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La Marquise de Gange/Appendice

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Jean-Jacques Pauvert (Œuvres complètes, t. XIIIp. 315-323).


APPENDICE


EXTRAIT DES « CAUSES CÉLÈBRES[1] »


La marquise de Ganges, fille du sieur de Rossan, avoit un ayeul maternel, nommé Joannis, sieur de Nocheres, dont elle devoit recueillir la succession qui se montoit à 500.000 livres. On l’appelloit mademoiselle de Châteaublanc. Elle étoit d’une beauté rare. Après la mort de son père, cet ayeul maternel en prit soin, et la maria à 13 ans, au marquis de Castellane, petit-fils du Duc de Villars, qui la mena à la cour, où elle fut admirée de Louis XIV et de la Reine de Suède. Aussi étoit-elle faite à peindre, belle comme le jour, le cœur bon, l’esprit sérieux et sensé. Quelque temps après, le marquis de Castellane périt dans la mer de Sicile, par le naufrage de nos galères. Alors les affaires la rappelèrent à Avignon, où elle se retira dans un couvent. Ce fut là où elle écouta la proposition qu’on lui fit d’épouser le sieur de Lanide, marquis de Ganges, assez riche, de bonne maison, baron du Languedoc, gouverneur de S. André, beau et bien fait, âgé de vingt ans, mais, quant à l’intérieur, bien différent d’elle. Il étoit fier, fantasque, défiant et jaloux. Peu après les beaux jours du mariage, l’ennui conjugual engagea le marquis à se répandre dans le monde : sa femme en fit autant. Alors la jalousie s’empara du marquis : mais ne trouvant point matière suffisante pour éclater, il renfermoit son chagrin, et s’en tenoit à sa mauvaise humeur, qu’il présentoit souvent à sa femme. Plusieurs années se passèrent ainsi, au bout desquelles l’abbé et le chevalier de Ganges vinrent demeurer avec le marquis leur frère aîné.

L’abbé n’étoit point dans les ordres. Il avoit de l’esprit comme un démon, mais malin, scélérat, libertin, débauché, le tout au suprême degré, violent, emporté, imposteur, déguisant un vrai monstre sous les dehors d’un honnête homme. Le chevalier avoit un esprit médiocre, fait pour être gouverné, et cédant toujours à l’ascendant que l’abbé avoit pris sur lui. Il gouverna aussi le marquis de façon qu’il devint le maître effectif de la maison.

Dès que l’abbé vit la marquise, il en devint amoureux. Pour commencer à la prévenir en sa faveur, il travailla avec succès à éteindre la jalousie de son mari, et elle vit renaître des jours heureux. Quant à la marquise, elle avoit pris l’abbé en aversion, et ne pouvant s’empêcher de le remercier de la confidence qu’il lui avoit faite que le raccammodement étoit son œuvre, elle le fit si froidement qu’il ne pouvoit pas s’en prévaloir : néanmoins il ne se découragea pas. Elle alla passer quelques jours chez une amie à la campagne : il le sçut, et y alla le lendemain. Il s’offrit pour écuyer de madame de Ganges, dans une partie de chasse, où les dames montèrent à cheval. Il trouva aisément le temps et le moyen de lui faire une déclaration d’amour, qu’elle reçut d’un froid très-piquant, et même avec mépris.

Le chevalier étoit aussi devenu amoureux. La marquise le trouvant d’une conversation qui lui convenoit mieux, le recevoit passablement bien, et le préféroit à l’abbé, qu’elle ne pouvoit souffrir. L’abbé ayant découvert l’amour du chevalier, et désespérant de le gouverner sur cet article, prit une autre voie, qui fut de lui dire qu’il lui sacrifieroit volontiers sa propre passion s’il pouvoit réussir dans ses amours ; mais que, si les tentatives devenoient inutiles, il abandonnât la partie, et lui cédât le champ de bataille. Cet accord fait et consenti, le chevalier continua ses soins. Quand madame de Ganges s’aperçut qu’il s’agissoit d’amour, elle traita le chevalier comme l’abbé, avec un ton de mépris qui l’éconduisit totalement. L’abbé revint sur les rangs ; mais il s’y prit d’une autre façon : ce fut de jetter de l’ombrage dans l’esprit du marquis sur la sagesse de sa femme ; ce qui lui réussit également. Le marquis redevint jaloux, et maltraita sa femme. L’abbé voulut voir ensuite si cet état malheureux, qu’il étoit le maître de changer, n’adouciroit pas la marquise en sa faveur. Il se fit valoir auprès d’elle sur l’autorité qu’il avoit de la rendre heureuse ou malheureuse : elle ne répondit qu’en lui tournant le dos.

Vers ce temps son ayeul maternel mourut. Elle devint par cette mort héritière de biens considérables. Elle étoit alors à Avignon. Vers l’automne le voyage de Ganges, éloigné d’Avignon de 19 lieues, se projetta pour y passer toute la saison.

