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La Mission Marchand (Congo-Nil)/07

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La Mission Marchand (I. Congo - Nil ; II. Fachoda)
Fayard Frères (p. 81-100).

CHAPITRE VII

LE FORTIN DE BAGUESSÉ


Cependant le commandant Marchand, secondé par les capitaines Mangin et Germain, avait installé un fortin en amont des passes de Baguessé.

Car il voulait non seulement traverser le pays, mais encore l’occuper effectivement.

Les dangers qu’il allait courir, il désirait les éviter à ceux qui suivraient la route tracée par lui.

S’il réussissait à atteindre Fachoda, le chemin serait jalonné de postes, sur lesquels ses successeurs s’appuieraient.

S’il mourait à la peine, l’expédition du moins n’aurait pas été inutile, puisque ceux qui se dévoueraient à la même œuvre trouveraient une part de la tâche faite et bien faite.

C’est dans ces termes, dont l’héroïsme consciencieux n’a pas besoin de commentaires, que le chef de la mission avait annoncé aux capitaines Mangin et Germain, demeurés auprès de lui, son intention d’élever un fortin à Baguessé.

On s’était aussitôt mis à l’ouvrage.

Heureusement les matériaux de construction ne manquaient pas.

L’impénétrable forêt, qui couvre le plateau central, poussait ses arbres géants jusque sur les berges du M’Bomou.

C’était le désert de verdure, et aussi le mur, car les lianes, les vanilliers sauvages, les credytons aux fleurs rouges en forme de calice, les bahamiés, sorte de lierre dont les rameaux s’étendent parfois sur plus de cent mètres de longueur, confondaient leurs feuillages avec ceux des baobabs, des gommiers, des ébéniers, des arbres à beurre, désignés par les naturels sous le nom « d’arbre de la vache ».

C’était une orgie de frondaisons, un débordement de vie végétative, un enchevêtrement stupéfiant de tiges, de branches, de filaments, de racines sorties de terre, que la poignée d’hommes perdus au milieu de cette exubérante flore africaine, devaient vaincre à force de labeur et de volonté.

Après une reconnaissance rapide, l’emplacement choisi pour l’érection du poste fut le sommet d’un monticule, dont la crête dominait d’une trentaine de mètres, le terrain environnant.

La position était bonne.

De plus, sur cette hauteur rocheuse, la végétation se montrait moins fournie.

De sorte que le déblaiement en fut plus facile.

Il fallut néanmoins trois journées complètes pour débarrasser la butte des arbres et des broussailles dont elle était couverte.

Tandis qu’une partie des tirailleurs et des porteurs maniait la hache et le coupe-coupe, les autres débitaient les troncs en solives de deux mètres de longueur.

Aussi, quand les premiers eurent terminé, les seconds avaient amoncelé en piles ces bûches énormes, et les matériaux des murailles étaient tous prêts.

Il n’y avait plus qu’à les poser.

Sur le sol, une longue ligne fût tracée, encadrant la surface que devrait couvrir le fortin.

Elle affectait une forme rectangulaire.

Mesurant cent-vingt mètres dans sa plus grande dimension, cinquante dans l’autre, cela représentait en somme une superficie protégée de six mille mètres carrés.

De gros pieux, épointés et durcis au feu, furent profondément enfoncés en terre sur tout le pourtour.

Ils allaient former les assises sur lesquelles s’appuierait la construction.

Puis les solives, débitées durant les jours derniers, furent rangées les unes au-dessus des autres dans le sens horizontal et fortement rattachées aux pieux verticaux.

Des troncs placés à l’intérieur, s’appuyant obliquement à la muraille de bois et au terrain, tinrent lieu de piliers de soutènement.

Cependant un certain nombre « d’engagés » avaient creusé, au bord même de la rivière, de grands trous circulaires.

Ils y mélangeaient du sable, une argile rougeâtre découverte à quelque distance, des pierres calcaires, pulvérisées au préalable.

