Aller au contenu

La Marine de l’avenir et la marine des anciens/06

La bibliothèque libre.
La Marine de l’avenir et la marine des anciens
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 346-372).
◄  05
07  ►
LA
MARINE DE L'AVENIR
ET
LA MARINE DES ANCIENS

VI.[1]
LA BATAILLE DES ARGINUSES.


I.

« Belle et brillante Athènes, au front couronné de violettes, » le jour où tu vis repartir Alcibiade avec une armée de quinze cents hoplites, avec cent cinquante chevaux, avec cent trières, tu te promis sans doute de nouveaux triomphes : la république venait de faire un suprême effort et de le faire au moment même où Lacédémone lassée se montrait disposée à demander la paix. Quelle ne fut donc pas ta surprise, quand, au début de l’année suivante, tu appris que ta flotte venait d’être battue ! Dans une seule journée, tu avais perdu vingt-deux vaisseaux! L’ami de Tissapherne aurait-il vendu l’armée qu’on lui a confiée? Ce soupçon peu à peu grossit; les détails transmis de Samos le changent en certitude, — la certitude des masses. — On sait si les masses, quand il s’agit de croire quelque fait monstrueux, ont jamais eu l’habitude d’hésiter. Que s’était-il donc passé en Asie? Reprenons les choses au point où nous les avons laissées, c’est-à-dire au moment où Alcibiade, vainqueur dans le Bosphore comme dans la Propontide et dans l’Hellespont, se disposait à faire route pour Athènes.

Le roi des Perses, à chaque nouveau succès d’Alcibiade, n’en a que mieux compris la nécessité de resserrer son alliance avec les Lacédémoniens. La politique oscillante de Tissapherne a décidément le dessous ; c’est l’intervention franche et loyale de Pharnabaze qui prévaut. Darius envoie à Sardes le second de ses fils, le plus vaillant : Cyrus. De Sardes le prince se rend à Éphèse. Il y trouve Lysandre récemment arrivé de Lacédémone, Lysandre déjà renommé pour sa rare valeur et surtout pour sa connaissance exceptionnelle du métier de la mer. Les rivages de l’Asie n’avaient pas eu souvent le spectacle d’une telle activité. Rhodes, Cos, Milet, Chio ont été mises à contribution; soixante-dix trières sont rassemblées sur la rade d’Éphèse; mais il faut de l’argent pour solder les équipages. « De l’argent! j’en apporte! répond Cyrus. Voici pour commencer un à-compte de 500 talens. Cette somme ne suffit-elle pas? J’aurai recours aux fonds que mon père m’a confiés. Si ce n’est point assez, je ferai fondre le trône sur lequel vous me voyez assis. » Tissapherne n’offrait que son triclinium. La solde fixée par ce satrape, d’après le conseil d’Alcibiade, était de 45 centimes; Cyrus la porte de son propre mouvement à 60. Les Athéniens n’ont qu’à bien garder leurs chiourmes, l’appât d’un pareil salaire amènera plus d’un déserteur à Lysandre. L’accord de Lacédémone et de Sardes est donc plus assuré que jamais. Ce n’est pas un simple satrape qui parle, c’est un prince du sang, un Caranos, investi pour tous les bas pays dans toute l’étendue des provinces maritimes, de l’autorité souveraine. Le roi des Perses a pris la flotte du Péloponèse à bail. Aux termes du traité conclu entre Tissapherne et Astyochos, la dépense supportée mensuellement par le roi ne devait pas dépasser trois mille francs par trière; Cyrus en promet quatre mille et Darius ratifie cette libéralité. Peut-on payer trop cher la satisfaction de voir les Grecs se déchirer entre eux? Tous ces despotes orientaux ont beau être astucieux, je les trouve singulièrement enclins à l’imprudence. Quand on est aussi riche et aussi mal défendu par son organisation militaire, il n’est vraiment pas sage de faire parade de l’or qu’on possède. Ne court-on pas le risque d’allumer la cupidité des pauvretés avides dont on se procure pour un instant le concours? Les malandrins de Sparte ne tarderont pas à sonder les chemins d’Ecbatane; dix-huit siècles plus tard, vous verrez les preux de l’Occident, soumis à des tentations semblables, se ruer sur les routes qui conduisent à Calicut, à Tenochtitlan ou à Quito. Cyrus cependant n’a pas fait un si mauvais marché qu’on serait porté au premier abord à le croire. Une trière armée de deux cents hommes pour 4,000 francs par mois ! Jamais Gênes ou Venise n’ont fourni de galères à ce prix, et l’or, au moyen âge, avait, si je ne me trompe, une tout autre valeur qu’au temps d’Alcibiade, de Lysandre et de Darius II. Mais à quel taux, m’objecterez-vous peut-être, Guillaume-Pierre de Mar louait-il donc à Philippe le Bel, en l’année 1294 de notre ère, les services de ses compagnons? A un taux beaucoup moins élevé, je le confesse : 360 livres tournois par mois pour chaque galée. Seulement Guillaume de Mar ne fournissait que les équipages : cent soixante hommes par navire. « Nous armerons au roi, disait-il, trente de ses galées de Provence. » Il n’avait à sa charge que « les gages et les viandes desdits hommes; » c’était au monarque qu’il appartenait de construire les navires, de les équiper et de « les garnir d’armures.» Quand le nolis devait tout comprendre, — coque, agrès, armement, archers et mariniers, — le loyer mensuel de la galée s’élevait à la somme de 900 florins d’or. À ce taux, « Ayton Dorea de Gennes, » en l’an 1337, « promit servir le roy de France pour sa guerre à autant de galées comme le roy voudrait. » Si le florin d’or, comme je le présume, valait à cette époque 13 francs 48 centimes, Cyrus entrait dans la querelle d’Athènes et de Sparte à bien moindres frais que Philippe de Valois dans celle de l’Ecosse et de l’Angleterre. Pour la somme de 12,000 francs environ, ce n’est pas une galée que les Spartiates auraient mise en mer; le prince eût pu en exiger trois. Considérons d’un autre côté Guillaume de Mar et Lysandre. Il faut 4,000 francs à Lysandre pour la solde d’un seul équipage ; Guillaume de Mar n’en réclame que 360, et encore se contentera-t-il « de la moitié de tout ce qu’il pourra gagner sur mer et sur la terre des ennemis, sauf villes, châteaux et forteresses. » Où veux-je en venir? me demandera-t-on. Quelle conclusion arriverai-je à tirer de tous ces rapprochemens? Je vais, sans vouloir insister davantage, vous le dire : il me semble qu’on est en droit de conclure des conditions si différentes auxquelles on obtenait, vers la fin du moyen âge et pendant les dernières années du Ve siècle avant notre ère, « des galées et des compagnons, » qu’au moyen âge la construction et l’équipement du navire constituaient la principale dépense, que chez les Grecs, au contraire, la trière comptait pour peu de chose. On la construisait en quelques jours; on la munissait d’agrès sans avoir besoin de faire une bien grande saignée au trésor, car Polybe, dont je ne crois pas, il est vrai, un traître mot, prétend que les cheveux des dames de Carthage suffirent, vers la fin de la troisième guerre punique, pour gréer une flotte. La solde en revanche mettait à une rude épreuve les finances de l’état. Plus de ces pauvres diables qu’on enrôlait au prix de deux francs vingt-cinq centimes par mois! Les thètes et les métèques se seraient refusés à manier l’aviron, si on leur eût offert une paie inférieure à 13 francs 50 centimes. Brasidas et Pharnabaze avaient donc raison, lorsqu’ils s’écriaient : « Ne vous inquiétez pas des planches! » — Nos planches, à nous, coûtent 14 millions; qu’on veuille bien nous permettre de les ménager ! Aussi n’aurai-je de cesse que je n’aie fait prévaloir la pensée de compléter ces colosses par l’adjonction d’un menu fretin qu’on puisse exposer sans tant de scrupule. Le fond de tout mon travail est là.

« Chez Alcibiade, dit Plutarque, ce qui choquait le plus, c’était l’insolence et le luxe joints à la présomption ; dans Lysandre, c’était la dureté du caractère. » Cette rudesse impérieuse ne s’amollissait que devant les princes et devant les satrapes. « La Grèce, ajoute le précepteur de l’empereur Adrien, n’eût pas mieux supporté deux Lysandres que deux Alcibiades. » C’est pour cela peut-être que, ne pouvant opposer à l’Alcibiade d’Athènes un Lacédémonien qui eût autant de souplesse dans l’esprit, autant de charme insinuant dans les manières, il n’était pas sans avantage de le mettre aux prises avec un Lysandre. Ces deux natures félines ne portaient pas le même masque; elles n’en étaient pas moins faites pour se mesurer en champ clos. La grande supériorité de Lysandre sur son adversaire, dans le conflit qui allait s’engager, c’est que la question de solde ne le préoccupait plus; Alcibiade, au contraire, voyait toutes ses opérations entravées par cette difficulté constamment renaissante. Il lui fallait sans cesse songer à battre monnaie avec ses vaisseaux, disséminer sa flotte, se promener d’île en île et laisser souvent, pour courir à la recherche de quelque chétif tribut, ses plus belles victoires inachevées. Lysandre, au moment où Alcibiade quittait le Pirée pour ouvrir la campagne de l’année 407, n’avait plus seulement soixante-dix vaisseaux; il en possédait quatre-vingt-dix. Cette flotte, tirée à terre, se radoubait à loisir sur la plage d’Éphèse; les équipages se reposaient dans leur camp, enveloppé, selon la coutume, de palissades, lorsqu’un incident imprévu vint rompre la trêve qu’imposait encore aux deux partis la saison.