La marquise avoit déjà échappé à une crême empoisonnée, dont elle n’avoit eu que peu d’incommodité ; et par pressentiment voyant qu’elle alloit se trouver seule environnée de ses ennemis, elle résolut de faire, avant de partir, son testament, par lequel elle fit sa mère son héritiere, à la charge d’appeller à sa succession, ou son fils à elle, âgé de six ans, ou sa fille âgée de cinq ans, à son choix. Elle fit ensuite, en présence de plusieurs magistrats d’Avignon, et de plusieurs gens de qualité, une déclaration authentique, par laquelle elle révoquoit tout autre testament postérieur : puis elle partit. Sa belle-mère qu’elle trouva à Ganges, le marquis, l’abbé et le chevalier la comblèrent de bonnes façons. Ces deux derniers ne paroissoient plus amoureux, mais des amis remplis de politesse. Enfin la belle-mère partit pour Montpellier, et le marquis, pour ses affaires, à Avignon : l’abbé et le chevalier restèrent seuls avec elle. L’abbé, par de douces insinuations, la détermina à faire un nouveau testament en faveur de son mari, et croyant que cela suffisoit, il ne lui parla point de rétracter sa déclaration d’Avignon. Cela fait, ils ne songerent plus qu’à accomplir le crime projetté. Ils le manquèrent dans une médecine, parce que la marquise la trouva si épaisse et si noire, qu’elle s’en tint, pour se purger, à des pilules qu’elle portoit avec elle : c’étoit le 17 mai 1667. Voyant donc leur coup manqué, ils résolurent de se satisfaire ce jour même à quelque prix que ce fût. Comme elle étoit dans son lit, plusieurs dames la vinrent voir : elle leur fit servir la collation, où elle mangea beaucoup. Le chevalier et l’abbé, qui étoient de la compagnie, avoient un air fort distrait. L’abbé reconduisit les dames : le chevalier resta seul avec elle dans un morne silence. Peu après l’abbé rentra, tenant d’une main un pistolet, et de l’autre un verre de poison : il avoit alors le regard terrible ; il ferma la porte et s’approcha du lit. Le chevalier alors mit l’épée à la main, ayant la fureur également peinte sur le visage. L’abbé parla, et dit : Madame, il faut mourir : choisissez le feu, le fer au le poison. On juge bien qu’elle employa les termes les plus touchans pour attendrir ces deux scélérats : mais ils furent impitoyables ; et la pressant de plus en plus de faire son choix, elle se résolut au poison, qu’elle avala pendant que l’abbé lui tenoit le pistolet sur la gorge, et le chevalier l’épée contre l’estomac. Comme le plus épais restoit au fond, le chevalier le rassembla avec un poinçon d’argent, et lui redonna le vase. Elle prit ce reste dans sa bouche, et faisant un cri comme si elle alloit mourir, elle laissa aller ce reste dans ses draps. Elle finit cette scène par les supplier instamment de lui envoyer un confesseur. Etant sortis tous deux, ils allerent avertir le vicaire, nommé Perrette, ci-devant précepteur du marquis, et qu’ils avoient associé à leur complot.

Aussi-tôt qu’ils furent hors de sa chambre, elle se leva avec seulement un jupon de satin, et songeant à se sauver, elle gagna une fenêtre qui donnoit sur la basse-cour. Au moment qu’elle prenoit son élan pour sauter, le vicaire entroit : il la voulut retenir ; mais le morceau du jupon qu’il avoit saisi, lui resta à la main. Elle tomba de 22 pieds de haut sans se faire mal. Le vicaire, à qui sa proie échappoit, jetta après elle une cruche remplie d’eau, qui lui auroit cassé la tête, si elle n’en étoit pas tombée à deux doigts près. Dès qu’elle se vit à terre, elle réussit à se faire vomir avec le bout de sa tresse qu’elle s’enfonça dans le gosier : courant ensuite pour sortir, et trouvant tout fermé, elle eut recours à un palefrenier qui la fit sortir par une écurie, et la remit à quelques femmes qu’il rencontra dans le chemin.

Le chevalier et l’abbé, avertis par le vicaire, coururent après elle, criant qu’elle étoit folle : enfin le chevalier l’atteignit près de la maison du sieur de Prats, la poussa dedans, et y entra avec elle. L’abbé se mit sur le seuil de la porte, dont il défendit l’entrée avec menaces.

Le sieur de Prats n’y étoit point : mais sa femme y étoit en compagnie de plusieurs dames et demoiselles. L’une lui donna de l’orviétan, dont elle avala quelques prises en cachette ; une autre lui présenta un verre d’eau : mais le chevalier lui cassa le verre entre les dents, l’accusant toujours de vapeurs, et disant aux dames qu’il restoit pour prendre soin d’elle, et qu’il ne la quitteroit pas qu’elle ne fût en meilleur état.