Puis, versant l’eau à foison dans ces creusets improvisés, ils délayaient le tout, obtenant ainsi un ciment grossier, destiné à rejointoyer les troncs d’arbres du retranchement.

En même temps, d’autres équipes entouraient l’enceinte d’un fossé profond de deux mètres, et dont les parois verticales étaient maintenues à l’aide d’un clayonnage de branchages, renforcé d’une épaisse couche de ciment.

Le neuvième jour, le poste de Baguessé était en état de défense.

On y avait transporté les charges, les embarcations démontées.

Les deux petites mitrailleuses dont l’expédition étaient munie avaient été mise en batterie.

Et avec ses meurtrières, ménagées durant la construction, l’ouvrage faisait véritablement bonne figure.

Comme toujours en pareil cas, les officiers voulurent baptiser la redoute.

On proposa unanimement le nom cher à tous :

« Fort Marchand ! »

Mais le commandant, très sensible à cet hommage spontané, n’en obéit pas moins à sa modestie habituelle.

Il la voilà cependant, invoqua la « discipline militaire », mot devant lequel un officier digne de ce nom, s’incline toujours.

Et il répondit doucement à ses compagnons, qui le pressaient d’accepter le parrainage de la nouvelle forteresse :

— Messieurs, cet ouvrage terminé, je l’ai remis en pensée au gouvernement français dont je ne suis que le serviteur. Le ministre appréciera.

Réplique fière dans son humilité voulue.

Ce que Marchand refusait pour lui-même, il l’accorderait quelques mois plus tard à Desaix, dont le nom était appliqué à un fort semblable, établi sur la rivière Soueh, à cent kilomètres à l’est de Meschra-el-Reck.

Maintenant, si l’on veut savoir pourquoi, contrairement à sa coutume, le chef de la mission Congo-Nil avait imposé à ses subordonnés cet énorme surcroît de travail, il faut en chercher la raison dans le rapport que lui avait fait, à son arrivée à Baguessé, un indigène venu au camp pour vendre des moutons.

Marchand avait remarqué que l’eau-de-vie délie aisément la langue des noirs.

Aussi ne manquait-il jamais de prélever, à l’usage des indigènes et lorsque l’occasion le permettait, une ration d’alcool sur la petite provision du docteur Emily.


les porteurs.

Habituellement, le liquide était réservé uniquement au traitement des malades.

Or, l’Africain venu pour traiter de la vente de son troupeau, fut extrêmement sensible à l’offre qui lui fut faite d’un « quart » d’eau-de-vie.

Tout le monde connaît le quart, sorte de petite tasse de métal, dont la patrie généreuse dote chacun de ses soldats.

Ce n’est pas joli, joli, mais ce récipient grossier contient environ un quart de litre, d’où le mot sous lequel on le désigne.

Une pareille quantité de trois-six, ingurgitée d’un seul trait, peut émouvoir même une cervelle épaisse de nègre.

Et si la rasade se renouvelle, on est en droit d’espérer que la vérité s’élancera de la bouche du buveur, dans un appareil aussi ingénument simple, que lorsqu’elle sortait de son puits mythologique, pour se rendre aux séances de musique de chambre qu’Apollon donnait à ses confrères de l’Olympe.

Le commandant avait constaté de prime abord les allures louches du


un poste de centralisation.


négociant indigène, le regard farouche et inquisiteur qu’il promenait sur toutes choses.

Toujours en éveil, il fit boire l’homme.

Sous l’influence de l’alcool, celui-ci parla.

L’obséquieux trafiquant devint un guerrier insolent.

Il dit les forces de sa tribu, son village florissant entouré d’une palissade de pieux.

Puis, s’exaltant toujours davantage, il parla des « Igli ».

C’est ainsi, on le sait, que les populations indigènes appellent les Anglais.

Ce mot est une corruption euphonique de English, vocable qui, passant des gosiers britanniques dans les oreilles nègres, devient Igli.

Cela suffit.

Le commandant, pressentant une trahison, se garda bien d’interroger l’homme, mais il égratigna sa vanité.

