La Matinée d’un seigneur (trad. Bienstock)/Chapitre 8

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 2p. 334-340).
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VIII


— Allons, montre-moi tes chevaux, ils sont dans la cour ?

— Parfaitement, Vot’ xcellence, comme on a ordonné, j’ai fait. Pouvons-nous désobéir ? Iakov Alpatitch a ordonné de ne pas laisser les chevaux dans les champs, parce que le prince les regardera, alors, nous ne les avons pas laissés. Nous n’osons pas désobéir à Vot’ xcellence.

Pendant que Nekhludov sortait, Ukhvanka ôta la pipe qui était sur la planche et la jeta sur le poêle. Ses lèvres remuaient toujours avec inquiétude, même quand le maître ne le regardait pas. Une maigre jument au pelage gris bleu remuait sous l’auvent de paille pourrie, un poulain de deux mois aux jambes longues, d’une couleur indéfinissable avec le museau et les pattes gris bleu, ne s’éloignait pas de la queue échevelée et remplie de glouterons de la jument. Au milieu de la cour, les yeux fermés, la tête penchée, se tenait un gros cheval hongre, brun, ayant l’air d’un bon cheval de paysan.

— Alors, ce sont tous les chevaux ?

— Non, ’xcellence, voilà encore une jument et son poulain — répondit Ukhvanka en montrant les bêtes que le maître ne pouvait pas ne pas voir.

— Je vois. Alors, lequel veux-tu vendre ?

— Eh ! celui-ci, Vot’ xcellence — répondit-il en désignant avec un bout de son habit et toujours fronçant les sourcils et remuant les lèvres, le cheval hongre qui dormait. L’hongre ouvrit les yeux et se tourna paresseusement vers lui du côté de la croupe.

— Il n’est pas très vieux et il paraît fort — dit Nekhludov. — Attrape-le et montre-le-moi : je verrai s’il est vieux.

— C’est pas possible à moi seul de l’attraper, Vot’ xcellence. La bête ne vaut rien et pourtant elle est hargneuse, elle mord et donne des coups de poitrail, Vot’ xcellence, — répondit Ukhvanka avec un sourire très gai, et en écarquillant les yeux de divers côtés.

— Quelle bêtise ! Attrape-le, te dis-je.

Ukhvanka sourit longtemps, piétina sur place, et, seulement quand Nekhludov lui cria sévèrement : « Eh bien ! Que fais-tu donc ? » il se jeta sous l’auvent, apporta un licou, et se mit à poursuivre le cheval en l’effrayant, et, en s’approchant de lui, non par devant, mais par derrière.

Le jeune maître était évidemment las de ce spectacle, ou peut-être voulait-il montrer son adresse :

— Donne le licou, — dit-il.

— Permettez, comment donc, Vot’ xcellence ; ne vous inquiétez pas…

Mais Nekhludov s’approcha en face du cheval, le saisit par les oreilles et le courba vers la terre avec une telle force que la bête, qui était visiblement un cheval de labour très doux, agita la tête et renifla en tâchant de se dégager. Quand Nekhludov vit qu’il était tout à fait inutile d’employer la force et qu’il remarqua qu’Ukhvanka ne cessait de sourire, il lui vint à l’esprit la pensée, la plus blessante à son âge, qu’Ukhvanka se moquait de lui et le considérait comme un enfant. Il rougit, lâcha les oreilles du cheval, et, sans s’aider du licou, ouvrant la bouche de la bête, il regarda ses dents : les crochets étaient intacts, les couronnes pleines ; le jeune maître savait déjà tout cela, et il vit que le cheval était jeune.

Ukhvanka, pendant ce temps, s’approchait de l’auvent, et, voyant qu’une herse n’était pas à sa place, il la souleva et l’appuya contre la haie.

— Viens ici, — cria le maître avec une expression d’enfant qui a grand dépit, et presque avec des larmes de colère dans la voix : — Quoi ! Ce cheval est vieux ?

— Excusez, vieux, très vieux, il aura vingt ans… ce cheval…

— Tais-toi, tu es un menteur et une canaille, parce que le paysan honnête ne ment jamais, il n’en a aucun besoin ! — dit Nekhludov en étouffant des sanglots de rage qui lui étreignaient la gorge. Il se tut pour ne pas avoir la honte de pleurer devant le paysan. Ukhvanka se taisait aussi et avait l’air d’un homme qui va pleurer, il reniflait et branlait un peu la tête. — Eh bien ! Avec quoi laboureras-tu quand tu auras vendu ce cheval ? — continua Nekhludov en se ressaisissant pour pouvoir parler d’une voix ordinaire : — On t’envoie exprès aux travaux de piétons pour que tu puisses te remettre un peu en labourant avec tes chevaux et tu veux vendre le dernier ? Et surtout, pourquoi mens-tu ?

