La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines/Texte entier

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LES UTILITAIRES




PREMIÈRE PARTIE


LA MORALE D’ÉPICURE


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR



la morale anglaise contemporaine (Évolution et darwinisme). — Bentham, Stuart-Mill, Grote, Bain, Herbert Spencer, Darwin, Sidgwick, etc. 1 vol. in-8o.                  7 fr. 50


manuel d’épictète (traduction nouvelle), suivi d’extraits des Entretiens d’Epictete et des Pensées de Marc-Aurèle, avec une Étude sur la philosophie d’Épictète.


Le même (édition grecque) avec notes et commentaires.


De finibus bonorum et malorum (édition latine) avec notes et commentaires.

LA


MORALE D’EPICURE


ET SES RAPPORTS AVEC


LES DOCTRINES CONTEMPORAINES


PAR


M. GUYAU


OUVRAGE COURONNE PAR L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES


__________


PARIS
LIBRAIRIE GERMER BAILLIÉRE
108, Boulevard Saint Germain, 108
___
1878

AVANT-PROPOS[1]


DE LA MÉTHODE DANS L’EXPOSITION DES SYSTÈMES

Dans ce livre, nous avons essayé d’appliquer à l’exposition des systèmes l’idée qui tend aujourd’hui à dominer toutes les sciences et la philosophie même, celle de l’évolution. De là une méthode sur laquelle nous devons d’abord nous expliquer en peu de mots.

Exposer un système, c’est en reproduire les diverses idées non en les affaiblissant ni en les exagérant, mais en les faisant revivre par l’ordre dans lequel on les dispose et la lumière qu’on projette sur elles. Exposer, c’est donc essentiellement ordonner et éclaircir, choses qui reviennent au même, car l’ordre est la lumière de la pensée. Seulement il y a deux procédés pour introduire l’ordre dans toute doctrine humaine. On peut à l’avance, et sans même connaître les diverses doctrines, dresser un cadre tout fait dans lequel on les fera rentrer, établir un certain nombre de divisions et de subdivisions artificielles qu’on appliquera successivement à tout auteur quel qu’il soit. C’est là le procédé le plus simple, celui dont se servent beaucoup d’historiens de la philosophie, principalement en Angleterre et en Allemagne. La méthode qu’ils emploient est en quelque sorte extérieure à la doctrine même qu’ils veulent comprendre et faire connaître, elle peut servir pour un autre auteur, elle peut servir pour tous. Ils dressent plus ou moins les divers systèmes d’après le même plan, posent à chaque auteur une série de questions toujours les mêmes sur la manière dont il conçoit la matière, l’esprit, Dieu, etc., ensuite ils cherchent dans l’auteur lui-même une réponse à chacune de ces questions. Ils obtiennent ainsi un résumé exact, une vraie table des matières pour la pensée de chaque philosophe, puis plus généralement pour la pensée humaine. Cette table peut être fort utile ; malgré cela, on n’arrive ainsi à posséder que l’abstraction de chaque doctrine, non la doctrine vivante, telle que l’auteur lui-même l’a conçue. C’est, si je puis m’exprimer ainsi, une sorte de projection des divers systèmes ou tout est sur le même plan, sans saillie et sans relief, sans élévation et sans profondeur.

Outre cette méthode qui procède extérieurement, il en existe, croyons-nous, une autre que plus d’un historien a déjà su employer, mais qui n’a pas été jusqu’à présent assez nettement formulée. Cette méthode s’efforcerait non pas de donner, comme nous disions tout-à-l’heure, la projection géométrique de chaque système, mais d’en reproduire le développement même et révolution, de marquer tous les degrés de cette évolution, d’accompagner en toutes ses démarches la pensée de l’auteur ; car la pensée humaine est mouvante et vivante, et il n’y a pas, comme on dit, de système arrêté ; au contraire chaque système, chez un même auteur, change et se transforme perpétuellement, va des principes aux conséquences, des conséquences revient aux principes, par un perpétuel mouvement d’expansion et de concentration qui rappelle le mouvement même de la vie. Le but idéal de notre méthode serait ainsi de remplacer les divisions et les subdivisions artificielles par des évolutions naturelles.

Pour cela, la première chose à faire, c’est de chercher et de saisir l’idée maîtresse de la doctrine qu’on veut exposer. Cette idée ou ces idées (car il y en a parfois plusieurs, rentrant plus ou moins l’une dans l’autre) donnent vraiment au système son caractère personnel, son unité et sa vie : elles sont le point central ou tout vient se rattacher et où il faut pénétrer tout d’abord. On ne devra donc pas laisser l’idée maîtresse sur le même plan que les autres, la confondre avec toutes les idées secondaires qui en dérivent et qu’elle précède dans l’ordre de la pensée comme elle les a probablement précédées dans l’ordre du temps. Il faut la mettre en relief : elle sera comme la lumière qui éclairera tout le reste du tableau, elle sera l’âme même de la doctrine.

Une fois que l’historien possède ainsi et tient avec force les principes, la déduction des conséquences se fera graduellement. Pour déduire de l’idée maîtresse tout ce qu’elle renferme déjà, il lui suffira de la placer dans le milieu historique ou elle est née et que lui révélera l’analyse des textes ; il lui opposera alors toutes les objections qui ont dû se présenter à l’esprit même de l’auteur ou qui lui ont été faites par les penseurs de son époque ; il dressera devant elle tous les obstacles qu’elle a plus ou moins rencontrés des l’abord. Dans ce milieu résistant, il la verra alors se dégager et se développer tout ensemble. Il verra la pensée avancer pour reculer, et ne reculer que pour avancer encore, par un mouvement d’ondulation analogue à celui qui se produit dans le monde physique et auquel la science moderne ramène tous les autres mouvements. Placé ainsi en quelque sorte au dedans du système, il le verra naître et grandir peu à peu par une évolution semblable à celle d’un être vivant. Pour créer la vie, en effet, la nature ne procède pas artificiellement en rassemblant toutes les parties d’un corps et en les soudant ; c’est sur une seule cellule ou sur plusieurs que s’entent toutes les autres. C’est également ainsi que procède la pensée humaine, créant une ou plusieurs idées d’abord vagues, puis les développant, les fécondant par leur contact avec d’autres idées, et arrivant ainsi à faire un système, c’est-à-dire au fond un tout harmonique, un organisme. Or, c’est ce travail que la pensée de l’historien, pour être vraiment fidèle à sa tache, doit s’efforcer d’accomplir une seconde fois.

Le psychologue, le romancier se livrent à un travail du même genre, lorsqu’ils veulent peindre un caractère. Ce caractère ne se compose d’abord dans leur pensée que de quelques traits saillants : c’est une esquisse encore incomplète et informe. Pour préciser ce caractère et pour le développer, ils le placent alors dans un milieu de circonstances qui lui est propre. Ils prévoient en chaque occasion la décision qu’il doit prendre, la direction dans laquelle il doit aller ; ainsi de quelques idées primitives ils en viennent à déduire toute une série d’actions et une vie entière, et lorsque la fiction est bien conduite, lorsque le caractère, comme on dit, est bien suivi et que les circonstances au milieu desquelles on le place offrent l’apparence de la vérité, alors il devient impossible de distinguer la fiction de la réalité même. La fiction et la réalité se rencontrent, parce qu’en somme elles ne font toutes deux que déduire d’un caractère donné tout ce qu’il renfermait à l’avance, et tous les actes par lesquels il devait nécessairement se manifester. Ainsi on pourrait reconstruire plus ou moins complètement un système, si on en connaissait seulement l’idée maîtresse, en même temps que les objections diverses qu’elle rencontrera et les déviations qu’elle devra subir. À ce point de vue élevé, logique et psychologie ne font plus qu’un avec l’histoire. De même quelques traits ont pu suffire pour restituer telle ou telle figure historique ; de même encore quelques lettres d’un alphabet une fois connues ont permis de déchiffrer ensuite l’alphabet tout entier, quelques membres d’un animal ont permis de reconstruire un type aujourd’hui disparu.

D’ailleurs, dans la plupart des cas, l’historien de la philosophie a de nombreuses données à sa disposition, il a souvent tous les matériaux d’un système, et sa tâche consiste seulement à les disposer en bon ordre ; il a tous les jalons de la route, et il lui suffit de les relier par une ligne continue pour marquer la marche de la pensée.

Grâce à cette méthode qui consisterait à reproduire les systèmes dans leur évolution et pour ainsi dire dans leur ondulation, on peut résoudre bien des difficultés devant lesquelles s’arrête la méthode ordinaire. Ainsi s’expliquent par exemple les contradictions qu’on rencontre dans les doctrines, et qui souvent ne sont qu’apparentes. Il en est des systèmes comme des individus, de la pensée comme de l’action : n’existe-t-il pas chez tout homme une série de tendances diverses, dont quelques-unes, sous l’influence du milieu et du temps, finiront par dominer et par effacer les autres ? si l’on considérait à la fois, abstraction faite du temps, abstraction faite de l’évolution de la vie, l’existence tout entière de chaque individu, on y découvrirait peut-être une série de contradictions d’abord inexplicables, qui pourtant s’expliquent à la réflexion et parfois même se ramènent à l’unité en rentrant l’une dans l’autre. De même dans un système philosophique : pour le comprendre, il faut y introduire la vie et la gradation des idées ; les contradictions ne naissent bien souvent que lorsqu’on sépare et tranche les termes, lorsqu’on ne tient point compte des moments de la pensée, lorsqu’on brise la chaîne des idées. Entre deux idées, chez un véritable penseur, il y a toujours un point de jonction ; il est plus ou moins imperceptible, mais il existe, et l’analyse consciencieuse des textes finira par le révéler[2].

En résume, la méthode d’exposition historique que nous venons d’esquisser repose sur cette croyance que la loi de la vie et la loi de la pensée sont les mêmes, que toutes deux se ramènent à la grande loi d’évolution, et qu’il faut dans chaque système connaître et reproduire cette évolution même. L’histoire de la philosophie a été surtout conçue jusqu’ici comme une anatomie de la pensée humaine : nous croyons qu’on pourrait en faire une embryogénie ; nous croyons qu’il faudrait, pour comprendre à fond un système, étudier sa formation et sa croissance comme on étudie celle d’un organisme. Cette formation dépend de deux causes principales dont l’influence se combine : la réflexion intérieure qui, telle ou telle idée féconde une fois donnée, tend à la développer dans le sens de la stricte logique ; puis les circonstances, le milieu intellectuel où se trouve la pensée, qui tantôt arrête et tantôt précipite ce développement, tantôt fait dévier la marche des déductions, tantôt la rétablit dans la droite voie. Quand l’historien de la philosophie aura étudié l’influence simultanée ou successive de ces deux causes, il connaîtra les lois et les phases diverses de la formation d’un système ; il lui restera alors à retracer cette formation même : c’est là, croyons-nous, sa véritable tache. L’histoire de la philosophie serait alors, en son idéal, une œuvre de science et d’art tout à la fois, de science en tant qu’elle étudie la pensée et ses lois, c’est-à-dire la vie dans sa manifestation la plus élevée, — d’art en tant qu’elle s’efforce de reproduire cette vie intellectuelle en son mouvement,

en son activité et sa plénitude.

INTRODUCTION


L’ÉPICURISME DANS L’ANTIQUITÉ ET LES TEMPS MODERNES


Importance actuelle des idées épicuriennes en France et surtout en Angleterre. — Importance croissante de toutes les doctrines morales et sociales. — Que de nos jours le sentiment moral et social tend à s’accroître aux dépens du sentiment religieux. — Des deux solutions possibles du problème moral et social. — Force de la solution épicurienne.

La morale de l’intérêt, professée il y a un siècle par tant de penseurs français et de nos jours par les principaux philosophes de l’Angleterre, est loin d’être nouvelle dans l’histoire. On sait qu’une doctrine semblable, sous le nom d’épicurisme, séduisit l’antiquité : ce fut en Grèce et à Rome la plus populaire des philosophies. « Les disciples et les amis d’Épicure étaient si nombreux, » s’écrie Diogène de Laërte, « que des villes entières n’eussent pu les contenir[3]. » On venait jusque d’Égypte, dit Plutarque, pour entendre le maître. On lui érigea des statues d’airain. Plus tard, quand les Romains, encore remplis des idées religieuses et unissant dans leur cœur l’amour de la patrie au culte de Jupiter Capitolin, entrèrent en contact avec le peuple grec, la première des doctrines qui pénétra chez eux, la première qui fut exprimée en langue romaine, ce fut la doctrine essentiellement irréligieuse d’Épicure : l’épicurisme avait eu assez de force pour vaincre au premier choc la vieille religion romaine[4]. Alors « la multitude entraînée, dit Cicéron, se porta toute vers ce système de préférence aux autres. » « Le peuple est avec eux », dit encore Cicéron en parlant des Épicuriens[5]. » Le peuple, en effet, était et resta longtemps avec eux. En vain leurs adversaires, les Stoïciens, poursuivirent contre eux une lutte qui dura autant que l’empire romain : ils ne purent ni les anéantir, ni même les affaiblir, ni même se soustraire à leur influence. Sénèque les critique avec force, et néanmoins Sénèque est nourri d’Épicure qu’il admire et cite à chaque instant ; il est plein d’idées épicuriennes, il est attiré sans cesse par les doctrines mêmes qu’il combat. Plus tard Épictète recommence l’attaque contre les Épicuriens, il les traite avec une violence extrême ; mais son disciple Marc-Aurèle, stoïcien aussi, plein des mêmes idées et des mêmes croyances, se retourne de nouveau comme à regret vers Épicure, le prend pour modèle, s’exhorte lui-même à l’imiter ; il fonde à Athènes une chaire d’épicurisme ; ça et là dans ses pensées, qu’il nous a si sincèrement exprimées, on reconnaît, flottant vaguement comme en un rêve, les grandes conceptions épicuriennes ; sans cesse il les retrouve lui-même avec inquiétude en face de ses idées propres, il les confronte avec elles, et sa dernière pensée est une pensée de doute. Un homme tout autre, un douteur autrement résolu, Lucien, qui n’épargne pas plus aux philosophes les railleries que les coups de bâton, parle d’Epicure comme « d’un homme saint, divin, qui seul a connu la vérité, et qui, en la transmettant à ses disciples, est devenu leur libérateur[6]. »

On le voit, même à cette époque, après cinq siècles de lutte, l’épicurisme n’avait pas perdu son importance, et l’auréole presque sacrée dont les épicuriens voulaient entourer la grande figure de leur maître n’avait point encore été obscurcie.

Tant que subsista le paganisme, la doctrine d’Épicure se maintint ; quand une croyance nouvelle se leva sur le monde, l’épicurisme resta encore quelque temps debout en face du christianisme naissant, comme une tentation. Saint Augustin, qui personnifie en lui toute une époque, nous confesse qu’il pencha vers Épicure[7].

De fait, l’épicurisme possédait en face de toute espèce de religion une force de résistance que ne possédaient pas, comme on le verra plus tard, les autres philosophies : il rejetait par principe le merveilleux, le surnaturel ; Épicure et Lucrèce ont déjà l’esprit scientifique et positiviste des utilitaires modernes, et c’est là ce qui fait leur force. Ce qui fit leur faiblesse pratique en face du christianisme, c’est la persistance avec laquelle ils affirmaient notre anéantissement final et la réalité de la mort. L’humanité, malgré tout, veut être immortelle. À cette époque, d’ailleurs, on était las de la vie, si accablante dans les temps de servitude et de décadence. Saint Augustin repoussa une doctrine qui ne lui promettait rien qu’une vie heureuse, et son siècle en fit autant. Peu à peu les jardins d’Épicure, où tant de sages de toutes nations avaient tranquillement erré, et qu’avait entourés jusqu’alors la foule ignorante et séduite, se dépeuplèrent pour de longs siècles ; les paroles du maître païen, que chaque disciple apprenait par cœur et gardait en son âme comme la vérité même, sortirent de toutes les mémoires, effacées par une plus puissante parole, et l’humanité, tournée vers un avenir nouveau, gravit à pas pressés la montagne ou prêchait « un Dieu » et d’où il montrait de plus près le ciel.

L’épicurisme était vaincu ; pourtant il n’était pas détruit. Quand plusieurs siècles eurent épuisé l’enthousiasme pour la religion nouvelle, quand les croyants devinrent moins nombreux et les penseurs moins rares, on s’aperçut que l’intérêt d’ici-bas subsistait encore à côté de l’intérêt d’en haut, qu’il avait bien sa valeur et qu’il fallait en tenir compte. À mesure que les siècles avançaient, l'humanité se fatiguait de plus en plus d’avoir sans repos les yeux tournés au ciel, et la terre prit une part plus grande dans la pensée de tous. Montaigne représente assez bien cette époque de transition : il n’est pas épicurien, il n’en aurait garde ; mais il est pyrrhonien. Le pyrrhonisme a cela de commode qu’on peut être pyrrhonien et bien autre chose encore ; le scepticisme n’exclut rien, précisément parce qu’il rejette tout : il rejette tout en théorie, et comme en pratique il faut bien admettre quelque chose, il n’admet que ce qu’il veut. Un sceptique peut être bien avec tout le monde, s’incliner devant toute croyance dominante, et néanmoins être libre avec tout le monde. Un épicurien, au contraire, ne peut être qu’épicurien, et il est un ennemi pour tous ceux qui ne le sont pas. Donc Montaigne rejettera loin de lui ce nom peu aimé d’épicurien ; en fait il sera non moins disciple d’Épicure que de Pyrrhon : combien de pensées épicuriennes renaissent en Montaigne, et s’infiltrent dans ce livre « ondoyant » des Essais ! Quand tout un siècle se fut nourri de Montaigne et que plusieurs générations eurent lu et médité son livre, — ce « bréviaire des honnêtes gens, » comme l’appelait un cardinal, — ce n’est pas le scepticisme de Pyrrhon qui sortit de cette méditation, ce fut la morale d’Épicure.

Vers la première moitié du xviime siècle nous voyons en effet renaître, à la fois en France et en Angleterre, le système complet de l’épicurisme. En France, il est restitué par l’érudition prudente d’un Gassendi ; en Angleterre, il est reconstruit par le génie rigoureux d’un Hobbes ; à partir de ce moment les idées épicuriennes ont repris toute leur place dans l’histoire, et leurs défenseurs redeviennent aussi nombreux qu’ils l’étaient jadis. C’est à Épicure qu’aboutit, sans s’en douter, La Rochefoucauld, ce penseur misanthrope et sombre, qui semble au premier abord perdu dans les profondeurs de l’âme humaine sans se préoccuper d’autre chose que des finesses et des curiosités de l’analyse psychologique. C’est l’épicurisme qui, uni au naturalisme de Spinoza, renaît chez Helvétius, D’Holbach, Saint-Lambert, inspire enfin tous les écrivains français du xviiime siècle (excepté Montesquieu, Turgot et Rousseau). Puis il repasse en Angleterre, et suscite dans la patrie de Hobbes des partisans plus nombreux encore. Chez Bentham et chez Stuart-Mill il prend sa forme définitive, qui d’ailleurs, nous le verrons plus tard, n’est pas toujours très éloignée de sa forme première. Enfin, chez les Spencer et les Darwin il grandit encore ; au système moral d’Epicure plus ou moins transformé se joint un vaste système cosmologique : de nouveaux Démocrites viennent fournir aux épicuriens modernes les moyens d’appuyer leur morale sur les lois du monde entier et d’envelopper dans une même conception l’univers et l’homme.

En résumé l’épicurisme, si puissant dans l’antiquité, a repris de nos jours assez de force pour dominer successivement chez deux des plus grandes nations de l’Europe, en France avec Helvétius et presque tous les philosophes du xviiime siècle, en Angleterre avec Bentham et l’école anglaise contemporaine. Tous les penseurs de l’Angleterre, sauf de rares exceptions, lui appartiennent maintenant, et son influence en notre pays même, restée considérable depuis le siècle dernier, tend à s’accroître en face du stoïcisme nouveau de Kant et de son école. Partout, dans la théorie et dans la pratique, nous trouvons en présence deux morales, qui s’appuient sur deux conceptions opposées du monde visible et du monde invisible. Ces deux doctrines se partagent la pensée, se partagent les hommes. La lutte ardente entre les Épicuriens et les Stoïciens, qui dura autrefois pendant cinq cents ans, s’est rallumée de nos jours et s’est agrandie.

Cette lutte des doctrines morales tend même, semble-t-il, d’après les lois de la pensée humaine, à occuper toujours davantage les esprits. En effet, s’il est un problème par excellence capable de passionner, s’il en est un dont la discussion intéresse l’humanité entière, c’est le problème moral ; il n’est pas d’homme dont l’attention ne s’éveille quand on lui parle de devoir, de justice ou de droit. Une seule chose a pu en quelque sorte faire diversion aux questions morales et les rejeter au second rang pendant toute une époque de l’histoire, c’est l’enthousiasme religieux. La foi religieuse, en effet, donnait dans une certaine mesure satisfaction à ces deux tendances qui se partagent l’homme, la tendance désintéressée et la tendance utilitaire ; le désintéressement trouvait son objet dans l’amour de Dieu et des hommes en Dieu ; l’intérêt trouvait sa satisfaction dans l’attente d’un avenir auquel tous croyaient, et il pouvait mépriser dans une certaine mesure les profits de la terre en supputant les jouissances du ciel. Le triomphe de toute religion a toujours marqué dans l’histoire l’apaisement des discussions philosophiques et morales, l’indifférence aux intérêts comme aux devoirs et aux droits purement terrestres. C’est seulement lorsque l’enthousiasme religieux commence à s’éteindre, lorsque les mystères, acceptés jusqu’alors de tous et projetés comme une grande ombre sur l’esprit humain, ne suffisent plus à couvrir et à cacher les difficultés, lorsqu’enfin la foi religieuse ne peut plus contenir et refréner certains esprits d’élite, que les problèmes métaphysiques ou moraux recommencent à se poser : l’attention des hommes, se détournant des temples et fuyant le ciel, revient vers la philosophie morale ou politique, et la foule, oubliant les prophètes et les devins qui prétendaient lui dévoiler l’avenir, se groupe autour des penseurs qui s’efforcent de lui montrer le présent et le réel. Or, on en convient généralement, le xviiime et le xixme siècles marquent dans l’histoire une crise de ce genre. Le nombre de ceux qui ont encore une foi pleine semble aller diminuant, et chez ceux-là mêmes l’enthousiasme pour la foi n’a plus une intensité égale. Le fait se produit dans toutes les nations, principalement peut-être en France. La Révolution française l’a montré. On peut dire que la force du sentiment moral qui l’a produite permet de mesurer la faiblesse du sentiment religieux qui n’a pu l’empêcher. C’est un exemple unique dans l’histoire d’un grand mouvement d’hommes où le sentiment religieux n’entrait pour rien, d’une foule poussée par une idée purement morale et sociale. Cet exemple se reproduira sans doute. L’humanité, restant toujours la même, c’est-à-dire facile à passionner, à entraîner par une idée, et n’ayant plus dans les croyances religieuses un mobile suffisant, se tournera de plus en plus d’abord vers les idées morales, puis vers les idées sociales, qui finiront par être prédominantes et par absorber tout le reste y compris la morale même.

On peut donc affirmer que toutes les questions morales et sociales tendront à devenir des questions vivantes ; elles ne resteront pas dans le domaine abstrait de la pensée philosophique, mais tendront à passer dans le domaine des faits et des actes ; disons plus, elles deviendront pour les peuples des questions de vie ou de mort. Les nations qui avaient autrefois résolu d’une façon trop vicieuse le problème religieux ont été le plus souvent dépassées et effacées par celles qui apportaient une solution moins imparfaite ; le sentiment religieux a toujours communiqué une force d’expansion considérable aux nations chez lesquelles il s’est manifesté à son plus haut degré. Il en sera ainsi, dans l’avenir, des idées et des sentiments moraux ou sociaux. Les peuples qui sur ce point auront les notions les plus justes se verront portés en avant et élevés au-dessus des autres avec une puissance irrésistible. La solution la meilleure du problème moral et social fera la force du peuple qui l’aura trouvée.

Maintenant, quel est le peuple, quel est l’homme qui trouvera cette solution ou du moins qui en approchera le plus près ? S’il était permis de le prévoir, il serait possible en une certaine mesure de prévoir l’avenir, de déterminer d’avance la suite des événements ; celui qui connaîtrait la vérité morale et sociale pourrait d’avance fixer la marche de l’histoire, comme on peut fixer la marche d’un vaisseau quand on connaît le point invisible vers lequel il va. Mais aujourd’hui le temps n’est plus où chaque penseur affirmait avec une certitude presque sacerdotale de quel côté était la vérité. La croyance exclusive dans la rectitude absolue de sa propre pensée est une idée de même nature que les idées religieuses, et elle tend à s’affaiblir comme elles. Nous sommes maintenant moins disposés à croire, plus disposés à chercher. On se défie de sa propre pensée ; on a vu tant d’idées crouler autour de soi et parfois en soi-même, qu’on n’ose plus s’appuyer sur aucune avec une confiance entière et exclusive. Le doute se tient toujours non loin de l’affirmation, prêt à la restreindre. Est-ce un mal ? Non, car la circonspection n’empêche point l’ardeur à la recherche, et si la vérité est longue à découvrir, on peut être infatigable à la poursuivre.

Si cette ardeur à poursuivre le vrai doit nous posséder, c’est surtout quand il s’agit des problèmes qui intéressent la conduite des individus et des sociétés ; là c’est une sorte de devoir que de chercher de quel côté est le devoir et de quel côté doit marcher l’humanité. Or, au fond, tout le débat sur les questions morales et sociales, dont nous venons de voir l’importance croissante, peut se ramener dans son principe au débat des partisans de l’intérêt et des partisans de la vertu méritoire, des Epicuriens et de leurs adversaires. — Le devoir proprement dit existe-t-il ? la moralité proprement dite existe-t-elle ? avons-nous du mérite à faire ce que nous croyons le bien ? — Ou en fait, devoir, moralité, mérite sont-ils simplement (comme il y a beaucoup de raisons pour le croire) des expressions plus ou moins figurées, que l’humanité a fini par prendre au sens propre ? Faut-il remplacer le devoir par l’intérêt commun, la moralité par l’instinct, par l’habitude héréditaire ou par le calcul, le mérite de l’action par la jouissance de l’objet même en vue duquel on agissait ? — Telle est dans sa simplicité la question soulevée autrefois par Epicure, qui, après avoir traversé les siècles, répétée comme d’écho en écho par les plus grands esprits, arrive jusqu’à nous et nous demande une réponse. Nous en savons déjà assez sur la morale épicurienne et sur son développement à travers les siècles pour comprendre quelle est la force de ce système : la force ou la faiblesse d’une doctrine philosophique peut se mesurer le plus souvent à sa durée, à sa persistance. Une partie de l’humanité a cru que la vie avait pour but unique l’intérêt ; elle l’a cru sincèrement, elle l’a soutenu courageusement ; une partie de l’humanité le croit et le soutient encore. Si ce n’est pas la toute la vérité, au moins doit-il y avoir là une grande part de la vérité. Une telle doctrine mérite donc l’examen le plus consciencieux.

Les doctrines ont leur vie, comme les individus ; elles naissent, elles croissent, elles s’épanouissent ; elles ont leur fleur de jeunesse, elles ont dans leur maturité la vigueur virile ; elles ont aussi parfois leur déclin, — mais pas toujours, — et il en est qui sont immortelles. Pour bien connaître une doctrine, il est bon de l’avoir accompagnée en quelque sorte dans sa marche et ses progrès, d’avoir vécu avec elle. Comment espérer connaître ceux qu’on ne verrait qu’en passant, en un jour, sous un seul aspect ? Lorsque la doctrine épicurienne se sera déroulée devant nous tout entière, sous toutes ses apparences multiples, alors seulement on pourra espérer la connaître et connaître ce qu’il y a en elle de vrai ou de faux ; alors aussi on pourra essayer de la juger, — jugement qui ne sera jamais sans appel ; car une doctrine a toujours l’avenir devant elle pour se relever au besoin, et ni l’histoire des systèmes ni leur critique ne sont jamais finies.




ÉPICURE




LIVRE PREMIER

LES PLAISIRS DE LA CHAIR

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CHAPITRE PREMIER

LE PLAISIR, FIN DE LA VIE ET PRINCIPE DE TOUTE MORALE


Caractère positif et utilitaire de l’épicurisme.

I. — Comment Epicure pose le problème moral : recherche de la fin. — Solution d’Epicure : 1° chez tous les êtres la nature poursuit le plaisir indépendamment de la raison et antérieurement à la raison. Force et subtilité de cet argument naturaliste. Qu’Epicure cherche l’infaillibilité non dans la raison, mais dans la nature. — 2° La raison, en vertu de sa constitution même, ne peut concevoir de bien abstrait et sans élément sensible. Valeur de cet argument contre l’idéalisme antique. Que le plaisir et la peine, selon Epicure, sont les seules forces capables de mouvoir l’être et de le porter à agir.
II. — Recherche des moyens pour atteindre la fin désirée, à savoir le plaisir. La vertu n’a de valeur que par le plaisir qu’elle procure. La vertu est identique à la science ; comment Epicure arrive à cette identité. Eloge de la philosophie, non pour elle-même, mais pour le plaisir. Définition de la philosophie. La pensée subordonnée à la sensibilité. — Une remarque de Kant sur les philosophies antiques.

Ce qui frappe tout d’abord chez le vrai fondateur de la morale utilitaire, chez Epicure, c’est le caractère pratique, positif de sa doctrine. Aristote avait dit : « La science est d’autant plus haute qu’elle est moins utile. » Epicure prendra juste le contre-pied de cette maxime. On sent qu’en se donnant à la philosophie, il s’est demandé d’abord : « A quoi sert-elle ? »

Ce n’est pas ainsi qu’on voit dans l’histoire procéder l’esprit humain. On le sait, les peuples qui commencent à philosopher font presque toujours de la spéculation pure ; ils pensent, ils cherchent pour penser et pour chercher ; plus tard seulement, quand les philosophes s’aperçoivent qu’ils ont cherché pendant fort longtemps pour trouver fort peu et qu’ils sont en désaccord les uns avec les autres, ils finissent par s’inquiéter, ils craignent d’avoir perdu leur peine : les sceptiques, les Pyrrhon, en voyant leur impuissance et leurs contradictions rient et raillent, mais les utilitaires, plus sérieux, au lieu de condamner l’esprit humain, condamnent la spéculation, ramènent la pensée vers le moi, prétendent qu’avant de poursuivre la vérité absolue, il faut chercher la vérité relative et l’utilité, et qui plus est la trouver. Ainsi fit Épicure en Grèce : on peut considérer son système comme une tentative pour arracher l’esprit humain aux écarts des Héraclite, des Platon et des Aristote, en un mot pour régler la pensée humaine sur l’utilité. Platon et Aristote cherchaient le vrai afin d’en déduire le bien ; par réaction, Épicure cherchera le bien pour nous avant le vrai en soi ; il rejettera donc, comme nos positivistes modernes, toute spéculation sur l’abstrait, toute substilité vaine ; point de détours dans la marche vers le bien : il lui faut une voie unie, facile, droite[8], de la précision dans les paroles, de la clarté[9]. Ce que nos philosophes appellent métaphysique, il semble le haïr ; néanmoins il sera bien forcé d’en faire lui-même, il en fera trop parfois ; obéissant au développement même de son système et à la nécessité des choses, il s’élèvera à des considérations toutes métaphysiques et accueillera à la fin comme une amie la spéculation désintéressée qu’il avait commencé par repousser en ennemie.

I. — Le premier problème qu’Épicure a dû se poser, c’est le problème pratique par excellence : Que faire ? quel est le but de nos actions, la fin de la vie[10] ?

Dans la solution de ce problème, on peut suivre deux voies différentes, celle de l’expérience ou celle du raisonnement. D’après l’expérience, quelle est la fin que nous poursuivons et que poursuivent autour de nous tous les êtres vivants ? — C’est le plaisir, avait déjà dit Aristippe, le prédécesseur bien connu d’Epicure ; Epicure à son tour le répète : « Il faut bien que la fin (τέλος) soit pour tous les êtres le plaisir (τὴν ἡδονήν) ; car, à peine sont-ils nés que déjà, par nature et indépendamment de la raison, ils se plaisent dans la jouissance, ils se révoltent contre la peine[11]. » Il y a une idée assez subtile dans cet argument d’Epicure. Qu’on ne vienne pas dire, en effet, qu’en poursuivant le plaisir les êtres font quelque chose de mauvais, car de quel droit pourrait-on les blâmer ? Ce ne pourrait être qu’au nom de la raison. Mais la raison, ici, a-t-elle autorité ? — Elle aurait prise sur eux, s’ils l’avaient choisie préalablement pour maîtresse et pour juge, si, en agissant d’une manière irrationnelle, ils avaient eu la prétention d’agir rationnellement, si en un mot ils ne voulaient le plaisir que d’après une raison. Vous pourriez alors leur opposer une raison meilleure. Mais Epicure a prévu cette objection : il fait son procès à l’intelligence, au lieu de l’admettre pour juge du plaisir. C’est naturellement, dit-il, sans raison (φυσικῶς καὶ χωρὶς λόγου), qu’on poursuit la jouissance des qu’on est né. « L’animal, dit-il encore, va vers le plaisir avant toute altération de sa nature : c’est la nature même qui juge en lui dans sa pureté et son intégrité[12]. » Et de nouveau, s’appuyant sur cette antique idée que le bien est ce qui est conforme à la nature, le mal ce qui lui est contraire, il ajoute avec une grande force : « La nature seule doit juger de ce qui est conforme ou contraire à la nature. » Epicure oppose ainsi, comme le fait plus d’un philosophe contemporain, la nature au raisonnement, les sens à la pensée et en définitive le monde animal au monde humain.

Le principe de cette théorie naturaliste, qui a sa profondeur, est le suivant : — Partout où la nature agit sans le calcul de la raison, elle ne peut se tromper : où il n’y a aucun raisonnement, il n’y a aucune erreur ; or, chez tous les êtres, l’objet que poursuit la nature est le plaisir : le plaisir, voilà donc bien la fin naturelle de tous les êtres. Ce doit être aussi la fin de l’homme ; ce dernier fera par réflexion ce que les animaux font par instinct : il apprendra de la nature à conduire sa raison.

Outre l’expérience de la nature, Épicure et les Épicuriens invoquent l’impossibilité pour la raison même de concevoir un bien abstrait, dépouillé de tout élément sensible[13]. En effet, comment l’intelligence humaine pourrait-elle, sans être le jouet d’une erreur, concevoir et poursuivre une fin différente de celle que poursuit la nature entière ? Une telle opposition, ne peut exister, selon Épicure, entre la nature et l’intelligence. L’homme qui sent et l’homme qui pense ne sont pas deux êtres, et c’est en réalité de la sensation même que la pensée est née[14] ; n’est-ce pas à force de poursuivre le plaisir et d’en jouir que son image a fini par pénétrer en nous, par s’y empreindre, par devenir une idée ? Et de même n’est-ce pas de la sensation de douleur qu’est née l’idée de la douleur ? Il en est ainsi pour toutes nos autres idées, qui se ramènent à des sensations, conséquemment à des plaisirs ou à des peines, car Épicure n’admet pas de sensations indifférentes ; on ne pense, au fond, que parce qu’on a joui et souffert. L’intelligence humaine, produit complexe de la sensation, se trouve pour ainsi dire toute pénétrée du plaisir et de la douleur : comment alors ne concevrait-elle pas naturellement le plaisir comme désirable et la douleur comme digne d’aversion ? Toutes les parties de nous-mêmes sont ici d’accord. C’est là une de ces idées qu’on pourrait appeler innées et universelles (προλήψεις) parce qu’elles proviennent de sensations universellement éprouvées et qu’elles fondent l’intelligence humaine[15].

Or toute idée de ce genre, toute πρόληψις, a pour caractère propre d'être évidente et claire par elle-même[16], de telle sorte qu’il suffit de l’appeler par son vrai nom pour qu’elle s’éveille en chacun de nous, de l’exprimer avec exactitude pour que nous en acquérions la pleine conscience[17]. Il suffira donc de nommer le plaisir pour que tous comprennent que c’est là le bien ; le vrai philosophe doit ici plutôt affirmer que raisonner[18] : il parle, et on découvre que sa parole, comme celle des hommes inspirés, se réalise, bien plus qu’elle est déjà réalisée, qu’elle l’était de tout temps, que jusqu’alors on avait été à côté du vrai. Le vrai, le bien, c’est le plaisir : « cela se sent, »[19] et cela se comprend tout ensemble ; c’est le point ou coïncident l’intelligence et les sens, qui au fond ne sont qu’un. « Il suffit d’avoir des sens et d’être de chair, et le plaisir apparaîtra comme un bien[20] ; » il apparaîtra ainsi, remarquons-le de nouveau, non-seulement aux sens mêmes et à la chair, mais à l’esprit, car l’esprit, au fond, c’est encore des sens, c’est encore de la chair. « En vérité, s’écrie Epicure, je ne sais comment je pourrais concevoir le bien (τάγαθόν) si j’en retranchais les plaisirs[21]. »

Il est intéressant d’examiner jusqu’à quel point les philosophes d’alors pouvaient répondre à cette affirmation d’Épicure : il n’y a point pour l’intelligence même d’autre bien réel que le plaisir. Si on n’oppose à Épicure que les principes de la philosophie antique, aura-t-il tort ? Kant lui eût donné raison. La philosophie antique se représentait le bien tantôt comme une chose sensible, tantôt comme, une idée abstraite et logique, presque jamais comme une bonté personnelle. C’est ce qu’indique déjà ce terme impersonnel et neutre : le bien. Les philosophes d’alors espéraient découvrir un bien (ἀγαθόν) ou le bien (τἀγαθόν), comme les alchimistes du moyen âge espéraient découvrir de l’or au fond de leurs creusets. Sur la fin de la philosophie grecque, chacun proposait son souverain bien, » et Varron en compta 288. Mais comment trouver une chose bonne qui ne se réduirait pas à une chose agréable ?

Hors de la pensée active et de la libre volonté (si elle existe), hors de la personne, il n’y a de bien réel et non abstrait que dans le plaisir. Or, les philosophes grecs, sauf Aristote, n’ont guère admis dans la volonté une libre puissance, et ils ont conçu la pensée elle-même d’une manière trop abstraite, trop purement logique. Platon employait encore, pour désigner la Bonté suprême, le terme neutre τάγαθόν. Quant à la Pensée d’Aristote, éternellement immobile, éternellement plongée dans la contemplation d’elle-même, son acte suprême semblait trop consister dans une suprême inaction. Cette conscience tout intellectuelle, où n’entrait nul élément moral, nul vouloir, semblait vide. Les anciens n’eurent donc une conception nette que du souverain intelligible, qui se ramène à la vérité, et du souverain désirable, qui se ramène au bonheur ; ils ne conçurent pas comme les modernes une souveraine obligation qu’une volonté libre s’imposerait à elle-même. Leur morale fut celle de l’intelligence ou celle des sens, plutôt que celle de la volonté.

Aussi, quand Épicure chercha un bien vraiment réel, vraiment vivant, qui fût à la portée de tous et dont personne ne pût douter, on comprend qu’il ait rejeté les doctrines de ses devanciers, et qu’il ait substitué à une fin lointaine, à demi cachée sous les abstractions de la pensée métaphysique, une fin si proche, si sûre, si réelle, semblait-il, et si universellement poursuivie. Selon lui, il faut simplement que l’homme s’abandonne de propos délibéré à l’élan qui emporte vers le plaisir tous les êtres de la nature ; il ne faut point qu’il essaie d’y faire obstacle, son intelligence doit se plier à la nature, non la plier à soi.

D’ailleurs, même en voulant se rendre indépendant du plaisir, y parvient-on dans le fait ? la morale rationaliste ne poursuit-elle pas l’impossible ? En croyant par exemple rechercher la souffrance, la peine pour elle-même, le stoïcien rechercherait encore une satisfaction délicate, celle de la vaincre, et, afin de désirer la douleur il commencerait par la transformer en jouissance[22].

On ne peut, d’une manière générale, rien désirer ni rien craindre qui ne nous offre l’image du plaisir et de la douleur. Or, le désir et la crainte sont les seules forces qui nous arrachent au repos. Tous nos mouvements et toutes nos actions se rapportent donc au plaisir. Mais ce à quoi tout se rapporte et qui ne se rapporte à rien, c’est le souverain bien. Le plaisir est donc le souverain bien[23]. « Nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie heureuse (ἀρχὴ καὶ τέλος τοῦ μακαρίως ζῇν) », s’écrie Epicure avec un vif accent de sincérité ; « nous savons (ἔγνωμεν) qu’il est le bien premier et naturel (ἀγαθὸν πρῶτον καὶ συγγενικόν) ; si nous choisissons ou repoussons quelque chose, c’est à cause du plaisir (ἀπὸ τῆς ἡδονῆς) ; nous courons à sa rencontre (ἐπὶ ταύτην καταντῶμεν), discernant tout bien par la sensation comme règle (ὡς χανόνι τῷ πάθει πᾶν ἀγαθὸν κρίνοτες)[24].

II. — Les principes posés, voyons les conséquences.

La jouissance étant au premier rang, la vertu, dans le sens où le vulgaire prend ce mot, tombera évidemment au second ; la jouissance étant une fin, la vertu ne pourra être qu’un moyen. « Sans le plaisir, dit Epicure, les vertus ne seraient plus ni louables ni désirables[25]. » L’honnête dépouillé de l’agréable n’est rien[26]. « Il faut, dit-il, priser l’honnête, les vertus et les autres choses telles, si elles procurent du plaisir ; si elles n’en procuraient pas (ἐὰν δὲ μὴ παρασκευάζη), il faudrait leur dire adieu[27]. » D’ailleurs, cette dernière hypothèse, comme nous le verrons plus tard, est irréalisable aux yeux d’Epicure.

La vertu épicurienne n’est donc qu’une sorte de monnaie avec laquelle on se procure le plaisir, comme on se procure avec l’or ou l’argent les choses utiles à la vie. On peut être riche de vertu comme on est riche d’argent, mais ces deux sortes de richesse, si elles étaient seules, ne suffiraient point à l’homme, pas plus qu’il ne suffisait à Midas, pour être heureux, de changer en or tout ce qu’il touchait.

Puisque les vertus sont des moyens par rapport au plaisir, il est nécessaire d’organiser rationnellement ces moyens et de les subordonner avec habileté à la fin désirable. C’est l’œuvre de la raison, c’est l’affaire de la science et de la sagesse, φρόνησις.

Epicure va revenir ainsi, par une voie détournée, à la vieille conception de Socrate : on ne peut être vertueux sans être savant; la vertu s’identifie avec la science, surtout avec la science suprême, la philosophie[28].

Aussi Epicure fait-il de la philosophie un superbe éloge ; ses paroles à Ménécée rappellent la réponse de Socrate au reproche que lui faisait Calliclès de s’attarder dans les études philosophiques : « Que le jeune homme, dit Epicure, n’hésite point à philosopher, que le vieillard ne se fatigue point en philosophant ! L’heure est toujours venue et n’est jamais passée où on peut acquérir la santé de l’âme. Dire qu’il est trop tôt pour philosopher ou trop tard, ce serait dire qu’il n’est pas encore ou qu’il n’est plus temps d’être heureux. Qu’ils philosophent donc tous deux, et le vieillard et le jeune homme ! celui-là afin que, vieillissant, il rajeunisse dans les vrais biens en rendant grâce au passé, celui-ci afin qu’il reste jeune, même pendant la vieillesse, par la confiance dans l’avenir. Méditons sur les moyens de produire le bonheur, car, si nous l’avons, nous avons tout, s’il nous manque, nous faisons tout pour le posséder[29]. » Mais, si Epicure vante en ce langage enthousiaste la philosophie, rappelons-nous bien que ce n’est point pour sa valeur propre, ni comme la plus haute spéculation de l’intelligence : pour lui la philosophie a un but exclusivement pratique.

En effet, « la chose la plus précieuse de la

philosophie, c’est la prudence (φρόνησις), d’où naissent toutes les autres vertus[30]», c’est la « raison tempérante » (νήφων λογισμός), en d’autres termes c’est l’art de la conduite, l’art de la direction spirituelle et matérielle. Ainsi la philosophie emprunte son prix à la sagesse pratique, qu’elle se charge de nous procurer. Cette sagesse si désirable a-t-elle donc quelque valeur en elle-même ? Nullement, sa valeur est encore toute relative, et elle perdrait bientôt son prix à nos yeux si, par une hypothèse inadmissible, elle cessait de nous conduire aux jouissances les plus pleines. Autant Socrate, Platon et Aristote abaissaient la sensibilité devant l’intelligence, autant Epicure abaisse l’intelligence devant la sensibilité ; il emprunte même à Platon plusieurs de ses comparaisons, en les retournant. « De même que nous n’approuvons pas la science des médecins pour elle-même, mais pour la santé ; de même que nous ne louons pas l’art de tenir le gouvernail pour lui-même, mais pour son utilité ; ainsi la sagesse, cet art de la vie, si elle ne servait à rien, ne serait point désirée ; si on la désire, c’est qu’elle est pour ainsi dire l’artisan du plaisir que nous recherchons et voulons nous procurer[31]. » En résumé, vertu, science, sagesse perdraient toute valeur, les unes comme les autres, si elles cessaient de procurer le plaisir. De là cette définition finale qu’Epicure donne de la philosophie : ce n’est pas une science pure et théorique, c’est une règle pratique d’action ; bien plus, elle est elle-même une action, « une énergie qui procure, par des discours et des raisonnements, la vie bienheureuse[32]. »

La pensée de l’artiste n’a pas plus de valeur intrinsèque que celle du philosophe : les arts doivent être embrassés pour le plaisir qu’ils procurent ; on fait des poèmes, on s’occupe de musique, de même qu’on commente les auteurs, pour passer le temps[33].

Ainsi, à mesure que nous voyons se développer le système d’Epicure, nous voyons aussi s’amoindrir le rôle de l’intelligence, de cette partie supérieure par laquelle l’âme, à en croire Socrate, participe au divin : μετέχει τοῦ Θείοῦ. La pensée et la science ont besoin de se justifier en montrant qu’elles mènent au plaisir ; notre intelligence, née des sens, doit être à leur service ou ne pas être. Nous voici loin des Platon et des Aristote. La pensée pure, la pensée sans la chair, n’est pour les Epicuriens qu’une image lointaine et décolorée, un tableau effacé où on n’entreverrait plus que des lignes vagues et indécises; encore la pensée nue, telle que la concevait Aristote, est-elle inférieure à cette esquisse même, car avec de simples traits plus ou moins effacés l’imagination pourrait reformer un visage et tout un corps ; mais, quand l’imagination elle-même est supprimée, que peut-il rester ? « Les sens une fois retranchés de l’homme, il n’y a plus rien[34]. »

La plupart des philosophes antiques, selon la remarque ingénieuse de Kant, avaient le mérite d’être très-conséquents avec eux-mêmes, plus conséquents peut-être que les philosophes modernes ; ils n’hésitaient point à mettre au grand jour tout ce que contenaient leurs principes; une fois engagés dans une voie, ils ne reculaient pas. Les Epicuriens vont nous en donner un exemple. Avançant lentement, mais sûrement, ils nous entraîneront de conséquence en conséquence sans que nous puissions leur résister, si ce n’est en contestant l’idée même qui fait le fond de leur système.



CHAPITRE II


LE PLAISIR FONDAMENTAL : CELUI DU VENTRE


Origine de tout plaisir : la chair. Valeur comparée des diverses espèces de plaisirs : qu’Epicure la mesure à leur nécessité. Opposition d’Epicure avec Socrate, qui mesurait la valeur des choses à leur généralité. — Quel est le plaisir fondamental. — Le ventre, racine de tout bien selon Epicure, et objet de la philosophie selon Métrodore. Vrai sens de ces expressions, mal comprises d’ordinaire. Analogie des conceptions naturalistes contemporaines avec ce principe d’Epicure.


Après avoir considéré les rapports du plaisir, fin de l’homme, avec la vertu, avec la science et la prudence, simples moyens pour y atteindre, analysons l’idée même de plaisir. Quel est, d’après Epicure, le contenu de cette idée ? Y a-t-il plusieurs sortes de plaisirs ; peut-on en distinguer d’honnêtes et de honteux, de beaux et de laids ?

Epicure, n’admettant rien au-dessus du plaisir, ne pouvait admettre sans contradiction une règle quelconque qui imposât au plaisir un caractère de beauté ou de laideur, de bassesse ou d’élévation ; toute jouissance est donc bonne, pourvu que ce soit une jouissance.

Demande-t-on ce qu’il faut entendre au juste par ces termes de plaisir, de jouissance, de volupté, Epicure, nous le savons, n’hésite point à le dire : c’est proprement le plaisir sensible, le plaisir de la chair (ἡδονὴ τῆς σαρκός). Il n’en connaît point d’autre ; c’est même lui qui, le premier des philosophes grecs, a prononcé ce mot expressif[35].

Voici l’énumération de ces plaisirs, sans lesquels Epicure « ne peut se faire aucune idée du bien » : ce sont ceux du goût, de l’ouïe, de la vue et ceux de Vénus ; hors de là, point de vraie jouissance, et partant point de vrai bien[36].

Maintenant, ces trois ou quatre biens auxquels on peut ramener tous les autres, classons-les, pour les ramener eux-mêmes autant qu’il est possible à l’unité.

Des plaisirs de la vue ou de la forme (τὰς διὰ μορφῆς) n’est pas absent tout sentiment esthétique ; quant aux plaisirs de l’ouïe, encore plus purs, ils touchent de plus près à l’âme ; ne sont-ils pas produits par une simple vibration, par un mouvement d’atomes ? Or, le mouvement est peut-être dans la matière ce qu’il y a de moins matériel. Aussi, dans les formes et les sons, Épicure ne peut trouver des plaisirs assez épais, assez chargés de matière ; il ne peut laisser ces plaisirs sur le même rang que les autres. Voir, entendre, — jouissances complexes, déliées, et qui, à mesure qu’elles se développent, se spiritualisent, perdent le caractère de la nécessité physique et brutale ; on peut choisir entre ces jouissances, prendre l’une comme fin à l’exclusion de l’autre : elles ne nous offrent point l’unité à laquelle tend toujours la pensée humaine, et qui, une fois connue, exclut le choix. Le plaisir du goût (τὰς διὰ ξυλῶν) a déjà un caractère de plus franche brutalité, mais on peut encore se passer des saveurs ; il faut trouver quelque chose dont on ne puisse point se passer, quelque chose d’assez simple pour être nécessaire, une fin assez basse pour être fin exclusive.