Les Athéniens avaient rétabli leur domination à Byzance ; l’Hellespont, d’une extrémité à l’autre et sur ses deux rives, reconnaissait de nouveau leurs lois. Il fallait maintenant s’occuper de raffermir les villes maritimes de l’Ionie et de la Carie dans les sentimens qui les inclinèrent, dès le jour de leur fondation, à chercher contre l’oppression des Perses l’appui des flottes athéniennes. Thrasybule vint de l’Hellespont mouiller devant Phocée; Alcibiade s’établit à Notium, près de Colophon, à portée d’Éphèse. Lysandre, à cette nouvelle, fait descendre ses vaisseaux du rivage. Quel est l’amiral de nos jours qui, se trouvant mouillé à quelques lieues à peine de la flotte ennemie, d’une flotte formidable tout au moins par le nombre, voudrait laisser à un de ses lieutenans le soin de tenir cette flotte en échec, s’en irait procéder au loin à quelque opération de détail, emmenant avec lui les meilleurs de ses vaisseaux, et croirait que, pour n’avoir rien à craindre des suites de son absence, il lui suffira d’enjoindre à qui le remplace « la plus complète immobilité jusqu’à son retour? » Telle est pourtant l’inqualifiable imprudence que commet Alcibiade. Il part de Notium avec une escadre de choix et s’en va prêter assistance à Thrasybule qui fortifiait Phocée, aux habitans de Clazomène récemment pillés par quelques bannis. Quand il revient jeter l’ancre, de l’entrée du golfe de Smyrne au fond du golfe de Scalanova, sa flotte a subi un échec dont le retentissement se prolonge dans tout l’Archipel et va porter le doute et le soupçon jusqu’au cœur d’Athènes.

Ce fut, paraît-il, à Antiochus, le pilote-major de cette flotte, « bon pilote, dit Plutarque, mais esprit lourd et sans intelligence, » qu’Alcibiade, lorsqu’il se porta vers le nord, remit le commandement. Xénophon ne parle pas avec cette sévérité d’Antiochus, et Diodore de Sicile ne nous montre le pilote d’Alcibiade que sous les traits d’un homme entreprenant sans doute, mais digne à tous égards de la confiance qu’il avait inspirée. Je suis loin de croire, pour ma part, que le chef temporaire de la flotte de Notium ait enfreint ses ordres, le jour où, avec deux vaisseaux, il alla reconnaître la flotte de Lysandre. « S’il eût brûlé du désir de faire quelque action d’éclat, » comme Diodore l’en accuse, ce n’est pas avec deux vaisseaux qu’il eût pris la mer, c’est avec toute la flotte. Serait-il vrai d’ailleurs que cet Antiochus ait été saisi d’un soudain accès de démence, qu’il soit venu défiler insolemment devant les proues des vaisseaux ennemis, « faisant mille folies, jetant au vent mille insultes ridicules, » la responsabilité d’Alcibiade ne s’en trouverait pas pour cela sérieusement atténuée. « Gouverner c’est choisir, » et, quand on choisit un fou pour lui confier la garde de ce qu’on devrait surveiller soi-même, on demeure responsable des conséquences. Lysandre a été provoqué : admettons-le, puisque Xénophon lui-même l’atteste. Il ne rompra pas pour si peu sa ligne d’embossage; il se borne à en détacher quelques navires rapides. Antiochus tourne bride; les trières du Péloponèse lui appuient vigoureusement, la chasse. Du mouillage de Notium on l’aperçoit, fuyant, vivement pressé, en danger d’être pris; naturellement, on vole à son secours. Lysandre alors s’avance avec toute sa flotte rangée en bataille. Le grand art de Lysandre paraît avoir été, comme celui de Latouche-Tréville, l’art de tenir ses vaisseaux toujours prêts à entrer en action. Pour en arriver là, il faut supprimer bien des tolérances; il faut savoir faire succéder au relâchement dont les Athéniens eurent si souvent à souffrir la rude et exigeante discipline des Spartiates. Quand on se résout à donner le premier l’exemple de l’assiduité, il ne reste plus que la moitié du chemin à faire. Déconcertés par la manœuvre imprévue de Lysandre, les Athéniens n’étaient plus maîtres d’éviter le combat. Ils l’engagent avec des forces inférieures, ils l’engagent dispersés et sans ordre. Leur défaite, en quelques instans, est complète. Ils perdent vingt-deux navires, les navires seulement, car les hommes réussirent à gagner la terre à la nage.

Je me figure que Latouche-Tréville et, après lui, l’amiral Émériau, ont dû plus d’une fois rêver sur la rade de Toulon, quand Nelson, Collingwood ou lord Exmouth les bloquaient, de ces surprises à la Lysandre, Les Anglais étaient trop vigilans, montaient de trop fins voiliers, pour qu’il fût possible de les prendre à semblables pièges. On ne cite que la frégate la Proserpine qui se soit laissé assaillir à l’improviste durant cette interminable croisière. La Proserpine fut enlevée de nuit sous le cap Sepet. La lune brillait cependant au ciel dans son plein. Le capitaine Du Bourdieu trouva le léopard anglais doucement bercé par la houle, ne se doutant guère que des frégates françaises osassent, par ce temps de blocus résignés, s’aventurer ainsi hors de la rade. Comme le lion édenté, la pauvre frégate « fit peu de résistance. » On l’amena dans ce port qui depuis longtemps n’avait vu de prises anglaises; elle était si peu maltraitée qu’il suffit d’en changer l’équipage pour lui faire prendre place dans les rangs de notre escadre. Méfiez-vous de l’ennemi qui dort !

J’ai déjà exposé, dans une autre partie de ce travail, tous les avantages dont dispose une flotte, suffisamment protégée par le mouillage qu’elle occupe, contre les forces navales qui ont reçu la mission de l’observer. L’escadre de blocus n’est pas libre de prodiguer son charbon; il lui faut charger ses foyers, lubrifier ses machines avec la plus stricte économie. S’imaginerait-on par hasard que c’est chose facile de renouveler sa provision de combustible à la mer? Ceux qui l’ont essayé savent ce qu’il en coûte. Dans les conditions présentes de la science navale, il n’y a pour ainsi dire qu’un port qui puisse en bloquer un autre. Kamiesh réussira peut-être à fermer Sébastopol; sans Kamiesh, il faudra des escadres multiples promptes à se relever, il faudra même probablement deux lignes de blocus, la ligne des vaisseaux de haut bord et la ligne des avisos placés en vedettes. N’y eût-il pas de bateaux-torpilles pour troubler la sécurité de nos nuits, que nous goûterions peu la pensée d’attendre au mouillage, d’attendre même sous vapeur, mais à petite distance du port bloqué, une escadre ennemie qui viendrait à nous en pleine pression, ses soupapes soulevées par une force frémissante, ses cylindres béants, tout prêts à engloutir le nuage dont la tension ne demande qu’à se dépenser. Pour qu’une sortie en pareil cas réussisse, elle n’a vraiment besoin que du secret. Voyez, en effet, la situation des deux adversaires. L’un s’avance en branle-bas de combat, sûr de sa vitesse, maître de la porter, en quelques secondes, aux dernières limites ; il attaque de jour, il attaque de nuit, à l’aube ou aux lueurs mourantes du crépuscule ; il choisit, s’il lui convient mieux, l’heure des repas; l’autre, brusquement tiré de sa léthargie, n’a pour ressource que de courir à ses soutes. Tout est en émoi, la générale bat, les sections de manœuvre abaissent la mâture, les canonniers vont démarrer leurs pièces et, dans la coursive des chaudières, retentit, comme un bruit de chaînes, le roulement des chariots et le grincement des ringards. Quand tout cela se passe à la clarté du jour, le tumulte est de peu de conséquence; la nuit, il faut aussi songer à se reconnaître, ne pas s’exposer à tirer sur ses voisins. Les blocus ne sont pas devenus impossibles ; ils sont devenus cent fois plus périlleux. Joignez aux difficultés qui résultent de la rapidité avec laquelle l’ennemi peut désormais dévorer l’espace, l’incapacité de la marine nouvelle à tenir la mer en hiver. Une flotte à voiles bloqua les embouchures de la Meuse et de l’Escaut pendant les mois les plus orageux de l’année 1831 ; nous aurions quelque peine à imiter aujourd’hui ce tour de force. Toute la flotte actuelle est conçue dans la pensée d’une action prompte, d’une intervention brusquement décisive; le terrain sur lequel cette flotte si puissante peut agir est malheureusement des plus limités. Nous en avons fait l’expérience quand nos forces navales étaient confiées aux mains les plus capables assurément d’en faire un emploi utile. Le moyen, je vous prie, d’employer ailleurs qu’en haute mer ces géans qui marchent sur des jambes de 9 et 10 mètres de longueur! Le plus sage ne serait-il pas de se dire : Le temps des blocus est passé ; celui des opérations combinées des armées de terre et de mer commence? Que ces opérations alors soient menées vivement et coïncident avec le début même de la campagne ! Qu’elles se hâtent de rendre les blocus superflus! car il faut bien donner au commerce la sécurité; il faut bien lui garantir que les chemins de la mer vont rester libres. Que dirait un grand état, si, fier de sa marine, convaincu qu’il n’a pas fait en vain de longs et coûteux sacrifices, il voyait tout à coup ses vaisseaux marchands interceptés, ses côtes assaillies, ses ports de commerce insultés par de misérables corsaires? Il se croirait infailliblement trahi par ses ministres et par ses amiraux. Et cependant il n’y aurait là que l’effet tout naturel des embarras causés aux plus grandes marines par la nouvelle constitution de la flotte. Nous aurons plus d’une fois à revenir sur ce sujet; pour le moment retournons à Antiochus.