Il plaisanta sa tribu, que le fusil d’un blanc ferait fuir comme un troupeau d’antilopes.

Le moyen réussit au delà de toute espérance.

Furieux, le nègre s’emporta.

Il rapporterait ses paroles insultantes à ses frères. Ils en tireraient vengeance.

Puis, aveuglé par son courroux, il raconta que lui-même était venu reconnaître les forces des chefs blancs.

Il les défiait,

Certes ils pourraient le mettre à mort, mais sa tribu le vengerait.

Les champions de l’ordre avaient décidé les guerriers à une attaque prochaine.

Des Igli étaient au village.

Ils promettaient la victoire ; ils s’engageaient, une fois les cadavres des blancs abandonnés dans la brousse à la dent des animaux sauvages, à conduire les guerriers dans des tribus voisines, à faire d’eux des champions de l’ordre.

Avec une telle promesse, on conduirait les noirs en Chine ou dans la Lune.

On disait autrefois en Europe, pour expliquer les prodigieux succès des armées de la République et de l’Empire.

— Chaque soldat français combat comme un lion, parce que chacun porte son bâton de maréchal dans son sac.

En Afrique, on peut employer cette variante :

— Les noirs, trompés par les agents libres, sont capables des pires folies. Chacun pense porter le baudrier du champion sous son bouclier.

Cependant le chef de la mission ne laissa rien paraître des inquiétudes que lui causaient les dires de son interlocuteur.

Il affecta de les regarder comme de simples plaisanteries, traita de l’achat des moutons, prit livraison des animaux et renvoya le traitant sans lui faire aucun mal.

Seulement, aussitôt après son départ, il appela MM. Mangin et Germain, les mit au courant de la situation, et décida que l’on entreprendrait immédiatement l’édification du fort projeté à Baguessé.

Primitivement on devait permettre aux porteurs et soldats de se remettre de leurs fatigues durant une huitaine.

Maintenant il eût été imprudent d’attendre.

Avant tout, il fallait se mettre à l’abri d’un coup de main de l’ennemi.

On se reposerait ensuite, si l’on en avait le temps.

Voilà pourquoi le commandant avait poussé les travaux avec une activité fiévreuse.

Durant les neuf jours qui venaient de s’écouler, l’officier n’avait pour ainsi dire pas dormi.

L’inquiétude le tenait éveillé.

Aussi, ce fut avec une immense satisfaction qu’il vit entrer dans l’enceinte du fortin, le dernier homme et la dernière charge de la mission.

Les indigènes pouvaient attaquer à présent.

Quelle raison leur avait fait différer les hostilités ; on ne saurait le dire avec certitude.

Sans doute les explorateurs avaient bénéficié d’une de ces rivalités si fréquentes parmi les tribus africaines, où chaque guerrier désire être plus chargé d’honneurs que son voisin.

Alors on palabre sans fin.

On discute pendant des journées entières pour décider à qui appartiendra le commandement de tel ou tel groupe de guerriers ; à qui incombera le soin d’attaquer en premier, en second, en troisième.

Et quand tout cela est décidé, accepté, il s’est parfois écoulé huit, dix ou quinze jours.

C’est cette anarchie vaniteuse qui explique les succès foudroyants de certains roitelets noirs.

Investis d’une autorité absolue, appuyée par quelques bourreaux qui tranchent, sur un signe du maître, les têtes raisonneuses, ces monarques ne perdent pas leur temps en palabres.

Aux quatre coins du territoire occupé par leurs sujets, ils font battre le tambour.

Des hérauts parcourent les villages, rassemblant la population aux sons mugissants des cornes de buffles.

En quarante-huit heures, la petite armée est équipée, réunie.

Elle part à fond sur les ennemis désignés, qui commencent à peine leurs interminables parlottes.

Ceux-ci sont surpris, écrasés, emmenés en esclavage.

Les hommes sont incorporés dans les troupes du vainqueur.

Les femmes deviennent Les servantes des principaux chefs.

Ces derniers d’ailleurs s’accommodent fort bien de la tyrannie royale, qui leur assure constamment la victoire et augmente sans cesse leur fortune.