Lorsque Socrate, dans ses définitions, assignait à chaque chose sa place et son rang, il prenait pour critérium de la valeur des choses leur généralité, et faisait consister la sagesse à classer les choses par genres, dans la pensée et dans l’action, λόγῳ και ἔργῳ διαλέγειν κατὰ γένη[37] ; chaque bien était donc pour lui plus ou moins bon, plus ou moins utile, suivant qu’il était plus ou moins général, et le souverain bien n’était autre chose à ses yeux que l’universel. Et en effet, comme il considérait tout à un point de vue rationnel, il trouvait dans le général la raison du particulier, dans le supérieur la raison de l’inférieur ; pour la question qui nous occupe, il eût évidemment accordé plus de valeur aux plaisirs de l’œil ou de l’ouïe qu’aux autres plaisirs du corps, parce que ce sont les plus généraux, les plus larges ; il eût trouvé en eux tout ce qui existe dans les plaisirs inférieurs, plus quelque chose qui n’y est pas, le sentiment esthétique et la pensée ; il eût dit, par exemple, que le plaisir de la vue est meilleur que celui du tact, parce qu’il en est comme l’agrandissement. Épicure, au contraire, qui se plaçait à un point de vue non plus rationnel et intellectuel, mais purement sensible, devait naturellement aboutir à des conséquences tout opposées. Ce qui est premier dans l’ordre intellectuel devient dernier dans l’ordre sensible ; là, on est toujours forcé de passer par un plaisir inférieur pour aller à un plaisir supérieur, par un plaisir très restreint pour aller à un plaisir plus général. Dans cette sorte de progrès ou de dialectique ascendante, chaque degré auquel on est parvenu n’existerait pas sans le degré par lequel on a passé. En ce sens, l’inférieur précède le supérieur et le soutient, il en est la condition, il est plus nécessaire que le supérieur. Aussi Épicure, cherchant à ramener tous les plaisirs à un seul principe, devait aboutir au plaisir le moins compréhensif, à celui qui est déjà par lui-même si réduit qu’on ne peut plus le réduire. Or, quel est le plaisir qui offre le plus de nécessité parce qu’il a le moins de dignité, sans lequel tous les autres pourraient exister et qui pourrait exister sans eux ? Plaisirs de l’ouïe, des yeux, tous ces plaisirs, encore une fois, sont le superflu, parce qu’ils sont le supérieur. Le plaisir de la bouche (διὰ χειλῶν ou ξυλῶν) n’est pas encore le premier des biens : on peut se passer de la bouche, qui mâche les aliments, pourvu qu’on ait ce qui les digère ; le ventre, — voila, en même temps que l’organe de la vie, l’origine de tout plaisir, et, partant, de tout bien. « Le principe et la racine de tout bien, dit Épicure avec précision, c’est le plaisir du ventre, αρχη και ρίζα παντός αγαθού η της γαστρος ηδονη[38]. »

Le plaisir du ventre est bien, en effet, la racine de tous les autres plaisirs sensibles. Les modernes naturalistes de la France ou de l’Angleterre admettraient volontiers la doctrine du philosophe grec. Épicure ne veut nullement dire que la jouissance produite par la nutrition soit la jouissance la plus parfaite, la jouissance épanouie pour ainsi dire ; mais c’en est le germe, la racine (ῥίζα), c’en est le principe et le commencement (ἀρχή). Ainsi Démocrite disait que le sens du tact est le principe de toute connaissance, sans vouloir dire pour cela que les sensations tactiles constituassent la connaissance suprême. Le plaisir du ventre est le plaisir le plus étroit, mais aussi le plus solide, base de tous les autres, base de toute vie sensible et conséquemment, d’après la doctrine épicurienne, de tout bien. « Les choses sages et excellentes, dit encore Épicure, ont relation avec ce plaisir »[39]. Il ne s’ensuit pas qu’un tel plaisir constitue à lui seul la sagesse et le bien, et qu’Épicure s’y arrête comme à la fin suprême ; non, il n’est pas la fin suprême, mais encore une fois il est la condition nécessaire de tout autre plaisir, de toute autre fin ; c’est le germe fécond d’où Épicure fera naître et surgir tous les biens, toutes les voluptés.

Si c’est au « plaisir du ventre » qu’on peut ramener les autres et par lui qu’on peut les expliquer, comme on explique tous les corps par une agglomération d’atomes, c’est aussi en lui qu’on peut trouver le principe primordial de cette science qui a pour objet le bien ou le plaisir même, je veux dire la philosophie. Dès lors, en effet, qu’on identifie bien et plaisir, fin morale et intérêt sensible, on doit aboutir à cette conséquence : le plaisir de la nutrition, développé, agrandi, diversifié de mille manières, finalement transformé en d’autres plaisirs, comme ceux du goût ou de la vue, voilà l’objet de la morale. Aussi Métrodore, expliquant la pensée de son maître et lui donnant une forme paradoxale qu’elle n’avait pas tout d’abord, s’écrie : « C’est dans le ventre que la raison se conformant à la nature a son véritable objet (περί γαστέρα ο κατά φύσιν βαδίζων λόγος τὴν ἅπασαν ἔχει σπουδήν)[40]. » Cette pensée est très-claire lorsqu’on la compare avec la précédente ; le tort de la plupart des interprètes est de l’avoir considérée seule, et d’avoir essayé de comprendre les paroles du disciple avant de s’être attachés à celles du maître. Gassendi passe sous silence ces passages importants ; cela prouve qu’il avait l’esprit moins vigoureux et moins systématique qu’Épicure ; Brucker, favorable aussi à l’épicurisme, essaie d’en contester l’authenticité ; mais l’authenticité en est, a priori, évidente : c’est une conséquence parfaitement logique des principes épicuriens, c’est un moment nécessaire, sinon définitif, dans la pensée d’Épicure, comme dans celle de tous les philosophes empiristes et utilitaires. Le principe de tous les plaisirs n’est-il pas le plaisir de vivre et, conséquemment, de renouveler et de nourrir sans cesse cette vie ? Le principe de tous les intérêts n’est-il pas l’intérêt de vivre, et conséquemment de conserver les moyens les plus immédiats de la vie, les aliments ? On peut donc dire, avec Métrodore, que toute philosophie utilitaire, aussi bien celle de Hobbes, d’Helvétius, de Bentham ou de Stuart-Mill que celle d’Épicure, a son dernier objet dans le ventre (σπουδὴν περὶ τὴν γαστέρα).

Rappelons à ce sujet les conclusions auxquelles aboutit, avec M. Herbert Spencer, la philosophie anglaise contemporaine. Selon M. Spencer, nos sciences, nos arts, notre civilisation, tous ces phénomènes moraux et sociaux si compliqués qui constituent actuellement l’existence humaine, se réduisent en dernière analyse à un certain nombre de sentiments et d’idées. Ces sentiments et ces idées se ramènent aux sensations primitives, aux données des cinq sens. Les cinq sens se ramènent au toucher, et Démocrite avait raison de dire : « Tous nos sens sont des modifications du toucher. » Enfin le toucher lui-même a sans doute son origine dans ces phénomènes d’intégration et de désintégration qui sont la base de toute vie et qui distinguent la matière organique de la matière inorganique. Ainsi, à l’origine, intégration et désintégration, concentration et dispersion des forces, assimilation et désassimilation, tel est le phénomène primitif qu’on découvre et d’où sont sortis tous les autres, tel est le « germe » et la « racine » de toute vie et de

toute science[41].

CHAPITRE III


RÈGLE DU PLAISIR : l’UTILITÉ. — LE BONHEUR, SOUVERAIN BIEN


I. — Règle du plaisir : l’Utilité. — Considération de la douleur à venir introduite dans la considération du plaisir présent. L’idée du temps jointe à l’idée du plaisir. Point ou commence la divergence d’Aristippe et d’Epicure. Que ce point marque la naissance de la morale utilitaire.
II. — Le Bonheur, achèvement des plaisirs et souverain bien. — Opposition de l’épicurisme avec le cyrénaïsme. Supériorité d’Epicure. 1o Part plus grande faite à l’intelligence ; idéal d’ordre et d’harmonie dans le bonheur. 2o Part plus grande faite à la liberté : possibilité de choisir entre les plaisirs et d’anéantir la force du plaisir présent par la pensée du bonheur futur. 3o Part plus grande faite à la beauté et à la moralité.


Nous sommes descendus aussi bas qu’on peut descendre dans le système épicurien, mais la pensée, après avoir suivi cette sorte de dialectique descendante, aspire à remonter. A présent que nous tenons fortement le premier anneau de cette chaîne par laquelle Epicure s’efforce de rattacher la vertu au plaisir, examinons l’un après l’autre tous les anneaux intermédiaires ; comment pourrons-nous, en partant du plaisir le plus bas, le plaisir du ventre, parvenir au sentiment moral et à la dignité du sage qu’Epicure s’efforce de conserver dans son système ?

I. — Jusqu’à présent nous n’avons guère considéré dans notre analyse que le plaisir, fin unique du désir. Il nous reste à introduire un élément avec lequel chacun doit compter dans la réalité, la douleur.

Tout plaisir, quel qu’il soit, est en lui-même un bien (καθ᾽ ἑαυτήν)[42]; c’est là le principe de la philosophie utilitaire, principe que semble d’ailleurs forcé d’admettre quiconque n’attribue pas un caractère distinctif et sui generis aux notions de liberté et de dignité morales. D’où viendrait, en effet, qu’une jouissance, prise en elle-même ou par rapport à ses antécédents, fût un mal ? Si on ne tient pas compte de la dignité morale et du sentiment de révolte intime qui accompagne toute action basse, Epicure a raison. Aussi, selon Epicure, il est inutile de considérer la série des circonstances, des actes justes ou injustes qui précèdent la jouissance d’un plaisir ; il est inutile d’examiner par quelle voie cette jouissance est obtenue : elle est, cela suffit, et par cela même elle est bonne, elle est fin, elle rend bons tous les moyens[43].

La considération du passé écartée, reste celle de l’avenir. Or, si tout plaisir et tout moyen en vue d’un plaisir sont bons, toutes les conséquences de ce plaisir ne sont pas bonnes : l’intempérance, par exemple, produit la maladie. Voici donc un grave changement apporté dans l’idée de plaisir par celle de douleur ; il ne reste plus à Epicure que le choix entre deux alternatives : ou persister à dire que toute espèce de plaisir, non seulement en lui-même, mais par rapport à ses conséquences, est un bien, une fin ; ou dire qu’il faut vouloir non plus tel ou tel plaisir actuel, mais la somme future de plaisirs la plus grande possible. C’est ici que se produit une divergence considérable entre Epicure et le vieil Aristippe, dont les deux systèmes se développaient jusqu’à présent en harmonie l’un avec l’autre.

Aristippe avait réduit tout plaisir à l’instant actuel : qui sait si l’avenir sera pour nous ? Le présent seul est nôtre[44]. Jouissons donc sans calcul et efforçons-nous de resserrer notre idée de la vie entre des bornes plus étroites, afin d’emplir plus aisément et plus complètement de jouissance l’instant fugitif que nous plaçons seul devant nos yeux. Faisons abstraction du temps, de la succession, de la durée ; oublions cette douleur que la jouissance traîne après elle, de même que la douleur d’après Platon traîne après elle la jouissance ; au lieu de poursuivre une seule fin, — la somme future des plaisirs, c’est-à-dire le plaisir auquel on a ajouté l’élément abstrait du temps, — poursuivons autant de fins particulières qu’il y a de plaisirs particuliers. Le souverain bien n’est pas le plaisir, le bonheur, mais les plaisirs. « La fin diffère du bonheur : τέλος ευδαιμονίας διαφέρει ; en effet, la fin est le plaisir partiel du moment, tandis que le bonheur résulte de l’assemblage des plaisirs partiels, auxquels on ajoute ceux du passé et ceux de l’avenir. Le plaisir partiel est vertu par lui-même ; le bonheur ne l’est pas par lui-même, mais par les plaisirs partiels qui le composent[45]. » Ainsi la doctrine du plaisir aboutit, chez Aristippe, à poser pour fin de l’homme la multiplicité et la variabilité mêmes. Chaque action doit se prendre à part et avoir en elle-même, abstraction faite de toutes les autres, sa fin particulière, à savoir le plaisir particulier qui en résultera[46]. Tout point fixe (ὡρισμένον) auquel on puisse rattacher la série indéfinie des actes est donc enlevé ; non-seulement hors de nous, dans les plaisirs que nous devons vouloir, règne un mouvement et un changement perpétuel (ἡδονάὶ ἐν κινήσει), mais nous sommes obligés de réaliser ce changement en nous-mêmes, de rendre notre volonté aussi mouvante et aussi fugitive que les plaisirs qu’elle veut, de la fractionner entre mille fins sans pouvoir relier à aucune unité tous ces fragments dispersés de bonheur qui constituent la vie. (ἐκ τῶν ἡδονῶν μερικῶν σύστημα). La prévoyance qui présiderait aux actions, les soumettrait à une règle et les subordonnerait à une fin supérieure, semble à Aristippe une gêne et, selon sa propre expression, une servitude. Mais il ne s’aperçoit pas qu’en voulant se rendre indépendant de l’avenir il se rend esclave du présent ; il ne s’aperçoit pas que, dans cette petite république qui est nous-mêmes, l’harmonie, la poursuite commune à travers le temps d’une même fin, produit une liberté plus grande que le désordre et l’empiétement des passions les unes sur les autres[47]. Limiter la volonté au présent, lui défendre de regarder en avant et en arrière, lui défendre, en un mot, de se retrouver dans le passé et de se projeter dans l’avenir, n’est-ce donc pas lui ôter toute sa liberté d’action ? C’est aussi enlever toute portée à la vue de l’intelligence que de placer devant et derrière elle la nuit ; c’est, pour ainsi dire, rendre toute action opaque, que de ne pas vouloir qu’on regarde en elle et comme à travers elle le passé qui l’a produite et l’avenir qui en sortira. L’intelligence à courte vue et la volonté instable, telles que nous les dépeignent Aristippe et ses disciples, ne peuvent donc satisfaire l’homme, qui aspire sans cesse à dépasser les bornes du présent et à posséder ces deux choses : d’une part l’unité, de l’autre la fixité.

C’est ce qu’a compris Épicure, et il importe de voir le changement que produit dans sa doctrine du plaisir, identique pour le fond à celle d’Aristippe, l’introduction de l’idée d’avenir.

Le premier résultat de cette idée, c’est une classification des différentes jouissances. Aristippe soutenait que tous les plaisirs se valent : la volupté, disait-il, ne peut différer de la volupté, et le mot agréable n’admet point de comparatif[48]. Mais Épicure trouve un moyen bien simple d’établir des degrés entre les diverses jouissances ; au lieu de les prendre en elles-mêmes, considérez-les par rapport à leurs conséquences, par rapport à l’ensemble de la vie. Il est évident qu’il y a beaucoup de plaisirs que suit la douleur, parfois même une douleur supérieure à eux ; ces plaisirs, nous les laissons de côté, nous passons par dessus (ὑπερβαίνομεν) pour aller chercher au-delà des plaisirs moins dangereux[49]. Car le sage s’impose avant tout pour loi d’être conséquent avec lui-même, d’étendre sa pensée assez avant dans le futur pour éviter qu’elle ne se contredise, de gouverner assez ses désirs pour empêcher qu’ils ne se tournent contre eux-mêmes et que, par un élan irréfléchi vers la volupté ou le bien, ils ne produisent la douleur ou le

mal[50]. Ainsi ces plaisirs qui, dans la doctrine d’Aristippe, variables et multiples, entraînaient l’âme au hasard, nous les voyons, dans le système d’Epicure, se disposer naturellement en vue d’une fin qui n’est autre chose qu’eux-mêmes, mais eux-mêmes dépouillés de tout élément étranger et inférieur. Déjà, au point de vue logique, il y a progrès évident : la pensée ne s’épuise pas dans chaque plaisir particulier, la volonté ne se morcelle pas et ne se divise pas entre eux ; on entrevoit, à travers le temps, une unité que l’on peut poursuivre et en laquelle on peut espérer.

Ce moment ou Epicure et Aristippe commencent à différer d’opinion et à s’écarter l’un de l’autre, mérite notre attention ; car c’est à ce moment que naît et se manifeste pour la première fois une doctrine qui jouera dans l’histoire de la philosophie morale un rôle de plus en plus marquant. Dès que le plaisir, au lieu d’être considéré comme fin immédiate, devient, fécondé par l’idée de temps, une fin vraiment dernière et finale, proposée pour but et pour terme à la vie entière, il prend un nom nouveau, et la doctrine de la volupté se change en doctrine d’utilité.

II. — Nous avions vu précédemment un rapport de moyens à fin s’établir entre la vertu d’une part et les plaisirs de l’autre ; un rapport analogue de moyens à fin va s’établir entre les plaisirs mêmes. Chaque plaisir est, il est vrai, comme Epicure se plaît à le redire, un bien par lui-même ou en lui-même, δι αὑτήν ou καθ αὑτήν ; mais pourtant, si on compare le bien que certains plaisirs renferment avec le mal qu’ils produisent, il est sage de les rejeter comme des moyens imparfaits, comme de mauvais instruments : tout en étant bons par eux-mêmes, ils cessent d’être fins pour eux-mêmes ; c’est là une apparente contradiction, qu’acceptent pourtant Epicure et tous les utilitaires.

On peut faire encore un pas de plus : de même que certains plaisirs produisent la douleur, certaines douleurs produisent le plaisir ; on rejette les premiers, pourquoi ne choisirait-on pas les secondes ? « Toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur n’est pas toujours à éviter : ἀλγηδῶν πᾶσα κακόν οῦ πάσα δὲ φευκτὴ ἀει[51]. » Bien plus, les douleurs même de longue durée, il nous les faut supporter, τολὺν χρόνον ὑπομένειν, à condition, naturellement, qu’elles soient suivies d’un plaisir supérieur. On voit combien s’accuse la divergence du système épicurien et du système cyrénaïque. Voici la formule qu’emploie Épicure pour résumer sa pensée et qui est l’expression subtile, mais fidèle, de la doctrine utilitaire : Nous en usons avec le bien, à certains moments, comme avec un mal, et de nouveau nous nous servons du mai comme d’un bien[52]. »

Seulement, comment nous y prendre pour distinguer avec netteté, dans notre pensée, le plaisir et la peine, le bien et le mal, alors qu’on les confond dans l’action ? Vous me promettez ce plaisir si je souffre cette douleur ; mais comment établir dans mon esprit une balance assez juste pour peser avec exactitude les deux sensations agréables ou désagréables que vous me proposez, et pour voir laquelle remporte sur l’autre ? Ajoutez à cela que ces deux sensations, je puis seulement les imaginer dans l’instant actuel : il me faut donc, avant de les comparer, les construire l’une et l’autre à l’aide des données de l’expérience et des efforts de l’entendement. La moindre erreur de mesure et de calcul peut me rendre heureux ou malheureux, et en certains cas influer sur ma vie entière. Voilà donc une importance extraordinaire attribuée tout à coup, dans la doctrine utilitaire, à l’intelligence ; celle-ci conserve toujours, il est vrai, son rôle de moyen ; mais, sans ce moyen, on ne peut plus en aucune manière atteindre la fin. Non seulement, comme nous l’avons vu, la pensée humaine, διάνοια, la sagesse, φρόνησις, ont pour œuvre de diriger toutes les actions de l’homme vers le plaisir, mais elles doivent aussi organiser les plaisirs mêmes et, bien plus, les douleurs, en vue du suprême plaisir ; par là, elles se trouvent rehaussées, et le bel éloge qu’ Epicure faisait de la philosophie ou de la sagesse semble désormais mieux justifié. Quoi de plus important, en effet, que l’art de mesurer ensemble les choses, συμμέτρησισ, d’embrasser d’un même coup d’œil celles qui sont utiles ou nuisibles, συμφερόντων καὶ ἀσυμφόρων βλέψις[53] ?

Maintenant, de ce nouveau degré auquel la doctrine épicurienne nous a conduits dans sa marche ascendante, retournons-nous pour ainsi dire en arrière, et jetons un coup d’œil sur le chemin parcouru. La morale d’Epicure met devant nos yeux, sinon un idéal proprement dit et un bien supérieur à nous, du moins quelque chose de supérieur au présent, un bien qui dépasse et englobe tous les biens particuliers, un tout. Par là, la morale utilitaire donne en elle-même une place à ce sentiment qu’Aristippe voulait et ne put éteindre, la tendance à dépasser tout objet particulier, tout bien particulier, toute fin en un mot qui n’est pas vraiment finale, c’est-à-dire au fond infinie. En effet, étant donnés une douleur ou un plaisir présents, la doctrine utilitaire d’Epicure nous laisse doués d’une certaine liberté en face d’eux ; nous pouvons regarder en deçà et au-delà ; nous pouvons les anéantir par l’idée d’un plaisir supérieur. Chacune de ces tendances et de ces passions qui, restreinte au moment actuel, était absolument maitresse en nous, nous la dominons lorsque nous la faisons entrer dans le tout de la vie (ὁ ὄλος βίος) : nous sommes libres de la suivre ou de la retenir, suivant que nous regardons plus ou moins loin devant nous. Et de même qu’il y a en nous plus de liberté, il y a aussi plus d’ordre, plus d’harmonie : les passions ne se heurtent plus dans un indescriptible tumulte[54] ; comme les atomes d’Epicure ont l’espace devant eux pour opérer dans un ordre éternel leurs mouvements spontanés, de même les instincts et les passions de l’âme ont devant elles la durée : restreintes, emprisonnées, elles s’irriteraient et gronderaient en désordre, mais, répandues à travers le temps, elles se calment et, n’étant plus gênées par nul obstacle, elles ne se gênent plus l’une l’autre.

Voyant ainsi s’ouvrir devant nous un avenir sans terme fixe, nous ne pouvons plus avoir qu’une pensée : préparer et ordonner toutes choses en vue du bonheur de cette vie entière ; c’est là l’œuvre de la sagesse[55]. Le bonheur, voilà un élément nouveau dans la doctrine du plaisir ; Aristippe ne voyait dans la vie que des instants détachés de jouissance et comme des tronçons de bonheur (η κατά μέρος ηδονή) ; Epicure seul peut prononcer dans sa plénitude ce mot de bonheur (εὐδαιμονία) ; bien plus, il ne s’arrête pas là ; ce n’est pas assez d’être heureux, il veut que le sage soit bienheureux (μάκαρ). Les anciens poëtes réservaient ce nom divin aux habitants du ciel, et lorsqu’ils disaient : les bienheureux (οἱ μάκαρες), il fallait que leurs auditeurs, — dépassant la terre, séjour du bonheur variable et de la bonne fortune (εὐτυχία), dépassant l’homme, qui n’est heureux que par la volonté capricieuse des démons bons ou méchants (εὐδαιμονία, κακοδαιμονία), — allassent chercher dans le ciel des êtres surnaturels auxquels pût sans contradiction s’appliquer ce mot : μακαρία, μακαρίωτης. Mais Epicure ramène le ciel sur la terre et la félicité des dieux chez les hommes : le sage, voilà le vrai bienheureux ; la vie du sage, voilà la réalisation vivante de la félicité[56].

De même que la conception d’Epicure est plus complète et plus grande que celle d’Aristippe, elle est aussi plus belle et dejà plus morale. Au point de vue esthétique, n’y a-t-il aucune beauté dans cette disposition raisonnée de la vie, dans cette subordination des parties au tout, dans ce bonheur qui, se substituant aux plaisirs et les complétant, les purifie par la même ? La vie devient une sorte de cadre aux contours indéterminés, sur lequel le sage, cet « artiste de bonheur, » groupe ses émotions à venir, place les unes au second plan, les autres au premier, fait ressortir celles-ci, jette sur les autres l’oubli et l’ombre. Il contemple et admire cette œuvre à la fois si belle et si rationnelle, qui n’a point, comme tant d’autres, sa fin hors d’elle même, mais qui au contraire est sa propre fin et son propre bien. « La fortune a peu de prise sur le sage : sa raison a réglé les choses les plus grandes et les plus importantes, et, pendant toute la durée de la vie, elle les règle et les règlera[57]. »

Celui qui, oubliant cette fin suprême de la nature, le bonheur, se détourne vers des fins particulières, se contredit lui-même : en effet, il ne peut réellement chercher que le plaisir ; mais si ce plaisir laisse après lui une douleur plus grande que lui-même, il aura dans sa pensée cherché le plaisir et par son action trouvé la douleur. « Si, à toute occasion, tu ne rapportes pas chacun de tes actes à la fin de la nature, si tu t’en detournes pour rechercher ou éviter quelque autre objet, tes actes ne seront point d’accord avec tes

raisonnements[58]. »

CHAPITRE IV


LE DESIR. — BUT DERNIER DU DESIR : LE REPOS, LA JOUISSANCE DE SOI


Le bonheur est-il réalisable, ou le désir qui le poursuit doit-il être toujours déçu ? Importance de cette question dans une morale qui veut mettre le souverain bien à la portée de tous. Contradiction qui semble se présenter dans toute doctrine utilitaire entre la fin poursuivie, qui est le plaisir, et les moyens pour y atteindre, qui sont l’effort, la peine, la souffrance. Comment Epicure résout cette difficulté.
I. — Classification des désirs. Comment Epicure en vient à bannir la volupté, le raffinement et la variété des plaisirs. Plaisir unique qui subsiste : celui des aliments. Du pain et de l’eau. — Objections : vide du bonheur épicurien.
II. — But suprême du désir et essence dernière du bonheur : l’ataraxie. — Distinction du « plaisir en mouvement » et du « plaisir constitutif. » — Le souverain bien est l’absence de peine. — Cette absence de peine n’est-elle qu’un repos et un sommeil semblable à la mort, comme l’ont cru les interprètes ? Que l’absence de la douleur met à nu la félicité inhérente à l’harmonie et à la santé de l’être. — Que le plaisir suprême est le plus indépendant, celui où la part du sujet sentant est la plus grande et la part de l’objet senti la moindre.


La doctrine utilitaire s’est élevée, avec Epicure, au-dessus de la morale du plaisir, mais elle donne encore lieu à une foule d’objections qui vont la forcer à s’éclaircir et à se développer.

D’abord, pour proposer une fin au désir de l’homme, encore faut-il démontrer que cette fin est réalisable ; or, le bonheur, dans une foule de cas, échappe aux prises de l’homme. Rien de plus facile que de trouver la douleur ; nous n’avons pas même besoin de la chercher ; il suffit de rester immobile et d’attendre, elle vient toute seule. Mais le plaisir, dans certains cas, est complètement hors d’atteinte : L’esclave bien enchaîné, par exemple, ne peut pas jouir du plaisir d’être libre. Dans d’autres cas, fût-il possible d’atteindre le plaisir, il faut pour cela des moyens, et ces moyens sont des efforts plus ou moins pénibles. Le travail, la tension de la volonté et des muscles, en un mot la peine (πόνος), dont les Stoïciens faisaient le souverain bien et dont les Epicuriens font le mal, se présente donc de tous côtés, alors qu’on voudrait la bannir. Dès lors, il peut arriver que la recherche même du bonheur par des moyens trop pénibles, fasse fuir l’objet qu’elle poursuit. Dans la doctrine d’Epicure comme dans toute doctrine utilitaire, il existe souvent un rapport de position entre la fin donnée et les moyens. Toute fin devrait pouvoir s’atteindre à l’aide de moyens sans que ces moyens produisissent de changement dans la fin même ; ainsi, si je prends pour fin de ma marche le sommet d’une montagne, quelle que soit la voie par laquelle j’y arrive, ce sommet sera toujours fixe et aussi élevé. Mais c’est que, dans ce cas, la fin sera extérieure à moi. Si la fin devient intérieure, si, par exemple, au lieu de prendre pour but le sommet de la montagne, chose étrangère à moi, je prends pour but de mes efforts le plaisir de parvenir au sommet, il deviendra nécessaire de ne plus considérer la fin toute seule, mais aussi les moyens pour y atteindre, car la peine que je me serai donnée pour gravir la montagne pourra influer sur mon plaisir même. Pourtant, même dans ce dernier exemple, la fin conserve toujours relativement aux moyens une certaine indépendance : j’éprouverai toujours un certain plaisir en atteignant le sommet, quels que soient le travail et la peine dépensés précédemment. Mais qu’arrivera-t-il si au lieu de prendre pour fin un plaisir particulier, comme celui d’arriver au sommet d’une montagne, on prend pour fin avec Epicure la somme des plaisirs présents et passés de l’existence, le bonheur de la vie entière ? C’est un but extrêmement complexe et qui exige des moyens encore plus complexes : pour atteindre un tel but, ne faudra-t-il point dépenser une somme d’efforts, c’est-à-dire de peines, supérieure à la somme totale des plaisirs qu’on aura recherchés ? Les bénéfices couvriront-ils jamais les dépenses ?

Voici Epicure contraint, pour laisser le bonheur « à la portée de tous, » d’en exclure tout élement difficile à se procurer, comme les richesses, le luxe, les honneurs, le pouvoir. Pour rendre plus facile l’accès de la fin suprême, il va dégager de plus en plus de tout élément matériel la conception du plaisir ; il va, en voulant faire plus de part à la liberté dans la conquête du bonheur, faire aussi plus de part à la moralité.

I. — « Parmi les désirs, dit Epicure, les uns sont naturels et nécessaires, φυσικαὶ καὶ ἀναγκαῖα, les autres naturels et non nécessaires, les autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, mais naissent d’après une vaine opinion, παρὰ κενὴν δόξαν. Sont naturels et nécessaires ceux qui tendent à l’apaisement d’une douleur, comme la boisson dans la soif, naturels et non nécessaires, ceux qui varient seulement la volupté, ποικίλλουσαι, mais n’apaisent point une douleur, comme les mets délicats ; enfin ni naturels ni nécessaires ceux qui, par exemple, ont pour objet des statues ou des couronnes[59]. » On voit l’importance de cette division des désirs, dont le germe se trouvait déjà dans Platon et dans Aristote. Parmi les désirs ceux-là seuls qui sont naturels et nécessaires, ceux-là seuls qui entraînent avec eux la souffrance si on ne les satisfait pas, doivent être en tout temps écoutés du sage ; par bonheur, si ces désirs sont les plus pressants, ils sont aussi les moins exigeants : pourvu que le sage les apaise, comme on apaisait Cerbère en lui jetant un gâteau de miel, il peut poursuivre sa vie sans autre peine. Quant à ces désirs qui résultent d’opinions creuses, δόξαι κεναί, Epicure, aussi ennemi que Socrate et Platon de l’opinion variable, veut qu’on les bannisse à jamais. Les autres enfin, qui tiennent le milieu entre les deux extrêmes, et qui nous viennent de la nature, mais sans nous contraindre par la nécessité, on doit juger s’il faut les satisfaire ou les rejeter ; et ce jugement est l’oeuvre de la sagesse pratique, φρόνησης, de la raison tempérante, νήφων λογισμός, si importante dans la doctrine utilitaire. Les désirs de ce genre sont en effet bénévoles, faciles à calmer, εὐδιάχυτοι ; le sage les acceptera sous réserves, mais sans mettre beaucoup d’ardeur à les satisfaire, car, par cette ardeur même, il les changerait soudain en désirs nécessaires et se créerait vis à vis d’eux un esclavage ; il doit donc toujours avoir pour ainsi dire l’œil sur eux, ne lâcher les rênes qu’à la condition de les reprendre bientôt, et faire en sorte que le superflu ne devienne jamais le nécessaire.

Comme on voit, l’accès du bonheur est singulièrement facilité pour tous les hommes, et en même temps l’idée du bonheur est purifiée d’un élément matériel : la volupté proprement dite, c’est-à-dire le raffinement et la variété du plaisir, ποικίλμα[60]. Le plaisir n’a pas besoin d’être raffiné ou embelli ; sa beauté naturelle lui suffit. « Le plaisir dans la chair ne peut s’accroître, dit Epicure, une fois disparue la douleur causée par le besoin ; il peut seulement être varié, ποικίλλεται[61] ; » mais cette variation dans les formes du plaisir, ne correspondant point à une intensité plus grande dans la jouissance, n’offre point au désir un attrait solide ; elle n’est pas indispensable pour atteindre la fin désirable, le bonheur total de la vie. Une seule condition est donc nécessaire à la présence de ce bonheur, c’est la présence des objets qui sont eux-mêmes absolument nécessaires à la vie sensible, les aliments.

Ici, nous sommes revenus à notre point de départ, à ce « plaisir du ventre » que nous savons être le principe et la racine de tous les biens ; il nous apparaît aussi comme le moyen indispensable du bien suprême. Si vous l’avez, vous pouvez tout avoir ; et de même que c’est le plaisir le plus nécessaire, c’est aussi le moins rare. Comment, dit Epicure, pourrait-on ne pas se procurer la nourriture et la boisson suffisantes à l’entretien de la vie ? On le peut sans peine, surtout dans ce chaud pays de la Grèce qu’habitait notre philosophe, et à une époque ou la misère était encore si peu répandue. Eh bien ! cela suffit au bonheur ; qu’on donne à Epicure du pain d’orge et de l’eau, il est prêt « à disputer de bonheur avec Jupiter même (καὶ τῷ Διὶ ὑπὲρ τῆς εὐδαιμονίας διαγωνίζεσθαι)[62]. » Du pain et de l’eau, voilà la richesse de la nature. « Cette richesse-là est définie (ὥρισται) et facile à se procurer ; mais celle des vaines opinions tombe dans l’indéfini (εἰς ἄπέριον ἐκπίπτει)[63]. Paroles remarquables, et qui répondent à certaines objections superficielles dirigées contre la morale de l’intérêt : les plaisirs des vaines opinions sont insaisissables comme les opinions elles-mêmes, et l’instabilité de la δόξα, que Platon comparait aux statues mouvantes de Dédale, est aussi le caractère distinctif des jouissances qu’elle produit. L’ambition, par exemple, croît à mesure qu’on la contente ; c’est une sorte de faim artificielle qu’on excite en la rassasiant, qu’on creuse en la comblant. Elle consiste à poursuivre un objet qu’elle anime elle-même de son propre mouvement, qu’elle éloigne à mesure qu’elle en approche et qui s’évanouit dans l’infini, εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει. La nature, plus prévoyante que l’opinion, n’excite jamais, selon Epicure, un désir qu’elle ne puisse satisfaire et satisfaire à peu de frais (ὡρισμένος καὶ εὐπόριστος) ; contre ces désirs pleins de fixité, principes inaltérables de bonheur, on ne peut plus diriger les objections qu’on tirait de la variabilité et de l’insatiabilité des passions.

Marquons le point où nous voici arrivés dans le développement continu du système épicurien. Le plaisir vraiment désirable semble n’être plus autre chose que la sensation produite par le strict contentement d’un besoin. Aristippe nous montrait l’homme assailli par des désirs innombrables : Epicure l’en a délivré ; il ne reste plus en lui que deux désirs, et, partant, que deux plaisirs, celui de manger et celui de boire. Mais alors quel vide ne se produit pas soudain dans la vie ? Comment combler tout l’intervalle de temps qui sépare l’un de l’autre ces plaisirs ? La faim et la soif, par cela même qu’elles sont sans cesse renaissantes, s’éteignent sans cesse ; avec elles s’éteindra donc toute jouissance ? Epicure voulait nous délivrer des nécessités physiques : mais, comme il n’a point placé le vrai bonheur au-dessus de ces nécessités mêmes, à force de nous délivrer, ne nous a-t-il pas dépouillés ? Deux plaisirs, semés d’une main avare à travers la succession infinie de la durée, voilà donc, semble-t-il, ce qui reste du bonheur ! Au moins ces intervalles vides qui séparent les instants de plaisir, Aristippe avait essayé de les remplir ; il pressait l’un contre l’autre, dans l’étroit espace situé entre le passé et l’avenir, tous les désirs et tous les plaisirs. Peut-être il entreprenait une tâche impossible ; peut-être Socrate, moitié plaisant et moitié grave, avait raison de le comparer à ces infortunés, cachés par la fable au fond de l’Orcus et ramenés par lui sur la terre, qui essayaient éternellement de remplir un tonneau percé. Mais Epicure, semble-t-il, fait moins encore que les disciples d’Aristippe : il n’essaie même pas, il s’avoue impuissant et, faute de pouvoir remplir jusqu’aux bords l’insatiable tonneau, il le met à sec.

II. — Pour prévenir toutes ces objections, Epicure va modifier encore une fois sa théorie et lui imprimer une direction inattendue. Pénétrons avec lui dans l’analyse psychologique de ces désirs à la satisfaction desquels tous les utilitaires ont attaché les jouissances ; nous ne les avons encore examinés qu’à un point de vue extérieur, et nous les avons classés suivant leur caractère d’exigence et de nécessité ; il nous reste à pénétrer plus avant dans leur essence intime, et à découvrir la tendance unique qui se cache sous leur diversité. Aristippe ramenait toute jouissance et en général toute sensation à un mouvement : la douleur était un mouvement rude, le plaisir, un mouvement doux ; le repos, qui succède toujours aux mouvements et qui les sépare l’un de l’autre, c’était la non-jouissance, l’absence de douleur ou de plaisir, le vide. L’analyse d’Epicure aboutit à des résultats bien différents.

Le mouvement, — Epicure ne le nie pas, — est le point de départ du plaisir. Mais tout mouvement a un but. Le but de ce mouvement qui produit le plaisir ne serait-il pas précisément le contraire du mouvement, un repos ? En fait quand l’organisme, réparé par la nourriture, a retrouvé ainsi les atomes qu’il avait perdus, il y a équilibre entre la perte et la dépense, il y a donc repos ; il y a aussi absence de peine (ἀπονία), santé (ὑγίεια). Mais voilà que l’organisme a épuisé ses réserves de force et l’équilibre se dérange ; aussitôt cesse le plaisir, qui n’était peut-être autre chose que cet équilibre lui-même. Avec le changement et le mouvement, qui sont une rupture d’équilibre, commence la douleur. Toutefois, à cette douleur, à ce mouvement venu du dehors et dirigé contre nous, notre nature répond en réagissant par un mouvement en sens contraire : c’est là le désir. Le désir, voilà bien ce mouvement dont parlait Aristippe ; mais il n’a rien en lui-même de « doux » ou d’agréable, il ne devient doux que lorsqu’il est satisfait ; et quand est-il satisfait, demandent les Epicuriens, si ce n’est lorsque tout va rentrer dans le repos, lorsque l’équilibre rétabli de nouveau va produire l’apaisement, l’absence de peine (ἀπορία) ? Ainsi, au début et au terme, au principe et à la fin de tout désir, on trouve le repos ; le mouvement ne vaut que par ce repos qui le précède et le suit, il n’a lieu qu’en vue du repos : c’est un état intermédiaire, un moment fugitif où le plaisir perdu n’est pas encore entièrement retrouvé.

Loin donc que le repos soit, comme le pensait Aristippe, la non-jouissance et le vide, c’est selon Epicure le contraire qui est vrai[64]. Dès qu’il y a absence de peine, il y a présence du plaisir[65]; le plaisir remplit immédiatement la place laissée vide par la douleur, comme l’air remplit dans un vase la place de l’eau qui s’écoule. C’est donc bien à tort qu’Aristippe admettait un milieu entre le plaisir et la douleur, des moments où nous serions à la fois délivrés de toute souffrance et privés de tout plaisir, des instants d’insensibilité, de vide dans la vie. Epicure rejette comme contradictoire une telle hypothèse : pour l’être sentant, l’absence de toute douleur et de tout plaisir, c’est-à-dire de toute sensation, est impossible : « Cet état même, qui paraît « à quelques-uns un état moyen, comme il serait (par hypothèse dépourvu de toute douleur, constituerait non-seulement un plaisir, mais même le plaisir suprême. Tout être sentant, en effet, de quelque manière qu’il soit affecté, se trouve nécessairement dans le plaisir ou dans la douleur[66]. » C’est là une alternative dont on ne peut sortir : ou bien le plaisir est supprimé, et alors on a la douleur ; ou la douleur est supprimée, et alors comment n’aurait-on pas le plaisir ? Dans le bonheur de la vie, plus de vide ni d’hiatus ; le seul vide, c’est l’instant pris par la peine. Encore ce vide n’est-il pas complet. La douleur en effet n’est jamais pure ; d’une part celle qui est la plus intense est aussi la plus courte ; d’autre part celle qui, moins vive, est plus tenace, est forcée de céder souvent la place au plaisir. Dans les longues maladies même, dit Epicure, la douleur ne peut chasser entièrement le plaisir, qui, lui, la chasse au contraire dès qu’il paraît ; aussi, tout compté, les longues maladies renferment plus de jouissances que de peines[67], et ce qu’on regarde avec raison comme le plus grand des maux ne peut entièrement détruire le bonheur. Pour être heureux il suffira de ne pas toujours souffrir, et combien courts sont en somme les instants de souffrance dans la totalité de la vie ! Alors le bonheur n’a plus rien d’inaccessible : on le retrouve toujours au fond de soi dès que la peine a disparu. Epicure revient sans cesse sur cette idée, et l’insistance qu’il y apporte prouve l’importance qu’il y attache. Diogène de Laërte nous le montre, dans son livre Περὶ Αἱρέσεως καὶ φυγῆς, dans son grand traité Περὶ τέλους, dans son traité Περὶ βίων, et enfin dans sa Lettre aux philosophes de Mitylène, distinguant sans cesse le plaisir du mouvement, qui n’est que le remède à une douleur, et qui vient « chatouiller les sens[68], » du vrai et pur plaisir, qui est le plaisir stable et constitutif, καταστηματική. Moins exclusif que son prédécesseur Aristippe, il admet à la fois ces deux formes du plaisir ; mais, s’inspirant sans doute d’Aristote[69], et d’ailleurs ne faisant que suivre la marche naturelle de sa pensée, il subordonne clairement la jouissance fugitive et intermédiaire, produite par le mouvement, au plaisir durable et définitif, produit par le repos. « Le terme de la grandeur des plaisirs, dit-il, est l’exemption (ὑπεξαίρεσης) de tout ce qui cause de la « souffrance[70]. » Si c’est là le plaisir le plus élevé, c’est aussi, en quelque sorte, le plus final : nous conserver dans le plus grand repos possible, c’est-à-dire dans l’équilibre intérieur le plus complet, dans la plus grande harmonie, voilà le but dernier de tous nos efforts. Puisque tel est le souverain bien, le pire mal sera le trouble, le désordre produit par l’intervention de toute cause extérieure. Eviter ce mal, désirer ce bien, voilà ce que nous voulons.

Ce bien, à vrai dire, nous ne le désirons pas comme on désirerait une chose étrangère, hors de portée ; il est en nous, il se produit naturellement et immédiatement dès que les causes de trouble sont supprimées ; ce que nous désirons donc plutôt, c’est simplement la suppression de ces causes de trouble. De là ces paroles d’Epicure : « La fin, c’est de ne pas souffrir dans son corps et de ne pas être troublé dans son âme (τέλος εἶναι μήτε ἀλγεῖν κατὰ σῶμα μήτε ταράττεσθαι κατὰ ψυχήν). Nous faisons toutes choses dans le but de ne pas souffrir et de ne pas être troublés[71]. » La non-souffrance, en effet, fait apparaître la jouissance ; l’ἀπονιά, l’ἀταραξία, sont des moyens tellement efficaces et immédiats du bonheur, que, aussitôt donnés, ils le donnent : « Dès qu’une fois est née en nous la santé du corps et l’ataraxie de l’âme, aussitôt s’apaise tout orage de l’âme, car l’être n’a plus à marcher comme à la poursuite de ce qui lui manque (ἐνδέον τι), il n’a plus à chercher rien autre chose par quoi soit rempli (συμπληρωθήσεται) le bien de l’âme et du corps (τὸ τῆς ψυχῆς καὶ τὸ τοῦ σώματος ἀγαθών)[72]. »

Nous arrivons ainsi à cette conséquence que le souverain plaisir et le souverain bien, c’est l’absence de peine et de trouble, ἀπονιά, ἀταραξία ; c’est le repos en soi-même et la tranquillité, κατάστημα.

Faut-il donc croire, avec la plupart des critiques[73], qu’Epicure entendit par la l’absolue impassibilité, un état entièrement semblable au sommeil et à la mort ? — L’idée de trouble, qu’Epicure a si fortement conçue et développée, a pour principe naturel l’idée d’harmonie ; on ne trouble que ce qui est harmonieux, on ne craint le trouble que pour conserver l’harmonie. Aussi le dernier mot de l’épicurisme ne doit-il point être l’ἀπονιά, l’absence de peine, mais plutôt la conservation du plaisir : c’est en vue de cette conservation qu’il faut éviter tout changement, tout mouvement venu du dehors, qu’il faut se réduire par rapport à l'extérieur à l’impassibilité ; cette impassibilité n’est elle-même qu’un dernier moyen, — un moyen, il est vrai, infaillible, — à l’aide duquel on se conserve, on se maintient, on persiste dans l’être et dans l’harmonie de l’être.

En résumé, le bien, selon Aristippe, consiste à se mouvoir, à se changer, à courir de plaisir en plaisir, à accroître la jouissance passée par une jouissance nouvelle. Posséder le bien, dit au contraire Epicure, c’est demeurer immobile en soi ; c’est, au lieu de s’occuper à acquérir, faire tous ses efforts pour ne rien perdre ; c'est restreindre toutes les jouissances fugitives et superficielles à une seule, mais impérissable et profonde, celle de la vie : le bien est la sérénité. Qu’on le remarque, Aristippe, qui ne voulait pas entendre parler d’abord du temps et de la durée, finit par faire consister tous les plaisirs dans le changement et le mouvement perpétuels, par conséquent dans le temps ; Epicure, qui voulait organiser et disposer pour le mieux le tout de la vie, le passé, le présent et l’avenir, finit, dans ce but, par sortir du temps, par chercher au fond de tous les plaisirs le durable et le même. Le dernier précepte d’Aristippe est celui-ci : Change, c’est-à-dire : Vis dans le temps. Le précepte d’Epicure est le suivant : Reste le même, c’est-à-dire : Autant que possible, vis hors du temps.

Pour exprimer l’ineffable jouissance qu’Epicure ressent en s’élevant ainsi au-dessus de l’accidentel et du variable, il trouve impuissant le mot d’εὐφροσύνη, dont l’étymologie est εὖ-φρήν, et qui exprime encore une disposition fortunée de l’âme, une sorte de hasard fugitif ; il place l’εὐφροσύνη, parmi les plaisirs inférieurs du mouvement. Bien plus, il rejette même la χαρά, c’est-à-dire la joie, l’allégresse, comme ayant sa source dans le mouvement (κατά κίνησιν) et dans la tension des muscles ou énergie (ἐνεργείᾳ). Le seul vrai plaisir, le plaisir constitutif, c’est, nous l’avons vu, celui qu’engendre l’absence de peine et de trouble : l’ἀπονία et l’ἀταραξία[74]; le sage épicurien ne se réjouit pas, il jouit. – Si Epicure écarte ainsi du bonheur tout ce qui semble comporter le mouvement et le changement, il ne se borne cependant pas, pour exprimer sa conception, à des termes purement négatifs. En premier lieu, le terme ἡδονη καταστηματική, qui revient sans cesse dans ses écrits, exprime autre chose que l’absence de trouble et l’impassibilité absolue ; il semble désigner un plaisir à la fois stable et profond, inhérent à notre nature, à notre constitution sensible. Epicure se sert du terme plus positif encore d’εὐσταθὲς κατάστημα σαρκός. Nous l’avons vu tout à l’heure employer une autre expression non moins frappante : συμπληρωθήσεται τὸ τῆς ψυχῆς καὶ τὸ τοῦ σώματος ἀγαθόν. Cette plénitude de bien ne peut être le vide de l’insensibilité. Epicure se sert, en outre, des mots πίστης βέβαιος, πίστομα βεβαιότατον, qui ne sont rien moins que négatifs : l’assurance inébranlable du sage n’est point le laisser-aller de l’apathie. Nous le verrons parler plus loin de la lutte courageuse engagée par le sage contre la fortune, τύχῃ ἀντιτάττεσθαι : cette lutte consciente est-elle donc la résignation passive et vide qu’on a souvent prêtée aux Epicuriens ? Enfin, un autre terme fort positif qu’emploie Epicure vient confirmer cette interprétation : c’est le terme d’ὑγίεια : l’état sain et bien proportionné de l’être tout entier, du corps et de l’âme, l’ordre et l’harmonie, voilà sans doute ce que le sage épicurien retrouvait en lui-même avec bonheur lorsqu’il avait écarté de lui le trouble[75]. Le bonheur qui naît de la santé morale et physique, de l’harmonie non altérée, ce plaisir délicat, tout ensemble profond et subtil, que les Cyrénaïques ne connaissaient ni ne comprenaient et qu’ils appelaient un vrai « sommeil » ou encore une véritable « mort[76] », ce plaisir qu’Epicure déclare au contraire la volupté souveraine, a un caractère tout particulier : c’est son indépendance.

En analysant profondément l’idée même de plaisir, Epicure a fini par s’apercevoir que les choses extérieures n’avaient pas dans le plaisir la plus grande part et que cette part prépondérante appartenait à l’être sentant. C’est nous qui faisons notre plaisir, encore plus que les choses ne le font. Ce qui nous vient du dehors, c’est la douleur ; là, notre activité se sent heurtée par un obstacle[77] ; la part de l’objet est plus grande, celle du sujet sentant est moindre : la douleur est dépendance, assujettissement. Dans le plaisir en mouvement (ἡδονὴ ἐν κινήσει), la part de l’activité est déjà plus importante ; c’est elle qui se meut vers l’objet désiré et cherche à en prendre possession. Mais supprimez cet objet même, tenez-vous-en au sujet sentant ; est-ce que le plaisir sera par là supprimé ? Si le plaisir est essentiellement délivrance des obstacles et indépendance, s’il nous vient surtout de nous-mêmes, il ne pourra que gagner à ce qu’on supprime tout objet ; l’être n’a qu’à se replier sur soi, et c’est de soi, c’est de sa propre conscience qu’il tirera le plaisir à la fois le plus indépendant et le plus profond : « Lorsque nous sommes affranchis de la douleur, nous jouissons de la délivrance même et de l’exemption de toute gêne[78]. » Vivre ainsi en liberté, en repos et en harmonie avec soi-même, et se sentir intérieurement vivre, tel est le plaisir suprême, dont les autres ne sont que des formes changeantes, et qui, à jamais le même, peut subsister sans eux et au-dessus

d’eux.

LIVRE II


LES PLAISIRS DE L’AME
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CHAPITRE PREMIER


LA SÉRÉNITÉ INTELLECTUELLE ET MORALE. — LA SCIENCE OPPOSÉE PAR ÉPICURE A L’IDÉE DE MIRACLE


I. — Le plaisir de l’âme supérieur à celui du corps, comme embrassant à la fois le présent par la jouissance, le passé par le souvenir de la jouissance, l’avenir par l’anticipation de la jouissance — Transformation nouvelle apportée dans le système d’Epicure par l’introduction de l’idée de durée.
II. — Obstacles au plaisir de l’âme : trouble produit par l’ignorance du monde extérieur et la superstition qui en dérive. — De la superstition à l’époque d’Epicure. — Que le paganisme n’était pas la religion riante et bénigne qu’on se représente d’habitude. Epicure « libérateur » des hommes enchaînés par la religion. — Analogie avec la lutte des utilitaires modernes contre la religion de leur époque. — La « physiologie » épicurienne, ou recherche des causes naturelles des phénomènes. — La logique épicurienne, qui place dans l’expérience sensible le criterium du vrai. — La science victorieuse des dieux.

Nous avons déjà vu, sous l’influence de l’idée de durée, se transformer la doctrine d’Epicure ; la même idée à lui fournir un moyen terme pour passer du plaisir des sens au plaisir de l’esprit, sans pour cela établir entre l’esprit et les sens une différence irréductible.

I. — Jusqu’à présent, nous n’avons considéré la vie que comme une succession de plaisirs et de douleurs distincts les uns des autres ; il semble qu’à un moment donné il peut y avoir simplement ou un plaisir ou une douleur, et que chacune de ces sensations, au moment où elle existe, exclut la sensation contraire : par exemple, on ne jouit pas du plaisir d’être rassasié en même temps qu’on souffre de la faim. Le plaisir, ainsi exclu par la douleur, ne peut pas encore embrasser la vie tout entière, comme le voudrait Epicure ; pour que le plaisir pût remplir notre vie, il faudrait chasser totalement la douleur, ou du moins lui donner toujours comme associée la jouissance, les faire coexister toutes deux, et rendre les plus vives souffrances supportables en y mêlant du plaisir.