Antiochus était mort; il avait péri dans l’engagement que l’histoire lui reproche d’avoir inconsidérément provoqué. Alcibiade eût volontiers laissé à ce mort la responsabilité d’un échec subi en son absence, échec qu’il se flattait d’ailleurs de pouvoir bientôt réparer; le peuple d’Athènes fut d’un autre avis. Sa colère alla droit à celui que, dans son enthousiasme, il avait investi d’une autorité absolue, à celui qui devait s’emparer d’Andros, réduire Chio et soumettre Milet, à celui qui lui promettait, en partant du Pirée, des victoires et qui, pour première nouvelle, lui envoyait le bulletin d’une défaite. Dans la flotte même qu’il commandait en chef, muni de pouvoirs inusités, Alcibiade ne comptait plus seulement des partisans; il rencontrait des jaloux et des rivaux. Thrasybule se chargea de cultiver le courroux populaire. Suivant lui et suivant ses amis, Alcibiade, « au lieu de livrer le commandement à des hommes qui n’avaient acquis leur crédit près de lui que par leurs débauches et par leurs grossières plaisanteries de matelots, au lieu d’aller s’ébattre dans la société des filles d’Abydos et de donner tous ses soins à la construction des forts qu’il faisait bâtir dans la Chersonèse, pour s’y réfugier, le cas échéant, » devait rester à Notium ou tout au moins à Samos. De là il eût pu suivre les progrès de ce grand armement par lequel Antiochus, infiniment plus malheureux que coupable, s’était laissé surprendre. Tels étaient les reproches, telles étaient les accusations qui circulaient dans Athènes. La disgrâce d’Alcibiade ne se fit pas attendre. Il n’y a pas « d’étale » dans la marée populaire ; le flot y succède au jusant et le jusant y refoule le flot avec la rapidité de la foudre. Le peuple avait raison quand il se déclarait mécontent de son favori ; il eut tort lorsqu’il le remplaça. On ne trouvera jamais un général qui ne commette des fautes ; ces fautes, la plupart du temps, seront mieux réparées par celui qui les a commises que par le successeur qu’on songerait à lui donner. Mais pouvait-on avoir confiance dans Alcibiade? Le succès, — un succès constant, — est indispensable pour qui a la trahison à faire oublier.

II.

Trop de danger accompagne la délégation absolue du pouvoir : le peuple d’Athènes ne veut plus de généralissime; il lui faut, comme par le passé, ses dix généraux, ses généraux exerçant tous le commandement au même titre et commandant en chef, ainsi que le fit Miltiade à Marathon, par quartier. Conon, Diomédon, Lysias, Périclès, Érasinidès, Aristocratès, Archestrate, Protomachus, Thrasylle, Aristogène, remplaceront donc le fils de Clinias. Alcibiade est remplacé ; il n’est pas banni : en homme prudent, pour le moment, il se bannit lui-même. Son château de Rodosto, — de Bisanthe, si nous employons le nom antique, — l’attend sur les bords de la Propontide. Il s’y réfugie, ou plutôt s’y retranche, prend à sa solde des troupes étrangères et va guerroyer pour son propre compte contre les Thraces. Singulier citoyen! Quelle est la république, quelle est la monarchie qui résisterait à de pareils exemples? Athènes était perdue le jour où, dans son sein, l’existence, non pas de deux Alcibiades, mais d’un seul, devenait possible.

L’an 407 avant Jésus-Christ, au moment où cette année, la vingt-cinquième de la guerre, allait finir, Conon, devançant ses neuf collègues, venait à Samos prendre le commandement de l’armée navale. Il trouvait la flotte découragée, réduite à soixante-dix trières et se bornait à faire quelques descentes sur le territoire ennemi. Presque à la même époque, dès le début de l’année 406, Callicratidas succédait à Lysandre. Le remplacement de Lysandre n’était pas une disgrâce; il résultait de l’application régulière de la loi. Le vainqueur de Notium arrivait, suivant l’expression consacrée par nos règlemens, « au terme de son exercice. » Ces dépossessions sont inévitables ; elles ont la fatalité du destin, et pourtant nul ne les accepte sans murmure. L’armée que nous quittons nous paraît une année ingrate, dès qu’elle ne porte pas le deuil de notre départ. Il faut une bien grande âme pour souhaiter un joyeux accueil à son successeur; Lysandre prend sur-le-champ ses mesures pour s’épargner la mélancolie d’un pareil spectacle. Il renvoie à Sardes ce qui lui restait de l’argent avancé par Cyrus. « Que Callicratidas aille lui-même en demander au prince! » Les délégués des villes Ioniennes se lamentent en apprenant le retraite de l’homme qui les a comblés d’honneurs et de richesses, qui leur a laissé espérer l’anéantissement prochain de la démocratie. Lysandre n’a garde de décourager ces adieux éplorés. Ému lui-même, il se montre touché de l’émotion que son remplacement provoque. Pendant ce temps ses amis s’agitent. Non-seulement ils apportent peu de zèle au service, mais on les entend répéter partout que les Lacédémoniens commettent une grande faute en changeant ainsi, à des époques périodiques et arrêtées d’avance, le commandement. Qu’arrive-t-il? A l’instant le moins favorable, à l’heure la plus critique, des gens sans talent, des généraux ignorans du métier de la mer, peu familiarisés avec les coutumes du pays allié, viennent se substituer à des chefs investis de la confiance du soldat et de la faveur du roi de Perse. Sparte a le culte de ces pratiques surannées; Dieu veuille qu’elle ne se prépare pas ainsi de grands malheurs!

Toutes ces plaintes finissent par arriver aux oreilles de Callicratidas. Ce jeune général était « le meilleur et le plus juste des hommes, » un Dorien des anciens temps, simple et droit, peu fait pour se mouvoir au milieu de pareilles intrigues. Il passe brutalement la tête à travers la toile d’araignée. « Je n’ai pas sollicité, dit-il, le commandement de la flotte ; il m’eût certes été beaucoup plus agréable de demeurer chez moi. Sparte m’a nommé, et j’ai dû exécuter ses ordres. Vous prétendez que je n’entends rien en marine, que Lysandre, au contraire, est un homme de mer consommé. Et quand cela serait ! que voudriez-vous en conclure ? vous plaît-il que je me démette des fonctions qui m’ont été imposées? dois-je retourner à Sparte et aller annoncer à ceux qui m’ont envoyé l’accueil que me réservaient les amis de Lysandre ? » Marchez sur le fantôme, il s’évanouit. Au bout de quelques jours, la soumission est complète. Lysandre le premier en a compris la nécessité; son orgueil indompté n’en rêve pas moins une satisfaction dernière. Il veut qu’on sache bien qu’au moment où il retourne à Sparte, tout ce qu’on pouvait combattre est vaincu, tout ce qu’on pouvait soumettre est conquis. « Je te remets, dit-il à Callicratidas, le commandement de cette flotte que j’ai rendue maîtresse de la mer. C’est à un vainqueur, ne l’oublie pas, que tu succèdes. J’ai acquis devant Notium le droit de prendre le titre de thalassocrate. » Voilà bien du bruit pour vingt-deux vaisseaux coulés ! Tromp, en pareil cas, se contentait d’arborer à la tête de son grand-mât un balai. « Si tu es réellement le roi de la mer, répond Callicratidas à Lysandre, montre-le en allant défiler devant Samos. Ne me remets pas la flotte à Éphèse; viens me la remettre à Milet. Je te reconnaîtrai alors comme thalassocrate. » La plaisanterie ne paraît pas avoir été du goût de Lysandre. « Ce n’est plus à lui, dit-il, c’est à Callicratidas de délier les Athéniens, puisque c’est Callicratidas qui commande.» Il dit et s’embarque pour le Péloponèse, désolé de quitter sa flotte, mais heureux de laisser du moins le chef qui le remplace dans l’embarras.

Le successeur de Lysandre n’avait plus en effet le moyen de solder ses équipages, et, sans solde, les équipages ne pouvaient se nourrir. Callicratidas se décide à prendre le chemin de Sardes. Le rappel de Lysandre avait indisposé Cyrus : allez donc parler de règlemens à des gens qui n’ont jamais connu de loi que leur caprice ! Callicratidas est mal accueilli ; ses propos ne tardent pas à trahir l’humeur qu’il en ressent. « Si jamais, s’écrie-t-il, les dieux permettent que je rentre dans ma patrie, je n’aurai qu’un objet : réconcilier les Grecs de l’Attique et ceux du Péloponèse. Je les préserverai ainsi de l’humiliation d’avoir à mendier les secours des barbares ! » Les Milésiens n’étaient ni des barbares, ni des Grecs ; colons de la Grèce, anciens sujets des Perses, ils éprouvaient surtout la crainte de retomber sous le joug impérieux des Athéniens. C’est à eux que Callicratidas s’adresse pour obtenir l’argent que lui a refusé Cyrus. « Je n’ai pu me résoudre, leur dit-il, à rester plus longtemps à la porte des barbares. Montrons-leur que nous n’avons pas besoin de nous prosterner devant eux pour tirer vengeance de nos ennemis ! » On comprend que Cyrus ait mis peu d’empressement à obliger un allié aussi fier. Quand on veut tendre la main, il faut se résigner à ployer les genoux. Callicratidas était jeune ; il avait l’enthousiasme et les nobles passions de son âge ; pour aller quêter des subsides, Sparte eût dû faire choix d’un autre général. Les Milésiens sont touchés du mâle langage qui a offensé Cyrus. Ils apportent de l’or, Chio en fournit aussi ; Callicratidas se trouve en mesure de distribuer un à-compte de 4 francs 50 centimes à chaque homme. Les beaux jours où Lysandre payait régulièrement solde entière à ses équipages sont passés. Callicratidas a bien envoyé des trières chercher de nouveaux fonds en Laconie, mais on sait que Sparte ne peut guère offrir à ses enfans que sa monnaie de fer et ce n’est pas avec « des ligatures de sapeks » qu’on pourra désormais satisfaire l’hoplite du Péloponèse et le rameur de Corinthe. Le fifre et le tambour de la 32e demi-brigade appartiennent aux temps héroïques. Quand on contemple du haut des Alpes les riches plaines de la Lombardie, on peut faire crédit à la république ; quand on revient de ces fertiles et opulentes campagnes, on ne bouche plus les brèches de sa culotte avec des assignats. Heureusement pour Callicratidas il est toujours aux yeux des cités Ioniennes, aux yeux des insulaires qui redoutent les vengeances intestines, le champion armé de l’oligarchie ; de toutes parts on est venu à son aide. Conon ne possède que soixante-dix trières, le navarque de Sparte en a rassemblé cent quarante.