La marquise concevant encore l’espérance d’attendrir le chevalier, les dames, sur sa prière, passèrent dans la chambre voisine. Elle se jetta alors à ses genoux, et le supplia, par les termes les plus touchans, de quitter la résolution qu’il paraissoit avoir de poursuivre sa mort jusqu’au dernier instant. La réponse du chevalier fut deux coups d’épée qu’il lui donna dans le sein ; et, comme elle fuyoit vers la porte en criant au secours, il lui en donna encore cinq par derrière : l’épée se rompit, et le tronçon en resta dans son épaule. Tout le monde rentra dans la chambre : le chevalier sortit, alla trouver son frère, lui dit que l’affaire étoit faite. Comme ils se retiroient, la compagnie ayant auguré que ses blessures n’étoient pas mortelles, on cria par la fenêtre pour faire venir un chirurgien. L’abbé jugeant par ces cris qu’elle n’étoit pas morte, entra subitement, appuya le pistolet sur sa poitrine. Le pistolet ne prit point feu : il voulut alors s’en servir comme d’une massue,’mais toutes les dames et demoiselles fondirent sur lui, en l’accablant de coups, et le conduisirent ainsi jusques dans la rue ; tout ceci dura jusqu’à plus de neuf heures du soir.

Ces assassins profitèrent de la nuit, et se rendirent à Aubenas, terre du marquis, à une lieue de Ganges, où, après s’être pensé égorger entre eux, chacun se reprochant l’un à l’autre la faute de n’avoir pas consommé le crime entièrement, ils balancèrent à revenir : mais la crainte d’être arrêtés leur fit prendre eefinn le parti de la fuite.

Les consuls de Ganges mirent une garde autour de la maison. Le baron de Tressan, grand prévôt, se mit aux trousses des assassins : mais ils s’étoient embarqués près d’Agde. Le marquis qui étoit à Avignon, instruit de l’assassinat de sa femme, se répandit en invectives contre ses frères : cependant étant allé faire des visites, comme à son ordinaire, sans parler de rien, il ne repartit que le lendemain après dîner. Etant arrivé, il alla voir sa femme qui le reçut avec tendresse ; ce qui l’enhardit à lui demander qu’elle révoquât la déclaration qui confirmoit son testament d’Avignon : mais elle le refusa constamment. Il ne lui en parla plus, et lui rendit des soins, suivant le personnage qu’il devoit faire. Elle demanda les sacremens. Le vicaire Perrette étant venu pour l’administrer, elle exigea qu’il prit la moitié de l’hostie, craignant encore le poison de sa part : il la prit.

Le parlement de Toulouse envoya M. Catalan, Conseiller, pour interroger madame de Ganges. Le lendemain de son interrogatoire, qui étoit le dix-neuvième jour de son assassinat, elle mourut, non de ses blessures, mais de l’effet du poison qui lui avoit brûlé les entrailles, et noirci le cerveau.

Immédiatement après sa mort, M. Catelan ayant fait décréter le marquis de prise de corps, il fut arrêté dans son château, et conduit en prison à Montpellier.

Madame de Rossan, mère de la marquise, devint sa partie déclarée ; et ne respirant que vengeance, elle se mit en possession de tous les biens de sa fille, suivant le premier testament.

Après deux interrogatoires le marquis fut conduit dans les prisons du parlement de Toulouse. Madame de Rossan publia un monitoire contre lui, comme complice : il y répondit. On voyoit bien qu’il étoit coupable : mais les preuves étoient trop faibles pour le condamner au dernier supplice. Le 21 août 1667, intervint l’arrêt du parlement, qui condamne l’abbé et le chevalier à être rompus vifs, le marquis dégradé de sa noblesse, ses biens confisqués au Roi, et à un bannissement perpétuel ; le vicaire Perrette, dégradé de l’ordre de prêtrise, et aux galères perpétuelles.

Le vicaire mourut en chemin, attaché à la chaîne. Le marquis ayant joint le chevalier à Venise, la république accepta la proposition qu’ils lui firent d’aller au siège de Candie assiégée depuis deux ans par les Turcs. Ils périrent tous deux, le marquis enterré sous une mine, le chevalier tué d’un éclat de bombe.

L’abbé passa en Hollande, changea de nom et de religion. Il se nomma M. de la Marteliere, devint précepteur du fils de M. le comte de la Lippe. Il acquit la confiance de toute la maison, et fut en grand crédit auprès du comte et de la comtesse. Il y devint amoureux d’une jeune demoiselle alliée à la comtesse, et elle le paya de retour. Il étoit question de l’épouser : mais, comme il avoit caché soigneusement sa naissance, la comtesse s’imaginant qu’il étoit de basse extraction, s’opposoit beaucoup à ce mariage. L’amour le fit résoudre à se découvrir. Il confia donc à la comtesse qu’il étoit l’abbé de Ganges. L’horreur saisit le mari et la femme, de façon qu’il s’en fallut très peu qu’ils ne le fissent arrêter. Il se sauva à Amsterdam, où il se fit maître de langue. Son amante l’y alla trouver : il l’épousa en secret. Enfin sa bonne conduite le fit admettre dans le Consistoire des protestans : il mourut quelque temps après en bonne odeur.

  1. Faits des Causes célèbres et intéressantes, augmentés de quelques Causes, Amsterdam, 1757, in-12, pp. 61-76.