Tant qu’on ne s’en tient qu’au corps, au « plaisir de la chair » proprement dit, il est sans doute impossible qu’une douleur puisse jamais coexister avec le plaisir contraire. Pourquoi ? parce que le corps ne vit que dans le présent et n’a qu’une existence actuelle : il souffre ou il jouit, et voilà tout. Mais à cette vie renfermée dans l’instant présent, ouvrons le passé et l’avenir. Tout change aussitôt, car, en même temps que je souffre, je me rappelle le plaisir contraire à cette souffrance, et en outre je l’espère : voilà un sentiment d’une nouvelle nature qui s’introduit en nous ; c’est pour ainsi dire, le plaisir du plaisir. Ce plaisir, né des autres, n’est plus comme eux dépendant des circonstances extérieures : pourvu que j’aie joui une fois, pourvu que j’aie une fois aperçu le plaisir au fond de mon être, c’est assez ; il passera, mais son image immortelle, fixée à jamais dans ma pensée, longtemps après qu’il a disparu, m’apparaîtra séduisante encore ; son souvenir vivant excitera en moi un vivant espoir ; et la réunion de ce souvenir et de cet espoir, de ce passé et de cet avenir, pourra faire mon bonheur. Se souvenir et espérer, voilà deux idées nouvelles introduites dans la doctrine utilitaire. Jusqu’à présent, nous pouvions confondre le plaisir du corps et celui de l’âme ; désormais, ce sera impossible : le plaisir de l’âme, c’est celui qui jouit à la fois du passé et de l’avenir, et qui, coexistant avec les plus violentes douleurs du corps, peut les annuler. Ainsi se distinguent la chair et l’esprit : l’une ne souffre ou ne jouit que pour l’instant présent (διὰ τὸ παρὸν μόνον) ; l’autre souffre ou jouit et pour le présent et pour le passé et pour l’avenir (καὶ διὰ τὸ παρελθόν καὶ τὸ παρὸν καὶ τὸ μέλλον[79]). Aussi, de même que la douleur de l’esprit est bien plus cruelle que celle de la chair, la jouissance de la chair est bien moins douce que celle de l’esprit. Ici encore le désaccord s’accentue entre Aristippe et Epicure[80].

D’ailleurs le plaisir de l’esprit, pour Epicure comme pour les sensualistes en général, n’est pas un plaisir complètement à part ; ce n’est autre chose que le plaisir de la chair plus ou moins modifié par l’idée de présent et d’avenir ; c’est à la fois un souvenir (μνήμη) et une anticipation (πρωτοπάθεια)[81] ; c’est aussi, si l’on veut, une association d’idées ; c’est, en tout cas, quelque chose qui dépasse le plaisir sensible proprement dit, c’est une demi-possession de l’avenir.

Ces prémisses posées, un changement logique se produit encore dans la doctrine d’Epicure, mouvante comme son objet. Puisque le plaisir de l’âme est supérieur à celui du corps, et qu’il en est de même pour la douleur de l’âme, ce sont ces plaisirs et ces douleurs que nous devrons poursuivre désormais. Ce ne sera plus seulement l’utilité du corps, mais l’intérêt de l’âme, que nous devrons consulter; la véritable fin est toujours l’ἀπονία, l’ἀταραξία, l’ὑγιεία ; mais c’est à l’âme qu’il faudra rapporter ces mots : l’ataraxie de l’âme est bien supérieure à la non-souffrance du corps, car elle s’accroît et se nourrit à la fois de son présent, de son passé et de son avenir. L’esprit qui n’était d’abord qu’un moyen pour le corps reprend son rôle de fin véritable, et cela grâce à une idée qui fait le fond de l’esprit humain, l’idée d’infini. Les peines ou les plaisirs de l’esprit ont quelque chose d’ « infini et d’éternel » ; la durée s’ouvre devant eux : aussi quel « grand accroissement » (permagna accessio) ils apportent aux peines ou aux plaisirs du corps[82] ! Que devient la sensation présente en face de l’imagination et de la pensée, qui ont l’infini pour domaine ? Le souverain bien, c’est le bonheur de l’âme.

Seulement, de même que mille obstacles s’opposaient au bonheur dans la sphère sensible où nous nous étions d’abord placés, n’en verrons-nous pas surgir de nouveaux dans la sphère intellectuelle où nous entrons ? Nous avons essayé d’éviter le trouble dans les fonctions du corps ; essayons à présent, avec Epicure, de repousser le trouble plus redoutable encore qui amène dans l’âme la peine. Ici, l’épicurisme va se montrer à nous sous un aspect entièrement original.

II. La première cause de trouble pour l’esprit, c’est l’ignorance du monde extérieur. — Comment se produisent et dans quel ordre se lient les phénomènes qui s’accomplissent autour de nous ? Telle est la question que de tout temps s’est posée l’homme. Or, il y a deux réponses à cette question. L’une soumet tous les phénomènes, et par conséquent l’être sensible lui-même, à une ou à plusieurs divinités puissantes et capricieuses : la volonté de ces dieux, impossible à prévoir et impossible à éviter, est maîtresse de toutes choses, et assigne à chaque être la série de biens et de maux qui doit constituer son bonheur ou son malheur ; c’est là l’hypothèse commune aux diverses religions. L’autre hypothèse, au lieu de soumettre les événements à des puissances arbitraires, les enveloppe dans des lois immuables : tout s’enchaîne ; autour de nous, en nous, une inexorable nécessité, à laquelle rien ne peut échapper, dans laquelle tout pourrait se prévoir d’avance, où la place de chaque chose et de chaque être est si fatalement fixée qu’il ne peut ni en sortir lui-même ni s’y faire remplacer par autrui. Cette hypothèse est celle du Destin, de la Nécessité, du déterminisme universel, hypothèse si vivante chez les anciens théologiens, si vivante aussi chez Platon, chez les Stoïciens, chez Spinoza, Leibniz, Kant, enfin, de nos jours, chez presque tous les savants et chez bon nombre de métaphysiciens.

Commençons avec Epicure par examiner la première hypothèse, celle qui fait le fond des croyances religieuses, et nous comprendrons la lutte d’Epicure contre la religion de son temps, qui aura plus tard son analogue dans la lutte des utilitaires et des positivistes modernes contre la religion de leur siècle.

Tout jeune encore, Epicure allait avec sa mère, qui faisait le métier de magicienne, lire des formules lustrales dans les maisons pauvres. Initié ainsi aux pratiques de la superstition, il en conçut sans doute un dégoût plus profond et il y vit un plus grand obstacle au bonheur de la vie[83].

C’est à tort qu’on se représente toujours les religions antiques sous des couleurs riantes : elles conservaient encore, à l’époque d’Epicure, leur côté terrible. À l’origine la pensée humaine, ignorant les causes lointaines des phénomènes, place ces causes dans les phénomènes mêmes ; elle cloue chaque objet qui se présente, heureux ou funeste, de volonté bonne ou mauvaise ; l’homme projette autour de lui, dans la plante, dans l’animal, dans la nature entière, la puissance intelligente qu’il sent en lui. Seulement, après qu’il s’est ainsi entouré, enveloppé d’autres lui-même, après qu’il s’est ainsi répandu au dehors, revenant ensuite sur soi par la réflexion, il ne se retrouve plus : sa liberté a disparu, le cercle de volontés bonnes ou méchantes qu’il a tracé autour de la sienne se resserre sur lui et l’enferme ; il se sent esclave. La religion que l’homme a lui-même créée le met donc à la merci de maîtres tout-puissants et capricieux, d’autant plus terribles qu’il ne peut les voir, d’autant plus invincibles qu’il ne s’attend point à leurs coups. Que faire maintenant contre ces fantômes dont sa religion a peuplé le monde ? Eux seuls peuvent donner ou ôter à l’homme le bonheur ; il n’est rien, ils sont tout ; il ne lui reste plus qu’à se soumettre, à s’incliner, à essayer d’émouvoir par son humilité et ses prières des dieux inconnus, peut-être inflexibles.

Si encore la volonté de ces dieux n’était l’objet de nulle conjecture, s’il n’était aucun moyen de la prévoir, on jouirait vis à vis d’eux de la demi-liberté que donne l’ignorance : lorsque j’ai la perspective d’être châtié quoi que je fasse, il en résulte que je fais ce que je veux ; je puis donc conserver mon indépendance et mon « ataraxie ». Mais il n’en est pas ainsi. Si nous ne pouvons pas prévoir absolument la conduite des dieux à notre égard, nous pouvons du moins la conjecturer et y contribuer pour une certaine part : nous pouvons la conjecturer par la divination et par la science des augures, qui nous enseigne le rapport de certains phénomènes avec la volonté des dieux ; nous pouvons même la modifier dans une certaine mesure par les offrandes et les sacrifices, qui établissent un rapport entre nos actions et la volonté des dieux. Ainsi, toute la science du bonheur devient la science des signes qui annoncent ou des actes qui conjurent la volonté des dieux.

Or, rien de plus variable que ces signes : tous les objets extérieurs ont leur langage, souvent contradictoire ; ils nous parlent, ils menacent, et les présages redoutables se multiplient autour de nous : la vie devient une appréhension perpétuelle[84]. Même après avoir comblé de dons les autels et leurs prêtres, même après avoir accompli toutes les lustrations et toutes les expiations nécessaires pour se faire pardonner des dieux un instant de plaisir, l’homme n’est point tranquille : au moment où enfin il pense tenir dans ses mains et avoir fixé près de lui le bonheur, il peut le voir soudain, sur l’aile d’un oiseau qui passe à sa gauche, s’envoler et disparaître. Nul lieu de la terre, nul instant de la vie où l’on puisse se soustraire au caprice despotique des dieux. La mort même, que les philosophes considéraient comme une délivrance, marque aux yeux des religions antiques le commencement d’un plus entier esclavage. La crainte des enfers est loin d’être une idée moderne ; elle pouvait même avoir dans l’antiquité un caractère plus effrayant parce qu’elle avait un caractère plus indéterminé : on pensait bien qu’il y avait des réprouvés, mais personne ne croyait positivement qu’il y eût des élus, et n’osait se compter même tout bas parmi eux ; on en venait, comme nous le verrons plus tard, à craindre la vie future plus que la mort[85]. Ainsi l’espérance humaine n’avait point d’issue, ni dans le présent, ni dans l’avenir. Les exigences des dieux étaient sans bornes ; les rites qui réglaient la vie et enveloppaient tous les actes, formaient une sorte de code tyrannique en contraste avec la liberté sociale et politique d’alors. L’étiquette que nos anciennes monarchies imposèrent à ceux qui fréquentaient la cour et vivaient en présence des rois, cette étiquette trop fameuse qui réglait le nombre des pas en avant ou en arrière, qui donnait la mesure des révérences pour chaque dignitaire et indiquait le point précis où il fallait baiser la robe de la reine, n’était rien au prix de l’étiquette d’un autre genre que les religions antiques exigeaient de tous les hommes vivant et mourant en présence des dieux. Le moindre manquement pouvait à jamais irriter une divinité ; si, comme on le prétend, un regard de Louis XIV tua Racine, on imagine ce que pouvait devenir un dévot croyant la colère des dieux suspendue sur lui[86].

Il faudrait connaître toutes les pensées qui assaillent aujourd’hui encore une âme superstitieuse, pour se figurer ce que pouvait être la vie des superstitieux d’autrefois, alors que la superstition était garantie et encouragée par la religion même, faisait partie des croyances d’Etat, et que Cicéron lui-même briguait le titre d’augure. Au dernier degré de la superstition, on finissait par craindre tellement les dieux, que les dévots enviaient les athées et que, selon Plutarque, on en venait à se faire athée par peur[87] : la crainte, après avoir créé la religion, la détruisait. Plutarque, à vrai dire, distingue, comme Cicéron, entre cette religion superstitieuse et la vraie religion, mais la distinction n’était pas facile, en supposant même qu’elle fût possible, et les philosophes seuls, ou ceux qui se piquaient de l’être, pouvaient la faire. Le reste des hommes était plus ou moins en proie à cet « ulcère de la conscience », comme Plutarque appelle la superstition, à cette « fièvre », à « ce feu qui dévore l’âme », à cette « abjection servile[88]. » En vérité, il n’est pas de maîtres plus tyranniques que ceux qu’on se donne à soi-même, et ce n’était pas alors chose si douce que d’être le serviteur des dieux.

Ajoutons à tout cela que les dieux, dispensateurs du bonheur des hommes, craignaient toujours de leur en donner trop ; toutes les religions primitives attribuent aux dieux le sentiment de la jalousie. Aussi Socrate, avec la subtilité grecque, démontre facilement que c’est parfois un malheur d’être heureux. Vous vous croyez heureux ; — insensé ! vous criera Solon, avec toute la sagesse antique ; vous ne pouvez savoir qu’en mourant, vous ne pouvez savoir qu’au moment où vous ne l’êtes plus, si vous avez été heureux.

Non-seulement chaque homme en particulier était ainsi, d’après la conception païenne, l’esclave du hasard divinisé ; mais les hommes, même en s’unissant, en se groupant, en s’aidant les uns les autres, ne parvenaient pas à se donner une plus grande liberté ; on eût dit plutôt que tant de superstitions particulières, en s’accumulant, accroissaient la servitude commune. Les armées, les cités, les nations, — autant de grands corps liés, suivant l’expression de Lucrèce, « des nœuds étroits de la religion. »

Epicure sentit plus qu’aucun autre philosophe de l’antiquité, si l’on en excepte son disciple Lucrèce, la gêne de tant de liens. Déjà les Cyrénaïques, avec Théodore et Evhémère[89], s’étaient attaqués aux dieux du paganisme ; mais ils n’avaient guère employé d’autre arme que la logique ; or, la logique seule, surtout lorsqu’elle semble revêtir les formes de l’impiété, ne suffit point pour renverser les croyances les mieux enracinées dans l’homme. Epicure fut plus qu’un logicien : il sut parler au cœur, et éveiller chez ses disciples, pour combattre la tendance à la superstition, une autre tendance encore plus vivace chez l’homme, la tendance à la liberté. Il ne voulait pas seulement dépersuader, il voulait délivrer ; il s’était donné à lui-même la tâche de libérateur[90] ; bien plus, c’était, comme nous le verrons plus tard, avec une sorte de piété qu’il renversa la piété aveugle de la foule. Ne disait-il pas : « L’impie n’est point celui qui abolit les dieux du vulgaire, mais celui qui applique aux dieux les opinions du vulgaire[91]. »

Maintenant, comment Epicure s’y prend-il pour accomplir cette délivrance de l’humanité et pour rendre la paix aux âmes « oppressées par la religion » ? — La superstition, dit-il, vient de l’ignorance[92] : le vulgaire, ne connaissant pas les causes des phénomènes, place derrière eux des volontés divines ; mais le savant voit reculer, à mesure qu’il pénètre les causes (αἰτιολογεῖ), le domaine de l’arbitraire ; tout s’explique pour lui et s’enchaîne régulièrement. Par conséquent aussi, tout sujet d’effroi est écarté[93] ; plus il connaîtra, moins il aura sujet de craindre, car moins il aura besoin de substituer aux forces de la nature des puissances plus ou moins effrayantes et surnaturelles. Ainsi, la science est, pour Epicure, comme pour Lucrèce, l’ennemie directe de la religion ; et comme la religion est l’ennemie directe de notre indépendance, de notre ataraxie, la science, particulièrement la science naturelle (φυσιολογία), devient un moyen absolument nécessaire pour le bonheur. La science, c’est l’affranchissement : « L’ataraxie, dit-il, est l’affranchissement de toutes ces opinions (ἡ δ᾿ἀταραξία τὸ τούτων πάντων ἀπολελύσθαι)... Si nous nous appliquons à connaître ces événements, d’où naît le trouble et la crainte, nous en découvrirons les vraies causes (ἐξαιτιολογήσομεν ὀρθῶς) et nous nous affranchirons (καὶ ἀπολύσωμεν) ; car nous connaîtrons les causes et des météores et de tous les autres événements imprévus et perpétuels, qui au reste des hommes apportent la dernière épouvante[94]. »

On pourrait retrouver chez les moralistes utilitaires et chez la plupart des penseurs contemporains, par exemple M. Spencer, cette idée de la science comme affranchissement de l’humanité. Epicure a aperçu le premier l’opposition de l'esprit scientifique et de l’esprit religieux ; il a eu le mérite de pressentir leur lutte, qui devait plus tard devenir si ardente.

Voici donc de nouveau, dans le système épicurien, la part de l’intelligence considérablement augmentée ; par le mot de science, Epicure n’entendra plus simplement une science de mesure (συμμέτρησις), une sagesse de conduite (φρόνησις) ; ce terme s’est étendu pour lui. Toutes les sciences physiques et naturelles deviennent bonnes à connaître, non-seulement lorsqu’elles offrent un avantage immédiat et évident, mais en tant qu’elles donnent au sage l’ataraxie et une solide assurance (ἀταραξίαν καὶ βέβαιον πίστιν)[95]. Sans doute elles ne valent toujours, en définitive, que par le bonheur qu’elles procurent, et Epicure les subordonne avec insistance à une fin supérieure, à l’utilité ; mais la sphère de l’utilité même s’élargit sans cesse, et on peut, sans en sortir, marcher en avant de plus en plus.

De la physique ou physiologie on pourra même passer à la logique ou canonique ; car pour distinguer le vrai du faux, le réel de l’illusoire dans les phénomènes de la nature, encore faut-il posséder le critérium du vrai et du faux ; or, ce critérium, la logique seule nous le fournit et par là confirme à la fois la physique et la morale[96].

La logique d’Epicure, originale à plus d’un égard, mériterait, comme l’a dit Lange[97], une étude spéciale, que nous ne pouvons lui consacrer ici. Remarquons seulement combien elle se lie étroitement à la morale. Epicure y devance les positivistes contemporains en rejetant toute connaissance plus ou moins intuitive de la vérité, et en faisant du vrai une chose essentiellement sensible et subjective. Suivant lui, le vrai ne réside pas autre part que le bien ; nous avons trouvé le principe du bien dans la sensation, c’est là aussi qu’on trouve la règle du vrai[98]. La sensation est vraie et irréfutable ; elle est le fait irréductible. Qu’est-ce qui peut réfuter une sensation ? Une autre sensation de même espèce ? mais elle a une force égale. Une sensation d’un autre genre ? mais toutes deux jugent d’objets différents. La raison ? mais la raison vient toute des sensations[99]. Les sens ne peuvent donc jamais être convaincus d’erreur[100]. L’erreur naît seulement quand nous interprétons nos sensations, quand nous y ajoutons nos conjectures propres (Opinatus... addimus)[101] ; Lucrèce fait toute une énumération des erreurs qu’on commet fréquemment quand on dépasse par l’opinion les données précises des sens ; mais, tant que nous nous renfermons dans le domaine des sens, nous sommes sûrs de tenir la vérité absolue. En somme, le vrai se sent comme le bien, le vrai n’est qu’une des faces du bien ; le bien, c’est la sensation en tant qu’elle nous affecte d’une manière agréable ou douloureuse (πάθος) ; le vrai, c’est la sensation en tant qu’elle nous affecte purement et simplement (αἴσθησις) ; c’est la sensation abstraite en quelque sorte de son caractère attrayant ou répulsif.

Ainsi, en même temps qu’il se voit débarrassé par la Physique de la crainte du surnaturel, l’épicurien se verra par la Logique délivré de l’hésitation que donne le sentiment de l’erreur, le doute. Il faut se rappeler qu’au temps d’Epicure les sceptiques étaient puissants et inquiétaient, tourmentaient la pensée antique. Aussi fallait-il se mettre en sûreté contre le doute non moins que contre la foi : la logique d’Epicure atteint ce but[102].

Elle s’efforce de faire reposer la certitude sur un fondement sûr, la sensation ; de donner à la science un objet positif, le fait sensible ; de montrer que la pensée n’est pas vaine, et qu’on peut affirmer en toute assurance tant qu’on n’affirme pas autre chose que des sensations. Sur ce point les positivistes contemporains sont d’accord avec Epicure : la logique de Stuart Mill n’a pas d’autre conclusion que la sienne. Le point faible de la théorie épicurienne, c’est que, dans l’état primitif ou se trouvait alors la science, on ne pouvait bien distinguer la sensation proprement dite de ces illusions des sens qui se produisent dans le sommeil et même dans la veille : de la de faciles erreurs dont nous verrons plus tard les conséquences.

Après qu’Epicure a ainsi montré la possibilité de la science et qu’il a consolidé en quelque sorte le terrain sur lequel il marchait, il continue hardiment de poursuivre l’explication scientifique de tous les phénomènes naturels. On sait qu’il avait lu et médité les ouvrages de Démocrite, le plus grand physicien de l’antiquité. « Si Démocrite ne l’eût guidé, disait Métrodore, Epicure n’eût pu s’avancer vers la sagesse[103]. » Dès qu’Epicure a ainsi aperçu clairement le prix et l’utilité de la science naturelle pour dissiper la superstition, fille de l’ignorance, il semble qu’il se tourne vers cette étude comme vers une libératrice avec une confiance sans bornes. « Les obstacles, dit Lucrèce avec le double enthousiasme du savant et du poète, irritent son courage d’autant plus fougueux ; il est impatient de briser les barrières étroites de la nature. Voila que son ardente force d’âme a vaincu ; il s’est avancé par delà les murailles du monde étincelantes au loin, et toute l’immensité, il l’a parcourue de son esprit et de son cœur[104]. » Ainsi Lucrèce nous fait comme assister au suprême appel qu’Epicure adresse à la raison pour obtenir l’apaisement de l’imagination. Le poète va nous expliquer maintenant ce que le philosophe demandait plus particulièrement à la science : « Ensuite Epicure victorieux nous enseigne ce qui peut naître et ce qui ne le peut, par quelle raison enfin chaque chose n’a qu’une puissance limitée et rencontre une borne attachée à son essence même[105]. C’est ainsi que la religion, foulée aux pieds, à son tour est écrasée, et que notre victoire nous égale au ciel[106]. » Dans cette lutte qu’Epicure, « nouveau Titan, » entreprend contre les dieux, c’est donc bien la science, c’est la raison (ratio) qu’il prend pour arme ; c’est par elle seule qu’il veut conquérir son indépendance et celle de l’humanité. Il veut mettre autour de nous l’impuissance (quid nequeat oriri) afin de mettre en nous la puissance suprême ; il veut tout comprendre, et par là tout limiter (finita potestas) ; il veut apercevoir, au fond de tout phénomène, cette secrète borne à jamais attachée (altè terminus hærens), qu’il ne peut franchir et contre laquelle expirerait la volonté même des dieux ; en un mot, il s’efforce d’établir tout autour du sage une sorte de barrière infranchissable, au milieu de laquelle, tranquille et à l’abri de toute tempête, se confiant à sa raison pour contenir son imagination, il pourra enfin jouir d’une félicité sans trouble et d’une inébranlable confiance : ἀταραξία καὶ βέβαιος πίστις.

Mais à peine Epicure croit-il tenir enfin ce bonheur tant cherché, que de nouveau il lui échappe. L’imagination, il est vrai, a été réduite à l’impuissance ; mais elle est remplacée par la raison, et la raison à son tour va faire peser sur l’homme une domination plus redoutable encore. Tandis que l’imagination variait, se contredisait elle-même, la raison, toujours conséquente avec soi, nous montrera l’immuable nécessité qui règle le monde et nous enveloppe nous-mêmes. A quoi semble aboutir la science des Démocrite et des « Physiciens », si ce n’est à lier toutes les choses les unes aux autres et à nous faire voir dans l’éternelle harmonie un mécanisme éternel ? L’homme, à la vue de cet enchaînement infini des causes, dont il fait lui-même partie, ne va-t-il pas se sentir plus inquiet, plus troublé encore qu’auparavant ?


CHAPITRE II


LA LIBERTÉ. — LA CONTINGENCE DANS LA NATURE
CONDITION DE LA LIBERTÉ HUMAINE


Sentiment profond chez Epicure et chez Lucrèce du déterminisme de la nature, et recherche d’un principe qui échappe à la nécessité.
I. — Position originale que prend Epicure dans la question de la liberté. Sens de sa doctrine, qui n’a pas été bien comprise jusqu’ici : solidarité de l’homme et du monde ; la spontanéité dans les choses, condition de la liberté dans l’homme. — Première cause du mouvement : le choc. Réforme des idées de Démocrite sur le mouvement ; que tout mouvement n’est pas l’effet d’un choc fatal. Que la nécessité extérieure du choc présuppose la pesanteur, sorte de nécessité intérieure. — Deuxième cause de mouvement : la pesanteur. Que la pesanteur elle-même suppose le mouvement spontané et libre. — Troisième cause de mouvement : la spontanéité ; Epicure prédécesseur de Maine de Biran. Analyse psychologique du mouvement spontané dans Lucrèce ; contraste des mouvements forcés et des mouvements volontaires. L’effort. Contraste entre la rapidité des ordres de la volonté et la résistance des organes. Induction par laquelle Epicure étend aux « germes » de toutes choses ou atomes, la même puissance de mouvement spontané. Vrai sens du pouvoir de décliner par soi-même ou clinamen. Essai d’explication cosmologique par le clinamen. La cause première est, suivant Epicure, la spontanéité. — Première conséquence de la conception épicurienne : infinité des monies. Leur naissance et leur dissolution. — Deuxième conséquence : liberté de l’homme. Que cette liberté n’est pas supérieure et étrangère à la nature, mais qu’elle a en elle son origine et son principe. Textes de Lucrèce, de Cicéron et de Plutarque. Que l’absurdité apparente ou réelle si souvent reprochée à la conception épicurienne du clinamen, existe au fond dans la conception même du libre arbitre. – Objection de Carnéade aux Epicuriens : Carnéade prédécesseur des Écossais.
II. — Que la spontanéité, après avoir contribué à produire le monde, n’en disparaît pas ensuite, selon Epicure, mais y persiste en y apportant un élément de contingence — Distinction du miracle et de la spontanéité. — Que le miracle est en opposition directe avec la nature, tandis qu’on peut concevoir la spontanéité comme allant dans le sens de la nature et la complétant.
III. — Le déterminisme logique combattu à son tour par Epicure. — Des propositions sur l’avenir. — La science de la divination rejetée par Epicure. Objections contre le fatalisme stoïcien. — La responsabilité fondée par Epicure sur la liberté.
IV. — Vrai sens du hasard épicurien. — Lutte du sage contre la fortune. — La mémoire, œuvre de volonté, selon Epicure ; le souvenir des plaisirs passés servant à compenser les peines présentes. Identité de la liberté et du bonheur chez le sage.
V. — Vérité qui ressort de la doctrine d’Epicure : il faut concevoir le monde et l’homme sur le même type, et ne pas admettre chez l’un ce qu’on rejette chez l’autre. Si le déterminisme régit le monde, il doit aussi régir l’homme ; pour que l’homme pût être libre, il faudrait qu’il y eût en toutes choses le germe d’une liberté semblable.

Nous avons vu comment Epicure, après avoir lutté contre l’idée religieuse de providence ou de caprice divin, s’est trouvé en présence de l’idée scientifique de nécessité. C’est contre cette idée qu’il va engager maintenant une lutte nouvelle. Cette partie de son système est encore peu connue ; elle est originale et d’autant plus intéressante qu’elle rappelle par plusieurs points des doctrines contemporaines.

« Il était encore meilleur », dit Epicure, « d’ajouter foi aux fables sur les dieux que d’être asservi (δουλεύειν) à la fatalité des physiciens. La fable, en effet, nous laisse l’espérance de fléchir les dieux en les honorant, mais on ne peut fléchir la nécessité (ἀπαραίτητον τὴν ἀνάγκην)[107]. » — Epicure a eu, comme on voit, un vif sentiment de l’effet produit sur l’esprit humain par la conception du déterminisme scientifique, d’autant plus que l’école rivale de la sienne, l’école de Zénon, fondait sa doctrine sur cet universel enchaînement des causes et des effets. D’autre part, Démocrite le physicien, son prédécesseur et son maître, affirmait aussi que « toutes choses se font dans le monde selon la nécessité. » Après avoir renversé les dieux du paganisme, Epicure voit donc se lever devant lui ce dieu inconnu et mystérieux auquel les théologiens antiques soumettaient Jupiter même, ce Dieu à la sombre figure, fils du Chaos et de la Nuit, assis immobile au fond de l’Olympe, qu’on représentait sans yeux, car il ne voit point ceux qu’il écrase, et la tête couronnee d’étoiles, car sa puissance s’étend aussi loin que les cieux. C’est cette divinité figurant la force fatale de la nature, par opposition aux efforts impuissants de la volonté humaine, qu’Epicure se propose de renverser à son tour, — divinité d’autant plus redoutable que son pouvoir s’étend partout à la fois, au dedans de nous comme au dehors, et sur nos propres pensées, sur nos propres actions. Imaginer au-dessus des choses les dieux, c’était s’asservir ; mais expliquer toutes choses, y compris soi, par des raisons nécessaires qui excluent notre pouvoir personnel, ce serait faire plus encore, ce serait se supprimer soi-même. Puissance absolue des dieux éternels ou puissance absolue des lois éternelles, voilà l’alternative ; impuissance de l’homme, voilà la conclusion. De toutes parts, égal obstacle au bonheur. Comment donc trouver un principe capable de rompre les liens du destin et qui empêche la cause de suivre la cause à l’infini[108] ? » Tel est le problème, dans les termes mêmes où les Epicuriens l’ont posé : ce n’est autre chose que la question toujours pendante de la liberté ou du fatalisme, de la contingence ou de la nécessité universelle.

I. — Placé entre les dieux du paganisme et la nécessité des Stoïciens ou des Physiciens, Epicure ne vit qu’un parti à prendre. Si tous les êtres avaient naturellement en eux-mêmes, au lieu de l’emprunter du dehors, une puissance spontanée d’ou dériveraient leurs propres mouvements, n’échapperait-on pas ainsi à l’enchaînement universel des causes et des effets ? La nature, dans son fond, ne pourrait-elle pas être conçue à la fois sans les dieux et sans la nécessité ? De tout temps le vulgaire, malgré Socrate et Platon, avait placé dans l’homme, sous la forme de libre arbitre, une puissance qui, pour un spectateur du dehors, apparaît comme un hasard, mais on n’avait pas songé à mettre une puissance analogue dans les êtres inférieurs à l’homme, à introduire par cela même la contingence dans la nature comme dans l’humanité. Epicure, en s’efforcant de le faire, va entrer dans une voie toute nouvelle ; c’est sur ce point surtout qu’il pouvait affirmer avec vérité ne devoir qu’à lui-même sa philosophie[109]. Par là il voulait à la fois détruire la nécessité et le pouvoir des dieux. Cicéron, Lucrèce, Plutarque nous diront tous de la manière la plus formelle que la principale hypothèse d’Epicure, celle d’une puissance spontanée de « déclinaison » inhérente aux êtres, avait pour but de rendre possible, de « sauver notre pouvoir sur nous-mêmes, notre liberté : ὅπως τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν μὴ ἀπολῆται.[110] »

Pour construire cette curieuse théorie du monde, Epicure commence par accepter en partie la doctrine atomistique de Leucippe et de Démocrite. Toutefois, à la conception du chaos primitif il apporte un premier changement. Démocrite avait considéré tout mouvement comme le résultat d’un choc fatal (πλήγη) et d’un rebondissement des atomes non moins fatal (παλμὸς, ἀποπαλμός)[111]. Epicure nie que tout mouvement ait ainsi sa première et unique origine dans la communication d’un autre mouvement par le choc, dans l’impulsion : cette doctrine en effet, outre qu’elle implique à ses yeux une contradiction (en admettant un mouvement antérieur au mouvement même[112]), introduit partout une absolue nécessité : πάντα κατ᾿ ἀνάγκης γίνεσθαι[113]. Le choc, pour Epicure, n’est qu’un effet ultérieur, qui suppose un mouvement antécédent. Quel sera donc le principe de ce mouvement ? — Pour le trouver, il faut d’abord passer du dehors au dedans, de la violence externe (externa vis) à l’impulsion interne. Celle-ci n’est autre chose, selon Epicure, que la pesanteur. « La pesanteur, dit Lucrèce, empêche que tout ne se fasse par voie de choc comme par une violence extérieure : Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant, Externa quasi vi[114]. » La pesanteur est donc déjà une cause de mouvement intime, moins visiblement matérielle, où la fatalité, si elle existe toujours, devient inhérente à la nature même des êtres et semble prendre un caractère plus spontané, sinon plus véritablement libre.

Toutefois cette seconde explication du mouvement paraît encore insuffisante à Epicure, précisement parce qu’elle présuppose encore une idée de loi nécessaire. La pesanteur, en effet, à une direction déterminée suivant une loi invariable ; la ligne qu’elle suit est soumise aux théorèmes des mathématiques. S’ils n’étaient animés que par cette seule force, les atomes, emportés parallèlement avec la même vitesse pendant l’éternité, « tomberaient comme des gouttes de pluie dans la profondeur du vide : Imbris uti guttse caderent per inane profundum[115]. » Au point de vue purement mécanique où s’arrête cette hypothèse, la nécessité peut se représenter par la ligne droite : les principes des choses, entraînés par la pesanteur, persévèreront éternellement dans le mouvement commencé, tant qu’une autre force ne viendra pas brusquement courber la ligne rigide qu’ils tracent à travers l’espace. Mais où trouver cette force ? — Ici Epicure fait appel à l’expérience intérieure : il cherche en nous le principe de mouvement qui, transporté au fond de toutes choses, donnera enfin l’explication cherchée.

L’observation d’où part Epicure, c’est que nous distinguons en nous-mêmes deux sortes de mouvements impossibles à confondre, le mouvement contraint et le mouvement spontané. Etre mû n’est pas tout ; nous savons aussi par expérience ce que c’est que se mouvoir.

Nous sommes avertis de l’un par un sentiment tout différent de celui qui nous révèle l’autre. « C’est de la volonté de l’esprit que le mouvement procède d’abord ; de là il est distribué par tout le corps et les membres. Et ce n’est plus la même chose que quand nous marchons sous le coup d’une impulsion, cédant aux forces supérieures d’un autre et à une contrainte violente. Car en ce cas il est évident que toute la matière de notre corps marche et est entraînée malgré nous, jusqu’à ce qu’elle ait été réfrénée à travers les membres par la volonté. Ne voyez-vous pas alors, quoique souvent une violence extérieure nous pousse, nous force à marcher malgré nous et nous entraîne en nous précipitant, ne voyez-vous pas que cependant il y a dans notre cœur quelque chose qui peut lutter contre elle et se dresser en obstacle ? A son arbitre, la masse de la matière est aussi forcée parfois de se fléchir à travers les membres, à travers les articulations : poussée d’abord en avant, elle est réfrénée, et, ramenée en arrière, elle est réduite au repos[116]. »

Une seconde preuve de l’opposition entre le mouvement volontaire, que nous révèle l’effort, et le mouvement fatal des organes, c’est, suivant les Epicuriens, le contraste qui existe parfois entre l’élan immédiat de la volonté et son exécution plus lente dans la matière rebelle : tous les êtres animés en sont un exemple. « Ne voyez-vous pas, quoique la carrière soit devant lui ouverte en un instant, que l’impétuosité ardente du coursier ne peut s’élancer aussi soudainement que le désire l’âme même ? C’est que toute la masse de la matière, à travers le corps entier, doit être recueillie, rappelée dans tous les membres, pour qu’une fois rassemblée elle puisse suivre l’élan de l’esprit[117]. »

Voilà les faits d’expérience intime invoqués par Epicure, et qui nous obligent à reconnaître en lui, de la manière la plus inattendue, un prédécesseur de Maine de Biran.

Maintenant, de ces faits observables, par une induction fondée sur le principe de causalité, Epicure va passer à la considération de l’univers. Il n’y a rien sans cause, et quelque chose ne peut pas venir de rien, voilà le principe. Donc le pouvoir qui est en nous doit avoir sa cause et se retrouver dans les germes des choses, dans les « semences de vie » ou atomes ; donc il ne faut plus se représenter les atomes comme inertes et morts, mais comme portant en eux la puissance de se mouvoir. « C’est pourquoi dans les germes des choses il faut avouer qu’il existe également, outre le choc et outre la pesanteur, une autre cause de mouvement, de laquelle nous est venue à nous-mêmes cette puissance qui nous est innée : car de rien nous voyons que rien ne peut sortir[118]. »

Il existe donc en définitive d’après Epicure (et le témoignage de Cicéron confirme ici celui de Lucrèce), trois causes de mouvement de plus en plus profondes et intimes : le choc, qui est à la fois extérieur et fatal ; la pesanteur, qui est intérieure mais paraît encore fatale, et enfin la volonté, qui est tout à la fois intérieure et libre, libera voluntas[119]. Cette volonté se manifeste par le pouvoir de faire décliner le mouvement, de lui faire quitter la ligne droite ou la fatalité le poussait ; c’est en un mot le pouvoir de s’incliner soi-même au mouvement, pouvoir qui, dans les germes éternels des choses, sera la déclinaison spontanée, échappant à toute prédétermination de temps ou de lieu. « La pesanteur empêche déjà que tout ne se fasse par choc comme par une force externe : mais, que l’âme elle-même n’ait point en soi une nécessité intestine, dans toutes les actions à accomplir, et que, vaincue, elle ne soit pas contrainte de tout subir et de rester passive, voilà ce qu’empêche l’imperceptible déclinaison des principes de toutes choses, dont on ne peut par le calcul déterminer le lieu ni déterminer le temps[120]. »

Revenons maintenant de la psychologie à la cosmologie. A l’origine idéale des choses, nous le savons, l’atome descendait dans le vide en vertu de sa pesanteur ; non loin de lui d’autres atomes descendaient, également solitaires, et si la nécessité seule avait continue d’imprimer aux atomes ce mouvement éternellement le même, le monde n’aurait pu naître : la nécessité serait inféconde. Mais puisque nous connaissons maintenant par expérience « une autre cause de mouvement que le choc et le poids, » puisque « c’est des germes des choses que nous vient la libre puissance innée en nous, » le principe de cette puissance doit se retrouver à l’origine dans l’atome même. L’atome pourra donc tirer de soi le mouvement qui le rapprochera des autres atomes ; il pourra, s’arrachant spontanément à la nécessité qui l’entraînait, s’arracher par là à la solitude et commencer la création de l’univers. Tant que la nécessité était maîtresse de toutes choses, il n’existait, à vrai dire, qu’un chaos d’atomes emportés dans le vide ; le premier mouvement parti de l’être même marque l’origine du cosmos. De la ligne rigide qu’il décrivait à travers l’espace et qui était comme la représentation de la nécessité, l’atome dévie spontanément, « sponte sua, » sans intervention d’aucune autre force, sans l’intersection d’aucune autre ligne : déviation légère, insensible, infiniment petite[121] ; qu’importe la quantité, pourvu que cette quantité soit obtenue, et que cette ligne nouvelle à peine dessinée marque l’apparition d’une puissance inhérente a l’être même, d’une « nouvelle cause de mouvement dans l’univers », l’apparition de la vie ? Se mouvoir soi-même, c’est vivre. Cette ligne qui ira se compliquant peu à peu et formera au sein du vide une première esquisse des figures géométriques, une première harmonie, c’est le raccourci de toutes les harmonies de l’univers.

En agrandissant leurs courbes « dans la profondeur du vide », des atomes finissent par se rencontrer, se toucher. « Palpitant » alors sous le choc, ils bondissent et rebondissent jusqu’à ce qu’ils se soient enlacés l’un l’autre[122]. Ayant ainsi vaincu l’espace qui les séparait (τὸ διόριζον ἑκάστην ἄτομον), ils font obstacle à la chute des nouveaux atomes ; ceux-ci sont arrêtés au passage (στεγαζόμεναι παρὰ τῶν πλεκτικῶν), et viennent grossir chaque corps déjà formé, qui se trouve être ainsi le noyau d’un monde. Le vide se peuple de formes étranges, et tous ces mondes naissent, dont l’harmonie régulière, une fois produite, nous fait croire faussement à la fatalité primitive.

Dès lors il n’est plus besoin, pour rendre raison de l’univers, de recourir à un deus ex machina, à une cause supérieure et surnaturelle, qui deviendrait pour l’homme une puissance tyrannique ; le monde peut se passer des dieux, il peut se passer d’une intelligence ordonnatrice, conséquemment nécessitante. L’espace est infini, les atomes sont en nombre infini, le temps s’ouvre à l’infini devant eux : avec ces trois infinis qu’y a-t-il d’impossible, et comment la force spontanée existant en chaque atome n’aurait-elle pas suffi à organiser le monde fini qui est devant nos yeux ? Les Epicuriens ne reculent point devant l’idée d’infini[123], comme plusieurs partisans modernes de la contingence universelle, qui confondent dans la même aversion les notions d’infini et de nécessaire. Pour Epicure, l’infini est au contraire la garantie de la liberté dans l’homme et de la spontanéité dans les choses. C’est l’infinité même des combinaisons dans l’espace et le temps infinis qui rend inutile l’hypothèse d’une intelligence divine, d’un plan préconçu et fatalement suivi, d’un monde des Idées préexistant au monde réel et le nécessitant ; l’initiative des atomes peut remplacer l’initiative d’un créateur ; leur volonté spontanée, qui deviendra liberté chez l’homme, peut se substituer à la volonté réfléchie d’un démiurge ou d’une providence.

Le premier résultat remarquable de cette conception d’Epicure, c’est qu’elle agrandit le monde. Si le monde avait été créé par une volonté divine, cette volonté insondable aurait pu ne tirer du néant que ce qu’elle eût voulu, ne donner naissance qu’à la terre élue par elle et entourée par elle d’une ceinture d’étoiles et de soleils. Mais si le monde est en quelque sorte le produit de l’infini, il doit être infini lui-même[124]. En supprimant l’idée du dieu créateur, Epicure et Démocrite aboutissent logiquement à la conception moderne du monde, où nous ont amenés si tard les découvertes astronomiques. Si notre terre est l’œuvre des atomes, pourquoi « tous ces autres atomes placés en dehors d’elle resteraient-ils oisifs[125]? » La nature est aussi féconde qu’elle est grande. Partout dans l’espace la vie éclate. « Dire qu’il n’y a qu’un seul monde dans l’infini, s’écriait Métrodore, c’est comme si l’on disait qu’un vaste champ est fait pour produire un épi[126]. » Au lieu d’un seul monde, il y en a donc, comme des atomes, à l’infini. « Je les vois se former au sein du vide, » dit Lucrèce avec enthousiasme. Ces mondes, ces orbes, terrarum orbes, ont leurs habitants ; ce sont de grands corps qui se développent comme notre corps, puis meurent comme lui pour faire place à d’autres ; tous les jours il naît et il meurt des mondes dans l’espace infini ; c’est une perpétuelle évolution suivie d’une perpétuelle dissolution[127]. Car Epicure ne tenait pas moins à l’idée de la dissolution des mondes qu’à celle de leur formation spontanée, et Lucrèce revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Un monde qui resterait perpétuellement le même aurait un caractère de divinité ; on serait porté à l’adorer : les anciens adoraient les astres ; il redeviendrait pour nous un objet de terreur superstitieuse et une nouvelle sorte de destin. Par cette persévérance à repousser du monde toute forme du divin, Epicure se rencontre naturellement avec les savants contemporains, qui considèrent la marche des choses comme produite indépendamment d’un dieu ordonnateur. Aussi les savants modernes retrouveront-ils chez les Epicuriens le germe de leurs idées : Lucrèce avait parlé avant Lamarck de ces tâtonnements successifs (tentando, experiundo) par lesquels les éléments cherchent à se combiner et finissent par trouver en effet une combinaison stable. Il avait parlé avant Darwin de l’existence d’espèces maintenant disparues, parce qu’elles n’avaient pas su déployer assez « de force », de « ruse » ou « d’agilité » pour vaincre leurs adversaires, pour se reproduire et traverser les siècles. Il avait parlé avant M. Spencer du développement des mondes semblable à celui des individus, et aboutissant comme celui-ci à la vieillesse et à la mort. Enfin c’est chez Lucrèce qu’on trouve pour la première fois exprimée clairement et développée scientifiquement l’idée d’un progrès par lequel l’humanité s’avance pas à pas vers le mieux, pedetentim progreditur.

Une seconde conséquence de la théorie épicurienne, c’est que l’homme, forme comme le monde par le rapprochement spontané des principes de vie, tient du monde tout ce qu’il possède, est fait à son image et n’a rien en lui-même de supra-naturel. Que sommes-nous, sinon une réunion d’atomes, mais d’atomes plus subtils, plus capables encore de « décliner », et plus conscients de l’élan intime par lequel ils se meuvent ? Notre liberté elle-même, loin d’être supérieure à la nature, n’a son origine qu’en elle et n’est que l’achèvement de son essentielle spontanéité. On ne saurait expliquer autrement, selon Epicure, le pouvoir que nous prétendons tous posséder de choisir entre deux directions contraires, de nous porter librement là où notre volonté nous conduit, quò ducit quemque voluntas, de nous arracher en quelque sorte au poids des habitudes ou des tendances acquises. « Si toujours tout mouvement nouveau naît d’un précèdent dans un ordre nécessaire, si les germes des choses, en déclinant, ne produisent pas un principe de mouvement qui brise les liens de la nécessité et empêche la cause de suivre la cause à l’infini, d’où surgit chez les êtres vivants sur la terre, d’où surgit, dis-je, cette libre puissance arrachée au destin[128] ? Par elle nous marchons où nous conduit notre volonté. Nous déclinons, nous aussi, nos mouvements sans qu’on puisse d’avance déterminer le temps ni l’endroit de l’espace, mais comme l’a voulu notre esprit même. Car sans aucun doute c’est la volonté de chacun qui est le principe de ces actions, et c’est de là que les mouvements se répandent à travers les membres. »

On voit quelle unité règne dans la conception d’Epicure : non-seulement le monde se suffit à lui-même, mais il suffit à expliquer l’homme et la liberté que l’homme croit sentir en lui. La nature et l’homme sont tellement solidaires, qu’on ne peut trouver chez l’un quelque chose d’absolument nouveau qui manquerait à l’autre : voulons-nous qu’on reconnaisse en nous-mêmes un principe de spontanéité et de liberté, ne le retirons pas entièrement des choses. On ne peut pas faire sa part à la necessité et dire : elle règne tout autour de nous, mais elle ne règne pas sur nous. « Epicure avoue, dit Cicéron, qu’il n’eût pu poser de bornes à la fatalité s’il ne se fût réfugié dans l’hypothèse de la déclinaison[129]. » « C’est, dit-il encore, par le mouvement spontané de déclinaison qu’Epicure croit possible d’éviter la nécessité du destin. Il mit en avant cette hypothèse parce qu’il craignit que, si toujours l’atome était emporté par la pesanteur naturelle et nécessaire, nous n’eussions rien de libre ; car l’âme serait mue de la même manière, de sorte qu’elle serait contrainte par le mouvement des atomes. Démocrite, lui, l’inventeur des atomes, avait mieux aimé accepter que toutes choses se fissent par nécessité, que d’ôter aux atomes leurs mouvements naturels[130]. » Démocrite et Epicure sont d’ailleurs aussi logiques l’un que l’autre ; le premier, admettant partout dans le monde la nécessité, la plaça aussi chez l’homme ; le second, admettant la liberté chez l’homme, se vit forcé d’introduire aussi dans le monde un élément de contingence. Le véritable désaccord entre Démocrite et Epicure roule donc bien sur cette question : sommes-nous libres ou non, et plus généralement : — y a-t-il en toutes choses spontanéité ou fatalité absolue? — C’est à cette alternative que se ramène celle de la déclinaison spontanée ou du mouvement nécessaire ; c’est ce problème moral qu’Epicure a transporté à l’origine des choses et dont il a fait le problème même de la création.

Ni Epicure ni Lucrèce ne se dissimulaient combien ils choqueraient l’opinion en lui proposant l’idée d’une déclinaison spontanée. « Quelle est, demande Cicéron, cette cause nouvelle dans la nature, pour laquelle l’atome décline[131] ? » Supposer que, sans détermination physique ou mathématique, sans force fatale venue du dehors ou placée au-dedans, les atomes dévient et déclinent d’une manière qui échappe au calcul (ratio), cela est incompréhensible ; et tant qu’il s’agit d’atomes, de lignes droites et de lignes courbes, notions purement géométriques, tout l’avantage semble rester aux « physiciens » ; mais il n’en est plus ainsi selon Epicure lorsque, rentrant en nous-mêmes, nous réclamons pour nous cette liberté que nous refusons aux autres êtres. Si on admet l’arbitre en nous, pourquoi le restreindre à nous? si, là où il n’y a plus de motif assez fort pour nous déterminer fatalement à telle action, on suppose encore une volonté assez puissante pour s’y porter d’elle-même, et si on ne veut pas voir là de contradiction, on ne devra pas en voir davantage dans le mouvement sans cause extérieure et apparente des vivants atomes. Comment le grand monde qui nous entoure ne serait-il qu’un vaste et inflexible mécanisme, si on prétend que notre petit monde est une source de vive volonté et de mouvement ?

Par cette habile position du problème, Epicure espère enlever à sa solution ce qu’elle paraissait d’abord avoir de contradictoire et d’absurde : l’absurdité, s’il y en a une, est transportée dans la conception du libre-arbitre. Etant données d’une part l’apparente nécessité de tous les phénomènes, d’autre part l’apparente liberté du vouloir et du mouvoir, il est impossible d’éviter le conflit entre ces deux puissances contraires ; il faut accepter l’une et rejeter l’autre ; or, à en croire Epicure et Lucrèce, le choix n’est pas douteux, puisque l’une, nous la sentons, et que l’autre, nous la conjecturons.

Placés dans cette alternative, les contemporains d’Epicure essayèrent pourtant de s’y soustraire. On trouve dans le De fato de Cicéron un passage intéressant à ce sujet. Selon Cicéron, Carnéade disait que les Epicuriens auraient pu défendre leur thèse contre le déterminisme stoïcien sans avoir recours à la déclinaison. « Car, puisqu’ils enseignaient qu’il peut exister un certain mouvement volontaire de l’âme, il eût été mieux de défendre ce point que d’introduire la déclinaison, dont ils ne peuvent précisément trouver de cause ; en défendant ce principe, ils pourraient facilement résister à Chrysippe. » Carnéade blâme ici les Epicuriens d’avoir transporté le problème de la liberté dans l’univers, au lieu de le restreindre à l’homme : ils pouvaient, selon lui, soutenir que l’homme est libre sans placer pour cela la liberté de mouvement dans l’atome : ils eussent dû dire que l’atome et l’homme se meuvent tous deux en vertu de leur nature propre, sans cause extérieure et antécédente, et substituer ainsi la nature à la nécessité ou à la liberté. « Accorder qu’il n’y a point de mouvement sans cause, ce ne serait pas accorder que tout se fait par des causes antécédentes, car notre volonté n’a pas de causes extérieures et antécédentes. Nous usons donc du langage vulgaire en disant que nous voulons une chose ou ne la voulons pas sans cause, car par ces mots nous entendons : sans une cause extérieure et antécédente, non sans une cause quelconque. De même que, quand nous disons qu’un vase est vide, nous ne parlons pas comme les physiciens, qui nient le vide, mais nous voulons dire par exemple que le vase est sans eau, sans vin, sans huile, de même quand nous disons que l’âme se meut sans cause, nous voulons dire sans une cause antécédente et extérieure, et non absolument sans cause[132]. On peut dire de l’atome même, lorsqu’il est mû à travers le vide par son propre poids, qu’il est mû sans cause, parce que nulle cause ne survient du dehors. Mais, pour ne pas être tous raillés par les physiciens si nous prétendons que quelque chose arrive sans cause, il faut faire une distinction, et dire que la nature même de l’atome est d’être mû par son poids, que c’est là la cause pour laquelle il se meut ainsi. » Par cette ingénieuse introduction de l’idée de nature, Carnéade croit échapper à l’idée de nécessité sans avoir besoin d’invoquer la déclinaison spontanée des atomes ; selon lui, l’atome ne se meut pas parce qu’une cause extérieure le pousse, ni parce qu’il décline spontanément : il se meut parce que telle est sa nature. « De même, pour les mouvements volontaires des âmes, il ne faut pas chercher de cause extérieure : car le mouvement volontaire possède lui-même en soi cette nature d’être en notre puissance, de nous obéir, et cela non sans cause : la nature même est la cause de cette action[133]. » Ainsi, par l’idée de nature, c’est-à-dire d’une cause qui ne serait proprement ni libre ni nécessaire, Carnéade espère concilier la régularité des mouvements dans l’univers avec leur liberté arbitraire dans l’homme.