L’inaction ne s’expliquerait plus ; Callicratidas quitte Éphèse et conduit sa flotte devant Méthymne. Cette ville s’est montrée de tout temps la rivale et l’ennemie invétérée de Mytilène ; elle n’a jamais abandonné le parti athénien. Athènes y a mis récemment garnison ; cette garnison toutefois est trop faible pour pouvoir défendre bien longtemps les murs sous lesquels Callicratidas est venu dresser ses machines. Il n’y a que la flotte de Conon mouillée à Samos qui pourrait essayer de sauver Méthymne. Conon met à la voile ; il arrivera trop tard. La flotte athénienne a un long trajet à faire : il lui faut traverser le golfe d’Éphèse, remonter le canal de Chio, doubler la presqu’île de Clazomène, s’engager enfin dans le détroit qui sépare la côte orientale de l’île Lesbos du continent, car si Mytilène occupe au sud l’extrémité de cette côte, Méthymne en garde l’accès au nord-ouest, du côté qui fait face à la mer Egée. Les soldats de Callicratidas ont si vivement pressé la ville assiégée que Méthymne est en leur pouvoir avant que les vaisseaux de Conon soient mis en mesure d’intervenir. Méthymne regorgeait de richesses ; Callicratidas la livre au pillage ; les esclaves sont vendus sur la place publique. Ces esclaves sont toujours la meilleure partie du butin. Les Turcs en 1821 mettront à sac, dans les mêmes parages, la ville de Cydonia ; ils n’oublieront pas de tirer parti des habitans ; les marchés de l’Asie seront soudain inondés de captifs. Callicratidas, lui, ne veut mettre en vente que les barbares ; les citoyens de Méthymne ne seraient certes pas de défaite moins facile, mais ce sont des Grecs, et les Grecs pour Callicratidas sont sacrés. « La servitude, dit-il, n’est pas faite pour eux. »

O buon tompo degli cavalieri antichi !
Oh ! le beau temps que celui de ces fables !


s’écriait, à la fin du XVIIIe siècle, le sceptique Arouet lui-même. Quand les Juifs se croyaient le peuple de Dieu, quand les Grecs s’imaginaient qu’un sang privilégié coulait dans leurs veines, quand nous nous appelions nous-mêmes « la grande nation, » la philosophie y pouvait trouver à redire ; le patriotisme n’était pas alors un vain mot. Nos regards incertains se promènent trop aujourd’hui autour de nous. Je ne sais si les Grecs, dans les courses de chars des jeux olympiques, mettaient des œillères à leurs chevaux ; je n’ai pas remarqué cet appendice du harnais moderne sur les bas-reliefs du musée assyrien, mais je crois que les chevaux courent mieux et sont moins sujets à se dérober quand on les oblige à ne regarder que la piste. En toutô niki. In hoc signo vinces.

Callicratidas n’était pas seulement, à mon sens, un vainqueur généreux, il était aussi un politique habile. Le lendemain même du jour où Méthymne s’est rendue, il remet aux habitans le gouvernement de leur ville. C’était leur en confier, par le fait, la défense, et transformer ces vaincus en alliés. Conon apprend la chute de Méthymne au mouillage des Cent-Iles. Tel était le nom que portait dans l’antiquité ce groupe des Mosco-Nisi derrière lequel s’abrita, en 1849, l’escadre de l’amiral Parseval battue des longues tempêtes d’un rigoureux hiver. Ce mouillage a cessé d’être sûr pour Conon depuis que Callicratidas a recouvré la libre disposition de ses forces; Conon se hâte de le quitter. Ce n’est plus d’ailleurs Méthymne, c’est Mytilène qu’il s’agit maintenant de défendre. La flotte athénienne redescend le canal qu’elle a remonté la veille; elle a commencé son mouvement dès le point du jour. Par malheur, ce mouvement n’a pas échappé aux Péloponésiens; Callicratidas poursuit son adversaire avec une flotte de cent soixante-dix navires. Conon reconnaît que la retraite va lui être coupée, son parti est pris à l’instant : il ira au-devant du combat qu’il lui serait difficile d’éviter. Suivons avec attention les manœuvres des deux flottes ; des vaisseaux cuirassés, pour se joindre et pour accomplir leurs passes, ne s’y prendraient pas autrement. Le pavillon de pourpre, ce pavillon, emblème du sang qu’on s’apprête à verser; ce pavillon rouge qui, de siècle en siècle, est demeuré le signal du combat, se déploie tout à coup sur la trière que monte le navarque d’Athènes. Conon vient de le faire arborer en tête de mât. Quand les mâts étaient abattus, ou quand il faisait calme, ce n’était plus un pavillon qu’on déployait; au bout d’une pique on élevait en l’air un bouclier. A peine l’étamine a-t-elle livré ses derniers plis à la brise que toute la flotte athénienne tourne brusquement, tourne à la fois sur elle-même; les troupes entonnent le péan, les trompettes sonnent la charge. Les Péloponésiens n’ont pas eu le temps de se ranger en bataille, leur armée est encore partagée en deux divisions, les meilleurs marcheurs en avant, le gros de la flotte derrière. Tel est l’inconvénient, le danger même, de toute chasse à outrance; il faut rompre sa ligne pour gagner l’ennemi, et l’ennemi aux abois peut se retourner. Conon, avec toutes ses forces, tombe au milieu de vaisseaux épars, il brise les rames des uns, perce le flanc des autres, porte partout l’effroi et, dans cette armée déjà si confuse, augmente la confusion. Les navires surpris, heureusement pour eux, n’ont pas eu la faiblesse de virer de bord, ils reculent, mais la proue en avant; ce sont leurs poupes maintenant qui fendent l’onde. Bientôt leurs rangs se mêlent à ceux des navires arriérés qui accourent; le front de bataille est rétabli. Ainsi furent reçus, au champ de bataille de l’Alma, dans les intervalles de la seconde ligne anglaise, les soldats du général Brown fuyant sous l’impression d’une panique passagère. Conon voit les deux longs bras de cette flotte immense s’étendre autour de lui, déborder ses ailes, se développer en cercle pour enserrer ses soixante-dix trières; il donne le premier l’exemple de la retraite. Habituées à le suivre, promptes à imiter la manœuvre de leur chef, parce que ce chef ne les tient pas constamment en lisière sous ses signaux, les trières athéniennes se dégagent rapidement de l’étreinte qui les presse. Quarante vaisseaux parviennent à gagner, sous les ordres de Conon, le port de Mytilène; l’aile gauche seule, composée de trente trières, trouve l’accès de ce port fermé. Elle incline immédiatement sa route vers le nord et va s’échouer au point de la côte le plus rapproché. Callicratidas s’empare de ces vaisseaux vides. A l’exemple de Lysandre et à meilleur titre, le jeune navarque pourrait se parer du titre de thalassocrate; il se contente de poursuivre son triomphe. Quarante vaisseaux lui ont échappé, il les aura en même temps que Mytilène. Cette malheureuse cité ne compte plus ses sièges ; reine de Lesbos, elle a reçu le fatal don d’attirer par sa beauté suprême tous les envahisseurs. Thorax, un des lieutenans de Callicratidas, amène de Méthymne, à travers les montagnes, l’infanterie Spartiate et les troupes auxiliaires. Callicratidas lui-même met à terre les hoplites embarqués sur la flotte. Qui disait donc que Sparte avait besoin pour vaincre d’attendre le bon plaisir et l’or du roi des Perses ? Sparte tient sous sa serre les derniers vaisseaux de son ennemie, et Cyrus ne lui a pas fait l’aumône d’un talent. Du moment qu’il apprend que Callicratidas est en voie de se suffire à lui-même, le prince se ravise, il envoie les subsides qu’on a cessé de lui demander. La fierté de Callicratidas a fini par obtenir autant de succès que les basses flatteries de Lysandre ; mais Callicratidas a pris Méthymne et s’apprête à prendre Mytilène. La meilleure de toutes les diplomaties consiste à être fort; cette diplomatie-là procure toujours des alliés.

