avance.

Celle dont le corps brun était drapé de bleu apportait des mets et versait l’eau des cruches. La cadette s’était reculée jusqu’à la paroi terreuse, et, les mains serrées sur la bouche, considérait l’Etranger.

Quand le repas fut accompli, l’hôte se leva : « Il est temps de gagner ton lit. Je sais les devoirs de l’hospitalité. Voici mes deux filles. La plus jeune n’a pas connu d’homme encore mais elle est d’âge à t’approcher. Va, et prends ton plaisir avec elle ».

Biôn n’ignorait pas cet usage, et il le vénérait comme une tradition de vertu singulière. Les dieux visitent souvent la terre, habillés en voyageurs, en soldats ou en bergers, et qui reconnaîtrait un mortel d’un olympien qui ne veut pas se nommer ? Biôn était peut-être Hermès ? Il savait qu’un refus de sa part eût été pris pour un outrage ; aussi n’eut-il ni surprise ni gêne quand l’Aînée se pencha vers lui et découvrit ses jeunes seins pour les lui donner à baiser.

Sans parler, sans bouger, l’enfant regardait leur scandale, et se tenait, la tête en avant, les mains retombées comme en rêve.

Après un instant de pâleur, tremblante, prête à pleurer, elle se précipita dans la porte ouverte. La nuit se referma sur elle.

Le père alors, levant les bras, à son tour marcha jusqu’au seuil, et plongea les yeux dans l’ombre profonde, où sa fille emportait à jamais l’honneur perdu de sa maison.