Cet argument subtil de Carnéade (que Bayle admire) ne put convaincre les Epicuriens : n’est-ce point se payer de mots que d’invoquer la nature comme cause, et de soutenir que cette cause n’a pas un caractère fatal, qu’elle ne ramène pas avec elle l’idée de nécessité qu’on voulait écarter ? Carnéade croit que, si la nature de l’atome est d’être mû par son propre poids, l’atome, en échappant ainsi à une cause extérieure, échappe à la nécessité ; mais Lucrèce répond en distinguant deux sortes de nécessité également à craindre, l’une extérieure, externa vis, l’autre intérieure, necessum intestinum. Parce que la pesanteur est naturelle (gravitas naturalis), en est-elle moins nécessaire (necessaria) ? Et si la nécessité règle seule les mouvements de l’atome, pourquoi ceux de nos âmes y échapperaient-ils ? D’où vient cette nouvelle nature de mouvement qui, selon les expressions de Carnéade, « serait en notre puissance et n’obéirait qu’à nous ? » Nos âmes ne sont-elles pas composées des mêmes éléments que le reste de l’univers et peuvent-elles faire exception à la loi commune ? Dans ce débat, c’est Epicure, semble-t-il, qui se montre le plus logique. Au moins est-il intéressant de voir par ce passage combien l’idée de liberté a préoccupé les Epicuriens, et avec eux l’antiquité.

II. — Une nouvelle question se pose. Il semble impossible de contester que, le premier dans l’antiquité, Epicure a tenté d’introduire la contingence au sein de la nature, d’expliquer par des mouvements spontanés la formation du monde et de légitimer ainsi l’existence de la liberté humaine. Mais on croit d’ordinaire que la contingence, placée par Epicure à l’origine des choses, existait selon lui à l’origine seulement et disparaissait ensuite pour laisser de nouveau place à la nécessité. Une fois le monde fait, une fois la machine construite, pourquoi n’irait-elle pas toute seule sans qu’il soit besoin d’invoquer désormais aucune autre force que la nécessité ? La « chaîne du destin » dont parle Lucrèce a été rompue une fois, comme on l’a dit, « par un coup du sort ; » cela peut suffire ; depuis, ne s’est-elle pas réformée anneau par anneau, et de nouveau n’enserre-t-elle pas l’univers ? Selon cette hypothèse, Epicure n’aurait introduit la « déclinaison » dans la nature que par une sorte d’expédient dialectique, et se serait empressé de l’en retirer aussitôt.

Pour confirmer cette hypothèse du déterminisme succédant à la contingence dans l’univers, on invoque un passage où Lucrèce, voulant combattre l’idée de création divine, soutient que nul être ne peut sortir tout fait du néant, qu’il a besoin pour naître d’un germe préexistant et de conditions déterminées (certis)[134]. Ainsi, dit Lucrèce, la rose ne sort pas tout à coup du néant, les moissons n’apparaissent pas soudain jaunissantes à la surface de la terre, l’enfant n’est pas homme en un jour. Rien ne vient de rien, et tous les êtres proviennent d’un germe se développant dans le temps d’une manière déterminée. De plus, ajoute-t-il, il faut que ce germe soit approprié à l’individu qui doit en sortir ; car les êtres ne sont pas engendrés dans des conditions indéterminées, au hasard (incerto partu) : ni les corps, ni les arbres ne peuvent produire des fruits de toute espèce ; les poissons ne naissent pas dans la terre, les troupeaux ne tombent pas des nues, l’homme ne se forme pas au sein de la mer, « car chaque être naît de germes déterminés, qui sont l’objet d’une certitude scientifique » (seminibus quia certis quidque creatur)[135]. C’est sur cet emploi du mot certus plusieurs fois répété à propos des germes des organismes, qu’on s’est appuyé pour conclure qu’à l’indétermination de la cause première succède dans le système épicurien la détermination immuable des effets, que ce vaste univers obéit maintenant et obéira éternellement aux lois de la nécessité, que la déclinaison est dorénavant incapable de rompre 1’enchaînement des causes.

Une telle conclusion nous semble dépasser la pensée de Lucrèce. Certains philosophes qui de nos jours admettent comme Epicure, — à tort ou à raison, — la contingence dans l’univers, croiraient-ils pour cela qu’un pommier peut produire une orange, ou un oranger une pomme, qu’un atome à lui seul peut enfanter ce qui suppose une combinaison déterminée d’atomes, qu’un homme à lui seul peut faire une famille ou une cité ? Autre chose est de croire que l’univers, dans ses premiers principes, n’est pas soumis à une nécessité absolue, et autre chose de croire au dérangement soudain de toutes les lois ou résultantes naturelles. Le mouvement spontané et initial ne peut etre calculé et déterminé d’avance (nec ratione loci certâ), mais les combinaisons des mouvements une fois produites peuvent être calculées et déterminées, elles constituent une matière certaine dont les choses ont besoin pour naître (materies certa rebus gignundis). Il est une idée que Lucrèce et les Epicuriens tiennent précisement à combattre, c’est l’idée du merveilleux, du miraculeux. Nous savons qu’ils ont autant d’aversion pour la puissance miraculeuse de la divinité que pour la puissance rationnelle de la nécessité ; c’est donc ces deux puissances à la fois, et non une seule, qu’ils veulent supprimer. Introduire dans les phénomènes assez de régularité pour que le miracle n’y puisse trouver place, assez de spontanéité pour que la nécessité n’ait plus rien d’absolu, de primitif ni de définitif, tel est le double but poursuivi par les Epicuriens. Voyons comment ils espèrent l’atteindre.

Contre l’idée de miracle, Epicure et Lucrèce invoquent la nature même et la forme des atomes, d’où naissent entre eux des différences ineffaçables. L’atome ne peut pas plus changer sa nature que l’homme ne peut quitter sa nature d’homme. Il s’en suit que, pour former un corps quelconque, il ne suffit pas d’associer au hasard des atomes de toute espèce, il faut d’abord un germe déterminé ou se trouvent déjà réunis un certain nombre d’atomes d’une espèce donnée ; puis, pour que ce germe se développe, il a besoin de rencontrer dans l’espace et de s’approprier les atomes d’une nature analogue aux siens ; s’il ne les rencontre pas, il est arrêté en son développement, il meurt ; s’il les rencontre, il se développe en se les assimilant, il croît, mais lentement car il ne peut rencontrer d’un seul coup tous les éléments et matériaux qui lui sont nécessaires. Le temps devient ainsi la condition et le facteur du développement des êtres. Et alors nulle puissance capricieuse ne peut faire apparaître en un jour des êtres nouveaux dans le monde, pas plus qu’elle n’a pu faire sortir le monde lui-même du néant. La création et le miracle sont également impossibles ; toutes les fables de la religion païenne où les dieux ressuscitaient les morts, où ils métamorphosaient les êtres vivants, sont du coup anéanties ; les phénomènes célestes ou terrestres dans lesquels on voyait se manifester directement la colère ou le pardon des dieux, perdent toute signification. Lorsque Lucrèce a voulu nous montrer comment Epicure avait réussi à vaincre la religion et les dieux, il nous a dit que c’était en enseignant aux hommes « ce qui peut naître et ce qui ne le peut, par quelle raison chaque chose a une puissance limitée et rencontre une borne qui lui est attachée profondément (altè terminus hærens). » Ainsi c’est bien contre l’idée religieuse, contre toute intervention des dieux dans l’univers, que sont dirigées les paroles de Lucrèce ; et suivant lui la principale objection au merveilleux est tirée de l’organisation déterminée et du développement régulier des corps. Il y a là une idée digne de remarque. Toutes les sciences en effet ne paraissent pas d’abord également ennemies des religions : là où il semble que l’opposition entre les sciences et les religions soit le plus marquée et le plus décisive, c’est dans les sciences physiologiques ; la genèse des organismes, où l’hérédité et le temps jouent un tel rôle, exclut plus formellement toute puissance surnaturelle, toute création magique des êtres ; un fiat lux paraît encore admissible, un fiat homo ou fiat lupus fait sourire ; le premier conserve une apparence de sublimité, le ridicule du second éclate au premier abord. Moins une science est abstraite, plus elle est incrédule.

Maintenant, de ce qu’Epicure s’est ainsi efforcé de détruire le merveilleux et le miraculeux, s’ensuit-il qu’après le hasard de la première déclinaison il ait tout rendu nécessaire ? Parce qu’il n’y a point de dieux agissant sur le monde, s’ensuit-il qu’il n’y ait plus nulle part aujourd’hui de spontanéité ni de liberté ? Telle n’est certainement point la pensée d’Epicure.

Nous savons que, selon lui, ce qui explique et commence en quelque sorte la liberté de l’homme, c’est la spontanéité de mouvement dans l’atome, c’est le pouvoir de décliner. Or, ce pouvoir, qui introduit la contingence dans l’univers, ne disparaît nullement après la formation de l’univers. Pourquoi disparaîtrait-il ? Pourquoi, après avoir produit le monde par leurs mouvements spontanés, les atomes « resteraient-ils oisifs, » suivant une expression de Lucrèce, et ne pourraient-ils contribuer à de nouveaux progrès en « tentant » sans cesse des « combinaisons nouvelles » ? Les textes précédemment examinés ne prouvent absolument rien en faveur d’une telle hypothèse. Au contraire, partout où les Epicuriens parlent de la déclinaison, ils la considèrent non pas comme un fait passé, comme un coup du sort, une exception fortuite qui se serait produite une fois et ne se reproduirait plus, mais comme un pouvoir très-réel que conservent et les atomes et les individus formés par la réunion de ces atomes. Ce pouvoir, l’homme en use tous les jours, suivant Lucrèce. On n’a pas oublié le texte important : « Nous déclinons nos mouvements, sans que le temps et le lieu soient déterminés, mais comme nous y a portés notre esprit même. »

Declinamus item motus, nec tempore certo
Nec regione loci certâ, sed uti ipsa tulit mens.

Un autre passage relatif non plus à la déclinaison des âmes, mais à celle des corps pesants, n’est pas moins décisif. Evidemment, dit Lucrèce, les corps pesants que nous voyons tomber ne suivent pas, dans leur chute, une direction oblique ; mais « qu’ils ne déclinent absolument point de la ligne perpendiculaire, qui pourrait soi-même le discerner ? »

Sed nihil omnino recta regione viai
Declinare, quis est qui possit cernere sese[136] ?

Ainsi, suivant cette conception un peu naïve d’Epicure, même devant nos yeux, même dans les assemblages de matière les plus grossiers, la spontaneité pourrait bien encore avoir une place ; elle pourrait se manifester par un mouvement réel, quoique insensible, par une perturbation dont l’effet n’apparaîtra qu’après des siècles. Partout donc où se trouve l’atome, dans les objets extérieurs comme en nous-mêmes, se trouvera plus ou moins latent le pouvoir de rompre la nécessité ; et puisque, hors l’atome, il n’y a que le vide, nulle part ne règnera une nécessité absolue ; le libre pouvoir que possède l’homme existera partout, à des degrés inférieurs, mais toujours prêt à s’éveiller, à agir. Est-ce à dire qu’en mettant partout la spontanéité, Epicure ait mis partout une sorte de miracle et soit ainsi revenu sans le vouloir à la conception d’une puissance merveilleuse toute semblable à celle des dieux ? Non, et Epicure a toujours cru pouvoir rejeter l’idée de miracle tout en défendant l’hypothèse de la déclinaison qui lui était chère. Pour qu’il y ait vraiment miracle, deux conditions doivent être réalisées : d’abord il faut supposer des puissances existant en dehors de la nature, ensuite il faut leur attribuer un pouvoir assez grand sur la nature pour modifier à la fois, d’après un plan préconçu, tout un ensemble de phénomènes. Au contraire la spontanéité des atomes est un pouvoir placé dans les êtres mêmes, non en dehors d’eux, et d’autre part ce pouvoir ne s’exerce que sur un seul mouvement, il ne dépasse les lois nécessaires de la mécanique (lois ultérieures et dérivées) que sur un seul point et d’une manière tout à fait insensible. Les mouvements spontanés ne peuvent avoir de résultats qu’à la longue, en s’accumulant, en permettant des combinaisons nouvelles. en aidant ainsi la marche des choses au lieu de l’entraver ; la spontanéité, si elle existe, va dans le sens de la nature : à en croire Epicure, nous ne dérangeons pas véritablement les lois de la nature quand, par une décision de la volonté impossible à déterminer d’avance (non certa), nous nous déterminons nous-même dans tel ou tel sens, nous prenons telle ou telle direction[137]. Le miracle, au contraire, est en opposition directe et formelle avec la nature : c’est un arrêt violent dans la marche des choses. Pour susciter tout d’un coup une comète ou un météore, par exemple, il faudrait déranger tout un ensemble de phénomènes, faire converger vers un but particulier, absolument contraire à celui de la nature, tout un ensemble de mouvements. Le pouvoir des dieux serait donc éminemment ennemi de la nature, et c’est pour cela qu’Epicure et Lucrèce le combattent avec acharnement. La spontanéité, au contraire, précède, suit et complète la nature, l’empêche d’être un pur mécanisme incapable du mieux ; c’est pour cela qu’Epicure la maintient : il espère ainsi, à tort ou à raison, contre-balancer la nécessité sans déranger néanmoins l’ordre des choses.

III. — De même qu’Epicure a combattu le déterminisme physique, il prétend également détruire le déterminisme logique. Ennemi des lois nécessaires de l’intelligence comme des lois nécessaires de la matière, il s’efforce de renverser cet axiome que, de deux propositions contradictoires, l’une est nécessairement vraie et l’autre fausse : pour cela, il s’appuie de nouveau sur le sentiment intime de notre libre arbitre. De deux propositions contradictoires au sujet d’un événement futur, ni l’une ni l’autre prise en particulier n’est vraie : car, s’il y en avait une de vraie, si l’on pouvait par exemple prévoir à coup sur une des décisions du libre arbitre, ce libre arbitre même serait supprimé[138]. Les divers événements ne sont donc pas, comme le voulaient les Stoïciens, des conséquences et pour ainsi dire des aspects divers de la vérité éternelle ; il n’y a de vrai que ce qui est arrivé. Par exemple il n’est pas vrai actuellement qu’Epicure vivra demain ; mais cela peut devenir vrai[139]. La contingence est au fond de tout, et la vérité même en découle.

La science de la divination, la prescience, qui tenterait de lier l’avenir, est aussi rejetée : l’avenir appartient à la puissance spontanée ; l’avenir, c’est ce qui sortira de l’indétermination persistant jusque dans la détermination présente. La science des devins ne peut donc se soutenir : μαντικὴ ἀνύπαρκτος[140]. On ne peut tirer de pronostics ni du vol des oiseaux ni de tous ces phénomènes qu’observaient patiemment les augures antiques. Comment se mettre dans l’esprit, dit Epicure, que le départ des animaux d’un certain lieu soit réglé par une divinité qui s’applique ensuite à remplir ces pronostics ? Il n’y a pas même d’animal qui voudrait s’assujettir à ce sot destin ; à plus forte raison n’y a-t-il pas de dieux pour l’établir[141]. — Ce n’est point seulement une croyance superstitieuse qu’Epicure combat ici en rejetant la divination, c’est encore et toujours l’idée de fatalité. Jusqu’alors toute l’antiquité, sans en excepter les philosophes croyant plus ou moins au destin, avait cru plus ou moins à la prescience et à la divination. Les Stoïciens surtout l’admettaient formellement ; dans leur pensée, toutes choses se liant, se tenant et conspirant ensemble, il devait être possible pour l’âme inspirée d’apercevoir dans les choses présentes les choses futures, de lire l’avenir dans le moindre événement, dans le plus insignifiant en apparence. Mais si on ôte à la fois du monde le nécessaire et le divin, la divination, cette croyance sur laquelle reposait en partie la vie antique, disparaît du même coup. On connaît le passage du De natura deorum où l’épicurien Velléius raille les Stoïciens de leur triple foi à la providence, la fatalité et la divination : « S’il y a dans le monde un dieu qui le gouverne, qui préside au cours des astres et aux saisons, qui conserve l’ordre et les changements réguliers des choses, qui ait l’œil sur la terre et sur les mers, qui protège la vie et les intérêts des hommes, de quelles tristes et pénibles affaires le voilà embarrassé ! Comme les poètes tragiques, lorsque vous ne pouvez dénouer votre pièce, vous avez recours à un dieu... Ainsi vous nous mettez sur la tête un maître éternel, dont nous devrions jour et nuit avoir peur. Car comment ne pas craindre un dieu qui prévoit tout, qui pense à tout, qui remarque tout, qui croit que tout le regarde, dieu curieux et affairé. De là d’abord votre necessité fatale, que vous appelez εἱμαρμένη. Ce qui arrive, vous le prétendez découle de la vérité éternelle et de l’enchaînement continu des causes : quel prix attacher à une philosophie qui, comme les vieilles femmes, et les plus ignorantes, croit que tout se fait par le destin ? Vient ensuite votre μαντική, que les Latins appellent divination. A vous en croire, nous deviendrions superstitieux jusqu’à révérer les aruspices, les augures, les devins, tous les oracles, tous les prophètes. Pour nous, exempts de toutes ces terreurs et mis en liberté par Epicure, nous ne craignons point les dieux[142]... »

Après avoir tenté de détruire le déterminisme physique et logique, Epicure ne s’arrête pas dans cette voie, il s’attaque à ce qu’on pourrait appeler le déterminisme moral, je veux dire cette doctrine qui nie la responsabilité et considère comme menteurs l’éloge ou le blâme. L’idée de responsabilité, de valeur propre et personnelle sans considération de peine ou de récompense extérieures, est en général étrangère aux systèmes utilitaires ; mais Epicure, estimant que la liberté est la plus grande clés utilités et la posant comme la condition définitive du bonheur, ne pouvait pas ne pas poser avec elle son corollaire naturel, si peu en harmonie, ce semble, avec l’idée première de son système. « La nécessité, écrit-il à Ménécée, la nécessité, dont quelques-uns font la maîtresse de toutes choses, se ramène en partie au hasard, en partie à notre pouvoir personnel. » Au hasard se ramènent les événements extérieurs, qui ne sont point primitivement soumis à une loi nécessaire, mais à des causes spontanées dont nous ne pouvons prévoir les effets ; à notre pouvoir personnel se ramènent nos événements intérieurs, qui ne sont soumis non plus à aucune loi nécessaire, mais ont la liberté pour cause. « En effet, continue Epicure, d’une part la nécessité est irresponsable, d’autre part le hasard est instable ; mais la liberté est sans maître, et le blâme, ainsi que son contraire (la louange), l’accompagne naturellement[143]. »

Ainsi, puisque nous sommes sans maître, puisque nous sommes indépendants de tout ce qui n’est pas nous, le blâme ou la louange ne peuvent pas remonter au-dessus de nous, s’adresser ou à la nécessité ou au hasard ; ils s’arrêtent au moi. Par cette attribution d’une valeur intrinsèque à la liberté, Epicure semble faire un effort pour dépasser son propre système moral. S’il arrache, comme dit Lucrèce, la liberté au destin, ce n’est plus seulement, comme Lucrèce l’ajoute, pour qu’elle s’avance indépendante où l’appelle le plaisir ; c’est aussi pour que, dans cette indépendance même, elle trouve ce premier et ce dernier des plaisirs, — qui ne peut même plus s’appeler proprement un plaisir : — le sentiment de la valeur personnelle, de l’éloge, de la dignité.

Avec ce bien, on ne tient plus seulement, selon Epicure, quelque chose d’irresponsable (ἀνάγκη ἀνυπεύθυνον), ni d’instable comme le hasard (τυχὴ ἄστατον) ; c’est un bien immortel qui, en se joignant aux autres biens, les rend immortels comme lui. Aussi, après avoir opposé cette liberté méritante du sage au destin et au hasard, Epicure ajoute : « Ainsi tu vivras comme un dieu entre les hommes ; car en quoi ressemble-t-il à un être mortel, l’homme qui vit au sein de biens immortels[144] ? »

IV. — Les textes qui précèdent peuvent enfin nous faire comprendre le vrai sens, trop méconnu, qu’Epicure attachait au mot de hasard ; pourquoi il tenait tant à sauver à la fois, selon les expressions de Plutarque, le hasard dans la nature, la liberté dans l’homme, et les conséquences morales qu’il tirait de sa théorie du clinamen.

D’abord le hasard n’est pas pour Epicure l’absence de cause ; car, nous le savons, rien ne se fait sans cause, rien ne vient de rien : c’est sur ce principe même qu’Epicure s’appuie pour induire de notre volonté à la nature. Le hasard n’est pas non plus à ses yeux, comme on l’a dit souvent, la liberté même ; car Epicure pose toujours les deux termes de hasard et de liberté parallèlement, sans confondre l’un avec l’autre (ἃ μὲν ἀπὸ τύχης ἃ δὲ παρ᾿ ἡμᾶς[145]). Le hasard, en effet, est extérieur, la liberté est intérieure. Le hasard est une manière dont les choses nous apparaissent dans leur relation avec nous : c’est l’imprévu, l’indéterminable, qui se produit dans un temps et dans un lieu non certains. Mais cet imprévu est le résultat d’une cause qui se cache derrière le hasard : « In seminibus esse aliam, præter plagas et pondera, causam Motibus, unde hæc est nobis innata potestas[146]. » Cette cause, qui est le fond de la réalité, est en définitive, comme nous l’avons vu, la spontanéité du mouvement, inhérente aux atomes. Le hasard n’est que la forme sous laquelle cette spontanéité se révèle à nous. Quant à nous, ce qui nous constitue, c’est le pouvoir sur nous-mêmes et la liberté du vouloir et du mouvoir : τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν. Ainsi s’explique entièrement ce passage de Plutarque, que nous pouvons maintenant mieux comprendre : « Epicure donne à l’atome la déclinaison… afin que le hasard soit produit et que la liberté ne soit pas détruite : — ἄτομον παρεγκλῖναι (spontanéité de déclinaison)... ὄπως τύχη παρειστέλθη (hasard extérieur qui en est la forme) καὶ τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν μὴ ἀπόλη ται (liberté intérieure qui en est le sentiment)[147]. » La τύχη, et le τὸ ἐφ᾿ ἡμῖν sont les deux modes d’une spontanéité identique au fond, à laquelle Epicure vient de nous dire que le destin des Physiciens se ramène.

Mais ce hasard extérieur, une fois manifeste, n’en devient pas moins pour nous une puissance plus ou moins hostile, la fortune, contre laquelle il faut, par la morale, savoir prémunir sa liberté. La fortune n’est plus, il est vrai, une puissance absolument invariable et invincible, comme l’était le destin. Avec le hasard changeant et variable, l’espérance est toujours permise, bien plus, toujours commandée. Il est pourtant quelque chose de meilleur que de compter sur un hasard pour en corriger un autre : c’est de compter sur soi et sur ce qui dépend de soi : ἃ παρ᾿ ἡμᾶς. Puisque rien d’absolument malheureux, nulle infortune irrémédiable, nul destin inflexible ne peut s’imposer à nous au dehors comme au dedans, la nature ne peut nous dominer, et c’est nous, au contraire, qui devons la dominer par notre volonté. Le sage, qui aurait été réduit au désespoir et à l’inertie devant l’absolu de la nécessité ou du caprice divin, retrouvera toutes ses forces en face du hasard, c’est-à-dire au fond en face de la spontanéité, c’est-à-dire encore d’une puissance qui n’est plus terrible comme l’inconnu, mais qu’il connaît, et bien plus qu’il porte en lui-même. Il se dressera donc comme un combattant contre le hasard (ἀντιτάξεσται)[148] et il le prendra corps à corps : noble lutte ou le sage, sur de sa liberté supérieure, est sur de son triomphe final. L’épicurien, ici, rivalise avec le stoïcien[149]. L’avenir ne l’inquiète pas : que lui importe ce qui peut lui arriver ? Si c’est un mal, il l’évitera en déclinant, en écartant librement sa pensée et sa volonté, en s’écartant lui-même du monde, s’il le faut, par la mort volontaire.

La fortune, le hasard a si peu d’empire sur le sage, qu’il vaut mieux, dit Epicure, être infortuné avec la raison (ὰτυχεῖν εὐλογίστως) que d’être fortuné sans la raison (εὐτυχεῖν ὰλογίστως)[150]. La fortune n’apporte à la somme du bonheur nul bien et nul mal proprement dit, mais seulement les commencements des grands biens et des grands maux[151] ; en d’autres termes elle donne au sage des instruments plus ou moins bons ; mais cet « ouvrier de bonheur », par l’habileté de sa main suppléant à l’imperfection de ses instruments de hasard, se sert également bien des uns et des autres. Il saisit, à mesure qu’ils se présentent à lui, tous les instants de la durée et toutes les sensations qu’ils amènent avec eux. Ces sensations que le temps apporte, le temps ne peut plus les remporter, car le sage, s’en emparant par le souvenir, les garde à jamais sous ses yeux. La mémoire, selon Epicure, est une œuvre de volonté : on peut toujours ne pas oublier. Pour le sage qui sait se souvenir, le présent est sans peine, l’avenir sans appréhension, le passé sans regret : bien plus, envers ce passé dont sa mémoire lui apporte toutes les jouissances, dont sa volonté et le temps lui retranchent toutes les douleurs, il n’éprouve pas seulement un sentiment négatif et passif, mais un véritable sentiment de gratitude, de reconnaissance (χάρις)[152].

Que le hasard envoie donc au sage les choses les plus redoutables, la souffrance, la maladie, la torture ; qu’on le supplicie, qu’on le jette même « dans le taureau brûlant de Phalaris » : il restera libre, indépendant, sans trouble, appelant la fortune même à son secours, lui empruntant le souvenir des biens qu’elle a donnés et « l’anticipation » de ceux qu’elle donnera pour effacer la sensation des maux qu’elle donne ; l’épicurien, en se renfermant ainsi en lui-même, en cherchant ce qu’il y a de meilleur dans sa vie passée, y trouvera une force de résistance non moins grande que le stoïcien contre les obstacles de la vie présente : il sera heureux[153]. « Hasard », s’écriait Métrodore, « je suis inaccessible à tes attaques ; j’ai fermé toutes les issues par où tu pouvais venir jusqu’à moi ! » L’âme du sage est donc libre, sereine, satisfaite et de soi et des choses. En présence de la douleur il lui suffira toujours, pour l’éviter, de ce clinamen qui se retrouve à des degrés divers dans la sagesse réfléchie de l’homme comme dans la spontanéité aveugle des choses : il lui suffira d’un simple mouvement en arrière ou en avant, d’un libre recul vers le passé ou d’un libre élan vers l’avenir ; il déclinera loin de la douleur, il lui échappera comme l’atome au destin, et il se retirera à l’écart, dans un calme plus inaltérable et dans une plus douce imperturbabilité. Ainsi le sage, étant libre, est « sans maître » (ἀδέσποτος) ; il vit par cela même « au sein des biens immortels » (ἐν ἀθανάτοις ἀγαθοῖς) ; la déclinaison spontanée est devenue vertu et bonheur[154].

V. — Dans la conception épicurienne de la liberté, telle qu’elle ressort de ce chapitre, le point qui nous paraît le plus saillant et le plus original, c’est la solidarité étroite établie entre l’homme et le monde. D’habitude les partisans du libre arbitre sont loin de concevoir l’homme et le monde sur le même type : la liberté leur semble plutôt une puissance supérieure à la nature et divine qu’une puissance empruntée à la nature et qui se retrouve en ses éléments. De nos jours encore nous sommes portés à croire que la question de la liberté est une question exclusivement humaine, qu’elle nous regarde seuls, que nous pouvons nous retrancher dans notre for intérieur pour y discuter à loisir si nous sommes libres ou si nous ne le sommes pas. Nous nous imaginons aisément que l’univers entier peut être soumis à la fatalité sans que notre liberté, si elle existe, en reçoive d’atteinte. Mais alors, demande Epicure, cette liberté, d’où viendrait-elle ? « unde est hæc, fatis avolsa, potestas ? » comment pourrait-elle naître et subsister dans un monde absolument dominé par des lois nécessaires ? serions-nous donc des étrangers dans ce monde ? serions-nous tombés du ciel, comme Vulcain ? Si cela était, il faudrait supposer l’existence d’un Jupiter, d’un dieu, d’un maître ; nous reviendrions alors à l’esclavage dont Epicure veut nous faire sortir. Non, toutes les causes sont naturelles, et puisque « rien ne vient de rien, » notre liberté vient de la nature même. Il est curieux de voir Lucrèce invoquer ainsi en faveur de la déclinaison spontanée le fameux axiome ex nihilo nihil, qu’on a précisement tant de fois opposé à cette hypothèse. Selon lui, ce qui est dans reflet se trouve déjà dans les causes : si donc nous avons des mouvements spontanés, c’est que, dans tout mouvement, il peut y avoir quelque spontanéité ; si nous sommes vraiment libres de nous porter volontairement vers mille directions, il faut que toutes les parties de notre être, qui nous ont formés en s’assemblant, possèdent un pouvoir analogue, plus ou moins étendu, plus ou moins conscient, mais réel. Epicure arrive ainsi à nier l’inertie absolue de la matière, ou plutôt de ses éléments primitifs. C’est une sorte de dynamisme qu’il ajoute au mécanisme pur et simple de Démocrite.

Les adversaires d’Epicure ont essayé, comme nous l’avons vu, de sortir du dilemme qu’il leur posait : — ou la spontanéité dans les choses, ou la nécessité dans l’âme ; — mais il est douteux qu’ils aient réussi. De nos jours le même dilemme se pose encore à nous. Au fond la nature n’est pas un tout absolument hétérogène ; nous portons en nous quelque chose de l’animal, l’animal quelque chose du végétal, le végétal quelque chose du règne qui le précède ; et tous ces êtres, à leur tour, doivent avoir en eux quelque chose de l’homnme : « Tout est dans tout, » disait la parole antique. Qu’il y ait un seul être, une seule molécule, un seul atome dans l’univers ou la spontanéité ne soit pas, la liberté ne pourra sans doute plus être en nous : tous les êtres sont solidaires. Inversement si la liberté humaine existe, elle ne peut être absolument étrangère à la nature, elle doit déjà s’y faire pressentir et graduellement sortir de son sein. Les ténèbres elles-mêmes ont en elles quelque faible rayon de jour : si la nuit était absolument opaque, elle serait éternelle. En un mot, veut-on que l’homme soit libre, il faut qu’autour de lui tout possède aussi le germe de la liberté, que tout y tende, et que partout la spontanéité d’Epicure s’allie, pour organiser l’univers, au choc fatal de Démocrite[155]. Resterait à savoir si cette spontanéité universelle, cet élément de variabilité introduit dans l’univers, peut s’accorder avec les théories de la science moderne sur l’équivalence des forces et les lois mécaniques de révolution. C’est une question que nous n’avons pas à examiner. Nous avons voulu simplement chercher ici le vrai sens et montrer l’importance historique d’une des principales théories d’Epicure.


CHAPITRE III


LA TRANQUILLITÉ EN FACE DE LA MORT.


THÉORIE ÉPICURIENNE DE LA MORT, ET SES RAPPORTS AVEC LES THÉORIES CONTEMPORAINES


I. — Des idées antiques sur la mort au temps d’Epicure. Conception de la mort par analogie avec le sommeil. Croyance qu’il existe une conscience vague chez le mort comme chez l’homme endormi. Le tombeau conçu comme une espèce de demeure et d’habitation. Que les enfers des anciens ne sont autre chose que le tombeau agrandi. Horreur qu’inspiraient aux anciens ces idées sur la mort. Comparaison avec nos idées modernes sur ce sujet.
II. — Que la crainte de la mort, suivant Epicure, n’est pas rationnelle, et qu’elle est simplement l’effet de l’imagination. Que la mort en elle-même n’est point un mal. Le temps qui s’écoulera après notre vie doit-il nous effrayer plus que ne nous effraie celui qui s’est écoulé avant notre naissance ? Rapprochement de ces doctrines d’Epicure avec celles de Schopenhauer, de Strauss, de Buchner, de Bentham, de Bain, etc. — Comment Epicure se trouve logiquement amené à une très-curieuse théorie : le bonheur est indépendant de la durée, et l’immortalité même n’augmenterait pas notre bonheur. Analogie de cette théorie avec celle de Feuerbach.
III. — La mort, si elle n’est pas à craindre, est-elle à désirer ? Hégésias prédécesseur des pessimistes modernes. Opposition d’Epicure avec Hégésias. La mort, si elle n’est pas un mal, n’est pas non plus un bien. Des cas dans lesquels le sage peut par exception recourir au suicide. — La mort d’Epicure et sa dernière lettre.
IV. — Originalité de la doctrine d’Epicure. Qu’un certain nombre des objections qu’on lui a adressées ne l’atteignent pas. Qu’au point de vue de la doctrine du plaisir, la théorie d’Epicure sur la mort est plus conséquente qu’on ne l’a cru. Pourquoi l’épicurien peut dans une certaine mesure envisager la mort sans crainte. A quelle condition seulement l’immortalité serait possible. — Qu’il y a deux manières différentes de craindre la mort, et qu’Epicure a eu tort de ne pas les distinguer.

L’idée dominante de la philosophie d’Epicure, telle que nous la connaissons déjà, c’est l’idée d’affranchissement, de libération intellectuelle et morale ; mais l’homme, une fois délivré des dieux de la fable ou du destin de Démocrite, se trouve encore en présence d’une nécessité dernière, la plus inévitable de toutes, celle de la mort. Affranchir l’homme de la crainte de la mort, tel sera donc en fin de compte l’objet suprême de la doctrine d’Epicure. « Il n’y a rien de redoutable dans la vie, dit ce dernier, pour celui qui sait qu’il n’y a rien de redoutable dans la privation de la vie[156]. »

La théorie d’Epicure sur la mort est peut-être l’effort le plus remarquable qui ait été tenté pour délivrer l’esprit humain de toute crainte de la mort, et cela abstraction faite de la croyance à l’immortalité. Lorsque, trois siècles après Epicure, le christianisme apparut et affirma avec tant de force la survivance et la résurrection, les théories épicuriennes sur la mort tombèrent dans l’abandon. De nos jours où le christianisme a beaucoup perdu de sa force, où l’on ne se contente plus à l’égard de l’immortalité des affirmations gratuites d’une religion, où la conception épicurienne de l’univers reparaît dans les sciences et semble jusqu’à nouvel ordre la plus voisine de la vérité, il est intéressant d’étudier l’attitude que la morale du bonheur avait prise avec Epicure en face de la mort, d’examiner si les critiques dont ce philosophe a été l’objet sont toutes sérieuses, et quel est le point précis où sa théorie se montre insuffisante. Chemin faisant, nous aurons à relever plus d’une analogie entre les doctrines d’Epicure et celles de Schopenhauer, de Strauss, de Feuerbach et d’autres penseurs contemporains.

I. — Pour comprendre en son vrai sens la théorie épicurienne, il faut d’abord se dépouiller des idées que le christianisme a plus ou moins inculquées à tous au sujet de la mort. Dans la crainte de la mort l’imagination entre pour une part égale à celle de la raison ; suivant Epicure même, l’imagination est tout ; or l’imagination des anciens était fort surexcitée à l’endroit de la mort, et autrement que celle des modernes. D’après les images des poètes et les traditions religieuses, on peut conjecturer que les premiers peuples se sont représenté la mort par une induction tirée du sommeil. Or le sommeil le plus profond n’est jamais dépourvu de tout sentiment. Les anciens se figurèrent donc la mort comme accompagnée d’une vague sensibilité, et c’est bien là ce qui en faisait pour eux l’objet d’une épouvante toute particulière. Suivant les paroles de Lucrèce exposant la doctrine épicurienne, « l’homme ne peut s’arracher tout entier à la vie, il ne peut se dépouiller de lui-même, se séparer de ce corps étendu à terre ; il s’imagine que cela, c’est encore lui, et debout à côté de son cadavre, il l’anime et le souille encore de sa sensibilité[157]. De là cette crainte, dont parle encore Lucrèce, d’être dévoré par les vautours ou les bêtes féroces, d’être ballotté par les flots, ou simplement de se sentir oppressé sous la pierre froide du tombeau[158]. De là les rites si précis observés dans l’ensevelissement et dont l’oubli pouvait entraîner le malheur éternel du mort ; de là ce soin de préparer près du tombeau, dans la culina, la nourriture qui devait apaiser sa faim : si on négligeait de la lui apporter, il sortait de la tombe, et on l’entendait gémir la nuit[159]. La même idée d’une conscience vague après la mort devait, en se développant, donner naissance à la conception de l’immortalité. Si la mort n’est qu’une sorte de sommeil, de léthargie, pourquoi ne serait-elle pas suivie elle-même d’un réveil plus ou moins complet et comme d’une vie nouvelle ? Mais il ne faut pas croire que, pour la plupart des peuples primitifs, cette vie hypothétique fut quelque chose de bien désirable et surtout de préférable à la vie présente. Loin de là. D’abord on la place difficilement dans un milieu différent de celui du tombeau. Les vivants ont peine à supposer que les morts s’arrachent de ce lieu où ils les ont mis de leurs propres mains, où ils les ont vus pour la dernière fois, où ils ont enseveli avec eux leurs armes, leurs vêtements, leurs chevaux, leurs femmes parfois, où ils apportent encore du lait et du miel pour leur nourriture. Aussi, dans la plupart des religions, la demeure des morts c’est la terre. On ne l’a peut-être pas assez remarqué, les enfers ne sont autre chose que le tombeau agrandi ; les morts peuvent s’y mouvoir, tandis que dans le tombeau ils étaient immobiles : c’est presque là la seule différence[160].

Ajoutons que, la mort étant conçue comme un séjour éternel dans la nuit souterraine, l’imagination populaire ne tarda pas à se donner carrière et à peupler cette ombre des plus effrayants fantômes. Alors comme de nos jours il y avait sans doute des incrédules qui riaient du Cocyte, de l’Achéron, de Cerbère et de Tantale ; mais la foule craignait toujours ces chimères. Dans les temples, dans les maisons, des peintures représentaient les supplices infernaux, et on les regardait avec crainte[161]. « La superstition, dit Plutarque, fait sa peur plus longue que sa vie, et attache à la mort une imagination de maux immortels ; lorsqu’elle achève toutes ses peines et ses travaux, elle se persuade qu’elle en doit commencer d’autres qui jamais ne s’achèveront[162]. » Plutarque ajoute que, pour son compte, il aimerait mieux être épicurien que superstitieux. De nos jours même, ou les craintes religieuses ont tant perdu de leur force, on sait à quel degré peut aller chez nombre de gens la terreur des peines infernales. Dans certains pays, comme l’Amérique, ou la foi religieuse est bien plus robuste qu’en Europe et surtout en France, cette terreur a produit souvent sur des assemblées entières des accidents nerveux et provoque des attaques d’épilepsie. Cependant, depuis le christianisme, les croyants n’éprouvent au sujet des peines éternelles qu’une crainte combattue et allégée par l’espoir d’éternelles récompenses. Ils savent que le ciel est ouvert aux élus, et ils espèrent se trouver un jour parmi eux. Dans les religions antiques, au contraire, l’espérance du ciel n’existait pas ; seuls, quelques héros comme Hercule ou Bacchus avaient mérité de prendre place là-haut parmi les dieux ; tous les autres hommes, pêle-mêle, ensevelis sous la terre, y demeuraient à jamais loin du jour, et si parmi eux il y en avait de plus châtiés, de plus malheureux les uns que les autres, il n’y en avait vraiment point de fortunés. Aussi, suivant l’expression de Cicéron exposant le système épicurien, l’idée de la mort pesa sur le monde antique comme le rocher fabuleux sur Tantale. Ce fut une vraie révolution que produisit le christianisme en transportant des enfers dans le ciel la demeure des élus. Il fraya ainsi une voie nouvelle à l’imagination humaine ; soulevant la pierre du tombeau jusqu’alors fermée sur les morts, il ouvrit leurs yeux à un jour plus éclatant que celui même dont nous jouissons pendant notre vie. On avait cru jusqu’alors que mourir, c’était toujours descendre sous la terre et dans la nuit ; on

crut désormais que c’était, au moins pour les élus, monter dans la lumière. Une vie bienheureuse apparut après la vie d’ici-bas, et l’existence terrestre, qui avait semblé jusqu’alors le suprême bonheur au prix de l’épouvante qu’inspirait l’existence aux enfers, devint tout-à-coup méprisable.

A l’époque d’Epicure, rien n’annonce encore cette révolution. La mort est un objet universel de crainte ; ou plutôt, chose remarquable, on craint moins la mort que la vie future, telle que la religion la représente. A la longue, une association d’idées très tenace s’est faite entre la vie future, l’horreur du tombeau, la nuit souterraine et les fantômes dont l’imagination est toujours portée à peupler la nuit. On ne peut s’imaginer que la mort soit la paix, le repos, non l’inquiétude et le tourment : on ne peut croire à un anéantissement complet. L’épicurien qui, lui, pouvait se supposer « mort tout entier » était un objet de secrète envie pour le superstitieux qui croyait aux enfers[163]. De nos jours, aux yeux des croyants, la mort est, suivant le calcul de Pascal, un coup de dés où l’on peut tout perdre, mais où l’on peut aussi tout gagner ; — pour les anciens, on n’y pouvait que perdre. La vie future était à leurs yeux une menace, et ne pouvait être une promesse. La doctrine d’Epicure se ressentira de cette conception antique ; elle prendra tout d’abord pour but d’apaiser cette crainte encore primitive de la mort.

II. — La crainte de la mort a une telle puissance aux yeux de Lucrèce que, selon lui, elle serait chez l’homme le principe de toutes les passions mauvaises[164]. C’est à cette crainte qu’il ramène, par une analyse curieuse, l’ambition, l’envie, l’avarice, la bassesse : tous ces vices proviennent, selon lui, de l’importance exagérée que nous attachons à la vie et aux choses de la vie. Il est certain que la peur de la mort est essentiellement corruptrice : nous aurions tous une vie presque parfaite si nous ne craignions jamais de la perdre.

Maintenant, pourquoi redoutons-nous la mort et à tout prix cherchons-nous à l’éviter ? S’il faut en croire Epicure, c’est tout simplement par une crainte naïve ; nous supposons toujours, suivant la croyance vulgaire, qu’il reste quelque chose de nous dans la mort, et c’est le sort de ce quelque chose qui nous inquiète, met en éveil notre imagination, suscite à nos yeux des fantômes. De nos jours même, le fin psychologue anglais. M. Bain, n’est pas très-éloigné d’Epicure et croit comme lui que, dans la mort, c’est surtout l’inconnu et la nuit du tombeau qui nous font peur. « La crainte de la mort, dit M. Bain dans son analyse des émotions, est la manifestation culminante de la terreur superstitieuse. Ce qu’il y a de commun dans toutes les émotions produites par la crainte de la mort, c’est la peur de l’avenir inconnu dans lequel l’être est introduit. L’obscurité de l’ombre de la mort est essentiellement propre à frapper de terreur. Ce sont les plus profondes ténèbres de minuit (the deepest midnight gloom) que l’imagination humaine puisse se figurer[165]. » Si au contraire, selon Epicure, nous réagissions contre ces idées superstitieuses, si nous nous persuadions bien que la mort n’est rien de réel et pour ainsi dire de vivant, qu’elle est au contraire pour nous la dissolution de toute vie, l’anéantissement complet, quelle raison aurions-nous de la craindre ? Il n’y a rien de redoutable dans tout ce qui n’est rien par soi-même. La destruction, c’est simplement le repos. Les Cyrénaïques, dans leur théorie du plaisir, faisaient du repos le moyen terme entre la volupté et la peine ; Epicure, emplissant de jouissance et de bonheur les instants mêmes d’inaction apparente dont est semée la vie, n’admet plus qu’un moyen-terme entre le plaisir et la peine, un état absolument indifférent : c’est le suprême repos, celui de la mort.

« La mort n’est rien à notre égard, dit Epicure dans ses Maximes ; car ce qui est une fois dissous est incapable de sentir, et ce qui ne sent point n’est rien pour nous[166]. » Puis, développant cette idée dans la lettre à Ménécée : « Accoutume-toi, écrit-il, à penser que la mort n’est rien pour nous : car tout bien et tout mal reside dans le pouvoir de sentir ; mais la mort est la privation de ce pouvoir. Aussi cette connaissance droite, que la mort n’est rien pour nous, fait que le caractère mortel de la vie n’empêche pas la jouissance ; et cela, non en plaçant devant nous la perspective d’un temps indéfini, mais en nous ôtant le désir de l’immortalité[167]. »

Ce raisonnement d’Epicure s’appuie, comme on le voit, sur le principe même du système, que le bien est le plaisir et le mal la souffrance. Ce principe étant admis dans toute sa rigueur, la première conséquence. qu’Epicure en tire s’en suit logiquement. Ne pas être, cela n’implique ni douleur, ni plaisir, conséquemment ni bien ni mal pour celui qui n’existe plus. Mais Epicure en tire une seconde conséquence et étend le raisonnement à celui qui existe encore : il parle un peu trop aux vivants comme s’ils étaient déjà morts. Quand il nous dit : « la mort en elle-même n’est point un mal, » on pourrait lui répondre avec Bayle : « C’est bien assez que je sois privé de la vie que j’aime tant. » En poussant jusqu’au bout le raisonnement d’Epicure on arriverait à soutenir qu’il est inutile de se détourner d’un précipice ; car, une fois qu’on y sera tombé, on ne souffrira plus, et lorsqu’on n’y est pas tombé, on ne souffre pas encore. C’est à peu près ce que va dire Epicure dans le passage suivant, plein de toute la subtilité grecque, et qui eût charmé Gorgias ou Protagoras. « Lorsque nous sommes, la mort n’est pas ; lorsque la mort est, nous ne sommes plus. Elle n’est donc ni pour les vivants ni pour les morts ; car pour ceux qui sont, elle n’est pas ; et ceux pour qui elle est ne sont plus[168]. »

La mort, n’étant donc point un mal au moment où elle est arrivée, ne peut, selon Epicure, devenir un mal pour l’imagination qui la prévoit. « Insensé celui qui dit qu’il craint la mort, non parce qu’une fois présente elle l’affligera, mais parce que encore future elle l’afflige ; car ce qui, une fois présent, n’apporte pas de trouble, ne peut, étant encore à venir, affliger que par une vaine opinion[169]. »

Notre avenir, ajoute Lucrèce, ne doit pas plus nous préoccuper que notre passé : ne venons-nous pas du néant, n’avons-nous pas la mort avant la vie ? « Vois combien nous est indifférente l’éternité passée, qui fut avant que nous naissions[170]. C’est le miroir où la nature nous montre les temps futurs qui seront après notre mort. Rien d’effrayant t’y apparaît-il ? rien de triste ? N’est-ce pas une tranquillité plus grande que tout sommeil ? » — De nos jours cet argument des Epicuriens a été reproduit par Schopenhauer. Comme Epicure, Schopenhauer attache en effet une grande importance à la question de la mort, « car la mort est proprement le génie inspirateur, le Musagète de la philosophie ; » or, suivant lui, si notre crainte du néant était raisonnée, nous devrions nous inquiéter autant du néant qui a précédé notre existence que de celui qui doit la suivre. Et pourtant il n’en est rien. J’ai horreur d’un infini a parte post qui serait sans moi ; mais je ne trouve rien d’effrayant dans un infini a parte ante qui a été sans moi[171]. La crainte de la mort est donc plutôt, pour Schopenhauer comme pour Epicure, une chose d’imagination que de raison, et le philosophe doit s’en délivrer.

Ainsi l’au-delà et l’en-decà de la vie se ferment également pour nos craintes et nos désirs. Il faut détourner nos yeux de ce nouvel infini qui semblait se présenter à nous, l’infini du temps ; l’idée de durée sans limites, au moins quand nous voulons l’appliquer à notre vie, n’est qu’une vaine et creuse opinion, comme celle de Nécessité, comme celle de Caprice divin : Saturne ne doit pas plus nous inquiéter que Jupiter ou le Destin. Epicure, soutenant que l’immortalité est impossible, en conclut, un peu vite, qu’elle n’est pas désirable[172]. Sur ce point sa théorie offre encore la plus grande analogie avec la doctrine moderne de Strauss selon laquelle l’immortalité serait plutôt à craindre qu’à désirer. Strauss se sert en partie des termes mêmes d’Epicure. « Quiconque ne s’enfle pas d’orgueil, dit-il, sait bien apprécier l’humble mesure de ses facultés, est reconnaissant du temps qui lui est donné pour les développer, mais ne manifeste aucune prétention à un accroissement de ce délai au-delà de cette vie terrestre ; et l’éternité en perspective lui donnerait le frisson[173]. » Même opinion dans Büchner : à en croire ce dernier, l’humanité a personnifié dans la légende d’Ahasvérus la crainte instinctive qu’elle éprouve à l’idée d’une vie immortelle[174].

Selon Epicure, tout désir qui n'a pas sa confirmation dans la nature même, doit être supprimé. Le désir de l’immortalité (ὁ τῆς ἀθανασίας πόθος) doit donc disparaître en nous comme tant d’autres, comme ceux des richesses, des honneurs : c’est de ce désir surtout qu’il faut dire qu’il « tombe dans l’indéfini », εἰς ἄπειρον ἐκπίπτει. Le sage n’envie pas plus le prétendu bonheur de l’immortalité qu’il n’envie les couronnes données aux poètes, les statues élevées aux conquérants. « Il n’est point comme suspendu aux choses futures, mais il les attend[175]. » Il ne s’inquiète point du nombre de jours que lui garde l’avenir indéterminé. « Il faut se rappeler, dit Epicure, que le temps à venir n’est ni nôtre ni tout-à-fait non nôtre, afin que nous ne l’attendions point à coup sûr comme devant être, et que nous n’en désespérions point comme ne devant absolument pas être[176]. »

Pour justifier au point de vue même de l'épicurisme le désir de l’immortalité et la crainte de la mort, on pourrait répondre : Le bien étant le plaisir, si le plaisir est raccourci et interrompu par la mort, le bien est diminué ; la mort, tout en n’étant pas un mal au sens absolu du mot, est un moindre bien ; elle est donc un légitime objet d’aversion pour l’être qui tend au plus grand bien ; l’immortalité, au contraire, si on la concevait comme la perpétuité de la jouissance, serait un légitime objet de désir.

C’est sans doute pour répondre à quelque argument de ce genre qu’Epicure imagina une de ses théories les plus originales et les plus paradoxales.