La situation de Conon laissait à la cause d’Athènes peu d’espoir. Le port de Mytilène n’était pas de facile défense; quarante vaisseaux déployés en ligne n’auraient pas suffi pour en barrer l’entrée beaucoup trop ouverte. Conon, dans les parties où les eaux sont suffisamment basses, fait couler des embarcations remplies de pierres; dans les parties plus profondes de la passe, il assujettit sur des ancres de grands bâtimens de transport. Ces bâtimens ne seront pas seulement un obstacle, leur pont servira de plate-forme aux catapultes. On sait que ces machines, dont l’invention a été faussement attribuée à Denys le Tyran, servaient à lancer, par la brusque détente d’un levier qu’on bandait fortement à l’aide d’un treuil, une pluie de cailloux ou d’énormes fragmens de rocher. En arrière de ces batteries flottantes sont rangées les quarante trières, la proue en avant, l’éperon en arrêt. Le port a changé d’aspect, il faudra plus d’un rude combat pour forcer cette entrée rétrécie. La nature a d’ailleurs ménagé aux Athéniens un dernier refuge. Mytilène possède, comme Syracuse, son grand et son petit port; seulement les deux ports de Mytilène se communiquent : la vieille ville est bâtie sur un îlot de peu d’étendue, que sépare de la grande île un étroit canal aujourd’hui comblé. En face de l’îlot, sur la rive lesbienne, s’élève la ville neuve; une enceinte commune embrasse les deux cités traversées par une sorte d’Euripe. A chaque extrémité de ce long boyau s’ouvre un port : à l’extrémité méridionale, le port ou plutôt la rade, que Conon vient de mettre en état de défense; à l’extrémité qui regarde le nord, un bassin mieux fermé, dont il est facile d’interdire l’approche. On n’a pas forcé l’entrée de beaucoup de ports : Duguay-Trouin à Rio-Janeiro, l’amiral Roussin dans le Tage, Ferragut à Mobile, ont montré cependant que de pareilles opérations ne sont point impossibles; mais ni à Rio-Janeiro, ni dans le Tage, ni à l’ouvert de la baie de Mobile, on ne fut obligé de s’arrêter sous le canon. Lorsqu’on trouve le chemin barré par des estacades ou par des lignes de vaisseaux embossés, il faut courir les risques de Nelson attaquant Copenhague, à moins qu’on ne préfère imiter la très légitime circonspection de ces deux grandes nations maritimes qui laissèrent, pendant plus d’une année, leurs vaisseaux immobiles devant les batteries de la Quarantaine et devant le fort Constantin.

Callicratidas n’était pas un marin : pour triompher d’un obstacle, il est quelquefois avantageux d’en mal apprécier la puissance. Callicratidas avait pris Méthymne, il se croyait de force à prendre Mytilène; la vue de toutes les défenses accumulées à la bouche du grand port ne l’intimide pas. Il se place lui-même à la tête de ses vaisseaux, s’ouvre par l’impétuosité de son premier élan un passage à travers la ligne des vaisseaux de charge et se rue sur les proues de la seconde ligne composée tout entière de navires de combat. La mêlée fut terrible, une grêle de pierres tombait du haut des vergues, jaillissait des plates-formes; Callicratidas fait sonner la retraite, ses troupes épuisées ont besoin de reprendre haleine. Quelques instans après, il revient à la charge, lutte durant plusieurs heures et parvient enfin à refouler les Athéniens jusque dans l’arrière-port. L’investissement de Mytilène est désormais assuré ; Callicratidas a établi sa flotte dans le bassin du sud, dans ce bassin d’où Conon s’est vainement efforcé de l’exclure. Je ne veux pas prendre parti contre les Athéniens : ce sont eux qui défendent, à cette heure, la cause de la Grèce; la victoire des Péloponésiens court, au contraire, le risque de tourner au profit de l’Asie. Je n’en éprouve pas moins une secrète sympathie pour cet honnête et vaillant hoplite dont la mâle droiture a si bien déjoué les intrigues de Lysandre. Puissent les dieux lui demeurer jusqu’au bout favorables!


III.

Assiégé par terre et par mer, n’ayant aucun moyen de se procurer des vivres, Conon devait tôt ou tard succomber. La prise de Mytilène n’était plus qu’une affaire de temps, à moins que Mytilène ne fût secourue. Comment demander ces secours? Comment instruire Athènes du danger imminent que court sa flotte? Comment lui faire savoir que, si elle n’avise et n’avise promptement, la guerre peut se trouver terminée, à l’avantage imprévu de Sparte, d’un seul coup? Placés dans une situation aussi délicate et aussi périlleuse, bien peu d’amiraux, — je parle des plus habiles qu’on ait vus de nos jours, — auraient surpassé en industrieuse habileté le vieux Conon. On remplirait un volume des stratagèmes de guerre des anciens; toutes les ruses des modernes tiendraient dans quelques pages. Réfugié dans le port du nord, Conon avait tiré sa flotte à terre. Il fait choix de ses deux meilleurs vaisseaux et les lance, de nuit, silencieusement, avec les plus mystérieuses précautions, à la mer. Ces vaisseaux non-seulement demeurent collés au rivage, on prend soin de les dérober à la vue de l’ennemi en tendant devant eux des rideaux. Chaque jour ils reçoivent, avant le lever de l’aube, leurs équipages au grand complet; aucun homme n’est autorisé à paraître sur le pont; les épibates eux-mêmes se tiennent, avec les rameurs, à fond de cale. La nuit venue, chacun redescend à terre; les premières lueurs du matin blanchissent à peine l’horizon, que chacun retourne prendre son poste à bord. Quatre jours se passent ainsi; Conon épie le moment favorable. Le cinquième jour, une chaleur accablante règne dans la baie; l’ennemi s’est relâché de sa surveillance, les rondes sont mal faites, les vedettes se sont endormies. Conon donne le signal, les rideaux s’abattent, les deux trières s’élancent. L’une se dirige au large, l’autre vogue droit au nord et prend, le long de terre, la route de l’Hellespont. Quel tumulte dans le camp du Péloponèse ! On ne s’y attendait à rien de semblable. Les messagers se croisent, les aides de camp vont porter de côté et d’autre des ordres improvisés, ordres qui trop souvent se nuisent et se contrarient. D’eux-mêmes, les soldats ont couru aux armes, mais ce n’est pas en s’agitant ainsi sur le rivage qu’on réparera la négligence commise : « Montez sur les trières, sur les premières venues ! Ne cherchez pas votre vaisseau ! Tout vaisseau dont les bancs sont garnis peut partir, il n’y a pas un instant à perdre. Voyez l’énorme avance qu’ont déjà les fuyards ! Démarrez donc! Que faites-vous? Est-ce qu’on a le temps de lever les ancres? Coupez, coupez les câbles! Êtes-vous prêts, enfin? Sentabas, mariniers! Et vogue tout d’un temps! »

Nous parlons ici une langue morte, la langue des galères ; nos officiers peut-être ne nous comprendront pas, Thucydide et Xénophon savent aussi bien que Barras de La Penne et M. de Vivonne ce que nous voulons dire. La chasse a commencé : « Passe vogue, mes enfans ! Hippapé, mes braves coursiers de Sicile ! La galère athénienne ne nous échappera pas. » La galère ? Il y en a deux. Six heures durant, on poursuivit celle qui s’efforçait de gagner la haute mer; le soleil se couchait quand on l’atteignit. Les chasseurs la ramenèrent à Callicratidas avec son équipage. La trière qui filait le long de la côte fut sauvée par l’obscurité de la nuit. Dès que les ténèbres vinrent couvrir ses mouvemens, elle changea de route, déploya sa voile et, poussée par le vent du nord, arriva en moins de trois jours au Pirée. « Mytilène est investie, les débris de la flotte sont bloqués; envoyez de prompts secours, ou bientôt Athènes n’aura plus de marine. » Tel est le message qui répand en quelques minutes la consternation dans la ville. C’était un brave peuple que ce peuple athénien, bien qu’il fût trop souvent un peuple insensé. Sur-le-champ il décrète l’armement de cent dix vaisseaux. On manque de rameurs? Enrôlez tout sans distinction, les esclaves et les hommes libres ! Et vous, honnêtes métèques, qui avez toujours fidèlement servi Athènes, on vous confère, pour encourager votre zèle, les droits de citoyen ! En trente jours, la nouvelle flotte est prête à prendre la mer. Elle porte des hoplites, elle porte aussi une nombreuse cavalerie, car ce n’est pas seulement sur mer qu’on est résolu à combattre. Vers quel point se dirige-t-on? Vers Samos avant tout. Samos est une autre Athènes, on y est toujours disposé à prendre les armes pour les intérêts de la démocratie menacée. Les Samiens fournissent à la flotte du Pirée un contingent d’hoplites, un renfort de rameurs. Quand ils ont complété les équipages des trières d’Athènes, il leur reste encore le moyen d’équiper, pour leur propre compte, dix vaisseaux. Si les autres îles montrent moins de ferveur, on aura recours à cette pression morale dont Athènes a su plus d’une fois faire un utile usage. La levée en masse! Voilà ce qu’il faut pour grossir, en cette heure de crise, la flotte de k république. Tous les détachemens épars se concentrent; les généraux d’Athènes partiront de Samos à la tête de cent cinquante vaisseaux. Avec quelle rapidité merveilleuse les échecs se réparent et les vides se comblent dans ces flottes de l’antiquité! S’il avait fallu aux anciens, comme à nous, quatre années pour entrer en jouissance du vaisseau neuf mis sur les chantiers, on n’aurait pas vu l’équilibre des forces se rétablir ainsi tant de fois et de la façon la plus inattendue.