Dès que le maître se calma, Ukhvanka se calma aussi. Il était debout, droit, agitait toujours les lèvres de la même façon, et promenait ses regards d’un objet à l’autre.

— Nous irons au travail pour Votr’ xcellence, pas pis que les autres, — répondit-il.

— Mais avec quoi iras-tu ?

— Soyez tranquille, nous arrangerons le travail de Vot’ xcellence, — répondit-il en criant après le cheval et en le chassant. — Si je n’avais pas besoin d’argent, est-ce que je le vendrais ?

— Pourquoi te faut-il de l’argent ?

— Il n’y a pas de pain, Vot’ xcellence, et il faut rendre le dû aux paysans.

— Comment, pas de pain ? Et pourquoi ceux qui ont de la famille en ont-ils, et toi, sans famille, n’en as-tu pas ? Où est-il donc disparu ?

— Il est mangé, Vot’ xcellence, et maintenant il n’en reste plus une miette. Je rachèterai le cheval vers l’automne, Vot’ xcellence.

— Ne va pas penser à vendre le cheval !

— Comment, Vot’ xcellence, et alors, sans cela, comment vivrons nous ? Il n’y a pas de pain et il faut ne rien vendre — dit il à part lui, en remuant les lèvres et en jetant tout à coup un regard hardi sur le visage du maître. — Alors, c’est mourir de faim !

— Fais attention, mon cher ! — cria Nekhludov, pâlissant et bouleversé par une colère contre le paysan, — je ne souffrirai pas un paysan comme toi… Ça ira mal pour toi.

— C’est la volonté de Vot’ xcellence si j’ai démérité devant vous, — répondit-il en fermant les yeux, avec une expression de feinte soumission. — Mais il me semble qu’on n’a aucun vice à me reprocher. Mais c’est connu, si je ne plais plus à Vot’ xcellence, alors c’est tout à votre volonté. Seulement je ne sais pas pourquoi je dois souffrir ?

— Et voici pourquoi : parce que ta maison est en ruines, parce que le fumier n’est pas recouvert, parce que tes haies sont brisées, et que toi tu restes à la maison, fumes la pipe et ne travailles pas ; parce qu’à ta mère qui t’a donné tout son ménage, tu ne donnes pas un morceau de pain, parce que tu permets à ta femme de la battre, et la mets dans l’obligation de venir chez moi se plaindre.

— Excusez, Vot’ xcellence, je ne sais pas ce que c’est que la pipe, — répondit confusément Ukhvanka, qui parut blessé principalement par l’accusation de fumer la pipe. — On peut tout dire d’un homme.

— Voilà, tu mens de nouveau ! Je l’ai vu moi-même…

— Comment oserais-je mentir à Vot’ excellence ?

Nekhludov se tut, et en se mordant les lèvres, il se mit à aller et venir dans la cour. Ukhvanka restait à la même place, et sans lever les yeux, suivait les pas du maître.

— Écoute, Epifane, — dit Nekhludov d’une voix douce, enfantine, en s’arrêtant devant le paysan et en s’efforçant de cacher son émotion, — on ne peut pas vivre ainsi et tu périras. Réfléchis bien. Si tu veux être un bon moujik, alors change de vie, quitte tes mauvaises habitudes, ne mens pas, ne t’enivre pas, respecte ta mère. Je suis bien renseigné sur toi. Occupe-toi de ton ménage et non à voler du bois dans la forêt de l’État, ou à aller au cabaret. Pense à ce qu’il y a de bon ici ! Si tu as quelque besoin, viens chez moi, demande-moi ce qu’il te faut et pourquoi il te le faut, et ne mens pas, mais dis toute la vérité, et alors je ne te refuserai rien de ce qu’il me sera possible de faire.

— Permettez, Vot’ xcellence, il me semble, nous pouvons comprendre Vot’ excellence, — répondit Ukhvanka en souriant, comme s’il comprenait tout à fait le charme de la plaisanterie du maître.

Ce sourire et cette réponse enlevèrent à Nekhludov tout espoir de toucher le paysan et de le remettre dans la bonne voie par ses exhortations. En outre il lui semblait toujours qu’il ne lui convenait pas, à lui qui avait le pouvoir, d’exhorter son paysan, et que tout ce qu’il disait n’était pas du tout ce qu’il fallait dire. Il baissa tristement la tête et sortit sur le perron. Sur le seuil la vieille était assise et gémissait tout haut et, semblait-il, en signe de compassion pour les paroles du maître qu’elle avait entendues.

— Voilà pour du pain, — lui dit à l’oreille Nekhludov en mettant dans sa main un billet, — mais achète toi-même et ne le donne pas à Ukhvanka, autrement il dépensera tout au cabaret.

La vieille, de sa main osseuse, attrapa pour se lever le chambranle de la porte, elle voulait remercier le maître, sa tête tremblait et Nekhludov était déjà de l’autre côté de la rue quand elle fut debout.