A l'en croire, non-seulement nous pouvons être heureux indépendamment de l’avenir, indépendamment de l’immortalité, mais l’immortalité n’augmenterait pas notre bonheur : c’est un tout complet, qui se suffit à lui-même : « Epicure nie que la durée puisse ajouter quelque chose au bonheur de la vie, et qu’une volupté soit moindre, perçue dans un court espace de temps, que si elle était éternelle... Lui qui place le souverain bien dans le plaisir, il nie que le plaisir puisse être plus grand dans un temps infini que dans un temps limité et modique[177]. » Ce qui importe, dans la jouissance, ce n’est pas sa durée, c’est son intensité ; la jouissance la plus véritable et la vie la plus parfaite, παντελῆ βίον, le sont par elles-mêmes et abstraction faite du temps. « Le temps, qu’il soit sans bornes ou borné, contient un plaisir égal, si on sait mesurer par la raison les bornes de ce plaisir[178]. » Il y a ainsi dans la jouissance une sorte de plénitude et de surabondance intérieure, qui la rend indépendante du temps comme de tout le reste : le vrai plaisir porte son infinité au-dedans de lui. Qu’importe que la vie du sage soit bornée ? Prise en elle-même, elle est aussi heureuse que la vie divine, la vie éternelle, et Epicure peut « disputer de bonheur avec Jupiter même[179]. »

Cette doctrine d’Epicure, qui élève le bonheur au-dessus du temps, et le condense en quelque sorte dans une durée limitée sans lui enlever rien de sa valeur inestimable, a été reprise de nos jours par un philosophe allemand qui niait comme Epicure l’immortalité personnelle : nous voulons parler de Feuerbach. Il est intéressant de comparer les arguments par lesquels Epicure et Feuerbach cherchent tous deux à démontrer que l’immortalité est inutile. « Chaque instant, écrit le philosophe allemand, est une existence pleine et entière, d’une importance infinie, satisfaite en soi, affirmation illimitée de sa propre réalité. » C’est la même idée, traduite dans un langage métaphysique, qu’Epicure vient d’exprimer en disant : « Le temps, qu’il soit sans bornes ou borné, contient un plaisir égal. » Lucrèce, lui aussi, s’écriait : « Si les plaisirs, versés en ton âme comme en un vase sans fond, ne se sont pas écoulés et perdus en vain, pourquoi, comme un convive rassasié de la vie, ne sors-tu pas[180] ? » Feuerbach reprend cette image de Lucrèce : « A chaque instant, dit-il, tu vides jusqu’au fond le calice de l’immortalité, qui, comme la coupe d’Obéron, se remplit de lui-même incessamment. »

La doctrine de Feuerbach repose sur une conception particulière du temps et de l’éternité. L’éternité ne consisterait pas dans une extension infinie de la durée, mais dans une intensité infinie de la vie ; elle se trouverait alors concentrée en quelque sorte dans chaque instant de l’existence. « L’éternité, dit-il, est force, énergie, action et victoire. » Au lieu de ces théories métaphysiques inspirées de Hegel, Epicure invoque un exemple pratique. « De même, dit-il, que le sage ne choisit pas la nourriture la plus abondante, mais la plus suave ; ainsi il ne recueille point une vie très longue, mais très suave[181] . » Feuerbach se sert d’un autre exemple, plus esthétique. « Les tons musicaux, dit-il, quoique dans le temps, sont cependant par leur signification en dehors et au-dessus de lui. La sonate qu’ils composent est aussi de courte durée ; on ne la joue pas éternellement ; mais n’est-elle que longue ou courte ? Que dirais-tu, je te le demande, de celui qui, pendant qu’on la joue, n’écouterait pas, mais compterait, prendrait sa durée pour base de son jugement, et, quand les autres auditeurs chercheraient à exprimer leur admiration par des paroles précises, ne trouverait pour la caractériser que ces mots : Elle a duré un quart d’heure ? Sans doute le nom de fou te paraitraît encore trop faible pour un tel homme. Comment faut-il donc nommer ceux qui croient juger la vie en disant qu’elle est passagère et limitée ? » Et s’appuyant sur cette comparaison de la vie avec une sonate qu’il dépend de nous de rendre sublime, tandis que la mort est l’éternel silence, Feuerbach attaque comme Epicure les religions et les philosophies de son temps, qui veulent faire de la vie un néant, et rendre le néant plus désirable que la vie : « Ce avec quoi l’on ne dit rien, l’on ne pense rien, l’on ne détermine rien, est-ce autre chose que rien ? Comment faut-il les nommer, ceux qui font du rien quelque chose, et qui, en retour, réduisent à rien la réalité de la vie ? Ils se donnent le nom de chrétiens, d’hommes pieux, de rationalistes, de philosophes même ; toi nomme-les fous, insensés, et affirme encore à ton dernier souffle la realité et la verité de cette vie. »

Cette affirmation suprême, c’est celle qu’Epicure, comme nous le verrons, proféra en mourant.

III. — Si nous ne devons pas craindre la mort, il ne s’ensuit pas, selon Epicure, que nous devions la désirer. Il ne faudrait pas pousser trop loin sa doctrine, et croire qu’il aboutisse à prêcher le dégoût de la vie et le renoncement à l’existence. Loin de là ; nous savons que la mort supprime la faculté de sentir ; que les sens sont la condition du plaisir, et que le plaisir est la seule fin des êtres ; une chose qui n’est pas un plaisir ne peut donc être en elle-même une fin. Aussi, dit Sénèque, Epicure ne reprend-il pas moins ceux qui aspirent à mourir que ceux qui redoutent de mourir[182]. « Le sage, dit Epicure lui-même, ne craint point de ne pas vivre, et la vie ne lui est pas non plus à charge[183]. » Sur ce point Epicure se trouve en opposition avec un philosophe fameux de son époque, Hégésias, dont les doctrines rappellent celles de nos modernes pessimistes. Hégésias, disciple indirect d’Aristippe, partait pourtant de principes analogues à ceux d’Epicure lui-même, à savoir que le plaisir est le seul bien[184] ; mais, suivant lui, ce bien se rencontre rarement en sa plénitude ; le plus souvent, l’espérance entraîne avec elle la déception, la jouissance produit la satiété et le dégoût ; dans la vie, la somme des peines est supérieure à celle des plaisirs, et nulle part le bonheur n’existe ni n’est réalisable : ανύπαρκτος ἡ ευδαιμονία[185]. Chercher le bonheur, ou seulement le plaisir, c’est donc chose vaine et contradictoire, puisqu’en réalité on trouvera toujours un surplus de peines ; ce à quoi il faut tendre, c’est seulement à éviter la peine ; or, pour moins sentir la peine, il n’est qu’un moyen : se rendre indifférent aux plaisirs mêmes et à ce qui les produit[186], émousser la sensibilité, anéantir le désir. L’indifférence, le renoncement, voilà donc le seul palliatif de la vie. Et la vie, même ainsi amendée, n’est pas plus désirable que la mort ; ceux qui en sont fatigués peuvent donc s’en guérir ; la vie vaut la mort, et la mort vaut la vie : ἡ ζωὴ καὶ ὁ θάνατος αἱρετός. De là le nom de Pisithanate ou conseiller de mort, donné à Hégésias. De nombreux auditeurs accoururent auprès de lui ; sa doctrine se répandit rapidement, et à sa voix des disciples convaincus se donnèrent la mort. Le roi Ptolemée s’en émut, et craignant que ce dégoût de la vie ne devînt contagieux, fit fermer l’école d’Hégésias et exila le maître.

La doctrine d’Hégésias fait songer aux systèmes contemporains de Schopenhauer et de ses disciples. Cette doctrine se trouve à l’égard de l’école épicurienne dans la même situation que ceux-ci vis-à-vis de l’école utilitaire anglaise. Il est donc curieux de voir à deux époques si différentes de l’histoire deux écoles affirmer à la fois, l’une, que la vie a pour but le plaisir et que ce but peut être atteint, l’autre, que le plaisir, tout en constituant après tout la fin la plus positive de la vie, se trouve hors de notre atteinte, et que le plus sage est de pratiquer une sorte de renoncement ascétique. Hégésias et Schopenhauer ont d’ailleurs ce point commun qu’ils ont dit s’inspirer tous deux des idées indiennes. Schopenhauer se disait lui-même le boudhiste moderne. Quant à Hégésias, il vécut à cette époque où l’Asie et l’Europe venaient d’être mises en relation par la conquête d’Alexandre : les gymnosophistes avaient étonné l’armée grecque ; Calanus s’était brûlé volontairement devant les soldats assemblés, comme Hercule, ce dieu des Grecs, et en mourant il avait prononcé des paroles prophétiques. Sans doute, au contact du génie grec, les vieilles croyances de l’Orient prirent une force nouvelle, et une sorte de fermentation commença dans les esprits, qui devait se faire sentir jusque dans les écoles philosophiques. La doctrine d’Hégésias fut peut-être une sorte de synthèse, probablement inconsciente, des idées boudhistes et des idées cyrénaïques.

Quoi qu’il en soit, c’est avec une grande énergie qu’Epicure proteste contre une telle doctrine. On croirait Bentham ou quelqu’un de ses disciples répondant à nos pessimistes modernes. « Quelle folie, s’écrie-t-il, de courir à la mort par dégoût de la vie quand c’est votre genre de vie qui vous force à envier la mort[187] ! » Et ailleurs : « Quoi de plus ridicule que d’invoquer la mort quand c’est la crainte de la mort qui empoisonne votre vie[188] ! » Enfin il écrit à Ménécée : « Le pire (de nos adversaires) est celui qui répète les vers du poëte : — Le premier bien serait de ne pas naître ; le second, de passer au plus vite les portes des Enfers. — S’il est persuadé de ce qu’il dit, comment ne sort-il pas de la vie ? Car cela lui est toujours possible s’il s’y est résolu fermement après réflexion. Mais s’il parle par raillerie, il fait le plaisant dans des choses qui ne souffrent pas la plaisanterie[189]. » On trouvera cet argument ad hominem peu concluant ; il n’est pourtant pas très-facile d’y répondre. Ajoutons qu’une meilleure critique des doctrines pessimistes peut se tirer du fond même du système épicurien : selon Epicure, la vie, toutes les fois qu’elle ne rencontre pas au dehors d’obstacles et de trouble, est par elle-même jouissance : le plaisir est ainsi conçu comme formant le fond même et la trame de l’existence ; la peine n’est plus qu’une suspension momentanée de cet état de bien-être, une agitation passagère : puis tout rentre dans le repos ; la vie est une source profonde d’où jaillit perpétuellement le plaisir : vivre, c’est au fond être heureux, et ces deux choses n’en font plus qu’une pour l’épicurien. Que si un malheur imprévu nous arrive, une infirmité incurable, quelque chose enfin ou notre volonté se sente impuissante ; si, par une très-rare exception, la nature nous envoie un surplus certain des peines sur les plaisirs, alors il existe toujours pour nous un moyen de ne pas être malheureux : c’est le moment d’employer le remède héroïque vanté par Hégésias, et de savoir mourir. Mourir est quelquefois utile. Non pas sans doute que la mort soit jamais un bien en soi ; mais nous savons qu’elle n’est pas un mal, et nous savons d’autre part que la vie, dans certaines circonstances, devient un mal : il est donc évident que, entre cette alternative du malheur et du néant, le néant est préférable. C’est ainsi que parfois nous recherchons la souffrance même en vue du plaisir qu’elle produira : la souffrance, quoique mauvaise par elle-même, se transforme alors en un bien relatif. A plus forte raison la mort, qui n’est point mauvaise en elle-même, peut-elle devenir un bien lorsqu’elle supprime une somme de maux supérieure à celle des biens : « C’est un mal de vivre dans le dénûment ; mais, de vivre dans le dénûment il n’est nulle nécessité[190]. » — « Si les douleurs sont tolérables, supportons-les ; sinon, l’âme égale, de cette vie qui ne nous plaît plus, ainsi que d’un théâtre, retirons-nous[191] ! » Cette retraite ne doit pas etre précipitée, mais raisonnée et réfléchie : le sage sait peser le pour et le contre. Epicure, d’ailleurs, a prévu par avance les diverses infirmités qui peuvent fondre sur lui, et lui a tracé sa conduite dans chaque cas. Si par exemple le philosophe devient aveugle, il continuera néanmoins de vivre sans regrets : c’est que sans doute la privation de la vue n’implique pas une souffrance positive, et le plaisir peut nous arriver encore par tous les autres sens ; puis le sage n’a-t-il pas toujours, suivant la parole de Lucrèce, la lumière intérieure de sa pensée ? Cette pensée, à jamais sereine, sait garder sa tranquillité en face de la mort, et peut s’en servir, mais seulement avec réflexion et fermeté, comme d’un moyen pour le bonheur. L’épicurien, comme le chrétien, mais dans un bien autre but, a la mort devant ses yeux, s’y prépare, va au-devant d’elle par la pensée. « Lequel vaut mieux, dit Epicure, que la mort vienne vers nous, ou nous vers elle ? » Et Sénèque, commentant ces paroles, ajoute : « Penser à la mort, c’est penser à la liberté... Une seule chaîne nous retient, c’est l’amour de la vie. Sans la briser entièrement, il faut l’affaiblir de telle sorte qu’au besoin elle ne soit plus un obstacle, une barrière qui nous empêche de faire à l’instant ce qu’il nous faut faire tôt ou tard[192]. »

Epicure donna à la fois, on le sait, le précepte et l’exemple de l’« ataraxie » en face de la mort : dans sa douloureuse maladie (il avait la pierre) il montra un courage que les Stoïciens eux-mêmes s’exhortaient à imiter. Marc-Aurèle ecrit dans ses Pensées, se parlant à lui-même : « Imite Epicure. Epicure dit : Quand j’étais malade, je ne m’entretenais avec personne des souffrances de mon corps ; jamais, dit-il, je n’en parlais à ceux qui venaient me visiter. Toujours je discutais sur mon objet habituel, la nature des choses ; je cherchais à voir comment la pensée, bien qu’en communication avec ces sortes de mouvements qui affectent le corps, peut être exempte de trouble, en se maintenant dans la jouissance du bien qui lui est propre. Je ne donnais pas, dit-il encore, une occasion aux autres de s’enorgueillir par l’idée de l’importance de leurs secours. Ma vie, même alors, était heureuse et tranquille. Imite donc Epicure[193]. »

La dernière lettre d’Epicure nous a été conservée ; la voici : « Epicure à Hermarchus, salut. Lorsque je t’écrivais ceci, je passais un jour heureux, qui est en même temps mon dernier jour ; de telles souffrances s’attachaient à moi, que rien n’eût pu ajouter à leur intensité ; mais en face de toutes ces douleurs du corps j’avais disposé et mis en ligne (ἀντιπαρετατέττο) la joie de l’esprit qui provenait du souvenir de mes inventions. Toi, pour donner une nouvelle marque de l’attachement que dès ta jeunesse tu as eu pour moi et pour la philosophie, aie soin des enfants de Métrodore[194]. » — On sait que Métrodore, cet inséparable ami d’Epicure, était mort avant lui : la dernière pensée d’Epicure fut donc pour l’amitié.

On le voit, Epicure voulut être heureux jusqu’au bout : il possédait l’obstination du bonheur, comme d’autres celle de la vertu ou de la science. Cette obstination a aussi sa noblesse ; il y a quelque chose d’assez grand dans cette persévérance à triompher de la peine, dans cet appel suprême au passé pour compenser la douleur présente, dans cette affirmation désespérée du bonheur de la vie en présence de la mort. Il n’est pas toujours facile de se persuader à soi-même qu’on est heureux ; il faut pour cela une force de volonté incontestable ; et comme se persuader qu’on est heureux, c’est l’être en grande partie, Epicure a donc pu réaliser pour lui-même cette utopie du bonheur qu’il rêvait pour le sage. Il est mort en souriant, comme Socrate, avec cette différence que ce dernier nourrissait la belle espérance de l’immortalité et, détournant les yeux de la vie, ne voyait dans la mort qu’une guérison. Epicure, lui, mourut le visage tourné vers cette existence même qu’il quittait, condensant dans son souvenir sa vie tout entière pour l’opposer à la mort qui approchait ; en sa pensée vint se peindre comme une dernière image de son passe prêt à disparaître ; il la contempla « avec gratitude », sans regret, sans espérance ; puis tout s’évanouit à la fois, présent, passé, avenir, — et il reposa dans l’éternel anéantissement.

IV. — Nous n’apprécierons pas longuement la doctrine qu’Epicure enseigne à la fois en action et en paroles ; nous voulons seulement en quelques mots résumer ce qui en fait à nos yeux la valeur historique et l’originalité.

Il est facile de ne pas craindre la mort quand on croit à une immortalité bienheureuse. Sous ce rapport le courage des premiers chrétiens, par exemple, n’a rien d’étonnant ; toute religion à ses martyrs, et pour l’erreur on a malheureusement versé autant de sang que pour la vérité : le mépris de la mort inspiré par une religion est sans doute très propre à faire mesurer le degré de foi que cette religion a su exciter chez ses adeptes, mais non le degré de vérité qu’elle possède. Au contraire, maintenir l’indépendance et le courage de l’homme en face de la mort, telle qu’elle nous apparaît une fois toute superstition écartée, c’était là une entreprise vraiment originale, et dans laquelle Epicure n’a pas entièrement échoué. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face », disait La Rochefoucauld. Epicure a regardé la mort en face, sans épouvante et sans espérance ; il a essayé de montrer qu’elle pouvait borner la vie sans la troubler.

La théorie d’Epicure sur la mort n’a pas toujours été comprise, et un certain nombre des objections qu’on lui a adressées ne l’atteignent pas. « La mort en elle-même n’est pas malheureuse, a dit Lactance combattant Epicure, c’est l’accès de la mort qui est malheureux[195]. » Et Bayle, dans ses articles d’ailleurs si fins sur Epicure et sur Lucrèce, fait cette remarque : « Les Epicuriens ne peuvent pas nier que la mort n’arrive pendant que l’homme est doué encore de sentiment. C’est donc une chose qui concerne l’homme, et de ce que les parties séparées ne sentent plus, ils ont eu tort d’inférer que l’accident qui les sépare est insensible[196]. » Dans ces objections, on semble plus ou moins confondre la mort même, l’état de celui qui ne vit plus, avec ce que le langage populaire appelle « un mauvais quart-d’heure. » Il faut bien distinguer ces deux idées. Pour beaucoup la mort n’est qu’une simple opération douloureuse, devant laquelle on recule avec la même crainte que devant une opération chirurgicale quelconque. Dans ce cas, dire qu’on craint la mort, c’est se tromper ; ce n’est pas la mort qu’on craint, c’est la douleur. On manque simplement de courage ; or, nulle philosophie, pas plus la doctrine épicurienne qu’une autre, ne peut donner toute faite la vertu pratique du courage. La souffrance qui accompagne généralement la mort est un fait qu’Epicure n’a pas voulu nier plus que personne, et ce fait rentre dans sa philosophie comme tous les autres. La dernière douleur est susceptible, suivant lui, des mêmes soulagements que les autres ; elle exige seulement, comme elles, un déploiement de courage. Une fois cette douleur subie, une nouvelle période s’ouvrira pour nous : l’insensibilité complète, l’anéantissement qui, selon Epicure, n’est plus à craindre ni pour l’homme courageux ni pour le pusillanime ni pour tout être sentant quel qu’il soit. Au point de vue de la sensibilité, la mort n’est pas un mal, puisqu’elle est l’extinction de la sensibilité même ; au point de vue de l’intelligence, elle n’est pas non plus un mal, puisqu’elle est dans la logique de la nature. L’existence, selon Epicure, est un tout qu’il faut accepter tel qu’il est, dans sa perfection relative ; c’est une œuvre d’art, une sorte de poème qu’on n’embellit pas en l’allongeant. « Le sage, dit Epicure, ne compose pas de poèmes, il les vit[197]. » Les diverses parties de la vie sont en harmonie l’une avec l’autre et se supposent mutuellement : la jeunesse tend vers l’âge mur, cet âge à son tour vers la vieillesse ; la vieillesse se penche vers la mort ; on ne peut pas redresser en quelque sorte la vie inclinant tout entière vers son terme : mieux vaut donc mourir avec grâce afin de mourir avec plaisir. Il faut que les êtres, suivant la pensée de Lucrèce, se passent la vie les uns aux autres, et que ce flambeau coure de main en main pour qu’il brille de tout son éclat ; il faut que le sang ne s’arrête pas, mais circule éternellement dans les veines de la grande Nature. L’épicurien, ne pouvant faire autrement, se résignera donc à la mort, dont il comprend la nécessité ; il s’y résignera comme on se résigne à tous les actes que vous impose la nature : sa mort aura la tranquillité de ce qui est inévitable.

Au point de vue de la doctrine du plaisir pure et simple, la théorie d’Epicure est donc assez conséquente. L’épicurien peut envisager paisiblement la mort, parce qu’il ne met pas la vie au service d’un idéal supérieur ; parce que la vie ne peut lui donner en somme qu’une quantité bornée de plaisirs, qu’on peut la vider comme une coupe, qu’on s’en fatigue tout en en jouissant, qu’on s’en dégoûte enfin quand on en a épuisé jusqu’au bout toutes les sensations. Pour ceux qui recherchent uniquement dans la vie le plaisir et l’intérêt, la mort ne saurait constituer un mal aussi grand que pour ceux qui poursuivent une œuvre désintéressée. Chez toutes les nations primitives, où l’homme pense peu et ne songe guère qu’à jouir, où le plaisir est le bien suprême, où boire et manger sont les choses les plus douces, on craint peu ou point la mort, on s’y offre gaiement, sans souci. La vie apparaît comme un jeu plus ou moins divertissant, sans rien de sérieux, de grave, rien qui s’impose à l’esprit et vous arrête, rien de respectable et de sacré.

De même l’enfance est l’âge où l’on attache dans la vie le plus d’importance au plaisir et à la peine, où le désintéressement n’est pas à longue portée, où il est difficile de se dévouer longtemps, où il faut avant tout se nourrir, se mouvoir, vivre enfin : l’enfant est par nature assez épicurien. Eh bien, les enfants appréhendent comme d’autres et plus que d’autres le « mauvais quart- d’heure ; » mais pour ceux que cette souffrance momentanée n’effraie pas trop, la mort en elle-même n’offre rien de très redoutable. C’est peut-être ce qui explique la fréquence relative des suicides chez les enfants, quoique les motifs en soient nécessairement bien plus restreints que chez les hommes ; — fréquence dont se sont étonnés les statisticiens et les moralistes.

La vie, dans la plupart des cas, a une tout autre importance pour l’homme fait. À tort ou à raison, il cherche toujours dans la vie autre chose que le plaisir présent ou même à venir.

Il est peu d’épicuriens assez convaincus. Tout homme, si humble qu’il soit, se propose dans la vie un but ; et ce but est lui-même plus ou moins humble, mais il est suffisant pour susciter en lui une énergie courageuse qui le porte au-dessus des obstacles de l’existence. C’est cette même énergie virile, cette même volonté de vaincre, qui recule devant la mort, comme devant le seul obstacle invincible. Chaque vie humaine s’attache d’ordinaire à une œuvre, qu’elle cherche à accomplir, à parfaire, et c’est pour cette œuvre qu’elle redoute surtout la mort. Celui-là vit et travaille pour sa famille, celui-ci pour une idée. Les gens qui travaillent pour une idée sont plus fréquents qu’on ne pense ; on en trouve partout, dans toutes les classes ; ce qui est rare, c’est que l’idée soit juste. Néanmoins cette idée, quelle qu’elle soit, explique toute l’existence de celui qui l’a conçue. Ajoutons que notre vie même est une sorte d’œuvre supérieure, qu’on veut faire complète et belle. Nos efforts passés eux-mêmes nous engagent ; nous ne voulons pas qu’ils soient vains : l’homme n’est pas comme l’enfant, qui n’a devant lui que l’avenir, et qui peut en faire bon marché ; il a tout un passé avec lequel il lui faut compter, et qui le pousse en avant.

Pour expliquer la crainte de la mort, Pascal disait : « On meurt seul. » Ce n’est pas absolument exact : il n’y a que l’épicurien bien convaincu qui puisse mourir seul ; chaque homme porte généralement avec soi tout un long souvenir d’affections, tout un monde de pensées impersonnelles, de désirs généreux, qu’il ne peut se résoudre à abandonner ; c’est là ce qui fait sa force dans la vie, sa tristesse en face de la mort. Si on était dans une complète solitude morale, on mourrait fort gaiement, comme nos ancêtres les Gaulois. Plus on est courageux et fort, moins on craint la souffrance qui accompagne la mort, et cependant on peut redouter la mort même, qui ne vous atteint pas seul, mais anéantit la volonté aspirant au mieux, l’œuvre commencée. La grandeur de « l’art » nous fait alors songer davantage, comme le vieil Hippocrate, à la briéveté de la vie. Quand cette vie est conçue comme un effort persévérant, une lutte pour la réalisation du bien et du beau, cette lutte n’a pas de sens si elle n’a le triomphe pour but ; or la mort vient empêcher brusquement ce triomphe. Rien de plus navrant que de mourir dans une défaite, ou seulement quand l’issue du combat est incertaine ; au contraire les soldats meurent gaiement quand ils voient la victoire gagnée : ils se disent que du moins ils n’ont pas perdu leur vie en la donnant.

Quant à ceux pour qui l’existence n’est qu’un jeu, un divertissement, ils peuvent sans contradiction ne pas s’affliger de la voir finir. On ne peut pas éternellement se divertir. Si on ne prend la vie qu’à la surface, on s’en fatigue ; si on la prend dans ce qu’elle a de profond, on s’y attache. L’épicurien, lui, ne s’y attache pas de cette manière.

Par une loi naturelle, tout plaisir prolongé est suivi de dégoût. Lucrèce fait dire par la Nature à l’homme qui s’afflige de mourir : « Crois-tu que j’inventerai pour toi quelque nouveau plaisir ? il n’en est rien ; toutes choses sont toujours les mêmes[198]. » Cette monotonie finale de l’existence est une nouvelle raison qui justifie l’indifférence de l’épicurien en face de la mort.

D’une manière générale on pourrait dire que, dans la nature, tout être dont la vie n’a pas d’autre but que la jouissance est nécessairement destiné à mourir ; tout être qui a soi pour unique centre de sa pensée et de sa volonté, est destiné à voir ce centre se déplacer un jour, — et alors sa pensée et sa volonté mêmes n’auront plus de sens et seront anéanties. Qui n’existe que pour soi, ne peut exister toujours, ou la nature serait arrêtée dans son évolution. Le désintéressement, en supposant qu’il soit possible lui-même, pourrait seul rendre possible l’immortalité.

Si au contraire l’homme n’a d’autre fin que son plaisir propre, selon la pensée d’Epicure, il est voué par le fait même à l’anéantissement, et il ne peut que s’y résigner comme à une conséquence et à une condition de sa vie présente. Cette vie même, comme dit Lucrèce, est une sorte de mort continue ; on se voit mourir à chaque instant, en voyant à chaque instant mourir un plaisir, une jouissance. Le sommeil qui interrompt forcément la série des plaisirs, est également un diminutif de la mort. La mort fait ainsi partie intégrante de la vie, telle qu’elle est conçue par les Epicuriens ; c’est une chose habituelle, qui n’a vraiment rien d’effrayant que ce qu’on y met. Pour l’intelligence elle est rationnelle et presque utile ; pour la sensibilité, elle n’est rien.

En résumé, il y a deux craintes de la mort très différentes qu’Epicure n’a pas distinguées : une crainte puérile et lâche où l’imagination a le principal rôle, une crainte intellectuelle et virile où la raison a la part principale, et qui est plutôt l’horreur désintéressée de la mort qu’une crainte véritable. Epicure a montré la vanité de la première, non de la seconde. A coup sûr il ne faut pas retourner aux religions antiques renversées par l’épicurisme, et on doit résolûment bannir de l’idée de la mort tout ce que l’imagination des premiers peuples lui communiquait de redoutable. Les enfers sont une conception dérivée de cette vie ; comme le remarque Lucrèce, c’est ici-bas qu’il y a des Tantale et des Sisyphe[199]. Ne nous forgeons donc pas de chimères, et ne peuplons pas l’avenir des maux du présent. Craindre d’être puni par une puissance extérieure est puéril ; demander une récompense mercenaire est peu digne ; mais d’autre part on peut demander à ne pas périr, on peut souhaiter, sans y compter absolument, une existence qui soit en progrès sur celle-ci ; on peut penser que la mort est un pas en avant, non un brusque arrêt dans le développement de l’être ; on peut enfin espérer ne pas y perdre, comme en un naufrage, toutes les richesses intérieures qu’on a amassées, mais traverser la mort en emportant glorieusement le monde de pensées et de vouloirs généreux qu’on a créé en soi. Ici la voie aux hypothèses et aux utopies métaphysiques est ouverte. Au point de vue même de l’épicurisme, l’espérance est une consolation qu’il ne faut pas s’enlever à soi-même. Si Epicure eût vécu de nos jours, où la conception de l’immortalité tend à devenir de plus en plus riante et céleste, peut-être ne l’eût-il pas attaquée aussi ouvertement et se fût-il incliné devant elle comme il se prosternait dans les temples des dieux. Cette croyance est une source de bonheur qui n’est pas à dédaigner. Quant aux hommes qui ne partagent pas toutes les idées épicuriennes, ils seront toujours portés, malgré les raisonnements d’Epicure, à placer au-delà de la mort quelque arrière-pensée d’espoir. Ceux qui sont désintéressés ou qui croient l’être ont plus de raison de se confier en la justice de la nature ; le moi qui s’est assez élargi aurait droit de ne pas périr.




LIVRE III


LES VERTUS PRIVÉES ET PUBLIQUES
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CHAPITRE PREMIER


LE COURAGE ET LA TEMPÉRANCE. — L’AMOUR ET L’AMITIÉ.

GENESE DE L’AMITIÉ. — LA CONDUITE DU SAGE DANS

LA SOCIÉTÉ HUMAINE.


Que les vertus sont simplement, selon Epicure, des moyens pratiques pour réaliser l’idéal humain, à savoir le bonheur dans la sérénité et la liberté.
I. — Vertus privées. — Le courage ramène à la prévoyance et à la résignation. — La tempérance. — Que cette vertu est le fond même de la morale épicurienne et de toute morale utilitaire.
II. — Vertus sociales. — Théorie épicurienne de l’amour. — Sa conformité avec les idées antiques. — Ses analogies avec les doctrines du stoïcisme et du christianisme. — L’amitié. — Son utilité pratique, suivant Epicure. — Plaisir nouveau qui naît de l’amitié même, plaisir d’aimer. — Genèse de l’amitié, suivant Epicure : comment nous pouvons en venir à aimer nos amis comme nous-mêmes. — Rapprochement entre une page de Cicéron et une page de Bentham. — Rôle prédominant qu’acquiert l’amitié dans le système épicurien. — Pourquoi la vertu épicurienne est essentiellement sociable. — Insuffisance finale de la théorie d’Epicure sur l’amitié. — Comment elle se transforme chez ses successeurs, par une évolution qui a été généralement mal comprise. — 1o L’amitié fondée sur un pacte mutuel. — 2o L’amitié fondée sur l’habitude. — Genèse nouvelle de l’amitié, qui rappelle en sa simplicité primitive les analyses complexes de Stuart-Mill et de Bain.
III. — Conduite de l’épicurien en face des hommes libres et des esclaves. — L’aménité épicurienne. — Dédain des honneurs, abstention politique. — Dédain des richesses allié au souci d’une certaine aisance. — L’as d’Epicure. — Le sage doit-il mendier ?

Nous avons analysé dans son ensemble la conception épicurienne du bonheur ; nous avons suivi le mouvement qui élève peu à peu Epicure, parti des plaisirs du ventre, jusqu’à la sérénité de l’esprit, jusqu’à la liberté consciente de soi et s’affirmant même en face de la mort. Après avoir ainsi reconstitué l’idéal épicurien, il nous reste à chercher par quels moyens l’homme peut dans la pratique réaliser partiellement cet idéal ; quels que soient ces moyens, s’ils sont efficaces, ils seront légitimes : être heureux, nous le savons, c’est par cela même être vertueux. La vertu épicurienne, qui n’est ainsi qu’effet et moyen par rapport au bonheur, se confondra-t-elle cependant avec la vertu vulgaire qu’on a l’habitude de considérer comme étant par elle-même une fin ? L’intérêt et le devoir coïncideront-ils dans la conduite ? Tel est le problème nouveau qui se pose. Nous abordons la partie pratique de la doctrine épicurienne, qui n’est pas moins intéressante que la partie théorique. Epicure, pour soutenir jusqu’au bout son système, devra recourir à une théorie curieuse et toute moderne de la société humaine.

I. — Occupons-nous d’abord des vertus privées, qui sont dans une certaine mesure le principe de toutes les autres.

La principale vertu qu’admit l’antiquité, vertu a laquelle elle ramenait les autres, c’est le courage. Or le courage s’accorde avec la doctrine épicurienne, et même en un certain sens il la constitue ; car qu’est-ce que le courage sinon l’absence de trouble en face des événements de la vie ? et qu’est-ce que l’absence de trouble, l’ataraxie, si ce n’est le fondement même du bonheur et le but poursuivi par toute la doctrine épicurienne ? Nul ne se montrera plus courageux que le sage parce que nul ne verra moins de sujets d’effroi : il n’y aura point en lui de crainte, puisque, si on en croit Epicure, il n’y aura point pour lui de danger. Que redouterait-il ? la mort ? Il ne pense pas qu’elle soit un mal. La souffrance ? Il peut la rendre vaine. D’ailleurs, il ne prendra point en face d’elle la pose théâtrale d’un stoïcien ; il pourra sans honte, dans la torture, jeter des cris et des plaintes[200]; il n’en faudra pas conclure qu’il craint. Les hommes ne troubleront pas plus son calme que les foudres de Jupiter, ou les clous de la destinée : s’ils l’envient, s’ils le méprisent, il dominera par sa raison (λογισμῷ περιγίνεσθαι) leur haine, leur envie, leur mépris même[201].

Ce courage qui consiste, non pas à affronter les périls, mais à se retirer d’eux, cet art de se mettre à l’abri des événements, est commun à toutes les doctrines utilitaires ; c’est encore plus pour elles de la prévoyance et de la résignation que du courage ; pour Epicure, c’est encore plus de la confiance que de la prévoyance. Aussi ce courage raisonné et pour ainsi dire savant n’est pas un fruit du hasard et ne vient pas tout fait de la nature : il est produit, dit Epicure, par la connaissance raisonnée de la vraie utilité, λογισμῷ τοῦ συμφέροντος[202].

Le sage sera-t-il tempérant? — Ici la question est plus délicate ; car si les maux que dédaigne le courage ne sont pas de véritables maux, les biens auxquels doit s’arracher la tempérance sont aux yeux de tout utilitaire des biens très-réels. Pourtant, ici encore, on peut dire que la tempérance est une vertu essentielle au système épicurien : car la fin d’Epicure c’est le bonheur, non le plaisir ; or, pour obtenir le bonheur, il faut rejeter les plaisirs qui, se contredisant eux-mêmes et faisant se contredire la raison de celui qui les poursuivrait, appellent à leur suite la douleur : dans toute doctrine qui n’est pas proprement celle du plaisir, mais de l’utilité, la tempérance, le calcul tempérant (νήφων λογισμές) est vertu fondamentale[203].

Au dessus de ces deux vertus est placée la sagesse pratique, qui les produit et les modère. Cette sagesse ne fait qu’un avec la raison et la philosophie.

II. — Si l’intérêt et la vertu s’accordent facilement dans le domaine privé, en sera-t-il de même dans le domaine social ?

Considérons d’abord les vertus purement affectives.

Le plus grand mal est le trouble, et quelle passion est plus capable que l’amour d’apporter le trouble dans l’âme ? Le sage évitera donc l’amour comme un mal irréparable. Epicure et Lucrèce distinguent ici deux choses, la passion proprement dite et le besoin physique : le besoin, qui est « naturel et nécessaire, » doit être satisfait ; quant à la passion de l’amour chantée par les poëtes, elle n’a rien de naturel ni de rationnel : elle se ramène à une illusion psychologique. Au fond l’amour n’est autre chose, suivant Lucrèce, qu’une tendance à douer l’objet aimé de toutes les perfections, à le diviniser, ce qui est absurde ; l’amour est une sorte de culte inconscient, de religion, de superstition, qui doit disparaître comme toutes les autres. Quant au mariage, il apporte avec lui mille soucis : pour éviter les tracas du ménage, le sage, en général, ne se mariera point et n’aura pas d’enfants. D’ailleurs, dit Epicure, cette règle souffre exception[204].

La théorie épicurienne de l’amour est très conforme aux idées antiques. C’est à tort que les Stoïciens reprochaient à Epicure de vouloir anéantir la société en défendant au sage d’avoir des enfants. D’abord cette défense n’a rien d’absolu, comme on vient de le voir ; puis elle s’adresse à l’épicurien accompli, au sage, type plus idéal que réel : en fait, grand nombre d’épicuriens se marièrent ; Métrodore eut des enfants qu’Epicure recommande en mourant aux soins d’Hermarchus. En outre les Stoïciens eux-mêmes, chose curieuse, conseillaient à leur sage d’éviter le mariage. Epictete, qui attaque si vigoureusement Epicure, ne parle guère autrement que lui : « Regarde, dit-il : si le Cynique est marié, il lui faut faire certaines choses pour son beau-père, s’acquitter de certains devoirs envers les autres parents de sa femme, et envers sa femme elle-même. Le voilà désormais absorbé par le soin de ses malades et par l’argent à gagner. À laisser tout le reste de côté, il lui faut au moins un vase pour faire chauffer de l’eau à son enfant, et un bassin pour l’y laver ; il lui faut pour sa femme en couches de la laine, de l’huile, un lit, un gobelet ; voici déjà son bagage qui s’augmente ! Et je ne parle pas des autres occupations, qui le distraient de son rôle. Que devient ainsi ce monarque, dont le temps est consacré à veiller sur l’humanité[205] ? » On le voit, la philosophie, comme les dieux antiques, était jalouse, et voulait qu’on fût tout entier à elle. Avec le christianisme ces préventions contre le mariage et la vie à deux s’accrurent, loin de diminuer : on sait le grand travail qui se fit alors dans le monde antique, le mouvement qui entraîna par milliers vers la solitude les âmes les plus fortes et les mieux trempées. On croyait, en s’isolant, être plus près de Dieu ; l’extase remplaça l’amour. Certes le christianisme porta plus de tort au mariage que ne le fit jamais l’épicurisme. Les Pères de l’Eglise s’étonnent de se rencontrer sur ce point avec Epicure ; le grand saint Jérôme, dans son désert, le médite, le propose comme exemple aux Chrétiens, et en son style métaphorique s’écrie que « ses œuvres sont remplies d’herbes, de fruits et d’abstinences[206]. » Chrétiens et épicuriens avaient également peur de l’amour ; mais les causes de cette crainte étaient différentes : les uns redoutaient d’y risquer leur bonheur, les autres d’y oublier leur Dieu. Quant au résultat pratique, il est le même dans les deux doctrines.

Si le coeur du sage doit ainsi bannir l’amour, en sera-t-il de même de l’amitié ? Le sage se renfermera-t-il entièrement en lui-même, se suffira-t-il ? Ainsi que, abrité derrière sa sagesse, il peut dédaigner la haine et la colère de ses semblables, dédaignera-t-il leur bienveillance et leur amitié ? Nullement : l’amitié est une chose trop utile pour qu’on la néglige. L’amitié est comme « un champ qu’on ensemence » et dont on récoltera la moisson. « De tous les biens que la sagesse prépare en vue du bonheur de la vie, le plus grand de beaucoup, c’est l’acquisition de l’amitié[207]. » Trouver un ami, c’est trouver une protection à travers toutes les vicissitudes de la vie : on sait que les Epicuriens se secouraient les uns les autres dans les malheurs publics[208]. Un ami, c’est un soutien, c’est quelqu’un qui combat avec vous dans la lutte contre la fortune et sur qui vous pouvez toujours compter. L’amitié, augmentant ainsi l’assurance, augmente l’ataraxie et le bonheur.

Jusqu’ici l’intérêt et l’amitié semblent s’accorder assez bien. Cependant de nombreuses difficultés se présentent : dans l’amitié, en effet, on ne se borne pas à recevoir, il faut soi-même donner ; l’amitié vit de peines et d’efforts, de sacrifices mutuels, de dévouement parfois : c’est un échange où, par une loi assez singulière, chacun s’efforce de rendre plus qu’il n’a reçu et en quelque sorte de perdre au lieu de gagner. Aussi, à ce point de vue encore très-extérieur où nous nous sommes placés, il semble que pour l’épicurien les avantages de l’amitié seront finalement compensés et au-delà par les pertes. Epicure se voit donc forcé de pénétrer plus profondément dans l’analyse de l’amitié, et d’y chercher, outre les profits extérieurs, une jouissance plus intime et plus profonde qui la justifie.

Cette jouissance que la doctrine de l'utilité personnelle est bien forcée comme toute autre de reconnaître et d’admettre, c’est le plaisir d’aimer. « De même que les haines, les jalousies et les marques de mépris sont contraires au plaisir, de même l’amitié non seulement garantit très fidèlement, mais encore produit le plaisir autant pour nos amis que pour nous[209]. » Ainsi, aux profits extérieurs de l’amitié, voici un nouvel avantage qui vient s’ajouter. Un ami est chose agréable, non seulement à cause des services qu’il nous rend, mais par cela seul qu’il nous aime : nous pouvons donc nous-mêmes l’aimer et le rechercher comme nous recherchons tout ce qui nous procure du plaisir. « L’amitié commence par le besoin ; mais elle se soutient par les jouissances de la vie en commun[210]. » Toutefois notons bien ceci, nous aimerons toujours notre ami pour notre plaisir, non pour le sien ; pour nous, non pour lui. De là, dans l’amitié épicurienne, un vice profond et persistant. L’ami n’est pas un autre nous-même, auquel nous nous attacherions d’une manière toute désintéressée : il est toujours l’humble serviteur de notre moi, c’est un instrument pour nous. Comment rétablir dans l’amitié l’égalité des personnes, et supprimer peu à peu ce rapport de moyen à fin qui s’établit entre mon ami et moi ; par quel subterfuge éliminer ce moi lui-même, qui, après avoir été l’origine de l’amitié, doit disparaître sous peine de l’anéantir ? Tel est le curieux problème qui se pose devant les Epicuriens, problème qu’ils comprirent parfaitement, qui les tourmenta beaucoup et dont ils proposèrent tour à tour diverses solutions. L’épicurien a besoin de l’amitié, et l’amitié elle-même a besoin, pour subsister, de désintéressement : voilà bien la difficulté. Mais, après tout, pourquoi l’épicurien ne pourrait-il être provisoirement désintéressé ? Le désintéressement sera pour lui un simple moyen ; mais il peut s’en servir comme de toute autre chose, en vue de son bonheur. Il peut paraître se détourner de son but pour mieux l’atteindre. « Sans l’amitié nous ne pouvons en aucune manière posséder un bonheur solide et durable ; mais nous ne pouvons conserver l’amitié, si nous n’aimons nos amis comme nous-mêmes : donc ce résultat se produit dans l’amitié, et ainsi l’amitié se lie étroitement avec le plaisir. Nous jouissons de la joie de nos amis comme de la nôtre, et semblablement nous souffrons de leurs douleurs[211]. » Dans ce passage où Epicure devance les « genèses de sentiments » de l’école anglaise contemporaine, on voit l’amitié, d’abord tout intéressée, se modifier peu à peu sous l’action de l’intérêt même, et tendre au désintéressement. « C’est pourquoi, conclut Epicure, le sage aura toujours pour ses amis les mêmes sentiments que pour lui-même ; et toutes les peines qu’il prendrait pour se procurer à lui-même du plaisir, il les « prendra pour en procurer à son ami[212]. » Bien plus, dans l’amitié, « il est plus agréable de faire du bien que d’en recevoir[213]. »

Il est remarquable que, dans cette théorie de l’amitié, Epicure exprime exactement les mêmes idées que Bentham reproduira vingt siècles plus tard. En effet, Bentham, après avoir pris comme Epicure son point de départ dans l’égoïsme, en vient cependant a reconnaître que les jouissances de la sympathie et de l’ affection sont inséparables du bonheur ; elles doivent donc être recherchées. Or, on ne peut obtenir l’affection d’autrui qu’en témoignant à autrui de l’affection, et on ne peut témoigner de l’affection que par des actes où entre dans une certaine portion le sacrifice de l’égoïsme ; l’égoïsme, pour se conserver, est donc contraint, dans une certaine mesure, de se sacrifier. Raisonnement fort logique et auquel les deux penseurs devaient être amenés à la fois par la force des choses. « Comment, dit en propres termes Bentham, un homme pourra-t-il être heureux, si ce n’est en obtenant l’affection de ceux dont dépend son bonheur ? Et comment pourra-t-il obtenir leur affection, si ce n’est en les convainquant qu’il leur donne la sienne en retour ? Et cette conviction, comment la leur communiquer, si ce n’est en leur portant une affection véritable ? Et si cette affection est vraie, la preuve s’en trouvera dans ses actes et dans ses paroles[214]. » Non seulement donc l’égoïsme doit simuler l’affection ; mais, comme l’affection la plus vraisemblable c’est encore généralement la plus vraie, comme ce qu’on simule ne vaut jamais ce qu’on éprouve, l’égoïsme devra s’efforcer d’éprouver une véritable affection. Ainsi se trouve franchi par Bentham et par Epicure le large intervalle qui sépare un moi d’un autre moi.

Si Epicure a fait entrer l’amitié dans son système, ce n’est pas pour la reléguer au second rang, mais pour lui donner véritablement une place d’honneur. Sa conception de l’amitié est d’ailleurs très-délicate et plutôt moderne qu’antique. Les amis, dit-il, doivent être assez unis pour mettre tous leurs biens à la disposition l’un de l’autre ; mais ils ne doivent pas, comme le recommandait Pythagore, les mettre en commun : cette communauté forcée ressemblerait à la défiance plutôt qu’à la libre amitié[215]. Selon Epicure, l’influence de l’amitié domine la vie entière et se la subordonne ; bien plus, elle semble même s’étendre par delà les bornes de la vie : placé aux côtés d’un ami, le sage regardera sans défiance la mort. « C’est une même pensée, dit Epicure, qui nous donne l’assurance que nul mal n’est éternel ni même durable, et qui nous montre que, dans ce temps borné de la vie, le secours de l’amitié est le plus utile[216]. » L’amitié est, comme la vertu, un moyen si efficace du bonheur, qu’elle se confond entièrement avec le bonheur même. « De même que les vertus, l’amitié ne peut se séparer du plaisir... Ce que nous avons dit des vertus, qu’elles sont toujours liées avec les plaisirs, il faut le dire aussi de l’amitié[217]. » Amitié, vertu, bonheur, ne sont donc au fond que trois aspects divers d’une même chose : être aimant, c’est être heureux ; être heureux, c’est être aimant.

À ce point de vue l’amitié finit par nous apparaître comme un bien si élevé qu’en comparaison tout le reste n’est rien. Toutes nos joies viennent en quelque sorte se suspendre à la vie de notre ami, qui nous devient aussi précieuse, plus précieuse que notre vie même. L’absence, qui refroidit les amitiés vulgaires, ne peut rien sur celle du sage : « Seul le sage gardera envers ses amis présents ou absents une égale bienveillance[218]. » Enfin la mort d’un ami, cette absence éternelle, en vient à nous apparaître comme plus redoutable que notre propre mort : dans l’amitié la meilleure part n’est-elle pas pour celui qui meurt le premier ? « Le sage donnera, s’il le faut, sa vie pour son ami[219]. »

On peut maintenant s’expliquer les célèbres amitiés des Epicuriens, cette vie en commun, ces disciples et ces familiers si nombreux, dit Diogène, « que des villes entières n’auraient pu les contenir[220]. » C’était entre tous ces cœurs, au dire des anciens, une entente, une harmonie parfaite : conspiratio amoris, écrit Cicéron. La famille même d’Epicure donnait l’exemple : « C’est chose merveilleuse, dit Plutarque, comme ses frères étaient affectionnés envers lui[221]. » Son disciple Métrodore était devenu un autre lui-même ; ils ne se quittaient jamais : nous avons au Louvre un marbre qui représente sur une de ses faces Epicure, sur l’autre son inséparable ami. Pendant le siège d’Athènes par Démétrius, Epicure nourrit tous les disciples qui étaient restés auprès de lui[222]. Enfin cette tradition d’amitié se propagea dans son école plus que dans toute autre. En Grèce on citait de beaux exemples d’amitié épicurienne[223]. Dans le dialogue de Cicéron, Torquatus fait observer qu’en remontant jusqu’à Thésée, on trouve à peine trois couples d’amis célèbres : tant l’amitié tient peu de place dans les fables antiques, signe qu’elle en tenait encore moins dans la vie réelle ; « mais quels nombreux groupes d’amis Epicure a rassemblés dans sa maison, qui pourtant n’était pas grande !… C’est encore aujourd’hui l’habitude des Epicuriens[224]. » La fidélité dans l’amitié est l’une des principales qualités reconnues aux Epicuriens par Cicéron et Sénèque. Ils vivaient dans une espèce de solidarité mutuelle, analogue à celle des premiers Chrétiens ; ils se secouraient les uns les autres dans les malheurs publics ; non-seulement ils célébraient ensemble tous les ans l’anniversaire de la naissance d’Epicure, mais chaque mois ils se réunissaient dans des repas communs[225]. Nulle autre secte de l’antiquité ne présenta pendant des siècles une telle entente, une telle cohésion intellectuelle et morale.

On le voit, on ne peut reprocher à Epicure et aux Epicuriens de n’avoir pas tenu à assez haut prix l’amitié. Ils l’ont même plus vantée et plus pratiquée que leurs adversaires les Stoïciens. Lorsqu’on prend simplement pour but de conduite le bonheur, on sent mieux son insuffisance personnelle, on a plus besoin de s’appuyer sur autrui, que si on prend pour but la vertu. La vertu, elle, ne perd rien à être solitaire. De là chez le Stoïcien plus de grandeur, mais aussi plus de rudesse et d’aspérité ; l’Epicurien au contraire est essentiellement sociable et supplée à la véritable force d’âme par l’aménité et la douceur. Seulement, ce qui ôte beaucoup de prix à cette tendresse un peu en dehors, c’est de penser qu’elle a pour principe la recherche du bonheur personnel. A mesure que l’épicurisme se développa, on sentit mieux cette contradiction entre le caractère élevé de l’amitié et l’origine assez basse que lui attribuait Epicure. Les Epicuriens romains, continuant le mouvement qui emportait la pensée de leur maître vers un idéal trop beau pour n’être pas poursuivi et trop haut pour être entièrement ramené aux préoccupations de l’intérêt, pensèrent qu’il y avait comme au sommet des choses, dans la partie la plus élevée de l’amitié, désintéressement complet, amour d’autrui pour autrui, et non plus seulement pour soi. Cicéron indique à plusieurs reprises cette espèce de scission qui se produisit dans le camp épicurien. Et il fallait que la théorie de l’amitié fût considerée par les Epicuriens comme bien importante, pour qu’ils se décidassent à modifier aussi gravement sur ce point la doctrine du maître[226].