Et la domination des monarques s’étend, fait la tache d’huile.

Quoi qu’en pensent certaines personnes, il n’est pas besoin d’une intelligence supérieure pour dominer en Afrique.

Il suffit d’inspirer la terreur.

Behanzin le cruel, Samory l’impitoyable, les marchands d’esclaves du centre ont dès longtemps fourni la preuve de cette affirmation.

Frapper fort et vite, tout le secret est là.

Qu’ils fussent arrêtés par des discussions intestines ou par toute autre cause, les indigènes riverains du M’Bomou avaient laissé à la mission le loisir de se fortifier.

Les dixième et onzième jours se passèrent sans que l’ennemi attendu se montrât.

La plus sévère discipline régnait dans le fortin.

Il était interdit aux hommes de s’éloigner.

Et ils se soumettaient sans murmurer à cette règle inflexible, car ils comprenaient parfaitement que le danger les entourait.

Sans doute l’attente était pénible, agaçante ; mais il ne fallait pas songer à marcher à la rencontre des noirs, à les dérouter par une contre-attaque.

Les explications de l’ivrogne traitant avaient été si embrouillées, que le commandant ne pouvait déterminer l’emplacement du village soulevé contre lui.

La chose n’avait rien d’étonnant, en somme, car les indigènes ont une façon à eux d’exprimer la topographie d’une contrée.

Et puis, s’engager dans la forêt vierge sans avoir une direction précise est une opération téméraire à laquelle un chef de mission ne consent jamais à se livrer.

Grâce aux retranchements élevés, on avait l’avantage de la position.

Il était sage de le conserver.

Cependant l’impatience commençait à gagner tout le monde.

Heureusement on n’allait pas en souffrir longtemps.

Au matin du douzième jour, une escouade partit en reconnaissance vers le Nord.

Depuis une heure à peine elle avait disparu dans la forêt, quand un coup de feu retentit au loin.

Une exclamation sortit de toutes les poitrines.

Les tirailleurs sautèrent sur leurs armes.

En deux minutes, le retranchement fût garni de défenseurs.

Chaque créneau était occupé.

Les fusils, appuyés sur des liteaux posés à l’avance, menaçaient la plaine.

Toutes les distances ayant été repérées, les compagnons du commandant étaient certains que leur feu donnerait tout son effet utile.

Cependant, sous bois, le combat s’affirmait.

Des détonations retentissaient à intervalles plus ou moins longs.

Le son se rapprochait.

Évidemment la patrouille s’était heurtée à des forces supérieures, et elle battait en retraite.

Les yeux fixés sur la lisière du fourré, le commandant attendait.

Son âme était avec les braves gens qui, sous le couvert, combattaient, pour la grandeur française.

Une anxiété poignante se lisait dans son regard.

Il se demandait combien déjà étaient tombés sous les coups des noirs.

Il se représentait les blessés, restant en arrière, saisis par les guerriers sauvages, achevés à coups de sagaies, décapités.

Il voyait les nègres brandir les têtes sanglantes.

Et il souffrait.

Le chef, sans peur pour lui-même, tremblait pour ses soldats.

Les tirailleurs savaient bien son affection pour eux. Ne l’avaient-ils pas appelé : le grand-père blanc.

Soudain un frisson parcourut toute la ligne.

Les buissons de la forêt venaient de s’ouvrir, éventrés par un élan irrésistible, et la patrouille bondissait en terrain découvert.

On comptait les soldats.

Les dix hommes partis le matin revenaient à toutes jambes.

Aucun n’était tombé au pouvoir de l’ennemi.

Un cri de triomphe s’éleva du retranchement, redoublant la vigueur de ceux qui rentraient.

Mais presque aussitôt un murmure attristé lui succéda.

Une volée de flèches, comme une bande d’oiseaux siffleurs, avait jailli des profondeurs du bois.

L’un des tirailleurs, traversé de part en part, avait lâché son fusil. Les bras étendus, chancelant, emporté par la vitesse acquise, il avait encore fait quelques pas.