Voici donc de nouveau la mer en balance ; elle ne sait plus qui sera dans quelques jours son maître. D’un côté se présente Callicratidas avec ses cent soixante-dix trières; de l’autre, les généraux d’Athènes prêts à tendre la main à Conon. Les Athéniens ont trente-huit vaisseaux dans le port intérieur de Mytilène, cent cinquante rassemblés sur la rade de Samos. Le difficile sera d’opérer la jonction; Callicratidas ne compte pas rester, pendant ce temps, à sommeiller sur ses ancres. Il laisse cinquante navires devant Mytilène; c’est assez pour bloquer les trente-huit vaisseaux de Conon. Avec les cent vingt autres, il se porte à l’extrémité méridionale de Lesbos. Là, Callicratidas s’arrête : le moment est venu de faire souper à terre les équipages. Au même instant, par une singulière coïncidence, les Athéniens partis de Samos soupaient sur les îles Arginuses. Lorsqu’au mois d’avril 1854, l’amiral Bruat portait dans l’Hellespont les premières troupes envoyées au secours de la Turquie, la majeure partie de son escadre se composait encore de vaisseaux à voiles, et son pavillon flottait à bord d’un vaisseau mixte. On appelait ainsi le vieux vaisseau de ligne auquel une innovation timide consentait enfin à prêter le secours d’une machine. Le vent du nord contraignit cette escadre, attendue par la Sublime-Porte avec une légitime impatience, à venir jeter un pied d’ancre sur la rade de Métélin. Toute la journée nous louvoyâmes entre l’île de Lesbos et le continent de l’Asie. La première bordée nous conduisit sous ces îles dont le nom, en l’année 406 avant notre ère, allait acquérir la célébrité sanglante dévolue de tout temps aux grands champs de bataille. Je crois voir encore le Montebello coucher, au souffle strident de la rafale, son large flanc dans le creux de la vague, écarter devant lui les ondes indignées et passer fièrement à travers les hautes gerbes d’écume que chaque coup de son poitrail faisait jaillir. C’était la marine moderne qui venait troubler dans leur séculaire repos les cadavres des trières enfouies au fond de ces eaux bleues et dormant depuis deux mille deux cent soixante ans sur leur lit d’algues et de vase. Sois moins fier, vieux géant! ne foule pas avec tant de dédain les cendres du passé! Tes jours, à toi aussi, sont comptés, tu ne tarderas pas à disparaître et tes pareils, crois-le bien, ne laisseront pas dans l’histoire une trace aussi profonde que ces trières, objet de tes mépris. Les trières ont vécu près de trois mille ans, les vaisseaux à voiles n’auront pas vécu deux siècles.

De l’extrémité méridionale de Lesbos aux îles Arginuses on compte onze milles marins, vingt kilomètres environ ; même pour des trières, c’est une faible distance. Callicratidas aperçoit, à la nuit tombante, des feux nombreux s’allumer sur la côte qui fait face au cap Malée, pointe orientale de ce port magnifique que tous les marins connaissent aujourd’hui sous le nom de port Olivier; il ne met pas en doute un instant qu’il n’ait devant lui les Athéniens. Sans attendre le jour, il appareille. Le temps est sombre; Callicratidas se flatte de tomber à l’improviste au milieu des vaisseaux ennemis. Pour un hoplite, ce n’est pas si mal calculer; les dieux malheureusement ne jugent pas à propos de seconder ce projet. Un violent orage éclate et retient la flotte du Péloponèse près du bord. Des trières ne s’aventurent pas volontairement au large quand le ciel ouvre ses cataractes, ou quand Jupiter fait gronder sa foudre. Notez que la trière ne représente pas toutes les facultés de navigation de la marine antique; elle est essentiellement un vaisseau de combat, un navire bas de bord, parce qu’un navire à rames doit présenter le moins de surface possible à la brise, un navire chargé d’équipage, de faible tirant d’eau, d’une épaisseur de bord âge qui dépasse à peine celle des tôles d’acier de nos bateaux-torpilles. Le bâtiment de charge, lourd et enhuché, est, au contraire, de taille à braver tout ce qu’affronte aujourd’hui la sakolëve, s’il n’est pas la sakolève même. Les bateaux du pays ont trouvé de bonne heure leur formule, et les siècles ont passé sur eux sans altérer leur coque ou leur voilure. Les marins, avant de devenir des mathématiciens, étaient si routiniers! Je ne blâme donc pas Callicratidas de s’être montré docile à la voix des élémens; ce ne fut de sa part que la marque d’un esprit prudent et judicieux. Son peu d’habitude de la mer eût pu l’incliner à un parti plus violent ; il s’en fût sans doute assez mal trouvé.

Le jour se lève; les derniers murmures de la tempête s’apaisent. Callicratidas se dirige sur les Arginuses. Prévoyant qu’il pourra succomber dans l’action, il a déjà désigné Cléarque pour lui succéder. L’affaire va s’engager en effet sous de fâcheux auspices. Les devins consultés ont défendu d’en venir aux mains. Les devins ont-ils donc quelque pressentiment dont il faille tenir compte? Les événemens futurs peuvent-ils projeter quelque ombre devant eux? cette ombre, la distinguent-ils dans le vol des oiseaux ou dans les entrailles des victimes? L’appétit des volailles sacrées fut-il jamais un sérieux pronostic? Qui sait? Les préjugés des nations ne doivent point être sans doute tenus, comme les proverbes, pour un fonds commun de sagesse. On aurait tort cependant de les repousser en bloc; commençons d’abord par les retourner sous toutes leurs faces; nous prononcerons ensuite. L’Auster est le maître inquiet de l’Adriatique; l’Aquilon a été de tout temps le tyran impérieux de l’archipel grec. Ses premiers coups sont irrésistibles. « Dieu vous préserve, disent encore aujourd’hui les pilotes de Milo, du jeune Nord et du vieux Sud! » Si les devins, le jour où Callicratidas marchait avec tant d’assurance à l’ennemi, avaient trouvé leurs volailles nerveuses, le sang des victimes écumeux, s’ils avaient remarqué l’effarement des goélands et des mouettes, n’étaient-ils pas jusqu’à un certain point en droit de prévoir une bourrasque? Leur devoir ne consistait-il pas alors à retenir plutôt qu’à exciter les combattans? Callicratidas passa outre. « Ce ne sera point, dit-il, un grand malheur pour Sparte, si je dois succomber dans ce combat; ce serait une honte pour elle si sa flotte paraissait éviter les Athéniens. » Sous un soleil redevenu radieux, les vaisseaux du Péloponèse continuent intrépidement leur route. L’aile droite, c’est Callicratidas en personne qui la commande, l’aile gauche est sous les ordres d’un Thébain, Thrasondas. Ces deux hoplites vont avoir affaire à de vieux marins. Les Athéniens ont dix généraux; pour le jour de l’action, ils n’ont qu’un général en chef. Thrasylle se trouve investi ce jour-là du commandement suprême. Ses dispositions sont loin de manquer d’habileté. Il connaît l’impétuosité et l’inexpérience de son adversaire ; tout lui conseille donc de rester sur la défensive, d’épier les fautes de l’ennemi et de se tenir prêt à en profiter. Pour obliger Callicratidas à diviser ses forces, le navarque d’Athènes étend démesurément son front de bataille ; il y comprend même les îles Arginuses. Garni de soldats, le rivage de ce groupe tient lieu à Thrasylle d’une troisième escadre. Les Péloponésiens ne sauraient songer sans la plus extrême imprudence à laisser une des ailes athéniennes inoccupée; il leur faut se résigner à livrer deux combats distincts, l’un au nord des Arginuses, l’autre au sud. Leur plus grand désavantage est de ne pouvoir dériver, en cas d’avarie, que vers un rivage fortement occupé par les Athéniens.

Lorsque trois cents trières et soixante mille hommes vont être aux prises, il doit y avoir conseil sur l’Olympe. Mais les dieux en ce jour peuvent-ils se partager? Ne reçoivent-ils pas d’Athènes et de Sparte les mêmes adorations, le même culte? Épargnez vos victimes! La fumée du sacrifice ne montera pas au séjour immortel; les dieux se détourneraient de cet hommage fratricide avec dégoût. Ainsi donc trente mille Péloponésiens se préparent à livrer bataille à trente mille Athéniens, en vue des côtes de l’Asie. Sarpédon et Hector en auront tressailli dans leurs tombes. C’est le plus grand combat dans lequel des Grecs aient été opposés à des Grecs; ce fut aussi le suprême effort tenté par Athènes pour ressaisir l’ascendant qui lui échappait. Thrasylle compte avant tout sur la force de sa position; il attend l’ennemi de pied ferme. Nous allons assister à un immense choc parallèle. Des deux côtés les trompettes ont donné le signal; les soldats y répondent par leur cri de guerre, les rameurs tendent tous à la fois leurs bras nerveux et se courbent, nus jusqu’à la ceinture, sur les rames. En quelques minutes l’espace qui sépare les deux flottes est dévoré. Ce n’est pas un vulgaire triérarque, c’est un général athénien que Callicratidas cherche dans la longue ligne de vaisseaux déployée devant lui. Ses yeux ont découvert la trière de Lysias; le navarque la désigne du doigt à son pilote. Ainsi Nelson montrait à Trafalgar le Bucentaure au capitaine Hardy. Les deux galères se heurtent; la galère athénienne, plus faible d’échantillon, a fléchi: un second coup d’éperon l’entrouvre et l’envoie au fond de l’abîme. La mêlée s’établit. La trière victorieuse se débat au milieu des nombreux vaisseaux qui la pressent; elle fracasse les rames, elle écrase les plats-bords, elle troue de tous côtés les carènes. Mais voici un nouveau général qui accourt. Le grand Périclès, Périclès l’Olympien n’avait pas fait souche d’hommes d’état; il fit mieux; il fit souche d’officiers de marine. Un des dix généraux acclamés par la voix populaire portait ce nom à jamais vénéré. Périclès le stratège ne démentira pas le sang illustre d’où il est sorti. C’est lui qui vient à travers le tumulte prendre la revanche de Lysias. Callicratidas a su faire le vide autour de son vaisseau ; Périclès peut donc arriver sans peine jusqu’au noble adversaire qui n’a plus devant sa proue que des débris. Le champ est libre, les deux trières se rencontrent de pointe. L’éperon du Spartiate s’enfonce profondément dans la joue de la galère athénienne. « En arrière ! En arrière ! » Sciez tout d’un temps, mes braves thranites! Les zygites et les thalamites ne demandent qu’à vous imiter. Le coup est porté, la plaie est profonde; il faut maintenant dégager son dard. Les rameurs, renversés vers la poupe, s’épuisent en vains efforts ; l’éperon reste fixé entre les lèvres de la blessure qu’il a infligée. Périclès donne l’ordre de jeter les grappins ; les deux trières désormais n’en font qu’une. Que peut souhaiter de mieux un guerrier de Sparte? Il pourrait souhaiter d’avoir le pied sur la terre ferme, car la houle balance déjà d’une façon gênante ce champ de bataille improvisé.