Mais comment concilier avec le principe de l’intérêt l’amitié conçue comme vraiment désintéressée. C’était là une tâche difficile. Les Epicuriens recoururent alors à une idée que le maître lui-même avait exprimée et sur laquelle nous le verrons fonder sa théorie de la justice : — l’idée d’un pacte mutuel, d’un contrat plus ou moins tacite qui règlerait les rapports des hommes entre eux. Appliquant cette conception à l’amitié, les Epicuriens y crurent voir une sorte de pacte conclu précisément contre l’égoïsme. « Quelques-uns des nôtres soutiennent qu’il existe une sorte de pacte des sages, qui les oblige à n’aimer pas moins leurs amis qu’eux-mêmes : que ce soit possible, nous le comprenons ; souvent même nous en voyons des exemples, et évidemment rien n’est plus propre qu’une telle union à rendre la vie heureuse. » « Certains épicuriens, dit encore Cicéron, prétendent que les sages prennent entre eux un engagement, celui d’avoir pour leurs amis les mêmes sentiments qu’ils ont pour eux-mêmes[227]. »

Voici donc une nouvelle théorie de l’amitié que Cicéron distingue avec soin de celle d’Epicure[228]. Cette théorie ne porte pas atteinte aux principes de l’épicurisme : les hommes sont toujours considerés comme mus par l’intérêt personnel ; seulement les plus éclairés d’entre eux, les « sages », comprenant la beauté supérieure de l’amitié, s’engagent à la réaliser dans leur conduite les uns à l’égard des autres, s’interdisent d’avance tout retour vers soi, et au milieu de la nature grossièrement égoïste se jurent affection et dévouement. — Que ne jurent-ils aussi, dit Cicéron, « d’aimer pour elles-mêmes et sans salaire la justice, la modération et « toutes les vertus ? » — Les Epicuriens pourraient répondre qu’un tel engagement est au-dessus de leur pouvoir ; car ils ne peuvent changer dans son fond la nature humaine : ils peuvent seulement, dans la pratique, n’en pas tenir compte ; leur volonté peut contredire la nature sans la faire taire. Quoi qu’il en soit, le principal défaut de ce pacte amical imaginé par les Epicuriens, c’est qu’il n’a vraiment pas de caractère obligatoire ; si on demande quelle est sa raison d’être, il n’en peut avoir d’autre que la recherche du bonheur : il n’aura donc pas non plus d’autre raison de durée. L’intérêt qui l’a formé, pourra le rompre d’un moment à l’autre[229].

Les Epicuriens se virent donc contraints de chercher une troisième solution du problème, un troisième moyen de lier sans retour l’ami à son ami. La volonté de chacun, qu’ils invoquaient tout à l’heure, n’est pas une garantie assez sûre ; car, malgré tous les pactes du monde, elle peut toujours se dédire ; il faudrait trouver quelque chose de moins variable que la volonté, quelque lien plus tenace, et les Epicuriens pensèrent le trouver dans l’habitude. Voici ce qu’imaginèrent ces hommes assez subtils (satis acuti), dit Cicéron, et nous allons voir combien leur théorie se rapproche de celle de nos « associationnistes modernes. » « Sans doute les premières entrevues, les premiers rapprochements et le désir de lier amitié ont leur raison dans le plaisir personnel ; mais lorsque le progrès de l’habitude a fini par produire l’intimité, alors l’amour s’épanouit, à ce point qu’on chérit ses amis uniquement pour eux-mêmes, sans retirer aucun profit de l’amitié. En effet si nous avons coutume de nous attacher aux lieux, aux temples, aux villes, aux gymnases, à notre champ, à nos chiens, à nos chevaux, à nos jeux, par l’habitude de l’exercice ou de la chasse, combien plus facilement et plus justement cet effet pourra-t-il se produire en la société habituelle des hommes[230] ? » Dans ce passage généralement mal compris, les Epicuriens restent fidèles à l’esprit de leur maître ; ils ne se contredisent nullement comme on l’a cru ; ils invoquent seulement un fait d’observation : à savoir qu’un objet ou un être aimés d’abord pour autre chose, finissent par être aimés pour eux seuls, et de moyens qu’ils étaient, deviennent à nos yeux des fins. Ce fait d’observation, l’Ecole anglaise contemporaine le relèvera également ; elle l’expliquera par l’association des idées, et elle en fera la base de sa théorie de la moralité : la vertu, selon MM. Stuart-Mill et Bain, devient chère à l’homme habituellement vertueux par le même phénomène qui fait que l’avare s’attache à son or. Certes il ne faudrait pas chercher chez les Epicuriens grecs ou romains des « genèses » aussi raffinées ; toutefois, dans sa simplicité primitive, la théorie épicurienne repose absolument sur les mêmes faits que la théorie anglaise dont nous parlons, et elle explique ces faits à peu près de la même manière, par l’habitude. Suivant les Epicuriens, demander pourquoi on s’attache à son ami revient simplement à demander pourquoi on s’attache à son chien, à son cheval, et dans les deux cas la réponse doit être absolument la même. Ce qui rend les êtres chers les uns aux autres, c’est l’habitude de vivre et d’agir en commun ; par ce fait même il se produit entre eux une accoutumance mutuelle (consuetudo), une sorte d’adaptation ; rapprochez deux êtres quelconques par un même intérêt, et à la longue, quels que soient ces êtres et pourvu qu’il n’y ait pas entre eux de répugnance instinctive, le rapprochement même finira par produire l’union. En chassant avec le chien on finira par l’aimer ; en vivant avec son ami, on finira par s’attacher à sa personne même ; d’autant plus vivement qu’il s’agit ici d’un homme au lieu d’un chien, et qu’un homme est plus capable de répondre à l’affection que vous lui témoignez.

On peut reprocher à cette troisième théorie d’être encore incomplète, de considérer l’amitié comme trop passive, d’y faire la part trop grande au mécanisme de l’intérêt et de l’habitude, de ne pas distinguer entre les choses et les personnes, entre les hommes et les chevaux ou les chiens. Quoi qu’il en soit, cette théorie constitue un progrès sur celle d’Epicure lui-même ; elle marque un effort remarquable dans le but d’expliquer empiriquement l’« amour d’autrui pour autrui » ; enfin elle témoigne du travail qui se faisait déjà dans la pensée antique sur certaines grandes questions. La conclusion des Epicuriens est la suivante : « Non seulement on n’empêche pas l’amitié en plaçant le souverain bien dans le plaisir ; mais, sans cela, on ne pourrait en aucune façon établir d’amitié entre les hommes[231]. » Suivant l’épicurisme, en effet, nous savons que le plaisir et la peine sont les seuls moteurs des hommes : eux seuls peuvent donc les faire se chercher et se rencontrer.

III. — Comme Epicure recommande l’amitié d’un individu avec un autre, il ne pouvait pas ne pas recommander soit par ses préceptes, soit par ses actions, l’amitié de tous les hommes entre eux. Diogène nous parle de sa piété envers ses parents, de sa bienfaisance envers ses frères, de sa mansuétude à l’égard de ses esclaves[232]. Ces derniers, toutefois, il veut qu’on les châtie à l’occasion (κολάσειν), tout en en ayant pitié (ἐλεήσειν) et en pardonnant à ceux qui font preuve de bonne volonté (συγγνώμην τινὶ ἕξειν τῶν σπουδαίων)[233]. On sait que Mus fut à la fois l’esclave et le disciple d’Epicure. Envers les hommes en général, sa bonté, d’après Diogène, était incroyable (ἀνυπέρβλητοι χρηστότητες) et sa bienveillance sans égale (ἀνυπέρβλητος ευγνωμοσύνη) ; universelle était sa philanthropie (καθόλου ἡ πρὸς πάντας αὐτοῦ φιλανθρωπία)[234]. Il est vraiment curieux de voir, des ses origines, la doctrine utilitaire revêtir ces couleurs de philanthropie qu’elle a conservées depuis chez ses modernes représentants, Bentham, Owen, Stuart-Mill.

Si le sage doit poursuivre l’affection de ses semblables, il ne doit pourtant pas avoir grand souci de leur admiration. « Jamais je n’ai voulu plaire au peuple, disait Epicure, car ce que je sais n’est pas de son goût, et ce qui est de son goût, je ne le sais pas[235]. » Et il écrivait à un compagnon de ses études : « Nous sommes l’un à l’autre un assez grand théâtre[236]. » Le sage ne recherchera donc pas les honneurs[237]. Le commandement et la royauté ne sont des biens « selon la nature » que s’ils peuvent nous mettre à l’abri contre les attaques des autres hommes ; sinon, ce sont plutôt des maux : avant de désirer l’éclat de la vie, il faut désirer sa sûreté (ἀσφάλεια), qui est plus utile[238]. Aussi le sage aimera-t-il la vie des champs plutôt que celle des villes ; il évitera les fêtes publiques, les foules. « Le moment de rentrer en soi-même, écrit Epicure, c’est quand on est forcé de se mêler à la foule[239]. » Il s’ensuit que le sage ne se mêlera point des affaires de la république ; il vivra ignoré, se recueillant en lui-même, s’abstenant : λάθε βιώσας. On sait avec quelle vivacité Cicéron combat cette doctrine de l’abstention politique qui était d’ailleurs commune aux Epicuriens, aux Platoniciens et même à la majorité des Stoïciens. Mais le trouble de la cité et le calme du sage épicurien ne peuvent aller ensemble : la vraie cité du sage, c’est son bonheur. Epicure qui, dans sa théorie de l’amitié, avait vanté l’oubli plus ou moins provisoire de soi, n’a pas voulu comprendre ni admettre le désintéressement politique[240].

Après les honneurs, les richesses. Le sage, nous le savons, n’a besoin que de pain et d’eau pour être heureux ; « il méprise les plaisirs du luxe, non sans doute pour eux-mêmes, mais pour les peines qui les accompagnent[241]. » « Souvent l’acquisition des richesses, dit Epicure, est un changement de misères et n’en est pas le terme. Voulez-vous enrichir Pythoclès ? écrit-il encore, n’ajoutez point à ses richesses, ôtez à ses désirs[242]. » « C’est une grande fortune que la pauvreté réglée sur les lois de la nature[243]. » On sait qu’Epicure et ses disciples donnèrent l’exemple de cette pauvreté savante. « Leur vie, dit Diogène de Laërte, était d’une simplicité et d’une sobriété excessives ; un cotyle de petit vin leur suffisait ; et quant à l’eau, ils se contentaient de la première venue. » Dans une lettre à un ami, Epicure lui dit : « Envoie-moi du fromage de Cythère, afin que je puisse faire grande chère, quand je le voudrai[244]. » Une autre fois, écrivant à Polyène, il se vante de ne pas dépenser un as pour sa nourriture, tandis qu’à Métrodore, moins avancé que lui, l’as entier est nécessaire[245]. — Cependant il serait bien étrange que, même à son début, l’utilitarisme, cette sorte d’économie morale qui fait de la vie une bourse et du bonheur une richesse, n’eût attaché aucune importance au gain matériel, alors qu’il en attachait tant au gain moral. Aussi Epicure, tout en soutenant que le sage peut se passer des richesses, lui conseille-t-il de ne pas toujours les dédaigner, de songer à sa fortune, d’amasser pour la vieillesse[246] : ne saura-t-il pas d’autant mieux jouir des richesses qu’il sait mieux s’en passer[247] ? Donc le sage tirera profit de sa sagesse, épargnera, mènera à bien ses affaires[248]. Il ne doit pas mendier, comme faisaient les Cyniques : il se suffira à lui-même[249]. Au reste, il faut convenir que cette conception de la vie bienheureuse est plus moderne et semblait avoir encore plus de véritable dignité que la sagesse en haillons d’Antisthène.

Ainsi, jusqu’à présent, l’Epicurien vivra comme tous les autres hommes, et ne manquera guère plus qu’eux à ses devoirs sociaux. Il peut à la rigueur avoir une femme, des enfants ; il aura des amis ; il sera bienfaisant envers ses esclaves, bienveillant envers tous ; à la rigueur, et malgré le danger que courra son ataraxie, il pourra ne pas rester complètement étranger aux affaires des autres hommes, aux honneurs, aux richesses, à l’estime publique : son moi vivra autant que possible en harmonie et en sympathie avec les autres moi. Sauf le dévouement profond, entier, le sacrifice de soi sans arrière-pensée, — qui en fait sont rares, — l’intérêt explique et peut reproduire la plupart des actes extérieurs dans ce qu’on pourrait appeler la vie affective : c’est qu’au fond il y a entre les hommes une communauté de fins (συντέλεια), une communauté d’intérêts qui les fait confondre leurs efforts vers un même but et les force à se prêter une aide mutuelle.

Mais quand par exception les intérêts, au lieu de s’unir, se combattent, qui jugera entre eux, qui préviendra ou terminera le conflit ? La justice ? Il y aurait alors un principe d’action supérieur à l’intérêt. Nous le savons, c’est impossible, suivant Epicure. Il nous reste donc à analyser avec ce dernier l’idée de justice, celle qui de toutes les idées morales se ramène peut-être le plus difficilement à l’intérêt pur et simple. La théorie épicurienne de la justice, fondée sur le contrat social, n’est pas moins intéressante à étudier que celle de l’amitié ; elle nous offrira une grande analogie avec les

théories modernes de Hobbes et de Rousseau.

CHAPITRE II


LA JUSTICE ET LE CONTRAT SOCIAL


La justice naturelle ramenée à la loi civile par les sophistes, par les sceptiques et par Démocrite. — État de la question à l’époque d’Epicure. — Points qui restaient à élucider. — Que la société humaine, selon Epicure, a pour fin l’intérêt ; qu’elle s’est formée par le consentement mutuel de chacun de ses membres. — Première conception du pacte ou contrat social, clairement exprimée par Epicure. — Que la justice a pour principe le contrat et n’existe qu’entre les contractants. — En quoi l’injustice est un mal. — Que la justice peut varier en une certaine mesure, suivant les lieux et les temps. — Rapprochement entre les paroles d’Epicure et une page de M. Bain. — L’idéal social epicurien.


Avant Epicure, les sophistes s’étaient déjà attaqués à l’idée de justice. On sait avec quelle vigueur Platon fait parler Calliclès dans le Gorgias contre la prétendue loi naturelle supérieure et antérieure aux lois humaines. La vraie loi naturelle, c’est la loi du plus fort ; le critérium d’après lequel dans la nature on juge les actions, c’est la force. Dans la cité, cette force a passé aux mains de la loi ; mais si on obéit aux prescriptions du législateur, c’est encore la force qu’on respecte et devant laquelle on s’incline, non la justice. Pyrrhon et les sceptiques, succédant aux sophistes, défendirent la même cause : dans la nature il n’y a rien, disait Pyrrhon, de beau et de laid, de juste et d’injuste ; si la justice était naturelle, d’où viendrait la diversité des lois ? les Pyrrhoniens avaient recueilli soigneusement la plupart des contradictions observées entre les mœurs et les croyances des divers peuples, et ils en faisaient un de leurs arguments favoris contre la loi morale naturelle. Démocrite enfin, dont les livres exercèrent tant d’influence sur Epicure, niait également la justice naturelle. Ainsi, en résumé, voici où en était restée la question au temps d’Epicure : 1o il n’y a pas de loi naturelle, 2o les lois civiles ont été établies par la force et sont devenues respectables sous l’influence de l’habitude.

Toutefois, dans cette substitution sceptique de la loi civile au droit naturel, deux éléments de haute importance manquaient encore : D’abord, toute force a un but, une fin hors d’elle-même ; quelle fin poursuit donc cette force sociale d’où est né le droit ? Les sophistes insistaient peu sur la fin poursuivie et ne voyaient guère que le moyen employé, c’est-à-dire la force. En outre, ce moyen même ne peut pas suffire à expliquer entièrement la formation de la société ; tant que la force n’est pas acceptée par ceux qui la subissent comme par ceux qui s’en servent, elle a peu de chance de durée : même au point de vue mécanique, pour qu’une force produise un effet durable, il faut qu’elle soit intense, et elle ne conservera son intensité qu’à la condition de rencontrer peu d’obstacle sur son passage ; or, quel obstacle la force sociale doit-elle éviter avec le plus de soin, pour conserver ainsi son intensité et acquérir de la durée ? n’est-ce pas la rébellion secrète des âmes auxquelles elle s’impose ? Pour compléter la théorie sceptique de la justice sociale et l’élever à une hauteur qui puisse embarrasser ses adversaires, il faut donc spécifier, en premier lieu : quelle est la fin vers laquelle se dirige la force sociale, c’est le pourquoi de la société ; en second lieu : comment les forces individuelles se sont organisées et groupées autour de la force sociale, de manière à opposer à son exercice le moins d’obstacles possible. — Ce furent Epicure dans l’antiquité et Hobbes dans les temps modernes, qui résolurent les premiers la question dans le sens utilitaire, en invoquant comme fin de la société l’intérêt de chacun de ses membres, et comme moyen d’organisation le consentement mutuel, l’acceptation commune des charges en vue de la jouissance commune des profits, en un mot le pacte social.

« Le droit naturel, dit formellement Epicure, n’est autre chose qu’un pacte d’utilité, dont l’objet est que nous ne nous lésions point réciproquement et que nous ne soyons point lésés[250]. » On voit combien est antique la conception de la société comme une sorte de contrat d’assurances dont le but unique serait la garantie réciproque, non pas des droits, mais des intérêts de chacun. Epicure, ne se contentant plus ici d’un simple aperçu sur la conduite du sage utilitaire envers ses semblables, essaie de pénétrer la nature même et la fin de la société, et de faire reposer la vie sociale comme la vie individuelle sur l’unique base de l’intérêt. « La justice n’est point quelque chose qui ait une valeur par soi ; elle n’existe que dans les contrats mutuels, et s’établit partout où il y a engagement réciproque de ne pas léser et de ne pas être lésé[251]. » Aussi, point de société, point de droit ; « A l’égard des êtres qui ne peuvent faire de contrats dans le but de ne pas se léser mutuellement et de ne pas être lésés, il n’y a rien ni de juste ni d’injuste. De même, pour les peuples qui n’ont pu ou n’ont pas voulu faire ces contrats[252]. »

D’ailleurs, qu’on ne croie pas que chacun, en consentant au pacte social, ait eu autrui pour objet ; chacun n’a songé qu’à soi, à sa protection personnelle, à son intérêt bien entendu : « Les lois sont établies pour les sages, non afin qu’ils ne commettent pas d’injustices, mais afin qu’ils n’en subissent pas[253]. » — Seulement, par une merveilleuse réciprocité, il s’est trouvé que chacun, en se protégeant ainsi contre autrui, a protégé autrui contre soi ; les peines qui menacent ceux qui voudraient me dépouiller ne se retourneraient-elles pas également menaçantes contre moi, si je voulais moi-même dépouiller d’autres contractants ? En le faisant, je n’agirais point mal sans doute, si j’agissais selon mon intérêt ; mais à côté du profit obtenu se trouve la peine encourue : dans cette peine réside le mal, dans cette sanction l’obligation morale. « L’injustice n’est point un mal par elle-même, mais par la crainte ; car on n’est pas sûr qu’elle échappe à ceux qui sont préposés pour châtier ces sortes d’attentats[254]. » Ainsi, sans les gardiens de la justice et de la paix publique, point de paix ni de justice.

Mais, dira-t-on, pour que la crainte des lois retînt le coupable, il faudrait qu’il fût sûr d’être découvert et puni ; ne peut-il pas espérer de ne pas l’être, de déjouer tous les soupçons, d’échapper à toutes les recherches ? — Sans doute, répondra Epicure, il est possible qu’il se dérobe à son châtiment ; mais ce n’est jamais réel, sinon après sa mort. Celui qui saurait l’avenir pourrait commettre des injustices, parce que seul il saurait si ces injustices échapperont à la justice humaine ; et non seulement il le pourrait, mais il le devrait, si ces injustices lui procuraient une vie heureuse. Par malheur, comme personne ne sait l’avenir, dans le doute, dit Epicure, abstiens-toi : « Celui qui a violé secrètement en quelque chose le contrat réciproque conclu par les hommes, ne peut avoir la confiance qu’il échappera au châtiment, même s’il y échappe une infinité de fois dans le présent ; car il n’est pas certain « qu’il en sera ainsi jusqu’à la fin[255]. » Toute sa vie le coupable est donc dans l’incertitude, l’attente, le trouble. « Le juste est éloigné de tout trouble ; l’injuste est rempli du trouble le plus grand[256]. » Mais le trouble, n’est-ce pas le pire des maux ? Le sage se gardera donc de l’injustice, comme il se garde par exemple de l’intempérance ; car les choses qui sont des biens en elles-mêmes peuvent devenir de grands maux par leurs conséquences.

Il est impossible, comme on voit, de prendre sur ce point en défaut la logique d’Epicure : l’intérêt est l’unique règle pour les individus et pour les nations[257].

Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi les Pyrrhoniens et les partisans d’une morale dogmatique luttent entre eux sans jamais pouvoir s’entendre, les premiers ne voyant dans les mœurs et les lois des peuples que diversité et contradiction, les seconds n’y apercevant qu’harmonie et unité. Selon Epicure les uns et les autres ont raison : ce qu’il y a d’universel, c’est la recherche du plus grand intérêt possible ; et comme un certain nombre d’intérêts (par exemple celui de ne pas tuer, de ne pas réduire en esclavage, etc.) sont les mêmes pour tous, il s’ensuivra que les articles du contrat tacite qui protègent ces intérêts seront à peu près les mêmes chez tous les hommes. D’autre part il y a une foule d’autres intérêts qui varient d’une époque et d’une contrée à l’autre : les lois inspirées par eux seront donc variables et particulières. Au premier point de vue les partisans du dogmatisme ont raison ; au second point de vue ils ont tort. « En général, le juste est le même pour tous, car il y a quelque chose d’utile dans la société mutuelle » (et dans certaines lois qui sont les conditions immédiates de cette société) ; « mais, en particulier, de la différence des lieux et de toutes autres causes, il résulte que la même chose n’est pas juste pour tous[258]. » Les idées qu’exprime ici Epicure sont exactement celles des utilitaires Anglais, et sur ce point les disciples n’ont fait que reproduire la doctrine de leur maître antique[259].

Dès lors que le juste est simplement l’intérêt de la société sanctionné par la loi, si la loi vient à ne plus représenter cet intérêt, continuera-t-elle cependant de représenter la justice ? devra-t-on s’y conformer aveuglément et sans espérance de progrès ? Nullement, dit Epicure, et encore ici il se sépare des sceptiques : la loi n’a pas seulement une valeur parce qu’elle est loi et force, mais parce qu’elle est un moyen pour la réalisation de la plus grande utilité possible : « Ce qui parmi les choses estimées justes, est reconnu utile aux besoins de la société mutuelle, a la nature du juste, soit d’ailleurs qu’il se trouve être le même pour tous, ou qu’il ne soit pas le même. Et si quelque chose est établi par la loi, mais qu’il n’en résulte point d’avantage pour la société mutuelle, cette chose n’a plus la nature du juste[260]. »

Il y a donc, selon Epicure, un critérium infaillible, — plus infaillible que la prétendue voix de la conscience alléguée par les partisans de la loi naturelle, — un critérium avec lequel on peut juger la justice même : c’est le συμφέρον, supérieur au νόμος. Toutefois, comme l’intérêt varie, il faut, pour ne jamais le perdre de vue, avoir recours à l’expérience : si des institutions qu’on croyait justes sont reconnues nuisibles dans le fait (ἐπ᾿ αὐτῶν τῶν ἔργων), elles cessent d’être justes, qu’elles soient d’ailleurs d’origine récente ou ancienne : peu importe l’origine, si la fin n’est plus l’intérêt public. La justice de tel temps n’est donc pas la justice de tel autre : il faut employer avec la justice le mode passé ou le mode futur, il faut consentir à admettre des choses qui ont été justes et ne le sont plus, qui seront justes et ne le sont pas[261] : « Le droit a ses époques, dirait volontiers Epicure avec Pascal, et l’entrée de Saturne au Lion marque l’origine d’un tel crime. »

Malgré ces changements qu’apporte la doctrine épicurienne dans l’âme de l’organisme social, elle ne change rien, en apparence du moins, au corps de cet organisme. Qu’importe, selon Epicure, que l’injustice ne soit pas un mal par soi, il ne s’agit point ici de l’injustice en soi, mais de l’injustice sociale; or, de celle-là le sage doit s’abstenir pour conserver la paix et l’ataraxie. Alors seulement il jouira d’un bonheur achevé, et sa vie, remplie tout entière de ce bonheur, parfaite en son genre, ne craindra rien de la mort qui peut raccourcir sa durée, mais non lui enlever de son prix : « Ceux qui ont l’art d’obtenir, surtout de la part de leurs voisins, l’absence de trouble, ceux-là vivent.très-heureusement les uns avec les autres, nourrissant une très-solide confiance; ayant lié la plus parfaite intimité, ils ne sont point affligés comme d’une chose malheureuse, si quelqu’un d’entre eux vient à périr, de sa mort prématurée[262]

Tel est, suivant Epicure, l’idéal social, qui consiste dans une étroite union de tous les contractants, dans une confiance mutuelle, dans un bonheur où tous auraient leur part et dont tous jouiraient à la fois. Il y a loin de cet idéal à l’état primitif et naturel de l’homme. Selon Epicure comme selon Hobbes, l’homme dans l’état de nature est un loup pour l’homme; sans les contrats et sans les lois, disait Métrodore, nous nous mangerions les uns les autres. On peut reprocher à Epicure de transformer un peu vite les loups en agneaux. Sans doute le sage épicurien, qui a éteint en lui tout désir violent et toute passion troublante, pourra juger que l’observation du contrat social est plus utile pour lui-même que sa violation. Par malheur la société épicurienne, comme toute autre, n’est point composée exclusivement de sages. Aux yeux de ceux qui ne sont pas des sages la force sociale suffira-t-elle donc seule à rendre respectable et inviolable une justice conventionnelle née d’un pacte des intérêts? Cette difficulté est commune au système d’Epicure et à tous les systèmes utilitaires; nous n’avons pas ici à en discuter la valeur[263].

En résumé, dans sa théorie des vertus individuelles et sociales, surtout dans la théorie de l’amitié et de la justice, Epicure s’est efforcé de prouver cette thèse qui fait le fond de toutes les doctrines utilitaires : à savoir l’identité de l’intérêt avec ce qu’on appelle vertu et devoir. Sans être des fins en elles-mêmes, les vertus sont, selon lui, des moyens infaillibles en vue de la fin suprême ; de telle sorte que, si le sage hésite parfois et se demande où est son véritable intérêt, il peut toujours marcher sans crainte dans la direction de la vertu : celle-ci va droit au bonheur, « elle y court. » Épicure formule ainsi son système de conduite, tel qu’il résulte des analyses précédentes : « La seule vertu est inséparable du plaisir, mais toutes les autres choses (par exemple les richesses, les honneurs) s’en séparent, car elles sont mortelles… On ne peut vivre heureusement si on ne vit d’une manière prudente et sage et juste ; ni vivre d’une manière prudente et sage et juste, si on ne vit heureusement[264]. » En d’autres termes, la sagesse et la justice sont une garantie de bonheur ; le bonheur est

une preuve de justice et de sagesse.

CHAPITRE III


LE PROGRÈS DANS L’HUMAN1TÉ


I. — Antagonisme entre l’idée fondamentale de toute religion et l’idée de progrès. — Qu’au contraire l’idée de progrès est inhérente à toute doctrine naturaliste et sensualiste ; qu’elle était virtuellement contenue dans les systèmes d’Epicure et de Démocrite.
II. — Textes d’Epicure et de Lucrèce, qui indiquent jusqu’à quel point l’idée de progrès est arrivée dans l’épicurisme à la conscience d’elle-même. — La méthode de la sociologie moderne employée pour la première fois par Lucrèce. — Trois causes principales du progrès. — L’humanité anté-historique. L’état de nature et l’état de guerre. — Premières découvertes des hommes. — Constitution de la famille, puis des premières sociétés. — L’idée du pacte social exprimée par Lucrèce comme par Epicure — L’observation du pacte social, condition d’existence pour les peuples. — Théorie épicurienne du langage. — Découverte du cuivre et du fer. Le métier à tisser et le premier vêtement. — Les arts industriels et les beaux-arts. — Conclusions de Lucrèce : vue d’ensemble sur les progrès de l’humanité. — Les idées de Lucrèce exprimées de nouveau par Virgile et par Horace. — Les mêmes idées développées par Sénèque. — Comment elles passent en se transformant de l’antiquité aux temps modernes.
III. — Des raisons qui ont entravé dans l’antiquité le développement de l’idée de progrès. — Préjugés ascétiques mêlés à l’épicurisme et qui ont empêché Lucrèce d’apprécier à sa valeur le progrès de l’industrie et des arts.


I. — On s’accorde généralement à penser que l’idée de progrès fut presque absente dans l’antiquité ; on n’en a retrouvé la trace ni chez Socrate, ni chez Platon, ni chez les Stoïciens jusqu’à Sénèque. Ce qui est certain, c’est que cette idée apparut tard et demeura longtemps très vague. Au Moyen-Age elle fait également défaut chez les scolastiques, — Roger Bacon excepté, — et ne se réveille qu’à la Renaissance.

Il est intéressant de se demander pourquoi l’homme a mis tant de temps à prendre conscience du mouvement qui le porte en avant, qui lui fait sans cesse chercher et trouver le mieux.

Peut-être pourrait-on dire que l’idée de progrès est en antagonisme avec l’idée religieuse, et que, si l’une a été longtemps étouffée, c’est que l’autre a été longtemps dominante. Au contraire, avec le développement des systèmes naturalistes, la notion du progrès devait tendre à se développer elle-même tôt ou tard.

Croire au progrès, c’est croire à l’infériorité du passé par rapport au présent et à l’avenir ; or, cette infériorité se résout pour la pensée dans une primitive imperfection, une impuissance primitive. La plupart des religions, au contraire, placent à l’origine des choses une toute-puissance façonnant le monde et l’homme à son image : on comprend alors difficilement un monde qui, dès son origine et sortant des mains du créateur, serait imparfait et mauvais ; il semble que, pour chercher le bien, il faut se tourner plutôt vers le commencement des choses, vers l’époque où le monde était en quelque sorte plus divin, étant plus jeune. Remonter les âges, c’est se rapprocher de Dieu. Toute religion est ainsi contrainte à expliquer le mal qui se trouve dans le monde par une décadence, au lieu d’expliquer le bien qui s’y trouve par un progrès.

Ajoutez au culte des dieux le culte des ancêtres et des héros, qui y est étroitement lié. Pendant la première période de la vie, les parents apparaissent aux enfants plutôt comme des êtres supérieurs que comme des égaux, et ils ne perdent jamais entièrement ce caractère à leurs yeux. En outre les parents eux-mêmes sont toujours portés à rabaisser le temps présent et à déclarer supérieure l’époque où ils jouissaient de leur jeunesse et de leur vigueur. Grâce à cette double illusion produite par le respect filial et par une association naturelle d’idées, on imagina bientôt la décadence, la dégénérescence des hommes et du monde. Nos aïeux, que nous n’avons pas connus et dont la tradition embellit les hauts faits, nous semblent encore plus sages et plus forts que nos pères. On peut toujours se mesurer avec les vivants et juger de leur supériorité ; on ne peut se mesurer avec les morts, dont la taille tend ainsi à grandir dans la mémoire des hommes, comme on voyait grandir sous le regard les dieux d’Homère. Le souvenir ne grossit pas moins les choses que l’imagination, surtout quand il est aidé d’un respect religieux. Les premiers hommes, c’était donc la forte race ; un sang divin coulait dans leurs veines, ils étaient les fils des dieux. — Et peu à peu les dieux, les ancêtres, le passé se confondent dans un seul et même culte. Toute religion tend ainsi à devenir l’adoration du passé.

En conséquence, si un jour l’homme veut placer et réaliser quelque part un idéal de vie heureuse, un âge d’or conçu par opposition à l’âge présent, ce n’est pas dans l’avenir, c’est dans le passé qu’il le placera tout naturellement. La religion et la tradition semblent nous dire : — Pour contempler l’idéal cherché, ne regardez pas devant vous, regardez en arrière ; détournez-vous, comme fit Orphée selon l’antique légende. — Mais cet idéal placé ainsi derrière nous, nous fuit ; en se retournant vers lui, on le perd et on le voit disparaître dans les profondeurs fuyantes du passé. Rien de plus incompatible avec l’esprit des religions primitives, — encore étrangères aux raffinements métaphysiques des philosophies modernes, — que la conception d’un progrès se réalisant chaque jour dans l’humanité, d’un état meilleur où nous pourrions parvenir par nos seules forces et sans secours divin : l’homme, à lui seul, ne peut que faillir et tomber ; mais pour se relever et faire un pas en avant, il a besoin d’une aide supérieure. C’est la doctrine de la chute opposée à celle du progrès.

Au contraire, une fois la religion écartée, on ne peut guère concevoir de théorie du monde qui n’ait pour principe ou pour conséquence la croyance à une évolution, à un progrès lent dans le temps. En effet on est forcé de recourir avec Démocrite ou Epicure à l’hypothèse d’un chaos primitif s’organisant peu à peu sous les lois de la mécanique ou sous l’action de la spontanéité. Aristote lui-même n’était pas éloigné de cette hypothèse ; seulement il supposait un idéal immobile inspirant et dominant le travail des choses, ce qui n’est peut-être pas nécessaire. Cette organisation graduelle du monde constitue déjà une évolution, un progrès au moins formel. Puis, quand il s’agit de faire apparaître l’homme dans le κόσμος ainsi constitué, il est impossible de supposer l’humanité arrivée du premier coup au point de civilisation où nous la trouvons parvenue. Du moment où l’homme ne reçoit pas des mains d’un Dieu créateur sa civilisation toute faite, il faut qu’il la fasse lui-même avec le temps ; qu’il se donne à lui-même le langage, ce premier des instruments, puis tous les autres instruments plus extérieurs que nous lui voyons entre les mains ; il faut que son intelligence se développe graduellement, que ses moeurs se purifient, enfin que la société naisse et subisse elle-même une évolution à travers les siècles. Aussi toute théorie non religieuse du monde suppose comme corollaire et comme confirmation une histoire des progrès de l’homme. On ne peut exclure le merveilleux du monde sans l’exclure de l’humanité ; or, la seule hypothèse qui exclue complètement le merveilleux, c’est celle d’une transformation lente et continue dans le temps, d’une marche en avant pas à pas, — pedetentim, comme dira Lucrèce ; — ainsi est rendue inutile la brusquerie du miracle, et l’idée de progrès vient s’opposer à celle de création.

Si à cette espèce de métaphysique indépendante se joint une psychologie sensualiste comme celle de Démocrite et d’Epicure, ou de Locke et de Condorcet, il y aura alors une chance de plus pour que l’idée de progrès prenne naissance dans un tel système. En effet, les théories sensualistes font de l’intelligence un produit de la sensation, au lieu d’en faire une faculté saisissant immédiatement par intuition le vrai et le bien ; toutes les connaissances humaines ne sont donc plus conçues que comme un amas de sensations accumulées ; et, suivant la remarque de Condorcet, cet amas va montant sans cesse à mesure que le temps avance. Le temps devient alors le facteur essentiel de toutes nos connaissances, et l’esprit humain n’est plus qu’une sorte de grand sensorium qui offre de siècle en siècle une surface plus étendue à toutes les impressions possibles. Pour un être sentant ou pour une succession d’êtres sentants le seul fait de durer constitue un progrès, puisque chaque instant nouveau vient greffer de nouvelles sensations sur le fonds des sensations déjà acquises. Aussi l’idée de progrès semble-t-elle s’être fait jour d’abord chez les doctrines qui ont considéré de préférence dans l’homme l’être sentant. Bacon, l’un des principaux promoteurs de cette idée, était sensualiste ; c’est le sensualisme qui dominait au xviiie siècle, au moment où les idées de perfectibilité indéfinie se formulèrent nettement et se répandirent partout ; enfin, de nos jours, ce sont les écoles naturalistes et sensualistes qui insistent le plus sur le progrès dans la nature et dans l’homme, en le ramenant à l’évolution universelle.

En somme l’idée de progrès ou d’évolution semble inhérente à toute doctrine naturaliste et sensualiste ; elle était virtuellement contenue dans le système d’Epicure et de Démocrite comme dans tout autre analogue. Reste à savoir si, chez ces philosophes, cette idée est arrivée à une conscience plus ou moins vague d’elle-même, et si Epicure a été l’un des rares penseurs de l’antiquité qui crurent l’homme susceptible de progrès : c’est ce que nous avons à rechercher d’après les textes mêmes d’Epicure et de Lucrèce.

II. – Dans un passage de la lettre à Hérodote, Epicure dit que les divers êtres, y compris l’homme, ont leur origine dans le monde qu’ils habitent et non en dehors ; après avoir ainsi ramené l’existence de l’homme à une origine toute terrestre et naturelle, il consacre quelques mots à la civilisation humaine :

« Il faut admettre, dit-il, que chez les hommes l’expérience et la nécessité vinrent souvent en aide à la nature. Le raisonnement perfectionna les données naturelles et y ajouta de nouvelles découvertes, ici plus vite, là plus lentement ; tantôt à travers des périodes de temps prises sur l’infini, tantôt dans des intervalles plus courts[265]. » En ces quelques lignes nous voyons déjà sommairement indiquées les trois causes principales du progrès dans l’humanité, l’expérience qui nous enseigne (διδαχθῆναι), la nécessité qui nous pousse (ἀναγκασθῆναι), enfin le raisonnement (λογισμός) qui développe toutes les notions que nous recevons de la nature et qui crée la science. En outre on y trouve marqué le rôle si essentiel du temps qui, en multipliant indéfiniment les expériences, rend toujours possible dans une période plus ou moins longue la solution d’un problème plus ou moins difficile. Epicure donne comme exemple le langage, que l’homme, suivant lui, acquit spontanément et perfectionna peu à peu, par un lent travail.

Mais c’est chez Lucrèce que nous trouvons une véritable analyse, déjà très-complète, des progrès successifs de l’humanité. On n’a guère vu jusqu’à présent dans le ve livre du De natura rerum qu’un effort pour détruire les fables sur l’âge d’or et réfuter les rêveries des poëtes et des théologiens ; on n’a peut-être pas assez compris qu’il n’était guère possible de supprimer la conception théologique de l’âge d’or sans y substituer l’idée moderne de progrès, et qu’au fond c’est cette idée toute nouvelle que Lucrèce a opposée aux fables antiques. Ni dans Ritter, ni dans Zeller, ni dans Lange, ni chez les principaux historiens de la philosophie, nous n’avons vu Lucrèce cité parmi les premiers promoteurs de l’idée de progrès. Sans doute on a déjà retrouvé dans Lucrèce bon nombre des idées modernes, comme celles de révolution et de la sélection naturelle ; mais celle du progrès humain, du progrès moral, intellectuel et industriel, qui y est si nettement exprimée, a été à peine remarquée jusqu’ici. Cependant le ve livre de Lucrèce a la plus grande analogie avec l’Esquisse des progrès de l’esprit humain tracée de nos jours par Condorcet. Tandis que Lucrèce transportait ainsi l’idée de progrès et d’évolution dans l’humanité, il devançait en même temps la sociologie moderne, qui s’appuie sur l’histoire et sur les sciences, qui procède non plus a priori, mais a posteriori, qui se borne en un mot à interpréter les faits pour en déduire les tendances du mouvement humain et par cela même les lois morales ou sociales.

Selon Lucrèce comme selon Epicure, le progrès a trois causes principales : le besoin (usus), qui nous fait chercher et tâtonner en tous sens ; l’expérience (experientia), qui accumule à travers le temps les résultats de ces tâtonnements successifs ; enfin la raison (ratio), l’« infatigable raison » qui travaille sans cesse sur les données des sens et en tire tout ce qui s’y trouve contenu. Lucrèce distingue soigneusement ces diverses causes et oppose même avec insistance au temps (ætas) qui « amène lentement au jour toutes les découvertes, » la raison « qui les met en pleine lumière » ; c’est la raison aidée du temps qui « a peu à peu enseigné les hommes progressant pas à pas[266]. »

Lucrèce, dans son analyse des progrès de l’homme, commence d’une manière très scientifique par faire table rase de tout ce que nous devons à une civilisation plus ou moins avancée : il suppose l’homme primitif dépourvu de toute espèce d’instruments, ne sachant même pas se couvrir de peaux de bêtes, poussant des cris encore inarticulés. Du reste cet homme des premiers temps était, suivant lui, beaucoup plus fortement constitué que nous ne le sommes aujourd’hui ; il avait une puissante ossature et des muscles solides ; sa peau était endurcie au froid et au chaud : les hypothèses de Lucrèce sont ici assez d’accord avec les conclusions auxquelles l’anthropologie est arrivée de nos jours[267]. Les hommes, ajoute-t-il, erraient par troupeaux, comme les bêtes ; ils vivaient surtout de fruits et de végétaux, étanchaient leur soif aux rivières. Une antique croyance veut que les premiers hommes, épouvantés lorsque le soleil disparaissait le soir de l’horizon, l’appelassent à grands cris jusqu’au matin : Lucrèce, avec un remarquable esprit scientifique, rejette cette croyance[268] ; les hommes, dit-il, étaient accoutumés dès l’enfance, comme les animaux, à la succession alternative des jours et des nuits ; ils n’y voyaient donc rien d’étonnant, et ne craignaient point qu’une nuit éternelle régnât sur la terre : c’eût été là pour eux une conception beaucoup trop complexe et trop savante.

Si les premiers hommes étaient nus et sans armes, ils avaient du moins des mains robustes et des pieds agiles : c’était assez, suivant Lucrèce, pour soutenir sans trop de désavantage la lutte pour la vie : ils fuyaient devant les grands animaux ; mais ils attaquaient les moins dangereux, leur lançaient de loin des pierres, ou de près les frappaient avec de pesantes massues. La nuit ils s’étendaient à terre, se cachaient dans les fourrés, comme font les sangliers, ou se retiraient dans les cavernes[269].

À cette époque, dit Lucrèce, « les hommes étaient incapables de s’occuper du bien commun ; ils ne connaissaient ni lois ni règles morales dans leurs rapports les uns avec les autres ; chacun s’emparait du premier butin que lui offrait le hasard, et, poussé par sa propre nature, ne savait vivre et se conserver que « pour soi[270]. » Tel est donc l’état de nature, que Hobbes peindra plus tard sous les mêmes couleurs : c’est l’état d’égoïsme, c’est la vie pour soi seul ; c’est aussi l’état de guerre, où règne le droit du plus fort.

Trois grandes découvertes, qui marquent les premiers progrès de l’humanité, firent sortir l’homme de cet état presque bestial : il apprit à se vêtir de la dépouille des animaux, il imagina de se construire des huttes, enfin et surtout il se procura le feu. « Par le moyen du feu et de ces inventions nouvelles, les hommes qui avaient un esprit plus ingénieux et une intelligence plus puissante introduisirent de jour en jour des changements dans la nourriture et dans l’ancienne manière de vivre[271]. » Mais, dira-t-on, comment fut découvert l’art du feu ? Peut-être est-ce la foudre qui la première embrasa des forêts, peut-être est-ce simplement le frottement des branches agitées par le vent[272].

Quoi qu’il en soit, une fois le feu découvert, une fois les premières cabanes construites, la famille prend naissance. L’homme et la femme, qui jusqu’alors s’étaient unis au hasard, dans les bois, se rassemblent autour du foyer, sous un toit commun. Ici s’ouvre une nouvelle période de l’histoire humaine, nettement marquée par Lucrèce : d’une part les corps s’amollissent sous l’influence de cette existence en quelque sorte plus confortable ; d’autre part les âmes farouches des parents s’attendrissent aux caresses de leurs enfants[273]. D’après cette observation très-juste de Lucrèce, l’enfant aurait joué un rôle important dans la civilisation, et, réagissant sur l’homme, l’aurait modelé plus ou moins à son image comme il se modelait à la sienne.

La famille constitue, nous touchons à la naissance de la société, qui n’est autre chose qu’une association des familles. Mais, pour subsister, la société suppose l’existence d’une certaine justice entre les individus qui la composent. Comment cette justice pourra-t-elle s’établir entre des hommes que Lucrèce et Epicure nous ont dits être mus uniquement par l’intérêt personnel et ne reconnaître d’autre règle que la force ? Pour résoudre cette difficulté, Lucrèce invoque avec Epicure l’idée de contrat : il place à l’origine de toute société un pacte plus ou moins large, consenti par les divers individus : tant que ce pacte n’existe pas, il n’y a pas plus de société ni de justice entre les hommes qu’entre les animaux : c’est ce pacte qui, réalisant un nouveau progrès dans l’humanité et dans le monde, crée la justice. « En ce temps, dit Lucrèce, ceux dont les habitations se touchaient commencèrent à former entre eux des liaisons, convinrent de s’abstenir de l’injustice et de la violence, de protéger réciproquement les femmes et les enfants, signifiant dès lors même par leurs gestes et leurs sons inarticulés qu’il est juste d’avoir pitié de tous les faibles[274]. » On le voit, suivant Lucrèce, l’entente primitive qui est l’origine de la justice sociale n’eut pas besoin pour s’établir du langage articulé : les hommes s’entendirent d’abord par signes, comme les animaux ; c’est encore ainsi que les voyageurs font comprendre aux tribus sauvages leurs intentions pacifiques. Ainsi Lucrèce et Epicure évitent l’utopie de Hobbes et de ses successeurs, qui paraissent supposer un contrat en bonne et due forme conclu par les premiers hommes.

Le pacte fait, tous ne durent pas en tenir compte, et çà et là la concorde fut rompue plus d’une fois ; mais, dit Lucrèce, « le plus grand nombre des hommes et les meilleurs observèrent fidèlement le pacte. » La preuve la plus frappante que la justice, une fois établie, a eu pour elle le nombre et la force, c’est, suivant Lucrèce, l’existence même du genre humain : « Sans cela, dit-il, l’humanité eût été entièrement détruite et la race n’eût pu jusqu’à nos jours propager ses générations[275]. » Ainsi, par une application de la grande loi de sélection naturelle qu’il avait déjà formulée, Lucrèce nous montre dans la justice et dans l’observation du contrat social une condition même d’existence pour les peuples : notre vie actuelle marque en quelque sorte le triomphe de la justice dans le passé, et pour que nos descendants vivent il faudra qu’elle triomphe aussi dans le présent et dans l’avenir.

Si l’association des hommes entre eux a pu précéder l’existence du langage articulé, elle ne devait cependant pas tarder à l’amener par un progrès tout naturel. Selon Lucrèce comme selon Epicure, le langage fut simplement à l’origine l’émission de certains sons en harmonie avec les sensations et les idées de chaque homme[276]. Même chez les animaux nous voyons telle ou telle émotion, tel ou tel sentiment s’exprimer par des sons particuliers, très distincts les uns des autres, dont la gamme forme déjà une sorte de langage rudimentaire. « Si donc les différentes sensations des animaux leur font proférer des sons différents, tout muets qu’ils sont, combien n’est-il pas plus naturel que l’homme ait pu désigner les divers objets par des sons particuliers[277]. » Ainsi, chez tous les êtres, toute sensation tend à se traduire au dehors par un signe qui la représente : chez l’homme, qui est mieux doué, ces signes seront nécessairement plus parfaits et se perfectionneront sans cesse. L’enfant, remarque Lucrèce, prélude au langage quand il montre du doigt les objets qui le frappent, et cherche ainsi à faire partager aux autres ses émotions. Du reste, le langage exprimant à l’origine des idées et des sentiments purement individuels, qui variaient suivant les lieux et les individus, il varia lui aussi de la même manière. C’est plus tard seulement que des conventions intervinrent entre les hommes d’une même nation pour donner à tel ou tel mot un sens uniforme et déterminé. Peu à peu un terme qui à l’origine n’avait exprimé qu’une émotion ou une pensée tout individuelle en est venu ainsi à exprimer les pensées et les émotions de tout un peuple. Quant aux mots exprimant des choses non sensibles, ils ont été introduits plus tard encore par des hommes d’une intelligence plus haute; ils n’ont rien de primitif[278].

Le problème de la formation du langage est l’une des principales difficultés qu’aient à résoudre les adversaires de la création divine et du miracle. La solution qu’en donna Epicure et que répéta Lucrèce mérite d’être remarquée : elle pourrait s’incorporer facilement aux grandes théories modernes de Darwin et de Spencer ; elle confirme encore une fois cette hypothèse, développée pour la première fois par les Epicuriens, d’un progrès lent et continu dans l’humanité.

Nous avons vu que, selon Lucrèce, « les premiers instruments des hommes furent les mains, les ongles, les dents, puis les pierres et les branches d’arbre, ensuite la flamme et le feu[279]. » Remarquons comme cette gradation est exacte et scientifique. Ce fut bien plus tard qu’ils découvrirent les métaux et qu’ils apprirent à les façonner. Le premier métal dont ils se servirent fut le cuivre: « L’usage du cuivre, dit Lucrèce, prècéda celui du fer parce qu’il était plus aisé à travailler et plus commun. » On sait comment la science moderne a confirmé cette hypothèse. Après une nouvelle période de temps, les hommes en vinrent à connaître le fer, et ce métal plus dur se substitua peu à peu au cuivre.

Avec la connaissance des métaux et surtout du fer commence l’industrie humaine. « On nouait les vêtements, dit Lucrèce, avant d’en faire des tissus ; l’art du tisserand suivit la découverte du fer : c’était avec le fer seul qu’on pouvait se procurer des instruments aussi délicats que la marche, le fuseau, la navette, la lame[280]. » Et Lucrèce observe que ce furent sans doute les hommes, non les femmes, qui découvrirent ces instruments et s’en servirent les premiers, « car ils sont beaucoup plus industrieux et l’emportent de beaucoup dans les arts[281]. » Ensuite ils abandonnèrent aux femmes ces travaux qui n’exigeaient pas grande force pour se reporter vers des labeurs plus rudes. Lange, dans son Histoire du matérialisme, trouve cette pensée d’une remarquable finesse, et il ajoute : « Aujourd’hui que le travail des femmes s’introduit pas à pas, quelquefois brusquement, dans les carrières ouvertes et longtemps exploitées par les hommes seuls, cette pensée nous semble bien plus naturelle qu’elle ne pouvait le paraître aux époques d’Epicure et de Lucrèce, où ne se produisaient pas encore de semblables révolutions dans des branches entières d’industrie[282]. » À vrai dire, l’hypothèse de Lucrèce est plus contestable que ne le croit Lange : car l’infériorité de la femme sur l’homme dans les travaux industriels, surtout dans ceux qui exigent l’adresse, n’est pas plus démontrée de nos jours que dans l’antiquité.

En même temps que l’art du tissage, l’homme apprenait par une suite de « tâtonnements » l’art de cultiver la terre, de planter, de greffer. Peu à peu les fruits sauvages ou les glands, les simples couches de feuilles, les vêtements de peaux de bête, tombèrent dans le mépris. « Cependant, dit Lucrèce, je ne doute pas que l’inventeur de ce vêtement grossier n’ait été autrefois l’objet de la jalousie générale, que les autres hommes ne l’aient fait périr en trahison et n’aient partagé entre eux sa dépouille sanglante sans en jouir eux-mêmes… Mais une nouvelle découverte fait tort aux anciennes et change entièrement nos goûts. »

Aux arts purement industriels vinrent s’ajouter les beaux-arts ; ils commencèrent par n’être qu’un simple divertissement, une expansion joyeuse qui suivait les repas, surtout dans la belle saison ; plus tard, ils devaient devenir l’une des branches les plus importantes de l’activité humaine. On sait comment Lucrèce explique la naissance de la musique par l’imitation du chant des oiseaux ; la poésie même, suivant lui, cette musique des mots, se rapporte à la même origine. « Ainsi, dit-il, le temps amène au jour peu à peu toutes les découvertes, et la raison humaine les met en pleine lumière[283]. »

Enfin l’homme, se civilisant de plus en plus, apprit à bâtir des villes et des forteresses ; la terre se divisa entre ses habitants ; la mer même se couvrit de voiles. Les nations se lièrent par des pactes analogues à ceux qui avaient lié autrefois les individus. Les poètes, par leurs chants, transmirent les événements à la postérité. Puis l’écriture fut inventée, qui servit à fixer la mémoire des hommes. Quant aux temps primitifs qui avaient précédé cette époque de civilisation relative, on en perdit peu à peu toute trace ; et c’est par le raisonnement seul qu‘on peut reconstruire l’histoire de ces âges oubliés.