Puis il s’était affalé, la face contre terre.

Mais, plus prompts que l’éclair, ses compagnons se retournent.

Ils font un feu de salve sur le bois, où la présence des poursuivants ne se décèle que par l’agitation des feuillages.

Deux d’entre eux jettent leurs fusils en bandoulière.

Ils relèvent le blessé.

Au pas de course ils l’emportent, tandis que, par un tir nourri, leurs camarades couvrent la retraite.

Tous rentrent au fort.

Marchand est debout près de la porte.

Il les reçoit, serre la main au sergent qui commande la petite troupe.

— Très bien, sergent, je suis content de vous. Vous avez bien combattu tout en restant ménager du sang de vos hommes. C’est en réunissant ces deux choses que l’on devient un bon officier.

Le gradé rougit, balbutie une phrase embarrassée.

— C’est tout naturel, mon commandant.

Mais la joie éclate dans ses yeux.

Il sait ce que signifient les paroles du chef, et son ambition voit luire dans l’avenir le galon d’or des sous-lieutenants.

De nouveau le commandant interroge :

— Où avez-vous pris contact avec l’ennemi ?

Et le petit sergent répond :

— À trois kilomètres d’ici environ. Il ne se doutait pas de notre présence et marchait en désordre. Le bruit nous a avertis de son approche[1].

— Vous auriez dû revenir immédiatement.

— C’est bien ce que j’ai voulu faire, mon commandant. Mes hommes et moi nous avions commencé à battre en retraite, mais ces coquins nous ont découverts et alors, ma foi, il a bien fallu brûler des cartouches.

— Bien. Avez-vous pu juger de la force de la colonne qui nous attaque.

Le sous-officier haussa les épaules :

— Dans le fourré, c’est bien difficile. Tout ce que je suis en mesure d’affirmer c’est qu’ils sont beaucoup. Il y a peut-être quinze cents, deux mille hommes, peut-être plus, peut-être moins.

Marchand hocha la tête. Il allait ajouter quelques paroles quand une clameur s’éleva.

Il se porta aussitôt vers le retranchement, et, écartant le tireur qui occupait la meurtrière la plus proche, il regarda par l’ouverture.

Les noirs étaient sortis du bois.

Rangés en une masse grouillante, en avant de la lisière, ils se livraient à des contorsions d’épileptiques.

Ils brandissaient leurs armes, les choquaient contre leurs boucliers, injuriaient les Européens.

Le commandant murmura :

— Allons, une première leçon.

Et de sa voix nette qui dominait les vociférations des noirs.

— Attention, enfants, cria-t-il.

Un frémissement d’acier indiqua que la chaîne de tireurs assurait ses armes.

Puis, séparant les commandements, l’officier reprit :

— Feu de salve.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— À cinq cents mètres !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Joue !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Feu !

Il y eut un coup tonnerre, une volée de sifflements.

Une seconde se passa.

Puis là-bas, dans la bande hurlante, des corps s’abattirent.

Les balles étaient parvenues à leur adresse.

En un instant ce fut une débandade générale.

Se bousculant, se frappant de leurs armes, les nègres s’élancèrent sous le couvert des arbres.

Ils laissaient en arrière une trentaine des leurs, dont les torses noirs et les pagnes blancs s’étalaient en taches sur le terrain roux.

— Pas mal tiré, fit le chef de la mission. Ils vont nous laisser un peu tranquilles ;… que l’on place des guetteurs pour avertir de leurs mouvements. Les autres peuvent rompre.

Au même instant, le sous-officier, qui le premier avait eu affaire à l’ennemi, s’approcha :

— Mon commandant, dit-il.

Marchand se retourna vers lui.

— Qu’y a-t-il ?

— Je suis envoyé vers vous par notre blessé.

— Ah ! le docteur l’a-t-il vu ?

— Oui, mon commandant.

— Espère-t-il le sauver ?

Le sergent secoua la tête :

— Il sera mort avant une heure.