Les hoplites ont « le pied rond, » comme le disait de sa voix de tonnerre l’amiral Duperré aux législateurs ébahis qu’il essayait d’initier à tout un ordre de choses dont les législateurs n’avaient, à cette époque, nulle idée. Callicratidas chancelle, essaie en vain de reprendre son aplomb; un dernier coup de roulis le fait de nouveau trébucher; le navarque de Sparte est tombé à la mer. Il coule à pic, comme coulera un jour l’amiral Howard. De pareils événemens étaient très fréquens dans la marine des galères ; pour faciliter ces faux pas on savonnait les ponts, on les enduisait de matières grasses. Aussi le vieux Canale, le provéditeur de Venise, se présentera-t-il au combat de Lépante chaussé d’espadrilles. Collingwood à Trafalgar mit des escarpins, mais ce ne fut pas pour prévenir une chute. Il pensa que si quelque projectile ou quelque éclat de bois le blessait à la jambe, il serait bon que le chirurgien n’eût pas de bottes à lui ôter. Quand le chef disparaît aussi soudainement, les soldats ont bientôt perdu courage. La capitane de Sparte cède à l’ennemi. Plus de direction ; chacun combat maintenant pour son compte. L’aile droite des Péloponésiens fléchit, l’aile gauche, où les Béotiens commandent, se trouble et prend la fuite. Les Athéniens ont cependant perdu vingt-cinq vaisseaux. Si Callicratidas eût vécu, l’issue du combat fût demeurée plus longtemps douteuse ; Callicratidas emporte avec lui la fortune de la journée, la déroute de la flotte du Péloponèse est bientôt sans remède. Une partie des vaisseaux va chercher un refuge à Chio ; les autres s’arrêtent à Phocée. Les Athéniens ont pris soixante-neuf navires, neuf trières de Lacédémone, soixante trières fournies par les alliés.

Il ne suffit pas de vaincre ; l’essentiel est de savoir tirer parti de sa victoire. Conon n’était pas encore débloqué ; un des lieutenans de Callicratidas., Étéonicus, le gardait à vue avec cinquante trières. Ces cinquante trières sont une belle proie qu’il y aurait regret à laisser échapper. Traversera-t-on sur-le-champ le canal ? Après une grande bataille, il ne reste guère au vainqueur que des vaisseaux délabrés. Les généraux athéniens observent avec inquiétude le ciel qui se charge, le flot qui se gonfle ; les pressentimens des devins ne les ont pas trompés. On se rappelle involontairement ici le soir de Trafalgar et les dernières paroles de Nelson mourant : « Faites mouiller la flotte ! » Les stratèges de la république ont une double tâche à remplir : la plus pressante et la plus sacrée consiste à recueillir les naufragés sur les épaves flottantes, les blessés et les morts à la côte. Ce sera le devoir de Théramène et de Thrasybule. On leur confie, pour qu’ils aillent sans délai s’acquitter d’une mission qui n’admet pas de retard, quarante-sept trières, les moins maltraitées de la flotte. Cela fait, les stratèges rassemblent tout ce qui a des rames, tout ce qui peut naviguer encore. Ils parviennent ainsi à composer une escadre assez forte pour couper la retraite à Étéonicus. D’ailleurs Conon est là et l’on a le droit de compter, au moment voulu, sur son concours. En route ! Il n’est plus temps, la tempête sournoise s’est déclarée tout à coup. Le vent du nord, le vent de l’Hellespont, balaie avec sa furie accoutumée le canal. Regagnez la plage au plus vite, si les îles Arginuses ont une plage ! Cherchez du moins quelque anfractuosité sur la côte pour vous y cacher ! Le détroit n’est pas tenable ; vos voiles seraient dans un instant en lambeaux et vos rames contre un tel coup de vent sont devenues inutiles. Il faut aller où la tourmente vous mène. Tout le littoral de Cymes sur le golfe actuel de Sandarli, tout le rivage de Phocée à l’entrée du golfe de Smyrne seront le lendemain couverts de cadavres et de débris.

Un bateau péloponésien n’a pas attendu la fin de la bataille pour aller porter à Étéonicus la nouvelle d’un combat dont la mort de Callicratidas faisait suffisamment présager l’issue. Il a pu aborder ainsi au port de Mytilène avant que la tempête éclatât. Étéonicus garde pour lui seul cet avis sinistre. A ses soldats, ce n’est pas un revers, c’est une glorieuse victoire qu’il annonce. « Tous les vaisseaux athéniens ont péri. Qu’on prépare un pieux sacrifice pour remercier les dieux! » Pendant ce temps, ordre est donné aux marchands d’embarquer sans bruit leurs marchandises et de faire voiles vers Chio. L’heure du souper arrive ; les équipages des trières prennent comme d’habitude leur repas sur la plage. Le souper terminé, ils s’embarquent et le vent du nord les emporte à leur tour dans la direction du sud. Tout se passe avec calme; aucune agitation bruyante ne vient éveiller l’attention de l’ennemi. Les Lacédémoniens ont mis vingt-six ans à se pénétrer des nécessités de la guerre maritime; ils sont aujourd’hui aussi actifs que des Athéniens et non moins silencieux que des Anglais. Quand la flotte est sauvée, Étéonicus s’occupe d’assurer le salut de l’armée de terre. Il met le feu au camp et emmène à marches forcées ses soldats à Méthymne. La ruse a eu un succès complet. Au point du jour, Conon trouve le rivage évacué, la rade entièrement vide. Il tire ses vaisseaux à la mer et vogue à la rencontre de la flotte, qui venait enfin de quitter le mouillage des Arginuses. S’il fut jamais un thalassocrate, ce fut à coup sûr ce général récemment débloqué. Les Péloponésiens étaient hors d’état d’apporter le moindre obstacle à ses mouvemens; il pouvait les aller insulter à Chio, sinon les y détruire. Conon préféra rentrer à Samos. L’hiver commençait, et une journée d’hiver a quelquefois aussi sûrement raison d’une flottille de bâtimens à rames que la plus sanglante des batailles. Les opérations étaient donc forcément suspendues; on les reprendrait au printemps. Ce qui importait, c’était de mettre ces six longs mois de trêve à profit pour rentrer dans l’arène armé de pied en cap.


IV.

Quelle joie, quelle allégresse doivent régner à cette heure dans Athènes ! Vainqueur, quand on se croyait perdu ou tout au moins réduit pour longtemps à la défensive! Vainqueur, quand il avait fallu recourir aux dernières ressources ! Si jamais généraux ont mérité des couronnes, ce sont assurément les généraux qui viennent de combattre aux Arginuses. Des couronnes, allons donc ! ce sont des supplices qu’on leur apprête. Une étrange rumeur s’est répandue dans l’armée de Samos : le peuple n’est pas satisfait. Bientôt on apprend que tous les généraux ont été déposés, à l’exception de Conon, d’Adimante et de Philoclès, les deux lieutenans de Conon. Les huit autres, — Conon le navarque ne comptait pas, et Adimante ou Philoclès avait probablement remplacé Archestrate, — les huit autres sont appelés à comparaître devant l’assemblée d’Athènes. Que peut-on reprocher, grands dieux ! à ces généreux champions ? D’avoir sauvé une escadre condamnée à périr de famine, d’avoir humilié Sparte, d’avoir délivré Mytilène ? On leur reproche de n’avoir pas recueilli les naufragés et de n’avoir pas rendu les honneurs funèbres aux morts. Deux des stratèges, Protomachus et Aristogène, ne jugent pas prudent de répondre à la sommation qui leur est adressée; ils cherchent un asile sur les côtes de l’Ionie. Périclès, Diomédon, Lysias échappé lui-même miraculeusement au naufrage, Aristocrates, Thrasylle, Érasinidès, tous également confians dans la bonté de leur cause, se présentent sans crainte à leurs juges. « Avoir oublié les naufragés et les morts! Peut-on leur imputer semblable négligence? A quel soin furent donc commis, dès que la bataille put être considérée comme gagnée, les deux triérarques les plus capables de la flotte, Théramène et Thrasybule, deux capitaines qui avaient mainte fois rempli les fonctions de stratège? On leur donna quarante-sept trières et on leur enjoignit de ne s’occuper que d’une chose : visiter les plages et les épaves éparses pour y porter secours à ceux qui vivaient encore, pour y rendre les derniers devoirs à ceux qui étaient morts en servant la république. » Nul dans Athènes n’ignore ces détails; les généraux, le jour même où ils annonçaient leur victoire, en faisaient part au peuple, car le peuple ne veut et ne doit rien ignorer. C’est pourtant de cette assertion si simple et si sincère qu’est venu tout le mal. Théramène et Thrasybule ont cru que les stratèges voulaient se décharger sur eux de la grave responsabilité qui leur incombe. Ils se sont hâtés de prendre les devans, d’ameuter leurs amis, et ce n’est plus seulement au sein d’une foule ignorante que l’accusation recrute ses partisans; de la flotte même vont surgir les dépositions les plus accablantes. C’est l’histoire du comte De Grasse livré par ses capitaines, après le combat de la Dominique, aux plus sanglantes railleries des Parisiens. Pendant que les Anglais rendaient un juste hommage à la magnifique défense du héros malheureux, pendant que les États-Unis l’honoraient comme un des fondateurs de leur indépendance, les beaux esprits chez nous se donnaient carrière : « Les croix à la jeannette, disaient-ils, ont un cœur, les croix à la De Grasse n’en ont pas. » Intelligite et erudimini, vous qui commanderez un jour des escadres!