La conclusion de Lucrèce, après cette esquisse de l’histoire humaine, est vraiment magistrale ; il dégage l’idée de progrès des faits qu’il vient d’exposer, et c’est sur l’affirmation du progrès qu’il termine le livre v[284]. « La navigation, l’agriculture, l’architecture, la jurisprudence, l’art de forger les armes, de construire les chemins, de tisser les étoffes, toutes les autres inventions de ce genre ; les arts mêmes qui font l’agrément de la vie, comme la poésie, la peinture, la sculpture, sont nés du besoin en même temps que de l’expérience et de l’activité de l’esprit : c’est le besoin et l’expérience qui les ont graduellement enseignés aux hommes progressant pas à pas. Ainsi le temps amène peu à peu au jour toutes les découvertes, et la raison les met en pleine lumière. Nous voyons les génies briller l’un après l’autre dans les arts, jusqu’à ce que ceux-ci soient parvenus à leur plus haut point. »

On voit que la loi du progrès a été nettement exprimée par Lucrèce, et non seulement il l’a exprimée l’un des premiers, mais il l’a en quelque sorte prouvée par la science même, en la déduisant de l’histoire du genre humain. Remarquons toutefois que cette doctrine du progrès intellectuel et moral de l’homme, chez Lucrèce comme chez son maître, coexiste sans contradiction avec une autre doctrine qui se déduisait rationnellement des principes mêmes de l’épicurisme : celle de la dissolution finale du monde et de son dépérissement graduel. Notre terre, suivant les Epicuriens, est un vaste organisme, sujet comme tout organisme à la vieillesse et à la mort ; elle a produit autrefois des plantes et des êtres bien plus vigoureux qu’à présent; les premiers hommes eux-mêmes avaient une taille et des muscles beaucoup plus développés que les nôtres. Mais cette dégénérescence musculaire n’est nullement en opposition avec le progrès de l’intelligence. Que notre terre vieillie perde de sa chaleur et de sa fécondité, que notre organisme s’affine et semble s’appauvrir, les savants modernes l’admettent avec Lucrèce ; s’ensuit-il pour eux que notre intelligence ne se soit pas enrichie et ne puisse s’enrichir de plus en plus ? Quant à la dissolution finale, à la ruine du monde chantée pour la première fois par Lucrèce, elle seule pourrait sans doute suspendre brusquement dans sa marche le progrès humain ; mais elle est encore trop lointaine et trop incertaine, pour qu’il faille s’en préoccuper outre mesure. Autre chose est de savoir si le progrès, comme le soutiendra avec audace Condorcet, est absolument indéfini et illimité ; autre chose de savoir s’il existe : or l’épicurisme a affirmé son existence, et, autant qu’on pouvait le faire à son époque, il l’a démontrée.

Les idées exprimées dans le Ve livre du De natura rerum étaient évidemment bien neuves au temps de Lucrèce, si l’on en juge par l’impression qu’elles produisirent sur ses contemporains. En effet, nous trouvons dans Virgile et dans Horace un double résumé de ce livre. Virgile s’attache de préférence à la cosmogonie épicurienne. Quant à Horace, plus moraliste, comme le remarque M. Martha, il se réserve la partie humaine[285]. « Lorsque sur la terre nouvelle encore rampèrent les animaux humains, troupeau hideux et muet, ils se disputèrent d’abord leurs glands et leurs repaires avec les ongles, les poings, puis avec des bâtons, et de progrès en progrès avec toutes les armes que leur forgea le besoin. Cela dura jusqu’au temps où ils découvrirent le langage pour exprimer leurs sensations et désigner les objets. Alors cessa la guerre (de chaque homme contre chaque homme) ; on bâtit des villes qu’on entoura de remparts, on établit des lois pour empêcher le vol, le brigandage et l’adultère… C’est la crainte de l’injustice qui a fait imaginer le droit ; il faut en convenir quand on remonte aux origines et qu’on déroule les fastes du monde. » On retrouve encore une fois dans ces vers d’Horace la doctrine du progrès associée à celle d’un droit conventionnel et d’une justice fondée sur un pacte d’utilité : les idées morales sont, comme tout le reste, une invention, une découverte ; la justice est née à tel moment de l’histoire humaine, comme les arts et les sciences ; elle est née du besoin et de l’intelligence, ces deux grands facteurs du progrès.

Un peu plus tard, Sénèque, ce stoïcien nourri des idées épicuriennes, se placera de nouveau au point de vue où s’était placé Lucrèce dans la conclusion du Ve livre ; il rappellera ce temps où les hommes encore grossiers et novices erraient comme à tâtons autour de la vérité ; ou tout était nouveau pour eux. Cependant, sous des efforts répétés, les mêmes choses devinrent plus faciles et plus connues. Et Sénèque ajoute, en s’élevant par une induction naturelle du passé à l’avenir : « Un temps viendra où ce qui est caché aujourd’hui se révèlera aux générations futures… L’avenir saura ce que nous ignorons, et s’étonnera que nous ayons ignoré ce qu’il sait… Il est des mystères qui ne soulèvent pas en un jour tous leurs voiles. Eleusis garde des révélations pour les fidèles qui viennent l’interroger. La nature ne livre pas à la fois tous ses secrets. La vérité ne vient pas s’offrir et se prodiguera tous les regards ; elle se cache et s’enferme au plus profond du sanctuaire : notre siècle en découvre un aspect ; les siècles qui suivront contempleront les autres[286]. »

Le triomphe du christianisme devait étouffer pour un temps l’idée de progrès. Ce fut sous l’inspiration de Sénèque qu’elle reparut en plein Moyen-Age chez Roger Bacon. On peut la retrouver aussi dans Pic de la Mirandole, dans Montaigne, le lecteur assidu de Sénèque et le maître de Pascal. Mais c’est surtout dans François Bacon, Descartes et Pascal, que cette idée éclate par opposition à celle d’autorité ; c’est dans Turgot et Condorcet qu’elle s’affirme avec réflexion et se développe en toutes ses conséquences. De nos jours enfin elle s’est fondue dans la doctrine de l’évolution, avec laquelle elle se trouvait déjà confusément mêlée chez les Epicuriens.

III. – On le voit, c’est bien dans l’antiquité que l’idée de progrès a pris naissance; c’est même de l’antiquité et principalement des systèmes naturalistes qu’elle nous est venue. On se demandera qu’est-ce qui a entravé le développement de cette idée chez les penseurs anciens. Il y a de cela plusieurs raisons. La première, c’est qu’à vrai dire la démonstration péremptoire du progrès manquait encore aux anciens. L’humanité n’était pas alors assez avancée dans sa route, pour pouvoir se retourner en arrière, et embrasser en son ensemble le chemin parcouru. Ce qui manquait aux temps anciens, c’était une histoire positive, distincte de la légende qui amplifie les personnages et les élève au-dessus de nous. Lucrèce a donc rendu un grand service à l’idée de progrès, en essayant pour la première fois d’opposer à la légende une sorte d’esquisse historique construite par une série de déductions. De ce moment ou un peu de lumière se trouva comme projetée sur les âges passés, date une première constatation du progrès. Plus tard, à mesure que l’histoire se fera et que des siècles d’histoire succéderont aux longs siècles de légende, cette idée se développera et pénètrera plus avant dans les esprits. Cependant, au Moyen-Age, elle devait rencontrer un nouvel obstacle dans la notion d’autorité qui fait le fond de toute religion. Mais les idées morales et les conceptions intellectuelles, lorsqu’elles sont invincibles, ne peuvent que grandir dans leur lutte avec d’autres idées ; elles ont même besoin pour acquérir toute leur force de rencontrer de la résistance. Ce fut par réaction contre l’autorité et la révélation que l’idée de progrès apparut de nouveau plus claire au xiiie et au xviie siècle. Le principe religieux avec lequel elle avait toujours été plus ou moins en opposition dès son origine et qui tendait à la détruire, la força au contraire à se rajeunir et à s’affirmer dans sa plénitude.

Ajoutons enfin une dernière cause qui retarda le développement de l’idée de progrès. Ce n’est pas le tout de constater le progrès, il faut en comprendre la valeur morale. Si on laisse de côté le point de vue moral pour se placer uniquement au point de vue scientifique, le progrès n’apparaîtra que comme variation, multiplication d’effets : il diversifie les coutumes et les lois, il augmente à l’infini les connaissances sur la nature, il produit et perfectionne les arts. On peut l’admettre sous cette forme, comme certains pessimistes contemporains, sans croire qu’il constitue une amélioration véritable et profonde. C’est sous cette forme que les anciens, et particulièrement les Epicuriens, étaient portés à l’admettre. Les Epicuriens, ces utilitaires, cherchaient à supputer l’utilité sensible que les hommes ont retirée du progrès intellectuel. Or, au point de vue de la sensibilité, le progrès produit deux effets : d’une part, la multiplication des besoins, d’autre part, la diversification, le raffinement des plaisirs. Mais la multiplication des besoins n’est pas une bonne chose selon Lucrèce, comme selon Epicure. Si l’on n’a besoin que d’une peau de bête pour se garantir du froid, on est plus parfait, on est moins exposé aux mécomptes et aux peines de toutes sortes, que si on a besoin de vêtements plus luxueux. D’autre part, le raffinement des plaisirs n’est pas non plus une bonne chose, suivant l’épicurisme, cette doctrine austère. Varier le plaisir, disait Epicure, ce n’est pas l’augmenter. La civilisation, en rendant la sensibilité plus exquise, la rend plus accessible aux souffrances de toute sorte, qui glissaient sur l’homme primitif. A ce point de vue, Lucrèce semble blâmer les progrès de l’industrie et même des arts, comme le faisaient les vieux Romains, comme le font toutes les religions. Lucrèce, de même que Rousseau, montre quelque faible pour les hommes des premiers temps. Il admire leurs jouissances faciles, — vives quoique grossières. Il a des rancunes contre notre civilisation. L’ascétisme est l’ennemi du progrès, et il y a de l’ascétisme dans la philosophie épicurienne, si molle en apparence, comme dans le stoïcisme, comme dans la plupart des philosophies antiques ou des religions. L’épicurisme était un système trop fermé pour pouvoir comprendre dans toute sa largeur l’idée de progrès. Nous avons vu qu’il a contribué à la susciter ; il appartenait à des doctrines plus modernes de développer cette idée encore imparfaite et de communiquer à l’humanité une plus pleine conscience du

travail intérieur qui sans cesse s’accomplit en elle.

CHAPITRE IV


LA PIÉTÉ ÉPICURIENNE. — LUTTE CONTRE LA DIVINITÉ CONÇUE COMME CAUSE EFFICIENTE.


I. — Que le monde n’a ni cause première, ni cause finale. L’argument tiré de l’existence du mal employé avec une grande force par les Epicuriens.
II. — Comment, de l’absence de toute cause agissant sur le monde, on ne peut pas conclure l’athéisme, suivant Epicure. Fait universel dont il faut tenir compte : la croyance à des dieux immortels et bienheureux. Que cette croyance doit avoir elle-même son fondement dans quelque fait d’expérience. De nos représentations des dieux. — Qu’il y a dans ces représentations une part de vérité, et qu’il faut seulement la purifier des éléments étrangers qui s’y sont associés. — Que l’idée d’une divinité créatrice ou ordonnatrice du monde, n’est pas primitive ; qu’elle est dérivée et inexacte. — Tentative d’Epicure pour revenir à la notion primitive. — Que les dieux sont bienheureux, conséquemment inactifs, car l’action suppose l’effort et la peine ; qu’ils sont invisibles pour nos yeux ; qu’ils sont en nombre infini, etc. Logique de la doctrine d’Epicure, qui déduit jusqu’au bout les conséquences de principes inexacts.
III. — Le culte des dieux selon Epicure. — Epicure au temple de Jupiter. — Pourquoi les Epicuriens révéraient leurs dieux. — Conséquence remarquable à laquelle aboutit le système épicurien : que de toutes les vertus, la piété seule est désintéressée.
IV. — La théologie d’Epicure est-elle sincère ? — Opinion d’un historien contemporain sur la doctrine d’Epicure. Honorait-il la divinité comme un simple idéal ou comme une réalité et faut-il assimiler sa doctrine à celle de MM. Vacherot et Renan ? — Qu’au contraire, les dieux d’Epicure étaient pour lui des êtres très réels. — Identification du subjectif et de l’objectif, de l’idéal et de la réalité, sur laquelle repose au fond la doctrine d’Epicure.


I. — La morale d’Epicure, nous l’avons vu, est absolument indépendante de toute idée religieuse. De même la cosmologie épicurienne ne fait appel à aucune intervention divine. Le système d’Epicure en son ensemble rejette toute idée de cause première et de cause finale.

Pour montrer qu’en effet le monde existe sans l’aide de la divinité, Epicure a invoqué l’un des premiers l’argument dont les modernes tireront un si grand parti, celui de l’existence du mal. Cet argument est à vrai dire le seul dont il se serve, car il lui paraît suffisant. Suivant Lucrèce, l’existence du mal dans le monde est incontestable ; sans aller plus loin, notre terre n’est pas ce qu’elle pourrait être : couverte de forêts, de montagnes, de marais et de mers, elle oppose à l’homme des obstacles souvent infranchissables. L’homme, qui est l’animal le plus parfait de la terre, est cependant l’un des plus misérablement partagés. Dans la nature rien ne porte la marque d’une fin poursuivie sans défaillance, rien ne portera marque d’un Dieu. Certes, si le monde était divin, il serait meilleur[287].

En s’appuyant sur cette existence du mal qu’il n’a pas de peine à démontrer, Epicure aboutit à cet argument auquel ni les anciens ni les modernes n’ont répondu et que nous trouvons cité dans Lactance. « Ou bien, dit-il, Dieu veut supprimer le mal et ne le peut ; ou il le peut et ne le veut pas ; ou il ne le veut ni ne le peut ; ou il le veut et le peut. S’il le veut et qu’il ne le puisse pas, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu ; s’il le peut et ne le veut pas, il est envieux, ce qui ne peut pas convenir davantage à Dieu ; s’il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois envieux et impuissant, donc il n’est pas Dieu ; s’il le veut et le peut, ce qui seul convient à Dieu, alors d’où vient le mal ? Ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas[288] ? » Ainsi, pour qui admet une cause première, le seul moyen d’expliquer l’origine du mal, est de transporter en cette cause le mal même, ce qui est impossible.

II. — Maintenant de ce qu’il n’existe pas de Dieu créateur s’ensuit-il qu’on aboutisse nécessairement à l’athéisme ? Cela serait aller trop vite selon Epicure. Nous nous trouvons ici en présence d’un fait universel : la croyance aux dieux. Or, une philosophie fondée sur les faits doit en tenir compte et chercher à l’expliquer.

Nous savons que, suivant Epicure, toute idée générale (πρόληψις) s’est formée par l’accumulation de sensations, et d’autre part, toute sensation est vraie; d’où il suit que toute idée générale a un fondement dans la réalité. Il en doit être de même de l’idée et de la croyance aux dieux. Epicure est, selon Cicéron, le premier philosophe qui ait ainsi invoqué, en faveur de l’existence divine, la croyance universelle des hommes et de ce fondement tout subjectif essayé de tirer quelque certitude objective[289]. Il chercha à montrer que l’idée des dieux ne nous vient point du dehors, que nous ne la devons pas simplement à l’éducation ou à la coutume ou à quelque loi humaine ; c'est une croyance ferme et unanime qui semble gravée en notre âme par la nature elle-même[290]. Indépendamment de toute idée, de tout système philosophique, nous sentons, nous éprouvons qu’il y a des dieux ; et non seulement la nature suscite en nous cette croyance tenace, mais elle y joint une sorte de représentation des dieux sous tel ou tel caractère particulier. C’est par exemple une idée reçue chez tous les peuples, que non-seulement les dieux sont, mais qu’ils sont immortels et heureux[291]. L’existence, la béatitude et l’immortalité, voila les attributs les plus importants et les plus incontestables sous lesquels nous concevons universellement les dieux.

Si maintenant on cherche à pénétrer plus profondément dans cette idée que l’humanité se fait des dieux, si on en demande l’origine et l’explication, voici, suivant Epicure, le fait sensible qui a dû lui donner naissance. Pendant la veille ou pendant le sommeil il se présente fréquemment à nous des fantômes plus ou moins indistincts, quelquefois d’une vivante netteté ; ces fantômes marchent, ils nous parlent, puis s’évanouissent soudain, et leur aspect reste gravé en nous. Chez les anciens, où la religion revêtait des formes plus sensibles que de nos jours et plus accessibles à l’imagination, ces visions fantastiques devaient être bien plus fréquentes encore. Les anciens vivaient au milieu de leurs dieux; partout des statues, des images rappelaient leur forme et les rendaient présents aux yeux comme à l’esprit; rien d’étonnant à ce que, dans la solitude ou dans le sommeil, toutes ces formes embellies par la sculpture ne vinssent hanter l’imagination des hommes. De nos jours, la prétendue vision de Dieu suppose deux choses : il faut que l’esprit malade, par un double effort, prête à la divinité une forme sensible, puis fasse apparaître cette forme devant les yeux. Dans l’antiquité, le premier de ces deux travaux intellectuels était accompli d’avance : chaque dieu avait sa forme, et son idée était associée à son image. Le moindre effort pouvait donc suffire pour rappeler à la fois l’idée et l’image, et cette espèce d’hallucination ainsi comprise était moins exceptionnelle, moins anormale que de nos jours.

Ajoutons, pour bien faire comprendre la théorie d’Epicure, que les phénomènes d’hallucination étaient inexpliqués dans l’antiquité; on ne pouvait guère distinguer alors entre l’hallucination et la sensation vraie. Le fond même de la canonique épicurienne était la confusion de ces deux choses et la croyance que toute sensation est vraie. Par là, sans doute, Epicure ne voulait pas dire que nous ne nous trompons jamais ; seulement il soutenait que nos sens ne se trompent jamais. Tout ce qu’ils nous révèlent existe. L’erreur ne vient que de ce que l’intelligence ajoute à la sensation en voulant l’interpréter. La sensation brute est toujours vraie : il y a toujours au dehors, dans la réalité, quelque chose qui l’explique et la produit. Donc, quand des images se présentent à nous sous une forme persistante, quelle que soit leur étrangeté, il faut admettre que ces fantômes ne sont pas de purs fantômes, que derrière ces visions il y a des réalités. Puisque les dieux nous apparaissent, ils sont ; mais leur corps n’est point grossier comme le nôtre, et puisque nous nous les représentons intérieurement comme beaux, bienheureux et immortels, ils doivent l’être, ils le sont en effet. Ainsi, sur un fait même, sur une sensation se fonde la théorie épicurienne des dieux.

Maintenant comment accorder l’existence de la divinité avec l’existence du mal dans le monde ? car il semble que nous allons aboutir à cette contradiction : d’une part l’intelligence humaine affirme l’existence de la divinité, d’autre part elle est réduite à avouer que l’existence d’une divinité ordonnatrice ou créatrice est incompatible avec celle de notre monde imparfait.

Pour résoudre cette difficulté, il faut simplement, suivant Epicure, s’efforcer de purifier en nous la notion naturelle de la divinité ; il faut la séparer des éléments étrangers qui s’y sont associés à la longue[292]. L’idée primitive des dieux est vraie ; mais dans cette idée n’est nullement comprise celle d’un dieu créateur. C’est faute de pouvoir, avec une science encore insuffisante, pénétrer les causes des phénomènes naturels (αἰπιολογεῖν), que les hommes ont imaginé de faire intervenir les dieux dans le tumulte du monde. Les grands événements de la nature, comme la foudre et les tempêtes, ont paru divins aux hommes parce qu’ils étaient épouvantables[293]. De même, ne pouvant expliquer le cours régulier des astres par des lois naturelles, les hommes ont trouvé plus court de l’expliquer par la volonté divine. Leur dieu est devenu, comme chez les poètes tragiques, un « deus ex machina[294] » ; ils se sont figuré le monde fabriqué à la manière des objets dont l’homme se sert, à coups de marteaux, « avec des soufflets et des enclumes[295] » ; mais en vérité le monde est une machine plus délicate, et c’est rabaisser les dieux que d'en faire ainsi des ouvriers.

Loin que l’idée de création soit inséparable de l’idée de divinité, elle ne peut vraiment, selon Epicure, s’allier avec elle. La divinité a comme premier attribut le suprême bonheur ; or, le suprême bonheur suppose l’absence de toute préoccupation, de tout souci, de tout effort. Mais créer un monde, le créer imparfait, avoir sans cesse à le surveiller, à le retoucher, c’est là une lourde tâche, incompatible avec la souveraine félicité. Les dieux ne se mèleront donc point des affaires de ce monde, et il faudra sur ce point corriger l’idée que le vulgaire se fait de la divinité. Les dieux d’Epicure vivront entièrement détachés des choses, n’ayant point de peine et n’en faisant à personne, ne punissant ni ne récompensant personne, sans colère comme sans affection, « car ces sortes de sentiments ne viennent que de faiblesse[296] ».

Que si on cherche à approfondir la nature de ces dieux éternellement heureux et tranquilles, Epicure nous répondra qu’ils ne peuvent avoir une nature aussi grossière que la nôtre ; et cependant ils ont une sorte de corps (car, hors le vide et les atomes, il n’existe rien) ; mais les atomes qui les composent sont d’une subtilité dont rien n’approche ici-bas[297]. Aussi les dieux sont-ils invisibles pour nos yeux : c’est intérieurement, au fond de nous-mêmes, que nous apercevons par une sorte de vision profonde les images qui se sont détachées d’eux. Ces corps subtils seraient bientôt dissous si on les plaçait dans notre univers au milieu des atomes qui s’entre-choquent, ils doivent donc vivre en dehors ; ils planent au sein du vide, dans les intervalles qui séparent les mondes[298]. Ils sont en nombre infini[299], comme les mondes eux-mêmes ; la nature féconde a semé sans compter dans l’espace les dieux et les sphères. Ces dieux ont la forme humaine, car elle est la plus belle et la plus parfaite[300]. Les Epicuriens soutiennent même qu’ils doivent prendre de la nourriture, car nul corps ne pourrait subsister s’il ne réparait ses pertes[301]. Enfin ils leur assignent des sexes[302].

On voit à quelles conséquences bizarres aboutit la théorie d’Epicure ; cependant, comme nous l’avons dit, ces conséquences se déduisent assez logiquement des principes. Il y a dans cette série de déductions quelque chose qui rappelle les rêves des hallucinés ; et de fait toute cette théorie est un essai pour interpréter rationnellement des croyances superstitieuses qui se ramènent à une espèce d’hallucination.

III. — Lorsque de la connaissance des dieux nous passons au culte que l’homme leur doit et au sentiment religieux, nous aboutissons à ce résultat, assez curieux dans un système utilitaire : le sentiment religieux et le culte de la divinité devient entièrement désintéressé. Epicure n’attend rien des dieux, et sa piété repose justement sur cette croyance qu’ils sont indifférents et impuissants. La prière devient donc inutile et absurde ; l’adoration la remplace, une adoration détachée de tout sentiment personnel. La piété vulgaire est toujours mêlée à des sentiments de crainte et d’espérance ; le peuple prie les dieux pour en obtenir les biens qu’il désire ou pour leur faire écarter les maux qu’il redoute. L’épicurien, lui, ne craint rien des dieux, n’en espère rien et cependant il les adore. Pourquoi ? Parce qu’ils sont un type de bonheur et de sérénité idéale, parce qu’ils lui représentent en quelque sorte ce qu’il devrait être, et ce vers quoi il doit tendre ; parce qu’ils sont beaux à contempler et charment intérieurement la pensée comme les marbres de Phidias charmaient la vue.

Epicure, on le sait, était fort assidu aux temples : la première fois, dit-on, que Dioclès le vit, il s’écria : « Quel spectacle pour moi ! Je ne compris jamais mieux la grandeur de Jupiter que depuis que je vois Epicure à genoux. » L’antiquité s’étonna, comme Dioclès, de la piété d’Epicure et de ses disciples. Sénèque fait remarquer avec raison que le désintéressement, banni de la morale d’Epicure, trouve une place dans son culte des dieux, et il en fait une objection à Epicure[303]. Pourquoi les Epicuriens remplissent-ils à l’égard de leurs divinités des devoirs dont ils n’espèrent retirer aucun profit ? Pourquoi n’agissent-ils pas envers les dieux comme envers les hommes ? Toutes leurs vertus sont mercenaires, excepté la piété. — Mais cette piété des Epicuriens est moins étonnante qu’il ne le semble, si l’on songe qu’elle ne coûte pas grand effort ; que l’effort et la peine seraient plus grands s’il fallait se dérober aux croyances vulgaires ; que ces croyances elles-mêmes ont un fondement naturel, et sont rationnelles par leurs principes. Les dieux existent réellement, suivant Epicure ; ils sont beaux, ils sont heureux, ils sont comme notre image embellie : pourquoi ne nous prosternerions-nous pas devant eux ?

IV. — La doctrine d’Epicure sur les dieux a toujours paru fort étrange aux historiens de la philosophie. Beaucoup de philosophes, y compris Posidonius, cité par Cicéron, crurent que les dieux paresseux d’Epicure étaient pour lui un pis-aller, que cette hypothèse n’exprimait pas le fond de sa pensée, qu’Epicure était un athée déguisé, et qui plus est, hypocrite. La critique moderne a démontré qu’il n’en était pas ainsi : au temps d’Epicure on pouvait nier les dieux sans danger et, en tous cas, on pouvait ne pas les adorer[304]. L’époque où Socrate avait bu la ciguë était passée depuis longtemps ; Socrate même, on le sait, avait été frappé pour des opinions politiques plutôt que pour des innovations religieuses. Si Epicure a affirmé nettement que les dieux existaient, s’il a consacré un ouvrage entier à la piété[305], si enfin il a donné toute sa vie l’exemple de cette piété qu’il vantait dans ses écrits, c’est que réellement il croyait à l’existence des dieux et qu’il les adorait comme des êtres très réels. Cependant, le récent historien du matérialisme, Lange, a émis dans son grand ouvrage une hypothèse nouvelle sur la théologie d’Epicure. Suivant lui, les dieux d’Epicure n’avaient pas d’existence réelle : c’étaient de simples idéaux. « Il est indubitable qu’en réalité Epicure honorait la croyance aux dieux comme un élément de l’idéal humain, mais qu’il ne voyait pas dans les dieux eux-mêmes des êtres extérieurs. Le système d’Epicure resterait pour nous enveloppé de contradictions, si on ne l’envisageait au point de vue de ce respect subjectif pour les dieux qui met notre âme dans un accord harmonique avec elle-même. » Tandis que la foule adore les dieux parce qu’elle croit à leur existence, Epicure, à en croire Lange, faisait tout le contraire ; il n’y croyait pas et il les adorait. C’est qu’alors il révérait les dieux pour leur perfection, « et peu lui importait que cette perfection se montrât dans leurs actes extérieurs ou qu’elle se déployât simplement comme idéal dans nos pensées[306]. »

La thèse que soutient Lange dans ces lignes est assurément originale et ingénieuse. Elle tendrait à faire d’Epicure le prédécesseur de MM. Vacherot et Renan. Cependant elle ne s’appuie sur aucun texte. Lange invoque seulement une prétendue contradiction qui existerait dans la doctrine d’Epicure et qui ne pourrait se résoudre que si on admet son hypothèse. Nous l’avons vu au contraire, la doctrine d’Epicure ne renferme aucune contradiction, mais seulement un certain nombre de déductions vicieuses. Sans doute, pour Epicure, les dieux représentent un idéal ; mais précisément l’idéal réalisé, l’idéal vivant. Avec Epicure, nous sommes bien loin de Hume et de Kant. Son système repose précisément sur l’identification du subjectif et de l’objectif, puisqu’il affirme que toute sensation correspond nécessairement à une réalité. De plus, suivant lui, toute idée ayant sa racine dans une sensation, l’esprit humain ne peut pas avoir d’idéal supérieur à la réalité même. C’est en somme à la réalité que notre esprit a emprunté l’idéal qu’il conçoit.

Les dieux d’Epicure avaient si peu une existence idéale que, nous l’avons vu, ils mangeaient comme de simples mortels une très-réelle nourriture. Philodème agite même la question de savoir si les dieux dorment. Les idéaux ne mangent ni ne dorment. Il ne faut donc pas prêter à Epicure des doctrines toutes modernes nées de l’avancement des sciences et des doctrines. Le système d’Epicure avec ses points forts et ses points faibles est d’accord avec son temps.

Au fond, les dieux d’Epicure n’étaient que les dieux de la Grèce, auxquels Epicure avait prêté une éducation philosophique et inculqué ses principes. Epicure ne crut pas utile de renoncer à la multiplicité des dieux ; et en effet, si on admet un dieu, il n’y a pas de raison pour ne pas en admettre une infinité. Sur ce point la doctrine d’Epicure peut se soutenir ; ce point admis, Epicure trouvait des dieux tout faits, ceux de son pays, qui avaient inspiré le génie de la Grèce, et dont l’art antique avait fixé les formes : il les prit comme siens, et se contenta de les empêcher de nuire en leur interdisant toute intervention dans notre monde. Ces dieux, qui représentaient l’épicurisme réalisé, étaient pour l’épicurien comme des preuves vivantes de ses doctrines. Leur présence était pour lui comme un encouragement. Les Grecs continuèrent donc de vivre avec leurs dieux, qui étaient la personnification de leur passé et de leur avenir. L’Olympe restait debout, et le Jupiter du Parthénon continuait de resplendir éternellement au front

du grand temple, immobile et inoffensif.

CONCLUSION




L’ÉPICURISME ET SES ANALOGIES AVEC LE POSITIVISME MODERNE. — SON SUCCÈS DANS L’ANTIQUITÉ


L’esprit humain, lorsqu’il a longtemps travaillé sur un même sujet, cherche dans une même direction, se fatigue et s’épuise ; après s’être passionné pour un problème sans avoir pu le résoudre, il en vient à le délaisser tout à coup et, par une réaction naturelle, il se tourne vers un ordre d’idées tout différent. Dans le cours de l’histoire, — par exemple au siècle d’Epicure, — il s’est produit souvent de ces sortes de lassitudes intellectuelles, et l’humanité dans son ensemble peut être considérée comme un même individu qui n’accomplit un grand nombre de travaux qu’à condition de les varier sans cesse, de passer sans repos de l’un à l’autre.

D’ailleurs, lorsque à telle époque l’esprit humain semble abandonner tel problème, il ne s’ensuit pas qu’il y renonce pour toujours ; loin de là : les recherches accomplies dans un autre ordre d’idées pourront être utiles, tôt ou tard, pour résoudre la difficulté même qu’on n’avait pu vaincre d’abord en l’attaquant de front. Epicure, par exemple, n’a pas empêché nos métaphysiciens et nos moralistes modernes ; il a plutôt servi, comme nous le verrons, à provoquer l’essor de leur pensée. Dans le domaine intellectuel chaque pas qu’on fait en une direction permet ensuite d’avancer plus facilement dans une direction tout opposée ; avec le temps les problèmes changent de forme, les mêmes questions apparaissent sous un nouveau point de vue, et ce simple changement d’aspect est déjà un progrès considérable. Dans l’histoire de la pensée humaine, on n’a pu résoudre bon nombre de problèmes qu’en modifiant perpétuellement les termes sous lesquels ils avaient été posés. Aussi reconnaît-on moins les esprits novateurs en ce qu’ils résolvent une grande quantité de questions particulières qu’en ce qu’ils changent tout d’un coup le point de vue général d’où l’on avait jusqu’alors regardé les choses.

A l’époque d’Epicure, après de longs siècles de spéculations métaphysiques, la pensée était en Grèce aussi fatiguée de recherches vaines sur l’absolu, qu’elle peut l’être en France de nos jours. De même que dans notre siècle Auguste Comte, s’efforçant de changer la direction de la pensée humaine, a voulu la tourner tout entière vers certains problèmes, et l’enfermer en un cercle infranchissable ; ainsi Epicure dans l’antiquité, fermant pour un temps l’ère de la métaphysique, a créé une sorte de positivisme analogue sur beaucoup de points à celui d'Auguste Comte.

Le rôle de ceux qui limitent ainsi la pensée humaine est de lui donner plus de vigueur, et de la concentrer alors qu’elle se dispersait sur trop d’objets. Ce fut la tâche d’Epicure dans l’antiquité ; il a réagi plus qu’aucun de ses prédécesseurs, et plus puissamment que Démocrite lui-même, contre les spéculations a priori où s’égarait la pensée des Socrate, des Platon et même des Aristote. Jusqu’alors l’idée métaphysique de cause finale dominait toujours les sciences de la nature, de l’homme et de la société. Epicure en chassa complètement cette idée, et par là il introduisit dans ces sciences un esprit tout nouveau. Qu’on lise une page d’Aristote et une page de Lucrèce, on verra quelle différence profonde sépare l’ancienne doctrine de la nouvelle. Aristote mêle perpétuellement aux considérations expérimentales des considérations métaphysiques qui lui sont propres ; il n’observe pas un fait qu’il ne l’enserre dans un réseau de déductions a priori plus ou moins contestables. Chez Lucrèce, la suppression à peu près complète de toute idée de cause finale donne aussitôt un caractère plus scientifique et plus moderne aux moindres observations. Bien de plus contraire, en effet, aux tendances générales de l’esprit moderne que la considération de cause finale ; non-seulement une telle considération est « stérile », suivant la pensée devenue banale de Bacon, mais elle conduit facilement à l’absurde. En effet, la plupart des phénomènes sont les uns avec les autres dans un rapport de corrélation tel, qu’étant données deux choses coexistantes, on ne peut reconnaître a priori laquelle est primitive ou dérivée, laquelle a été faite par l’autre et pour l’autre ; par exemple il serait très-difficile pour un pur esprit étranger à notre globe de savoir a priori si c’est mon habit qui a été fait pour moi ou moi pour mon habit ; dans certains cas même ne pourrait-on soutenir avec vraisemblance que l’homme a été fait pour l’habit ? Aristote et à sa suite les scolastiques ont commis nombre d’erreurs de ce genre. Le monde est un grand Tout où chaque chose a fini par s’adapter à toutes les autres, c’est une chaîne dont les anneaux se tiennent et se déroulent à travers le temps ; mais si on ne tient pas compte du temps, et qu’on considère la série des faits au point de vue métaphysique, le fait dernier, le dernier anneau de la chaîne, qui est pour la nature le moins important, paraît le fait primitif et dominant. En effet, tous les autres ont contribué à le produire, il est donc en quelque sorte adapté à tous les autres ; conséquemment tous les autres paraissent faits pour lui, il semble être la cause finale de tout le reste. Prenons pour exemple le langage : le langage, suivant Epicure, suivant Lucrèce et les savants contemporains, est un fait dérivé de l’état social ; c’est l’une des conséquences les plus remarquables et les plus complexes de cet état. Au contraire, Aristote observe qu’actuellement le langage et la société coexistent ; ensuite, se plaçant suivant sa coutume au point de vue métaphysique, il en conclut aussitôt que le langage a été fait pour la société et que l’homme était né sociable puisqu’il possédait la faculté de parler : la société devient donc le fait dérivé, le langage, le fait primitif. C’est ainsi que perpétuellement le métaphysicien est porté à donner la priorité aux faits qui ont précisément le moins d’importance objective et qui sont venus les derniers dans l’ordre des temps. On peut dire que dans les sciences naturelles, en sociologie et même en morale, Epicure a ouvert la voie à la pensée moderne. En substituant une méthode expérimentale encore grossière aux tendances métaphysiques qui dominaient depuis Socrate, il a substitué dans les sciences l’idée de temps et de succession à l’idée de cause finale ; il a montré que l’ordre des choses est précisément le renversement de l’ordre de la pensée.

Par cette espèce de révolution, le positivisme épicurien a exercé plus d’influence sur l’esprit humain que n’en exercera probablement le positivisme moderne. Néanmoins les analogies entre les deux systèmes étaient curieuses à remarquer. Tous deux interdisent à l’homme les recherches trop hautes et les spéculations trop lointaines ; la différence, c’est qu’Epicure s’appuie pour cela sur un principe positif, le bonheur humain, la sérénité intellectuelle, au-delà de laquelle on ne doit rien poursuivre ; Auguste Comte s’appuie sur un principe de doute et de négation, savoir l’impuissance de l’esprit humain à saisir toute idée de cause et même à apercevoir les plus lointains anneaux de la chaîne des phénomènes. Les résultats pratiques des deux systèmes sont fort analogues, et tous deux ont versé dans les mêmes erreurs. Epicure, par exemple, au nom de son positivisme utilitaire, déclarait d’avance qu’on ne pourrait jamais expliquer d’une manière une et systématique les phénomènes célestes ; il repoussait comme inutiles et impuissantes des sciences telles que les hautes mathématiques. Eh bien, dans son Cours de philosophie positive, Auguste Comte fait preuve de la même intolérance à l’égard de certaines recherches scientifiques ; il est curieux, par exemple, de le voir déclarer que l’astronomie sidérale est destinée à demeurer à jamais infirme, à la veille du jour où la spectroscopie devait nous révéler la composition même des étoiles. C’est ainsi qu’Epicure, un peu avant les découvertes de l’école d’Alexandrie, et alors qu’Archimède et Hipparque ne devaient pas tarder à mesurer le volume de la terre et la distance approximative de la lune, répétait encore au sujet des corps célestes les vieilles erreurs des anciens philosophes. Auguste Comte trouve aussi qu’en chimie la question de savoir si les proportions définies sont la règle des combinaisons n’est pas une question aussi importante qu’on le croit ; et cela au moment même où cette hypothèse allait être vérifiée partout et allait conduire à une série de découvertes. Dans le positivisme ancien, comme dans le positivisme moderne, nous voyons donc les mêmes erreurs se reproduire avec la différence des temps. Auguste Comte et Epicure ont une même étroitesse d’esprit, ils n’ont pas assez compris la largeur de la pensée humaine, qui a besoin d'avoir devant elle l’horizon grand ouvert ; néanmoins ils ont leur place dans le développement des systèmes. Ils représentent, nous l’avons dit, ce moment de concentration où la pensée, se tournant tout entière vers certains points, y projette plus de lumière et gagne en puissance ce qu’elle perd en étendue.

II. — L’épicurisme eut un succès et excita chez ses disciples un enthousiasme dont nulle doctrine moderne ne peut donner l’idée. Les religions seules ont pu produire chez leurs adeptes une telle ferveur. C’est que cet attrayant système avait alors une couleur esthétique et morale qu’il a perdue en traversant les siècles. Chez Epicure, la doctrine même de l’utilité n’était pas cet utilitarisme moderne, froid et sec, ayant la dureté du calcul ; sa philosophie avait la grâce antique et un laisser-aller qui ne lui ôtait point de sa logique. Epicure à Athènes, dans son jardin, entouré de ses nombreux disciples, avait le charme d’un Platon ou d’un Socrate, avec le sens pratique d’un moderne. Il aimait la nature, plus que les anciens ne l’aimèrent d’habitude. Il recommande au sage la vie des champs ; lui-même, au dire de Pline, fut le premier qui, transportant la campagne à la ville, établit un jardin au milieu d'un faubourg d’Athènes[307]. Là, il vivait entouré d’affection et d’admiration. Sur la porte, dit-on, se lisait cette inscription : — « Etranger, ici tu te trouveras bien, ici réside le plaisir, le bien suprême. »[308] L’antiquité fut tentée, et une grande foule de disciples accourut pour entendre la parole de celui qui annonçait la vérité nouvelle.

Ainsi sur l’épicurisme primitif se trouvait répandue une certaine poésie qui fait entièrement défaut à l’épicurisme moderne. Quelle différence lorsqu’on passe par exemple d’Epicure à Hobbes, de ce philosophe qui a toutes les séductions d’un sophiste (nous prenons ce mot en son vrai sens), au penseur anglais si sec, si dur, et dont le système revêt une nuance de misanthropie. L’épicurisme antique savait se draper à la façon des statues grecques dans une majestueuse et inimitable élégance. Les anciens parlaient et vivaient toujours un peu pour la galerie, pour la « couronne, » comme on disait alors. Nous, nous vivons davantage pour nous-mêmes et pour la logique. L’épicurisme séduisit d’autant plus qu’il était quelque peu romanesque. Il se faisait fort de rendre l’homme heureux toujours et partout, il prétendait lui donner dans toutes les circonstances de la vie une force invincible. L’utilitarisme antique touche ainsi à l’héroïsme, ce qui le transforme. Epicure, disait Sénèque, est un « héros déguisé en femme. »

Le bonheur, fin de la vie, placé à la portée de tous, les dieux du paganisme renversés, la spontanéité introduite dans la nature à la place de la nécessité, l’indépendance absolue du sage en face de tous les accidents de la vie, — voilà bien les idées attrayantes qu’Epicure mit en avant. Qu’on ne s’étonne pas du retentissement qu’elles eurent dans l’antiquité. Epicure parut à tous et se crut lui-même un libérateur des esprits, comme certains héros avaient été les libérateurs des corps et des membres enchaînés par la servitude ; — une sorte de sauveur venu pour abattre les dieux et les idoles, tandis que d’autres n’étaient venus que pour les remplacer. Aussi on lui donna et il accepta ce titre de sage que depuis longtemps on n’avait osé donner à ceux qui s’appelaient modestement les amis de la sagesse. Bien plus, être sage, ce n’était pas assez; Colotès se jeta à ses genoux, comme pour l’adorer. « C’est un Dieu, s’écrie Lucrèce, oui, un dieu, celui qui le premier découvrit cette disposition de la vie nommée sagesse, et dont le génie, arrachant la vie humaine à de si grandes tempêtes et à de si profondes ténèbres, la plaça dans une si tranquille et si éclatante lumière[309]. » A des époques fixes, les Epicuriens venaient, dans de solennelles réunions, célébrer entre eux sa mémoire, comme lui-même l’avait prescrit, sûr qu’il était de son immortalité[310]. Enfin, pour que cette mémoire ne leur fit jamais défaut, ils portaient sans cesse avec eux, gravée sur des coupes, sur des anneaux même, afin qu’elle se gravât mieux dans leur âme, l’image de leur maître. Jamais, si l’on en croit Diogène de Laërte, son école ne fut délaissée ; tandis que toutes les autres s’étaient tues sous le coup des malheurs publics et que les diverses sectes avaient été dispersées, seule florissait l’école épicurienne, où se succédait une foule pressée de disciples. L’accord des Epicuriens entre eux, dit un ancien, était semblable à celui qui doit régner dans une république bien organisée[311]. C’est qu’il n’y avait pas seulement chez eux du respect pour ce qu’ils croyaient être la vérité découverte, mais de l’enthousiasme pour le bien découvert, pour le bonheur apporté aux hommes, pour la tranquillité apportée aux âmes. Ils regardaient même la doctrine d’Epicure comme une sorte de dogme divin, qu’ils se transmettaient fidèlement sans oser rien y changer de leur propre initiative. Il serait difficile de trouver chez aucun philosophe de l’antiquité une foi plus ardente que celle de Lucrèce aux principes de son maître : il a quelque chose des prophètes sacrés, il paraît ému du sort des hommes et veut adoucir leur misère, il veut sincèrement leur enseigner les vrais moyens d’être heureux ; il semble que ce soit avec une sorte de charité qu’il révèle aux hommes la doctrine de l’égoïsme bien entendu. Après avoir été la philosophie la plus populaire de l’antiquité, le rôle de l’épicurisme ne finit pas avec l’antiquité même. Il nous reste à suivre sa trace au Moyen-Age, et surtout chez les penseurs modernes qui l’ont

reconstitué et lui ont donné une vitalité nouvelle.

LIVRE IV


LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE
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CHAPITRE PREMIER


ÉPOQUE DE TRANSITION ENTRE L’ÉPICURISME ANCIEN ET L’ÉPICURISME MODERNE. GASSENDI ET HOBBES


I. — Que l’épicurisme était la seule de toutes les philosophies antiques qui fût essentiellement incrédule. — Comment Epicure se trouvait en quelque sorte désigné comme le patron de l’incrédulité. — Les Epicuriens au Moyen-Age et à la Renaissance. — Gassendi opposant Epicure à Aristote et voulant en faire le chef de la révolution intellectuelle, morale et religieuse qui commençait. — Influence de Gassendi. — Le « libertinage » au XVIIe siècle. — Pascal reproduisant l’antithèse de l’épicurisme et du stoïcisme, qu’il essaie en vain de concilier dans le christianisme. — Pourquoi l’incrédulité, déjà si répandue au XVIIe siècle, était encore à demi impuissante ; ce qui fit sa vraie puissance au siècle suivant.
II. — Hobbes. 1° L’homme d’après Hobbes. — La paix, condition de tous les biens ; la force, condition de la paix. — Mécanisme et fatalisme. — Identification du bien avec l’objet du désir. — Relativité de tout bien. — Le bien et le beau ramenés à l’utile. — Les sentiments moraux réduits à des transformations diverses des sentiments égoïstes. — Définition du bien suprême. — 2° L’homme dans ses rapports avec autrui. — L’homme n’est pas un être naturellement sociable. — Droit naturel de tous sur toutes choses. — Guerre de tous contre tous. — Il n’y a pas de justice avant l’existence du contrat. — Loi naturelle, fondée sur le calcul de l’intérêt bien entendu et opposée au droit naturel, qui est fondé sur le désir aveugle. — Prescriptions de la loi naturelle : en premier lieu faire des contrats, ou échanges de droits, en vue de la paix ; en second lieu maintenir ces contrats. — Qu’il faut une force pour soutenir la morale naturelle. — Le nombre et l’accord des contractants ; leur union et leur personnification. — Etablissement d’un gouvernement. — La cité de Hobbes. — Point faible du système de Hobbes. — Le gouvernement le plus fort est-il le gouvernement despotique ? — Moyen terme entre l’anarchie et l’empire : la liberté. — Rôle de Hobbes dans l’histoire des doctrines épicuriennes et utilitaires.

I. — L’épicurisme fut le dernier des systèmes de philosophie qui survécurent quelque temps encore au christianisme. Il prolongea son existence quatre cents ans après Jésus-Christ. À cette époque, définitivement étouffé, il sembla disparaître entièrement. Cependant, malgré ce triomphe du christianisme, il resta toujours quelque trace de l’esprit épicurien, qui se confondait en somme avec l’esprit d’incrédulité.

L’épicurisme était la seule de toutes les sectes antiques qui fût essentiellement incrédule, qui niât tout miracle, et ne fît aucune part aux sentiments religieux et mystiques dans l’explication des choses. Au contraire, le fond du système stoïcien, par exemple, était une religiosité vague, un panthéisme qui aboutissait à admettre dans le monde une incessante action divine, une perpétuelle providence ou, pour mieux dire, un perpétuel et éternel miracle ; le Stoïcien, croyant à la fatalité et à la prédestination, croyait aux oracles, les consultait, les redoutait, nourrissait, en somme, une bonne partie des superstitions du vulgaire. De même pour les Platoniciens. Le platonisme, qui avait repris une vie nouvelle dans l’école d’Alexandrie, s’y trouvait allié à des doctrines de théurgie et de magie ; il était tout-à-fait incapable de résister à une religion appuyée sur des miracles, alors qu’il cherchait à en produire pour son propre compte. Seul, l’épicurisme était absolument ennemi de toute religion quelle qu’elle fût ; car toute religion repose plus ou moins sur l’idée de création, de providence, de miracle, de solidarité entre le monde et Dieu. Ce n’est donc pas sans raison que le nom d’épicurien devint rapidement synonyme d’incrédule et d’irréligieux.

Quelques siècles apres Jésus-Christ, nous voyons déjà les pères de l’Eglise envelopper dans les mêmes réfutations et les mêmes malédictions les Epicuriens et toute espèce de libres-penseurs. De même le Talmud désigne sous le nom d’Epicuriens les Sadducéens et les libres-penseurs en général. Aux yeux des Juifs comme des Chrétiens, tout incrédule se trouvait ainsi facilement rangé sous le parti d’Epicure, et c’est Epicure qui, parmi les philosophes antiques, apparaissait comme le véritable adversaire du Christ ou de la Bible. Aussi, au commencement du douzième siècle, lorsque un courant d’incrédulité commença à se produire en Europe et surtout en Italie, lorsque des sociétés secrètes se formèrent pour la destruction du christianisme[312], les plus logiques parmi ces partisans d’un esprit nouveau n'hésitèrent pas à invoquer le nom d’Epicure. A Florence, en 1115, un parti d’Epicuriens se forma, assez fort pour devenir le sujet de troubles sanglants[313]. L’hérésie des Epicuriens, remarque Benvenuto d’Imola, était, entre toutes, celle qui comptait les plus nombreux partisans[314]. « Farinata, dit encore Benvenuto, était chef des Gibelins et croyait, comme Epicure, que le paradis ne doit être cherché qu’en ce monde. Cavalcante avait pour principe : Unus est interitus hominum et jumentorum. » Dante place tous ces Epicuriens avec « des milliers d’autres » dans un cercle spécial de son enfer, en des tombeaux de feu[315]. Et cependant l’ami du Dante, le poète Guido Cavalcanti, passait lui-même pour athée et épicurien.

Ainsi le nom d’Epicure se trouvait mêlé aux dissensions du Moyen-Age. On le trouve même cité avec quelque éloge dans l’orthodoxe Jean de Salisbury[316]. Mais c’est surtout avec la Renaissance, avec l’esprit d’examen et de liberté que les idées épicuriennes reprennent toute leur force. Erasme s’efforce en vain de concilier le christianisme et l’épicurisme en montrant que le chrétien est le meilleur disciple d’Epicure[317]. Les Epicuriens, d’instinct ou de raisonnement, sentent bien qu’ils sont pour le christianisme l’ennemi ; ils se cachent, ils se déguisent. Montaigne, cet auteur à double ou triple fond, comme l’appelait Sainte-Beuve, est Pyrrhonien par un côté seulement ; il est Epicurien par l’autre, et appelle la foi à son aide pour recouvrir le tout ; mais en somme, ce qui se dégage de son livre, ce qui en est la « moëlle » même, dirait Rabelais, c’est l’épicurisme. Certes, nous ne parlons pas de la cosmologie épicurienne et de l’atomistique ; Montaigne se raille fort des atomes, il ne veut pas entendre parler de toutes ces rêveries ; mais quand il s’agit du principe même de la morale épicurienne, son langage change : « Toutes les opinions du monde en sont là, dit-il, que le plaisir est notre but..... Quoi qu’ils disent, en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté. Il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot qui leur est si fort à contre-cœur[318]. » Ce n’est pas sans raison que Pascal opposera Montaigne à Epictète, comme on avait opposé jadis Epicure à Zénon. Sans doute Montaigne n’a pas de système bien défini, ou, s’il en a, il ne s’échappe que rarement à le formuler, mais il le fera formuler par ses lecteurs, — ce qui revient toujours au même[319].

Quelques années après la mort de Montaigne, l’épicurisme eut son martyr dans Vanini. Vanini, en effet, eut la langue coupée et fut brûlé à Toulouse bien plus pour ses idées morales et religieuses, où il s’est inspiré d’Epicure et de Lucrèce, que pour ses idées métaphysiques empruntées au péripatétisme.