— Ah !

Une ombre passa sur le visage de l’officier.

Puis, reprenant l’entretien :

— Ne me disiez-vous pas être envoyé par ce pauvre garçon.

— Si, mon commandant, c’est Bakoulebé.

— Le petit Soudanais qui était en garnison à Kayes, sur le Niger, et qui a voulu être versé dans la compagnie du capitaine Mangin ?

— Oui, c’est lui.

— Et que veut-il ?

— Vous voir, mon commandant.

— J’y vais. Où est-il ?

— Dans la paillotte que monsieur le major Emily a fait installer à l’angle sud-est du fortin.

— Bien, merci.

D’un pas rapide, l’officier gagna le point indiqué.

Pour être en mesure de combattre les insolations ou les accès de fièvre, qui menacent à tout instant le voyageur dans cette région, le docteur avait fait dresser une paillotte, sous laquelle, du moins, les malades seraient à l’abri du vent et des rayons cuisants du soleil.

Sur plusieurs toiles de tentes empilées, le blessé était couché.

Sa face noire avait pris une teinte grisâtre.

Son nez large, comme celui de tous ses compatriotes, s’était pincé.

Évidemment le pauvre Bakoulebé n’en avait pas pour longtemps à vivre.

En apercevant le commandant, le blessé eut un sourire.

Il leva avec peine sa main droite.

Marchand la prit.

— Toi dire adieu… venir près Bakoulebé… bon, venir, bégaya le tirailleur avec cette familiarité naïve dont rien ne peut corriger les gens de sa race.

— Il faut bien que je songe à mes blessés, répondit l’officier en souriant, sans cela ils se croiraient abandonnés et ne guériraient pas.

D’une voix faible le Soudanais l’interrompit.

— Bakoulebé, pas guéri… aller voir houris… Mahomet. Bakoulebé plus besoin de rien.

Il eut un soupir pénible, puis reprit :

— Vieille négresse, mère, à Kayes, mettre pièces d’or dans la ceinture pour envoyer à li. Pas pouvoir envoyé, puisque mouri. Alors, toi, dis, commandant, prendre ceinture et envoyer à vieille négresse.

La main de l’officier serra celle du moribond :

— Je te le promets, Bakoulebé.

Un léger sourire éclaira la physionomie du Soudanais.

— Te dis merci.

Puis avec une vivacité soudaine :

— Toi dire vieille mère, Bakoulebé mort en soldat… bien… Toi dire ?

— Je le ferai, mon brave garçon.

— Content… moi pouvoir parti alors.

On eût pensé que le tirailleur n’avait attendu que la venue de son chef pour mourir.

Ses paupières s’ouvrirent démesurément, découvrant le blanc de l’œil ; un frisson convulsif secoua ses membres.

Sa bouche s’ouvrit, laissa échapper ce seul mot :

— Allah !

Puis il se raidit et demeura immobile.

Le Soudanais était mort.

Dans l’enceinte même du fortin, ce brave fut enterré, et la compagnie du capitaine Mangin présenta les armes devant la tombe de ce Français à peau noire, mort pour la patrie d’Europe.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant les ennemis ne se montraient plus.

— Est-ce qu’ils auraient regagné leur village ? s’exclama le capitaine Germain.

— Ne crois pas cela, riposta aussitôt Mangin.

— Que supposes-tu donc ?

— Qu’ils ne veulent pas s’exposer en plein jour à nos coups. L’expérience de tout à l’heure a dû leur apprendre la prudence.

— Alors, ils attaqueront de nuit ?

— Probablement…

Et, étendant le bras vers un groupe d’hommes qui se dirigeaient vers le retranchement, chargés d’objets aux formes étranges, le capitaine Mangin ajouta :

— Justement, voilà qui démontre que le commandant pense comme moi.

— Ces réflecteurs électriques ?

— Parfaitement. Vois, on va les installer sur le mur d’enceinte. Et quand on dispose les fanaux, c’est apparemment pour s’en servir.

— Tu as raison.

Les deux officiers suivirent attentivement l’opération.