Il faut que les stratèges soient brefs dans leur défense, car le temps leur a été avarement mesuré. « Au signal de la clepsydre, » ils devront quitter la tribune. Qu’ils en descendent d’eux-mêmes, car le peuple serait d’humeur à les y aller chercher. Quelques mots heureusement suffisent pour plaider une cause qui serait gagnée d’avance, s’il y avait encore la moindre justice dans Athènes. « Une mission a été donnée; cela est incontestable. Pourquoi cette mission n’a-t-elle pas été accomplie? Toutes les violences, toutes les perfidies de Théramène n’amèneront pas les accusés à déguiser la vérité. La tempête qui s’est élevée a contraint les vaisseaux, les quarante-sept trières comme le reste, à chercher au port le plus voisin un abri. Théramène et Thrasybule ne sont pas plus coupables que les généraux. » Le peuple est ébranlé; tous les pilotes sont venus attester l’impétuosité de la tourmente. Les prytanes se consultent. « Remettons, proposent-ils, l’affaire à l’assemblée prochaine; à cette heure avancée, il serait impossible de distinguer les mains. Nous essaierions vainement de compter les suffrages. » Ce ne sont certes pas les assemblées qui manquent ; il y en a régulièrement trois au moins par mois. N’en peut-on pas d’ailleurs convoquer d’autres d’urgence? Que le peuple se rassure; les prytanes ne laisseront pas chômer sa justice. Les accusés ont obtenu caution; ils sont libres; c’est à eux de bien employer le temps qu’on leur laisse. Et la haine, croit-on donc qu’elle va demeurer inactive? Le principal meneur de la cabale, le promoteur ardent de la persécution, ce n’est pas Thrasybule, c’est Théramène, ce Théramène qui sera un jour l’un des trente tyrans, et que les trente immoleront dès qu’il refusera de les suivre dans leurs excès. Théramène est déjà un personnage; ses ennemis l’appellent Cothurne, sous prétexte qu’il essaie toujours de s’ajuster aux deux partis; mais ici le soin de sa sûreté l’a rendu résolu. Le peuple ne se paiera pas de discours; on lui doit au moins une victime : Théramène ou les généraux.

De délai en délai, on était arrivé au mois d’octobre de l’année 406 avant notre ère; la fête des Apaturies allait se célébrer. Consacrée à Minerve et à Jupiter, cette fête était une des grandes solennités publiques. Elle durait trois jours, trois jours de réjouissances, pendant lesquels les frères et les parens se rassemblaient les uns chez les autres. Combien de chers absens n’y prendront point part! Vingt-cinq trières ne périssent pas avec leurs équipages sans laisser de nombreux vides dans la cité; Athènes est remplie de vêtemens de deuil. On ne voit dans les rues que gens habillés de noir et rasés jusqu’à la peau. Cette foule lamentable n’a pas même la consolation de savoir que les dépouilles mortelles de ceux qu’elle pleure ont reçu les honneurs suprêmes. Excitée secrètement par les partisans de Théramène, elle éclate en plaintes, elle se rassemble en groupes. L’indignation grossit et trouve un interprète. Callixène propose au peuple de décréter que l’affaire a été suffisamment entendue. Il faut dans chaque tribu disposer deux urnes; les citoyens qui jugeront les stratèges coupables déposeront leur vote dans l’urne de droite; ceux qui les voudront acquitter laisseront tomber leur suffrage dans l’urne de gauche. Et si l’épreuve tourne contre les accusés, quelle sera la peine? Le peuple, en pareil cas, n’en peut prononcer qu’une : les généraux seront livrés aux Onze pour être mis à mort. Leurs biens, tous leurs biens, seront confisqués et le dixième en sera consacré à Minerve.

L’assemblée, à cette proposition impitoyable, se divise. « Depuis quand, disent les uns, a-t-il été permis de frapper plusieurs accusés par une seule sentence? N’existe-t-il pas une loi, — la loi de Canonus, — qui prescrit d’instruire séparément la cause de chacune des personnes impliquées dans le même procès? » — « Eh quoi! répliquent les autres, vous prétendez restreindre les droits du peuple! Le peuple qui fait les lois n’est-il pas libre de décréter en toute occasion ce qui lui convient? » — L’assemblée devient tumultueuse; Lyciscus s’écrie « qu’on devrait envelopper dans le même décret et les stratèges qui ont failli à leur devoir et les citoyens factieux qui les défendent. » Socrate, fils de Sophronisque, proteste au nom de l’éternelle morale. « Le peuple est souverain sans doute, mais, comme tout souverain, il se trouve enchaîné par les lois qu’il a faites.» Ah ! Socrate ! Socrate ! tu as donc bien envie de boire la ciguë ! On t’a déjà livré à la risée du peuple ; dans cinq ou six ans le peuple te livrera au bourreau.

Pendant que ce sage, — c’est ce fou que nous voulions dire, — parle à la multitude un langage que jamais multitude n’a compris, un matelot se lève. « J’étais au combat des Arginuses, dit-il. J’ai pu me sauver sur un tonneau de farine, et j’affirme que la tempête n’était pas telle qu’il fût impossible de recueillir les morts. » Ce dernier coup achève les accusés; une immense clameur couvre le peu de voix qui réclament encore; les prytanes, effrayés, se résignent à faire voter par tribu : « Si quelqu’un n’a pas encore déposé son suffrage, qu’il se hâte! » La proposition de Callixène a la majorité; les huit stratèges sont condamnés à la peine capitale. Protomachus et Aristogène éviteront les effets de la cruelle sentence. Ceux-là sont les Girondins prudens qu’au lendemain de thermidor on sera trop heureux de retrouver et de couvrir de fleurs ; les six autres sont livrés aux Onze. « N’oubliez pas, s’écrie Diomédon au moment où les bourreaux l’entraînent, n’oubliez pas, citoyens, d’acquitter les vœux que nous avions faits avant la bataille. C’est Jupiter sauveur, c’est Apollon, ce sont les vénérables déesses qui nous ont donné la victoire. Allez leur rendre grâces pendant que nous marchons à la mort ! » Que disait en pareille occurrence le comte d’Estaing? « Portez ma tête aux Anglais! Ils vous la paieront cher! » Voilà de vaillans adieux à la vie ! Je les préfère de beaucoup à ceux de Théramène répandant à terre les dernières gouttes de la ciguë « pour le beau Critias. » Théramène, tu railles, ce n’est pas la ciguë, c’est le sang de Diomédon qui t’étouffe. Quand le malheur viendra fondre sur toi, tu croiras en vain te justifier en disant: « Ce n’est pas moi qui ai commencé les attaques ; » tu as été injuste, tu as été perfide; Critias n’est ici que l’instrument du ciel. Et ce misérable Callixène, ce sycophante qui a emporté d’emblée la sentence, quel sera son sort ? Les Athéniens ont une loi destinée à frapper ceux qui les ont trompés. Naïve et touchante bonhomie du pauvre Démos ! Callixène fera les frais de son repentir. Emprisonné d’abord, délivré ensuite à la faveur d’une émeute, le délateur ira traîner à l’étranger une existence humiliée et errante. Les dieux permettront bien qu’il revoie un jour sa patrie ; mais, exécré de tous, accablé de mépris, il finira par mourir de faim. Discite justiliam moniti !

Les Anglais ont condamné l’amiral Byng; c’était un vaincu! Et encore l’impartiale histoire n’a-t-elle pas ratifié leur rigueur. Le véritable coupable n’était probablement pas celui qui, en 1757, monta, calme et fier, sur le fatal ponton. Des ministres imprévoyans se couvraient, ce jour-là, par le sacrifice de l’homme que leur négligence avait mis dans l’impossibilité de vaincre. Il est difficile d’approuver un jugement qui semble n’avoir été qu’un détestable expédient politique. Combien, à plus forte raison, doit-on blâmer, doit-on, de tout son pouvoir, flétrir cette aberration d’un peuple qu’on voit, follement docile aux inspirations de ses orateurs, appesantir son aveugle colère sur des généraux qui ne méritaient que sa reconnaissance! « C’est ainsi cependant, proclame toute une école, qu’on décrète la victoire. « Il est temps d’en finir avec ces théories. On n’a le droit de décréter la victoire que quand on a pris soin de l’organiser. Le mot du maréchal Bugeaud restera éternellement vrai : « Sans l’armée de Louis XVI, toutes les fureurs de Danton n’auraient pas sauvé la France ! »


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er août et du 15 décembre 1878, du 1er février, du 15 mars et du 1er mai 1879.