Au bout d’une heure tous les appareils étaient en place, prêts à fonctionner.

Puis des ordres expédiés par Marchand circulèrent parmi les combattants.

Les tirailleurs coucheraient à leurs postes de combat, afin d’occuper leur meurtrière à la première alerte.

L’ennemi était dix fois plus nombreux que la petite troupe.

Il importait donc d’ouvrir le feu aussitôt que possible.

En une minute, la nappe de balles, qui s’échappe des fusils à tir rapide, fait de nombreuses victimes.

Une minute de feu soutenu et bien dirigé peut briser l’élan de l’assaillant.

Les noirs auraient peu de chemin à parcourir à découvert.

Cinq cents mètres, si oh les apercevait au débouché du bois, quatre cents… trois cent-cinquante peut-être, si, avec leur habileté sauvage, ils parvenaient au rampant à échapper pendant un moment aux regards dés sentinelles.

Car les foyers électriques seraient actionnés seulement à l’heure de l’attaque.

Plus tôt, leur rayonnement eût empêché l’assaut, et il était nécessaire que le choc se produisît, qu’une défaite irréparable fût infligée aux noirs, afin que la mission reprit la liberté de ses mouvements.

D’autre part, la victoire aurait un effet moral considérable dans toute la région, et les quelques hommes qui, après le départ de la colonne, resteraient à la garde du fort, auraient une influence suffisante pour maintenir dans l’obéissance, les peuplades environnantes.

La nuit venait.

Le commandant, qui avait pris un repas rapide, en compagnie des officiers placés sous ses ordres gavait les yeux levés vers le ciel.

Tout à coup, il se frappa le front.

— Je comprends pourquoi l’on a attendu si longtemps avant de nous attaquer.

Et comme les assistants l’interrogeaient du regard, il reprit :

— La réponse est au-dessus de nos têtes… nouvelle lune.

— C’est vrai, s’écrièrent des interlocuteurs.

— Partant pas de lumière… avantage très appréciable pour des guerriers qui considèrent l’attaque de nuit comme le fond même de la guerre.

Germain éclata de rire :

— Ils seront désagréablement surpris quand ils verront un soleil factice s’allumer sur nos retranchements.

— J’y compte un peu.


un coin de village.


Et le commandant sourit.

Il avait deviné juste.

En dehors des Soudanais, les naturels de l’Afrique craignent la lutte au grand jour.

Leurs guerres sont une succession de surprises nocturnes, d’embuscades, de guet-apens.

C’est la guerre des fauves bondissant à l’improviste sur leur proie.

Et la principale raison de l’ascendant des blancs sur ces races pillardes est qu’ils attaquent alors que le soleil brille.

Vers dix heures, le commandant fit une ronde.

Il surveilla lui-même la relève des factionnaires.


lieutenant largeac.


Partout il avait exigé des sentinelles doubles.

Un homme seul, en effet, peut s’endormir, avoir une distraction. À deux, les soldats se soutiennent mutuellement, et, pouvant se communiquer leurs observations, demeurent constamment en éveil.

Ce soin pris, Marchand se hissa sur un talus d’où l’on dominait la ligne de défense, se fit apporter un pliant et s’assit.

Cette fois encore, il allait passer la nuit à veiller sur tous.

Onze heures, minuit, rien ne-bouge.

Aucun bruit ne monte de la plaine noyée dans l’obscurité d’une nuit sans lune.

Parfois un rauquement éloigné vibre dans l’air.

C’est une panthère, un lion en chasse.

Et de nouveau le silence pèse sur la redoute où tout semble endormi.

Une heure ! Le commandant prête l’oreille.

On jurerait qu’un murmure léger, presque insaisissable, se produit au loin, du côté où la forêt se devine à une ligne d’ombre plus opaque.

Le capitaine Mangin accourt.

Les sentinelles ont signalé un mouvement au bas de l’éminence.

— Faut-il établir le coûtant électrique ?

— Non, j’ai réfléchi. Laissez-les approcher encore. Tout le monde est debout.

— Oui, commandant.

— Bien.

Les deux officiers écoutent sans parler.

— Capitaine ?

— Mon commandant.

— Veuillez avertir les hommes préposés à la manœuvre des lampes. Que toutes s’allument lorsque je donnerai un coup de sifflet.

— À l’instant.

Le capitaine s’éloigne au pas gymnastique.

Quelques minutes s’écoulent encore.

Maintenant le bruit est nettement perceptible.

Les assaillants gravissent le flanc du coteau.

Ils croient avoir partie gagnée.

Les blancs ont des yeux pour lire dans les livres, mais non pour apercevoir l’ennemi. Ils se pressent, afin d’escalader le retranchement, de surprendre la mission, de faire leur moisson de têtes… trophées sanglants qu’ils rapporteront triomphalement au village et qui leur vaudront les sourires des femmes.

Ils ne sont plus qu’à deux cents mètres du fossé.

Tout à coup, un son strident déchire l’air.

C’est le sifflet du commandant qui donne le signal convenu.

Et sur les remparts s’allument des étoiles à l’insoutenable éclat

Des traînées de lumière blanche, aveuglante, courent sur la plaine, éclairant les noirs surpris.

Et puis les fusils s’abaissent, crachent la mort.

Une immense clameur de rage et d’épouvante monte vers le ciel.

Les assaillants, avec une réelle bravoure, se précipitent en avant, font pleuvoir flèches et sagaies sur leurs adversaires. Quelques coups de feu même partent de leurs rangs.

Trois tirailleurs sont blessés.

Ceux-là guériront grâce aux soins du Dr Emily.

Mais la fusillade des Soudanais se précipite. Les balles nombreuses, serrées, traversent les rangs des noirs, cliquettent contre les lances, trouent les boucliers et les poitrines.

Les cadavres s’amoncellent.

La colonne assaillante s’arrête.

Un instant encore, elle tente de résister à l’averse de feu qui tombe incessamment du fortin, mais des vides se produisent, la masse entière tourbillonne sur elle-même.

Cette fois, l’élan est bien décidément brisé.

Une dernière salve, et ceux qui ont échappé au massacre jettent leurs armes ; avec des hurlements éperdus ils reprennent le chemin de la forêt.

Mais une nouvelle catastrophe les attend.

Durant l’action, cinquante tirailleurs, sous la conduite du capitaine Germain, sont sortis du fortin par le flanc qui regarde la rivière.

Ils ont descendu la pente en courant, restant dans l’ombre.

Rien n’a trahi leur marche.

Et quand les noirs font volte-face, quand ils espèrent se mettre à couvert dans la forêt, voilà qu’une grêle de projectiles les prend en flanc.

Ils se croient entourés par l’ennemi.

Alors ce n’est plus de la terreur, c’est un vent de folie qui souffle sur eux.

Ils courent à gauche, à droite, sautent, étendent les bras, en lançant des lamentations rauques.

Quelques groupes parviennent à regagner le couvert.

Les autres s’agenouillent, se traînent dans la poussière, implorent la merci du vainqueur.

Le feu cesse.

Les captifs sont amenés au fortin.

Ils seront enrôlés comme porteurs.

Ce sera là un renfort utile pour traverser les terrains difficiles où l’on va s’engager.

Les malheureux sauvages, excités contre la mission par des agents anglais encore inconnus, ont payé cher leur confiance.

Ils laissent six cents cadavres sur le sol et quatre cent trente prisonniers aux mains du vainqueur.

Le bruit du terrible combat se répandra dans le pays.

Le fortin sera appelé, dans les paillottes, la butte de feu.

Et un sergent indigène, assisté de quatre hommes, verra vingt mille noirs s’incliner devant lui, durant plusieurs semaines, jusqu’au moment où M. Liotard, averti de ce succès, enverra une petite garnison occuper le fortin de Baguessé.

  1. Ce chapitre et le suivant sont extraits d’un rapport officiel, adressé à Londres par S.-T. Talmans, esquire.