Enfin, vers la même époque, l’érudition d’un Gassendi devait reconstruire complètement et sans alliage la doctrine épicurienne. Gassendi, versé dans l’histoire et dans la philologie, chercha quelle était la docrine antique qu’il pouvait opposer avec le plus de force à celle d’Aristote, seule maîtresse encore dans les écoles, et la doctrine d’Epicure lui sembla la plus conforme à son propre esprit en même temps qu’à l’esprit moderne. Aussi dès 1624, c’est-à-dire cinq ans après la mort de Vanini, il écrivit un important ouvrage intitulé : Exercitationes paradoxicæ adversus Aristoteleos, dans lequel il exposait déjà la morale d’Epicure. « D’un seul mot, était-il dit dans la préface, l’auteur fait comprendre l’opinion d’Epicure sur le plaisir : il nous montre en effet comment le bien suprême se trouve dans la volupté et comment le mérite des vertus et des actions humaines se mesure d’après ce principe. » Les Exercitaliones paradoxicæ étaient tellement audacieuses que Gassendi, après les avoir imprimées et distribuées à ses amis, se décida sur leurs conseils à en brûler cinq livres. Cet ouvrage, même ainsi tronqué, ne resta pas sans influence. Assez longtemps avant le Discours de la Méthode, Gassendi avait donc déjà osé attaquer en face la vieille autorité d’Aristote, et cela au nom d’idées inspirées par l’épicurisme et contraires sur beaucoup de points à celles que Descartes émettra plus tard.

On sait comment Gassendi consacra encore d’importants ouvrages, d’une part à la réhabilitation de la doctrine épicurienne, d’autre part à une habile controverse avec Descartes, où il se montre à la fois le disciple d’Epicure et le prédécesseur de Hobbes et de Locke. En somme la plus grande partie de sa vie fut employée à relever Epicure et à l’opposer tout ensemble aux scolastiques et aux cartésiens. Il avait une admiration toute particulière, un véritable culte pour Epicure et on retrouve chez ce moderne le même respect à l’égard du maître qu’on constatait chez les Epicuriens antiques. Il avait entre ses mains deux effigies d’Epicure : l’une lui avait été envoyée par son ami Naude ; l’autre, faite d’après un camée, lui avait été donnée par Henri Dupuy, philologue de Louvain. Gassendi cite lui-même l’inscription laudative dont Dupuy l’avait accompagnée : « Contemple, mon ami, l’âme du grand homme qui respire encore dans ces traits. C’est Epicure, avec son regard et son visage. Contemple cette image qui mérite d’attirer tous les regards[320]. » Quoique Gassendi se trouvât être un peu plus jeune que Hobbes, il fut cependant comme son maître ; car le développement de son esprit avait été plus rapide. Il ne fut pas non plus sans influence sur Descartes lui-même. Enfin, il créa une véritable école, opposée à l’école cartésienne et qui divisait la Sorbonne en deux camps. En reconstituant ainsi l’épicurisme pour en faire la base d’un nouveau système, Gassendi avait bien deviné les tendances de son siècle. Il ne faut pas oublier que le xviiie siècle est en germe dans le xviie. On considère trop souvent ces deux époques de l’histoire à part l’une de l’autre, sans bien voir les liens qui les rattachent. Dès le xviie siècle la foi s’ébranle, l’incrédulité commence à percer de toutes parts ; on peut en juger par Pascal, qui a posé plus nettement qu’aucun autre le dilemme entre l’épicurisme et la foi. La société où a vécu Pascal pendant plusieurs années était « libertine », et par ce mot, au xviie siècle, on n’entendait pas le libertinage des mœurs, mais l’indépendance de la pensée. « Il entendit « faire des discours aux libertins », dit Mme Périer. On commençait à se poser des problèmes, à en chercher la solution. Plus tard, Pascal malade, converti, fanatique, était visité par des gens qui venaient lui demander conseil sur des questions religieuses ou morales ; c’est alors qu’il donnait des coups de coude sur sa ceinture de fer ; ces épines qui déchiraient sa chair n’étaient que l’image de celles qui, suivant l’expression de M. de Saci, « déchiraient son âme. » Et ce mal intérieur dont souffrait un Pascal, tout son siècle le ressentait d’une manière plus ou moins vive.

Toute cette époque oscille entre l’épicurisme rajeuni et le christianisme vieillissant. On se rappelle le fameux épicurien Des Barreaux et la société épicurienne qu’il présidait, dont Chapelle et Théophile Viau faisaient partie. C’était vers Epicure que penchait généralement la jeunesse. En ce mouvement qui agitait les esprits, une idée fit défaut, une idée que le xviiie siècle devait mettre en lumière et chercher, tant bien que mal, à concilier avec les principes de l’épicurisme. A la foi qui s’en allait on n’opposait rien encore ; or, l’incrédulité trop complète est impuissante ; si l’incrédulité l’emporta au xviiie siècle, c’est qu’à la foi religieuse elle opposait un autre genre de foi, à l’amour du Christ un autre genre d’amour, à la divinité l’humanité. Le xviiie siècle tout entier eut foi dans l’humanité, et les utilitaires eux-mêmes se consacrèrent à ce culte désintéressé et actif. C’est dans cette conception nouvelle qu’ils trouveront une force capable de remuer à fond les esprits ; malgré Pascal, l’épicurisme, s’alliant en une certaine mesure au stoïcisme, achèvera la révolution intellectuelle et morale qui commence.

II. — A la même époque où l’épicurisme se relevait en France, il était reconstitué en Angleterre sous une forme originale par Hobbes, l’ami et presque le disciple de Gassendi. Le système de Hobbes, quoique bien connu, mérite une rapide analyse.

Une des tendances caractéristiques de la doctrine épicurienne, c’est la tendance à la paix. Pour jouir, en effet, il faut d’abord posséder ; pour posséder, il faut acquérir et conserver ; or, on ne peut guère acquérir, et encore moins conserver, que dans l’état de paix et dans la sécurité. Aussi nous avons vu Epicure et nous verrons Hobbes parler sans cesse de la paix comme du plus grand des biens, parce qu’il est la première condition de tous les autres.

Seulement il y a sur ce point, entre Epicure et Hobbes, un grave désaccord, qui se traduira par une divergence plus grave encore dans le développement d’abord parallèle des deux systèmes. Epicure en tend avant tout par la paix la sérénité de l’âme, et il ramène cette paix intérieure à l’indépendance absolue, à la liberté complètement indifférente ; cette sécurité dans la liberté étant au fond toute spirituelle, il ne faut pour l’obtenir que des moyens spirituels aussi : il suffit de se détacher des choses par la volonté indifférente et de se retirer en soi. — Hobbes, au contraire, prend le mot de paix dans un sens tout matériel et tout extérieur : être en paix, c’est simplement, à ses yeux, n’avoir rien à craindre des autres hommes, c’est acquérir sans rivaux, c’est conserver sans envieux : tout le bonheur est là. Or, les moyens de cette paix matérielle devront être matériels aussi : à quoi servirait la liberté intérieure dont parlait Epicure pour établir l’équilibre entre des forces physiques ennemies ? Il faut que cette prétendue liberté devienne elle-même une force, se revêtisse de chair, entre dans le domaine des luttes physiques ; elle ne peut plus acquérir la paix qu’en la conquérant les armes à la main. Le seul moyen, d’abord pour terminer cette guerre à son profit, puis pour empêcher qu’elle ne recommence, la seule arme et la seule garantie de celui qui veut obtenir le bien-être, ce sera la puissance matérielle. La puissance, comme moyen de la paix ; la paix, comme moyen de la jouissance : voilà la morale de Hobbes tout entière. Hobbes admet une nécessité aussi déterminée que la liberté d’Epicure est indeterminée. En nous et autour de nous, il place un mécanisme dont le régulier fonctionnement assure seul notre sécurité, et où l’intensité de notre jouissance peut se calculer exactement d’après l’intensité de notre force. Etre indépendant, c’est être heureux, disait Epicure. Etre fort, c’est être heureux, dit Hobbes.

Qu’on le remarque, dans le système de Hobbes, tout est arrangé sur le même plan, aussi bien l’homme que la cité ; il se plaît dans la vue d’un mécanisme brut, de la force fonctionnant et pliant tout à soi ; il a besoin de placer un maître partout : dans l’Etat c’est le souverain ; dans l’homme c’est l’appétit. Ne faut-il pas qu’on puisse ramener tous les phénomènes à une même cause et les expliquer par une même raison : la force de la nature, qui est elle-même la force de la logique ?

Le fatalisme étant admis, du même coup est supprimé tout bien absolu, tout mal absolu, toute fin vraiment finale. Hobbes a aperçu cette conséquence avec la plus parfaite netteté. Le bien, c’est ce que nous désirons ; le mal, c’est ce que nous fuyons ; tout ce qui est bon l’est seulement par rapport à quelqu’un et à quelque chose : il n’y a rien de bon absolument. Une chose est bonne en tant que désirée, et, en tant que possédée, agréable ; voilà l’unique différence du bien et de l’agréable. Ajoutons que la beauté est simplement la réunion de signes extérieurs promettant quelque bien. Enfin l’utilité se découvre lorsque, au lieu de considérer une chose en elle-même, on considère toute la chaîne des biens ou des maux qu’elle entraîne avec elle. Les choses ne sont pas isolées dans la nature, dit Hobbes en développant les idées épicuriennes, elles forment le plus souvent des séries dont les termes s’impliquent réciproquement. Un bien n’est jamais seul, mais il est suivi de biens qui en augmentent la valeur ou de maux qui l’annulent. La considération de l’utile doit donc dominer celle du bien, du beau et de l’agréable ; l’utile enveloppe et comprend tout.

Le souverain bien, la félicité ou fin dernière peut-elle être atteinte dans la vie, comme le croyaient Epicure ou Zénon ? Nullement ; car, si on pouvait atteindre la fin dernière, on ne manquerait plus de rien ; on ne désirerait plus rien ; donc nul bien n’existerait plus pour nous ; nous ne sentirions plus, nous ne vivrions plus. D’où cette remarquable conséquence, que le plus grand des biens, c’est de « s’avancer en ne rencontrant que peu d’obstacles vers des fins toujours ultérieures[321] ; » et que « la jouissance même de la chose désirée est, au moment où nous jouissons, un désir, c’est-à-dire un mouvement de l’âme qui jouit à travers les parties de la chose dont elle jouit. Car la vie est un mouvement perpétuel, qui, lorsqu’il ne peut s’avancer selon la ligne droite, se change en un mouvement circulaire. » — C’est là une analyse bien fine de la jouissance, mais aussi bien désespérante si on place en elle la fin désirable : car cette fin ne sera désirable que précisément parce qu’elle ne peut être possédée. Epicure eût rejeté cette définition d’un plaisir qu’il eût appelé inférieur et méprisable. Pour lui, on se le rappelle, le vrai plaisir était dans le repos ; Hobbes revient à la doctrine des Cyrénaïques : le plaisir est dans le mouvement, il est le mouvement même. D’une manière générale, agir est un bien, se mouvoir est un bien ; le fait d’avancer vers une fin, de progresser est également un bien : car la vie tout entière est mouvement, action, déploiement de force et progrès. Toutes les peines et les plaisirs, tous les désirs, en un mot toutes les « affections » de l’âme ont leur origine dans la conscience d’une puissance intérieure et solitaire, dont l’expansion sans obstacles ou la limitation suffit à produire l’infinie variété des sentiments.

Reste à considérer non plus l’homme en général, mais l’homme dans ses relations avec ses semblables, c’est-à-dire le citoyen.

Mettons en présence plusieurs de ces mécanismes que Hobbes a construits avec la sensation et qu’il met en mouvement par l’intérêt ; quels rapports généraux vont s’établir entre eux ? L’homme, pour Hobbes, n’est pas autre chose qu’une sorte de machine à sentir ; c’est une force qui se prend elle-même et elle seule pour fin, qui, dans quelque direction qu’elle semble se lancer, revient toujours après des détours plus ou moins longs à ce même point : « moi. » Qu’à côté de cet homme, on en place un ou plusieurs semblables à lui, cela suffira-t-il à produire la moindre déviation dans la direction suivie, le moindre changement dans la fin poursuivie ? Nullement ; l’homme ne cessera pas plus, en société avec d’autres, de désirer son avantage propre, que la pierre ne cesse, si on la joint à d’autres pierres et qu’on la précipite dans l’espace, de tomber en droite ligne. Qu’on ne parle donc pas à Hobbes de la nature sociable de l’homme : l’homme est par nature égoïste ; aussi la définition d’Aristote : ζῶον πολιτικόν, est-elle fausse ; l’homme n’est point né apte à la société. Déjà Epicure et Métrodore avaient réagi contre la définition aristotélique, en nous montrant dans les hommes à l’état sauvage « des animaux prêts à se dévorer les uns les autres. » Si l’homme, ajoute Hobbes, aimait naturellement l’homme, il l’aimerait en tant qu’homme, et abstraction faite de l’avantage ou de l’honneur qu’il peut en recevoir ; il aimerait donc également tous les hommes ; ce qui n’est pas. Nous ne recherchons pas naturellement la société, mais les avantages qui peuvent en résulter pour nous ; ce que nous aimons dans un compagnon, c’est en premier lieu son utilité, en second lieu sa personne. Si on pouvait aimer l’homme abstraction faite de l’intérêt, comment expliquer l’envie et la médisance ? De quoi s’occupent toutes les sociétés et qu’allons-nous y chercher, sinon le plaisir d’entendre médire du prochain, d’abaisser autrui et de nous élever nous-mêmes à ses dépens ? Non, l’homme n’est pas né sociable ; sa nature le pousse à la domination et non à l’égalité que la société comporte. Il ne s’ensuit pas que l’homme n’ait point le désir de la société, il ne s’ensuit même pas que des réunions fortuites soient impossibles ; mais il y a une différence entre le désir et la capacité, entre des réunions fortuites et des sociétés civiles[322].

Puisque la société, d’où résulte l’état de paix, n’est pas naturelle ; puisqu’il n’y a rien dans l’homme, excepté son intérêt, qui tende à le rapprocher de l’homme, il est évident que l’état naturel par excellence, l’état primitif, c’est la guerre. Point de milieu entre la société ou la guerre, entre l’harmonie ou la lutte. En effet, tous les mécanismes humains ne tendent qu’à un même but, la jouissance ; il y en aura donc plusieurs parmi eux qui désireront à la fois un même objet de jouissance ; or, si par hypothèse ils ne peuvent jouir à la fois de cet objet ni le diviser, voilà la guerre engagée, voilà la force en œuvre, et c’est la force la plus forte qui l’emportera[323].

Qu’on ne blâme pas cette victoire de la force ; car en vertu de quoi la blâmerait-on ? N’est-ce pas nécessairement et fatalement que chacun est emporté par le désir ou la répulsion ? Or, ce qui est nécessaire est raisonnable, et ce qui est raisonnable est juste ; c’est un droit. Ce mot de droit signifie la liberté ou puissance que chacun possède d’user de ses facultés selon la droite raison, c’est-à-dire de poursuivre sa fin naturelle. Cette fin naturelle est la conservation de sa vie et de sa personne. Mais le droit à la fin donne le droit aux moyens nécessaires pour cette fin. Voici donc quelle sera la formule dernière du droit naturel : chacun a le droit d’employer tous les moyens et d’accomplir toutes les actions nécessaires à sa conservation. Or, il n’est pas de chose qui ne puisse sembler à quelqu’un nécessaire à sa conservation : il n’est donc point de chose sur laquelle il n’ait droit ; ainsi, d’après le droit naturel, tout est à tous[324] ; la seule mesure de ce droit, c’est l’utilité de chacun ; la seule sanction, la force ; la conséquence, la guerre. Guerre de tous contre tous, voilà tout ensemble le fait premier et le premier droit de la nature[325].

Qu’on n’objecte pas à Hobbes qu’il accuse la nature humaine : dans ce choc des forces produit par le choc des intérêts, il n’y a point de péché, il n’y a point d’injustice, puisque les lois n’existent pas encore. La justice et l’injustice n’appartiennent point à l’homme en tant qu’homme, mais en tant que citoyen. Dans la nature, la force et la ruse sont des vertus. Ne trouve-t-on pas tout naturel de prendre en voyage des compagnons et des armes, de fermer sa maison par crainte des voleurs ? Les chiens mordent ceux qu’ils ne connaissent point et la nuit ils aboient contre tout le monde : ainsi doivent se conduire les hommes dans l’état de nature. La guerre, n’est-ce pas la loi des peuples sauvages ; n’est-ce pas, même chez nous, la loi des princes et des peuples, entre lesquels l’état de nature subsiste encore ? Quand, au milieu de la discorde, de la défiance, de la faiblesse universelles, un homme secouant et brisant toutes les entraves s’élève soudain sur la tête des autres, peu importe les moyens qu’il a employés, fût-ce Caïn et Abel fût-il sa victime, devant ce représentant de la force ou de la ruse, Hobbes est prêt à s’écrier après Calliclès : C’est en lui que brille dans tout son éclat la justice de la nature[326].

La conception de la guerre comme état primitif de l’humanité est capitale chez Hobbes. Nous retrouverons plus tard cette doctrine de l’état de guerre universel, fécondée et transformée par la science, dans la théorie naturaliste de « la lutte pour la vie », lutte déclarée non pas seulement par tous les hommes à tous les hommes, mais par tous les êtres à tous les êtres. Ainsi étendue à la nature entière, ainsi élargie et portée hors de l’horizon borné qui la renfermait d’abord, cette loi semble devenir un bien plutôt qu’un mal : elle est le seul moyen de cette sélection qui, pour les êtres inférieurs et même pour l’humanité des premiers âges, rendit seule le progrès possible.

L’état de guerre, une fois déduit de la constitution même de l’homme et solidement établi, comment Hobbes nous en fera-t-il sortir ?

La loi première et fondamentale de la nature, c’est, nous le savons, qu’il faut chercher la paix, car la paix est le plus grand des biens ; or voici la conséquence immédiate de cette loi : pour obtenir la paix désirée, il faut abandonner le droit que la nature nous donnait sur toutes choses et qui produisait la guerre, il faut le transmettre à autrui, à condition qu’autrui nous transmette le sien ; il faut, par exemple, que je dise aux autres hommes : cédez-moi votre droit sur les fruits que je cueille de ma main, et je vous cèderai mon droit sur les fruits que vous cueillerez vous-mêmes. Cette translation réciproque, cet échange de droits qui sont naturellement absolus, et qui, par ce merveilleux phénomène de l’échange, se bornent l’un l’autre, – c’est le contrat, origine de la société. Le contrat de Hobbes n’est autre chose, sous une forme beaucoup plus compliquée, que le σύμβολον τοῦ συμφέροντος dont parlait déjà Epicure.

Le premier précepte de la loi naturelle, en nous amenant de l’état de guerre au contrat, nous a fait faire un grand pas. Ce n’est pas assez : car l’existence de la société exige non-seulement l’existence de conventions, mais de conventions durables.

Pour que les lois naturelles deviennent ainsi lois ou liens effectifs, la force de la raison ne suffit plus : il faut qu’elles s’appuient sur la crainte et sur une force physique quelconque ; il faut, en d’autres termes, que la menace de la sanction accompagne et précède le conseil de la loi.

Le premier moyen de mettre la force du côté de la loi, c’est le nombre : plus il y aura de contractants fidèles, plus il y aura de risques à courir pour ceux qui rompraient le contrat. Chacun, apercevant ainsi derrière la force de chacun la force de tous, se sentira tenu en respect : Satius sibi esse uterque putet manus cohibere quam conserere[327]. Mais le moraliste ne se laissera point tromper par ce serrement de mains hypocrite, il verra dans le nombre et l’accord des contractants (multorum concordia) la seule cause de la paix.

Pourtant l’accord ne suffit pas à constituer une paix durable. L’accord de tous, en effet, dépend de la volonté de chacun, et la volonté que Hobbes place dans l’homme, c’est-à-dire la prédominance du désir le plus intense, ou du mouvement le plus intense, est essentiellement variable ; il faut donc quelque chose de plus constant, et pour cela de plus nécessaire, conséquemment encore de plus fort. Il faut que toutes les volontés, non-seulement s’accordent entre elles sur certains points, posent certaines règles générales, mais encore qu’elles donnent un corps à ces règles, qu’elles les fassent vivantes et puissantes, qu’elles préposent à leur garde une force physique, une personne. Dans l’accord unanime, les volontés diverses peuvent être considérées comme une seule volonté : mais cette unité est une abstraction que le moindre changement chez les divers vouloirs qui la constituent suffit à faire disparaître ; au contraire, si on réalise cette abstraction dans une personne, si on lui donne un représentant et un protecteur, elle subsistera quoi qu’il arrive, prête à faire rentrer dans l’ordre et à ramener vers sa vivante unité quiconque voudrait s’y soustraire. Cette personnification de la volonté de tous soit dans un homme, soit dans une assemblée, c’est ce que Hobbes appelle l’union et qu’il distingue soigneusement de l’accord[328].

Ici est le point délicat de la doctrine de Hobbes : jusqu’alors, étant posées les prémisses du système, à savoir l’homme conçu comme animal non sociable et sans liberté, Hobbes en a tiré les conclusions rigoureuses, et il n’était guère possible de prendre sa logique en défaut. Mais, à partir de ce moment, ce ne sera plus seulement le philosophe impartial et consciencieux ; ce sera le défenseur de la monarchie absolue, l’ami et le maître de Charles II. Aussi la déduction va-t-elle cesser d’être exacte : la logique du partisan ne vaut plus celle du penseur.

De même que toute la partie politique des écrits de Hobbes aura moins de valeur scientifique et renfermera moins de vérité, elle aura aussi moins de valeur historique et moins d’influence sur la formation des systèmes postérieurs. Le despotisme dont Hobbes s’est fait l’avocat a été renversé par Guillaume d’Orange et réfuté par Locke ; à partir de ce moment, il est entièrement chassé des systèmes utilitaires et épicuriens : Helvétius est libéral ; d’Holbach, Diderot le sont ; Saint-Lambert lui-même, ainsi que Volney ; l’école utilitaire anglaise, sur laquelle la doctrine de Hobbes a exercé une influence énorme, mais qui a su habilement compenser Hobbes par Locke, l’abandonne entièrement à partir de l’endroit où nous sommes arrivés, et suit les principes de son adversaire, qui d’ailleurs, sur bien des points, n’est que son disciple conséquent.

On peut accorder à Hobbes que la volonté de tous, surtout au sortir de l’état de guerre où il nous replace, a besoin de se personnifier en quelques-uns, de se fixer, de s’unifier pour ainsi dire. Mais il est possible de produire cette union de deux manières, soit en déléguant à une assemblée, pour un temps limité, un pouvoir limité ; soit en aliénant au profit d’une assemblée ou d’un seul homme, pour un temps illimité, un pouvoir sans limites. Hobbes, comme nous allons le voir, n’examinant que la seconde hypothèse, triomphe trop aisément des partisans de la liberté. Entre un homme souverain ou une assemblée souveraine d’une part, et une assemblée mandataire de l’autre, il y a quelque différence. Hobbes divise le grand traité sur le Citoyen en deux parties principales[329], où il nous montre successivement l’homme à l’état de guerre, de division, d’anarchie : c’est cet état qu’il désigne du nom plus ou moins exact de Liberté ; puis, à l’état de guerre succède la paix sous le despotisme absolu : c’est là l’idéal de Hobbes, c’est là l’état qu’il oppose à l’anarchie primitive et qu’il appelle l’Empire ; pour lui, l’histoire entière de l’humanité se résume dans ces deux mots : anarchie, empire ; l’un marque le point de départ, l’autre la fin. — Mais, entre ces deux états extrêmes, Hobbes ne semble même pas penser qu’il puisse en exister un autre ; pourtant, entre le despotisme et l’anarchie n’y a-t-il pas place précisément pour cette liberté dont il ne comprend pas le sens ? Nous ne faisons pas ici la critique du système utilitaire de Hobbes, nous voulons simplement remarquer un oubli, une faute de raisonnement qu’il a commise et qui compromettra à la fois, aux yeux du logicien, la vérité, aux yeux de l’historien, le succès de sa doctrine politique. Quoi qu’il en soit, entrons avec lui dans l’examen de l’Empire, cet unique moyen de la paix universelle, qu’eût bien difficilement accepté Epicure, l’ennemi de toute force irrésistible, de tout fatum.

Pour passer, dit Hobbes, du simple accord à l’union proprement dite, il faut que toutes les volontés se soumettent ensemble à la volonté d’un seul. Cette aliénation de tous en faveur d’un seul ne sera autre chose qu’un nouveau contrat, destiné à assurer le maintien du premier, et dont voici la formule : « Je transmets mon droit à ce souverain, pourvu que tu lui transmettes le tien[330]. » Du reste, ce souverain tout-puissant n’est pas nécessairement un seul individu : ce peut être aussi une collection, une aristocratie, une assemblée démocratique, pourvu que ce soit un corps, une unité, et que son pouvoir soit sans limites ; mais les préférences de Hobbes pour la monarchie pure sont bien marquées[331] ; il veut tout ou rien, le despotisme ou l’anarchie, un faisceau indissoluble ou une lutte de toutes les forces ; il est l’ennemi des tempéraments, de ces « trois pouvoirs étonnés du nœud qui les rassemble, » de ces gouvernements où la division, en attendant qu’elle fasse éclater la guerre future, produit l’impuissance actuelle : la force, voilà le dernier mot de sa politique, comme de sa morale et de sa psychologie. Lorsque tous auront ainsi soumis leurs volontés et transmis leurs droits à un seul, celui-ci en acquerra de si grandes forces, « que, par la terreur qu’elles inspireront, il pourra conformer les volontés de chacun à l’unité et à la paix[332]. »

Par ce contrat et cette aliénation de tous les droits, la cité est formée[333], la cité, cette chose merveilleuse, cette harmonie artificielle de forces naturellement discordantes, cet admirable monstre dont les parties si diverses, prêtes à s’échapper et à se disperser en tous sens, ne demeurent unies que parle seul attrait de l’intérêt et par le seul lien de la puissance. Quand Hobbes a construit cet être étrange avec toutes les ressources de son génie, s’étonnant de sa propre œuvre, il l’admire et lui cherche un nom symbolique. Après avoir ainsi créé, fait grandir, élevé à la suprême puissance ce souverain roi, cette personne civile en qui il fait respirer, vivre et marcher l’Etat, que lui reste-t-il à faire, si ce n’est à le déifier et à l’adorer ? Cet être merveilleux est plus divin qu’humain : il est le dieu mortel, Léviathan. Ainsi nos ancêtres entouraient d’une horreur religieuse ces blocs gigantesques qu’ils avaient dressés de leurs propres mains et qui, branlant sans tomber jamais, menaçaient éternellement les adorateurs agenouillés à leurs pieds. Le dieu de Hobbes, comme celui des premiers peuples, est le dieu de la force ; c’est surtout pour cela, peut-être, qu’il est un dieu mortel.

En somme, la partie politique du système de Hobbes, que nous n’exposerons pas ici dans tous ses détails, ne manque ni de vigueur ni de logique : dès qu’on admet un souverain quelconque, et non plus seulement un mandataire, toutes les conséquences auxquelles aboutit Hobbes doivent être acceptées d’avance. Sa politique pêche donc surtout par le principe dont elle est déduite, et elle périra avec lui. Ce que les successeurs de Hobbes garderont en le transformant, c’est le vaste système sensualiste et naturaliste dont Hobbes a été le rénovateur dans les temps modernes, comme Epicure et Démocrite en avaient été les créateurs dans l’antiquité. Hobbes, en effet, a exercé une influence énorme sur le développement des idées épicuriennes, soit en France, soit en Angleterre. Nous retrouverons presque tous ses principes dans Helvétius et dans son traducteur D’Holbach. Enfin plusieurs de ses idées ont passé chez ses adversaires mêmes, et on peut le dire, il n’a pas été moins utile à la cause qu’il combattait qu’à celle qu’il servait. C’est lui, en effet, qui a le premier essayé de traiter la morale et la politique comme des sciences déductives, de les enchaîner avec toute la rigueur de la logique ; jusqu’alors on avait surtout, en politique, cherché à observer ; lui, il a voulu démontrer. Il s’indigne contre ceux qui prétendent qu’on ne peut traiter philosophiquement des principes de l’État. — Si ces principes, dit-on, pouvaient être démontrés, ils le seraient déjà. — Mais, répond Hobbes, n’y a-t-il pas eu une époque où les hommes ne savaient pas bâtir ? ils l’ont appris ; on apprendra de même à construire, avec le seul secours du raisonnement, cet édifice politique qui semble aujourd’hui l’œuvre du hasard. La politique et l’éthique sont des sciences, et peuvent se démontrer a priori[334].

Maintenant si, ne voyant dans Hobbes que le continuateur d’Epicure, nous nous demandons ce que l’épicurisme a gagné entre ses mains, nous trouvons son système plus profond, mais moins large. Nous sommes loin aussi de ce que l’épicurisme offrait d’attrayant : l’idée qu’Epicure se faisait de l’intérêt était vaste et synthétique, et le rôle qu’y jouait la force physique restait complètement effacé. Hobbes, lui, ne saisit dans l’intérêt que le côté le plus mécanique, et approfondissant l’étroite idée qu’il s’en fait, il aboutit à placer le plus grand intérêt dans la force. Aussi Hobbes s’est-il fait l’apôtre de la force, comme d’autres se sont fait les apôtres de la douceur et de la bienveillance.

Son système est surtout remarquable par la rigueur scientifique. Il est enchaîné, en général, avec une force logique aussi irrésistible que la force matérielle qui enchaîne sa cité et son citoyen ; mais aussi, jamais le moindre élan de sensibilité, jamais le moindre précepte de philanthropie, de bienveillance, de charité, comme on en peut retrouver dans d'Holbach, Diderot et les Epicuriens du xviiime siècle ; au lieu de cela, la déduction la plus serrée et la plus fatale. Hobbes est une sorte de logicien misanthrope ; il croit à la dépravation naturelle de l’homme : pravitas generis humani. Son système moral, étant donnés les principes du sensualisme, n’est guère faible que par un point, et c’est par ce point aussi qu’a été éprouvée pratiquement la faiblesse de son système politique : je veux parler de cette conception, fondamentale chez lui, d’une puissance physique et despotique comme condition du bien-être et de la paix pour l’individu. « Quelle paix ! dira Montesquieu. Le silence

d’une ville que l’ennemi vient d’occuper. »

CHAPITRE II


LA ROCHEFOUCAULD. — LA PSYCHOLOGIE DE L’ÉPICURISME


Du système moral de La Rochefoucauld. — I. — Vertus individuelles. Principe qui les domine toutes : l’intérêt. L’intérêt dans le courage, la tempérance, l’humilité, la fierté.
II. — Vertus sociales. L’intérêt dans les sentiments de l’admiration, de la confiance. L’intérêt dans la probité, la justice, la bonté, la pitié, l’amour, la haine. L’intérêt, expliquant le remords même et le repentir. L’intérêt, ressort de la société humaine.
III. — Doctrine sensualiste et fataliste de La Rochefoucauld déduite de sa doctrine utilitaire.
IV. — Dernière unité à laquelle se ramènent les passions humaines, y compris l’orgueil qui les domine et les produit toutes : — amour-propre, c’est-à-dire amour de soi. — Peinture de l’amour-propre. — Misanthropie de La Rochefoucauld. — Influence du livre des Maximes sur le développement de la morale épicurienne.

L’utilité doit être partout et toujours la fin de l’homme, — tel est le principe de tout système épicurien et utilitaire ; mais avant de montrer qu’elle doit être la fin, il est nécessaire de prouver qu’elle peut l’être et l’est déjà en fait. Est-il donc possible de ramener toutes les actions humaines, sans exception, à cette fin unique, l’intérêt. Dans ce simple mot, dans cette seule idée, l’âme entière se résume-t-elle ?

Des considérations pratiques sur le but de nos actions, l’épicurisme devait naturellement passer à l’examen psychologique de nous-mêmes ; il devait essayer de ramener à lui tout ce qui en nous semblait lui échapper. Déjà Epicure avait tenté de curieuses analyses psychologiques : on se rappelle sa théorie de l’amitié et des principales vertus ; on connaît aussi les efforts qu’entreprirent les Epicuriens pour ramener à la recherche de l’intérêt le prétendu héroïsme, comme celui de Manlius Torquatus. Hobbes à son tour avait interprété dans le sens de l’intérêt quelques sentiments importants, comme la pitié, la bienfaisance. La Rochefoucauld, contemporain du philosophe anglais, va sur ce point le continuer ; mais il pénètrera bien plus avant dans l’âme humaine, et il y fera descendre en même temps l’intérêt et l’égoïsme. Peu de psychologues ont égalé la finesse d’analyse de La Rochefoucauld ; aucun n’a saisi avec plus de perspicacité cette partie cachée de tout sentiment humain où va se réfugier, parfois invisible à tous les yeux, une pensée égoïste ; cette pensée « de derrière la tête », La Rochefoucauld l’aperçoit, la saisit et l’amène au jour. Rien ne lui échappe ; les sentiments les plus déliés, il les distingue ; les plus complexes, il les démêle ; les plus sinueux, il les suit ; les plus spontanés, il les explique par des conséquences nécessaires. Il se plaît dans tous les détours du cœur humain ; en a-t-il vu, comme parlait Voltaire, la grande route ?

Tous les plaisirs, avait dit Hobbes, se ramènent à deux principaux : pour le corps, la jouissance ; pour l’âme, la vanité. Hobbes, toutefois, avait surtout insisté sur le premier de ces plaisirs et l’avait confondu avec sa cause ou son moyen immédiat, la force. Dans La Rochefoucauld, au contraire, le second plaisir prédomine et efface tous les autres ; à la puissance physique, à l’être grossier de Hobbes, il substitue le paraître. Grand seigneur, et entouré de grands seigneurs, il a avec eux vécu, intrigué, flatté le maître ; lorsque, cessant la vie d’homme de cour, il commence celle de penseur ; lorsque, se retirant en lui-même, il s’observe, se scrute, scrute et observe surtout ces gens orgueilleusement hypocrites au milieu desquels il a vécu : alors, n’importe ou il jette ses regards, il n’aperçoit qu’hypocrisie ; derrière l’hypocrisie, la vanité, et derrière tout cela, comme conséquence et comme principe, la bassesse et l’intérêt. En présence d’une telle montre de sentiments et d’un tel vide, il est prêt à s’écrier avec la Bible et Bossuet : Tout n’est que vanité, — en prenant ce mot dans son sens strict ; mais il se ravise : sous le vide de la vanité se cache la seule chose qui ne soit pas vaine, l’intérêt et l’égoïsme : tout n’est donc qu’intérêt. Plus cet intérêt se fait petit et se dérobe, plus en réalité il est grand et vif, car plus est grande la vanité ; aussi, pour La Rochefoucauld, la mesure de la vanité, c’est en quelque sorte la peine qu’il éprouve à la découvrir ; plus elle est voilée, pire elle est, et il irait peut-être jusqu’à dire que, la où on ne peut la deviner, c’est là où elle est le plus vivante.

On voit que La Rochefoucauld est avant tout psychologue, quoiqu’il n’ait exercé son analyse psychologique que sur un cercle d’hommes restreint. Il part d’une extrémité opposée, et arrive au même point que Hobbes. Hobbes construit son système presque a priori, par la méthode géométrique ; La Rochefoucauld commence par observer les faits, par pénétrer l’âme humaine, puis il classe ses observations, et il en fait un système. Qu’on ne croie pas qu’il ait été moins loin que Hobbes[335] ; qu’on ne se fie pas à l’apparent désordre des Maximes ; si elles semblent détachées et décousues, elles n’en sont pas moins intérieurement reliées entre elles par la plus ferme, la plus raisonnée et la plus obstinée croyance à l’égoïsme universel. Cette croyance, la foi religieuse de la Rochefoucauld suffit à peine, sur certains points, à la modérer ou à la dissimuler. C’est là, du reste, ce qui fait la valeur des Maximes, et ce qui en a fait l’influence ; La Rochefoucauld n’est pas seulement un auteur de pensées, c’est un penseur, et un penseur systématique : s’il ne l’était pas, il n’aurait pas influé à un tel point sur le développement des idées épicuriennes.

« Toutes nos vertus, dit-il, ne sont souvent autre chose qu’un art de paraître honnête. » « La vertu n’irait pas si loin si la vanité ne lui tenait compagnie. » « Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne le nom d’honnête pour faire impunément ce qu’on veut. » « Quelque soin que l’on prenne de couvrir ses passions par des apparences de piété et d’honneur, elles paraissent toujours au travers de ces voiles. » « Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de divers intérêts que la fortune ou notre industrie savent arranger. » « Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les poisons dans la composition des remèdes ; la prudence les assemble et les tempère, et elle s’en sert utilement contre les maux de la vie. » — Toutes ces pensées et toutes ces images se résument par cette grande pensée et cette grande image qui affirme nettement le principe de l’épicurisme : « Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la mer[336]. » — Mais, peut-on dire, de même que certains fleuves, longtemps après avoir quitté le rivage, coulent encore au milieu de l’Océan et changent au loin la couleur de ses eaux, peut-être ces vertus se retrouveront-elles parfois et se montreront-elles plus ou moins effacées et ternies au sein même de l’intérêt dont on veut les envelopper : les ternir, les effacer de plus en plus, en poursuivre et en détruire les moindres traces, en un mot les faire à jamais disparaître dans ce que La Rochefoucauld à lui-même appelé « l’abîme de l’intérêt, » — voilà le but auquel tendra tout entier le livre des Maximes.

Si toute action a pour principe l’intérêt, sont menteuses et doubles celles qui ne semblent venir que d’une intention vertueuse et désintéressée : celles-là, le penseur aura pour tâche de les interpréter dans leur vrai sens et d’en dévoiler l’hypocrisie : « Nos actions sont comme des bouts-rimés que chacun fait rapporter à ce qu’il lui plaît[337]. »

Passons en revue les diverses actions, et sous l’apparence de la vertu, distinguons la réalité de l’égoïsme. Vous tous qui croyez, en accomplissant une bonne action, faire suivant l’expression des Grecs une bonne et belle chose, une œuvre parfaite en son genre, une sorte de poëme achevé et durable, vous n’avez fait qu’un bout-rimé, et à cette rime que vous avez seule fournie, chacun peut attacher les vers qu’il lui plaira, remplir comme il l’entendra, de beau ou de laid, de désintéressement ou d’intérêt, de devoir ou d’égoïsme, le vide que vous n’avez pu combler ; votre action a mille sens, suivant la face par où on la regarde ; ou plutôt, dans le fond, elle n’en a qu’un, et ne peut jamais signifier qu’une chose, ne peut jamais répéter qu’un mot : intérêt.

Qu’est-ce, par exemple, que le courage ? « A une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes. » « La vanité, la honte et surtout le tempérament font souvent la valeur des hommes et la vertu des femmes. » Du courage militaire, passons au courage purement moral, à la force d’âme : encore et toujours l’intérêt. « La magnanimité est le bon sens de l’orgueil... ; elle méprise tout pour avoir tout ; ...elle rend l’homme maître de lui-même pour le rendre maître de toutes choses. » « La générosité n’est qu’une ambition déguisée... un industrieux emploi du désintéressement pour aller plutôt à un plus grand intérêt. » « La philosophie triomphe des maux passés et des maux à venir; mais les maux présents triomphent d’elle. » « Nous croyons souvent avoir de la constance dans les malheurs, lorsque nous n’avons que de l’abattement; et nous les souffrons sans oser les regarder, comme les poltrons se laissent tuer de peur de se défendre[338]. »

Si l’intérêt est la seule fin, le seul bien est le bien sensible, la mort, terme de tous biens sensibles, sera donc le plus grand des maux pour La Rochefoucauld comme pour Hobbes, qui diffèrent en cela d’Epicure. Devant la mort expirera le courage le plus assuré. Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » « Ceux qu’on condamne au supplice affectent quelquefois une constance et un mépris qui n’est en effet que la crainte de l’envisager ; cette constance et ce mépris ne sont à leur esprit que ce que le bandeau est à leurs yeux. » « Les plus habiles et les plus braves sont ceux qui prennent de plus honnêtes prétextes pour s’empêcher de considérer la mort ; mais tout homme qui la sait voir telle qu’elle est, trouve que c’est une chose épouvantable[339]. »

La tempérance comme le courage, et à plus forte raison, est de l’intérêt transformé. « La sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance de manger beaucoup. » « On voudrait bien manger davantage, mais on craint de se faire du mal. » Après la tempérance proprement dite vient la modération de l’âme, le mépris des richesses, des honneurs. « La modération est la langueur et la paresse de l’âme, comme l’ambition en est l’activité et l’ardeur. » « La modération n’a garde de combattre et de soumettre l’ambition, puisqu’elles ne peuvent se trouver ensemble... ; l’une est la bassesse de l’âme, comme l’autre en est l’élévation. » « La modération des personnes heureuses est le calme de leur humeur, adoucie par la possession du bien... ; c’est une crainte de l’envie et du mépris qui suivent ceux qui s’enivrent de leur bonheur ; c’est une ostentation de la force de notre esprit. » « Le dédain des richesses était, dans les philosophes, un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune ; c’était un secret pour se garantir de l’avilissement de la pauvreté ; c’était un chemin détourné pour aller à la considération, qu’ils ne pouvaient avoir par les richesses. » Quant à l’ambition, que semblent ignorer certains hommes, elle ne leur est peut-être étrangère que parce qu’elle leur est impossible. La haine pour les favoris, en particulier, n’est autre chose que l’amour de la faveur. La modération dans la fortune, comme la modération dans le boire et le manger, n’est donc qu’un effet de l’intérêt bien entendu, de la vanité surtout[340].

De cette sorte de tempérance dans les biens sensibles, passons à ce qu’on pourrait appeler la tempérance morale, la modestie, l’humilité. La Rochefoucauld, en présence de ces vertus si « chrétiennes, » si opposées en apparence à tout intérêt, semble éprouver un sentiment de respect religieux ; ne savons-nous pas en effet que l’intérêt suprême, c’est l’intérêt de la vanité ? Si donc il est une seule vertu qu’on puisse réellement appeler désintéressée, ce sera celle qui contredit le plus ouvertement l’orgueil, ce sera l’humilité ; elle seule pourra enfin arrêter l’amour-propre ou égoïsme qui pénètre au plus profond de l’âme; elle seule résistera, inexplicable, à tous les efforts du psychologue utilitaire : « L’humilité, » dit La Rochefoucauld, comme pour se rassurer lui-même, « est la véritable preuve des vertus chrétiennes : sans elle nous conservons tous nos défauts, et ils sont seulement couverts par l’orgueil, qui les cache aux autres et souvent à nous-mêmes[341]. »

Pourtant l’humilité, qui semble si loin de l’orgueil, n’y toucherait-elle point dans le fond ? ces deux sentiments ne s’appelleraient-ils pas l’un l’autre ? la vertu suprême n’est peut-être qu’une suprême transformation du premier des intérêts. La Rochefoucauld, en effet, lorsqu’il analyse plus profondément l’humilité, voit encore, presque malgré lui, reculer et fuir l’ombre de vertu qu’il croyait avoir saisie. La pensée sur l’humilité, qu’il a écourtée à dessein dans la seconde édition des Maximes, est l’une des plus remarquables du livre : « L’humilité n’est souvent qu’une feinte soumission dont on se sert pour soumettre tout le monde. C’est un artifice de l’orgueil, qui s’abaisse devant les hommes pour s’élever sur eux. C’est un déguisement et son premier stratagème ; mais quoique ses changements soient presque infinis, et qu’il soit admirable sous toutes sortes de figures, il faut avouer néanmoins qu’il n’est jamais si rare ni si extraordinaire que lorsqu’il se cache sous la forme et sous l’habit de l’humilité : car alors on le voit les yeux baissés, dans une contenance modeste et reposée ; toutes ses paroles sont douces et respectueuses, pleines d’estime pour les autres, et de dédain pour lui-même. C’est l’orgueil qui joue tous ces personnages que l’on prend pour l’humilité[342]. »

La modestie proprement dite, sentiment dérivé de l’humilité morale, est plus maltraitée encore : « Le refus de la louange est un désir d’être loué deux fois. » « On aime mieux dire du mal de soi-même que de n’en point parler. » « La modestie, qui semble refuser les louanges, n’est en effet qu’un désir d’en avoir de plus délicates[343]. »

La vraie modestie n’exclut pas, mais doit plutôt accompagner, une certaine fierté de caractère, un sentiment de la dignité personnelle. Et qu’est-ce que ce noble sentiment de la fierté pour La Rochefoucauld ? « L’orgueil, comme lassé de ses artifices et de ses différentes métamorphoses, se montre avec un visage naturel, et se découvre par sa fierté. De sorte qu’à proprement parler, la fierté est l’éclat et la déclaration de l’orgueil. »

Cette revue des vertus individuelles et privées nous a déjà suffi pour dissiper bien de ces « fantômes auxquels on donne le nom d’honnête. » Après nous être ainsi introduits du premier coup dans le for intérieur de l’homme, et y avoir introduit avec nous l’intérêt, observons ses rapports avec autrui; à mesure que ses sentiments et ses affections s’élargissent, efforçons-nous d’élargir son orgueil, jusqu’à ce que nous ayons enveloppé toutes ses passions secrètes dans ce cercle grandissant et infranchissable de l’intérêt.

L’admiration est un des sentiments qui semblent nous lier à autrui de la manière la plus pure et la plus désintéressée : nullement ; « c’est en quelque sorte se donner part aux belles actions que de les louer de bon cœur. » « C’est plutôt par l’estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres, que par l’estime de leur mérite.» « On ne loue d’ordinaire que pour être loué. » « On n’aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée et délicate, qui satisfait différemment celui qui la donne et celui qui la reçoit : l’un la prend comme une récompense de son mérite, l’autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement[344]. »

De même pour d’autres sentiments, comme la sincérité, la confiance : « D’ordinaire, ce n’est qu’une fine dissimulation pour attirer la confiance des autres. » « L’aversion du mensonge est souvent une imperceptible ambition de rendre nos témoignages considérables et d’attirer à nos paroles un respect de religion. » « La confiance que l’on a en soi fait naître la plus grande partie de celle que l’on a aux autres. » « On se confie le plus souvent par vanité, par envie de parler, par le désir de s’attirer la confiance des autres, et pour faire un échange de secrets. » « C’est un relâchement de l’âme causé par le nombre et par le poids a des choses dont elle est pleine[345]. »

De même pour des vertus plus strictes et qui sembleraient commander catégoriquement à notre volonté : « Il est difficile de distinguer la probité de l’habileté. » La fidélité est une invention de l’amour-propre, par laquelle l’homme, s’érigeant en dépositaire des choses précieuses, se rend lui-même infiniment précieux. De tous les trafics de l’amour-propre, c’est celui où il fait le moins d’avances et de plus grands profits. C'est un raffinement de sa politique, avec lequel il engage les hommes par leurs biens, par leur honneur, par leur liberté et par leur vie, qu’ils sont obligés de confier, en quelques occasions, à élever l’homme fidèle au-dessus de tout le monde[346]. »

La justice est encore plus franchement intéressée : Ce n’est qu’une vive appréhension qu’on ne nous ôte ce qui nous appartient. De là vient cette considération et ce respect pour tous les intérêts du prochain, et cette scrupuleuse application à ne lui faire aucun préjudice..... Sans cette crainte, l’homme ferait des courses continuelles sur les biens des autres. » « On blâme l’injustice, non par l’aversion que l’on a pour elle, mais par le préjudice que l’on en reçoit. » « La justice, dans les juges, n’est que l’amour de leur élévation[347]. »

Pas plus que la justice qui respecte, la bonté qui donne et, en général, toutes les vertus affectives et sociales, ne sont désintéressées : « Qui considérera superficiellement tous les effets de la bonté qui nous fait sortir de nous-mêmes, et qui nous immole continuellement à l’avantage de tout le monde, sera tenté de croire que, lorsqu’elle agit, l’amour-propre s’oublie et s’abandonne lui-même, se laisse dépouiller et appauvrir sans s’en apercevoir, de sorte qu’il semble que l’amour-propre soit la dupe de la bonté. Cependant c’est le plus utile de tous les moyens dont l’amour-propre se sert pour arriver à ses fins ; c’est un chemin dérobé par où il revient à lui-même plus riche et plus abondant ; c’est un désintéressement qu’il met à usure ; c’est enfin un ressort délicat, avec lequel il réunit, il dispose et tourne tous les hommes en sa faveur[348]. » D’autres fois la bonté, pour être moins calculée, n’est pas plus méritoire : « Nul ne mérite d’être loué de sa bonté, s’il n’a pas la force d’être méchant : toute autre bonté n’est le plus souvent que paresse ou impuissance de la volonté[349]. »

A la vertu de la bonté est intimement lié le sentiment de la sympathie ou de la pitié : La Rochefoucauld le ramène, d’une part, avec Hobbes, à une sorte d’affection fatale et pathologique ; d’autre part, à un calcul raffiné de l’intérêt: « La pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d’autrui. C’est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber. Nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions, et ces services que nous leur rendons sont, à proprement parler, un bien que nous nous faisons à nous-mêmes par avance[350]. »

Quant à la reconnaissance, « il en est d’elle comme de la bonne foi des marchands : elle entretient le commerce, et nous ne payons pas parce qu’il est juste de nous acquitter, mais pour trouver plus facilement des gens qui nous prêtent[351]. »

Avec la bonté, la sympathie et la reconnaissance mutuelle, nous pouvons créer l’amitié ; il n’y aura en elle rien de plus que dans les éléments qui la composent. « L’amitié la plus désintéressée n’est qu’un commerce où notre amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » « Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes[352]. » Voilà le dévouement expliqué par l’intérêt.

L’amour proprement dit n’est qu’une « fièvre des sens. » « Il n’y a pas de passion où l’amour de soi règne si puissamment que dans l’amour. » « Si l’on croit aimer sa maîtresse pour l’amour d’elle, on est bien trompé. » « Ce qui fait que les amants ne s’ennuient point d’être ensemble, c’est qu’ils parlent toujours d’eux-mêmes. » « La sévérité des femmes est un ajustement et un fard qu’elles ajoutent à leur beauté. C’est un attrait fin, délicat, et une douceur déguisée ; » ou bien encore « c’est par aversion qu’elles sont sévères. » « Il y a peu d’honnêtes femmes qui ne soient lasses de leur métier[353]. » On trouve ailleurs une analyse bien fine de la constance en amour. L’esprit de système y éclate avec toute sa subtilité : « C’est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l’une, tantôt à l’autre; de sorte que cette constance n’est qu’une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet[354]. »

Puisque nous n’aimons personne véritablement, les malheurs arrivés à ceux que nous paraissons aimer nous laisseront assez froids : « Nous avons tous assez de force pour supporter le malheur des autres. » « Nous nous consolons aisément des disgrâces de nos amis lorsqu’elles servent à signaler notre tendresse pour eux. » Bien plus, « dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons souvent quelque chose qui ne nous déplaît pas. » — Si, au lieu qu’un malheur passager frappe des êtres aimés, la mort nous les arrache, notre affliction sera-t-elle véritable ? Non ; comme l’orgueil s’humilie, comme l’intérêt se dévoue, ainsi l’égoïsme sait pleurer et contrefaire le désespoir de l’amour : « Il y a, dans les afflictions, diverses sortes d’hypocrisie. Dans l'une, sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes, nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c’est une espèce d’hypocrisie, parce que, dans ces sortes d’afflictions, on se trompe soi-même. Une autre hypocrisie qui n’est pas si innocente, parce qu’elle impose à tout le monde, c’est l’affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d’une belle et immortelle douleur. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n’ont que de petites sources, qui coulent et se tarissent facilement : on pleure pour avoir la réputation d’être tendre ; on pleure pour être plaint ; on pleure pour être pleuré ; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas[355]. »

De même que, sous l’amitié et l’amour, nous avons retrouvé la vanité et l’intérêt, ainsi devrons-nous les retrouver dans l'inimitié et la haine ; le principe de l’inimitié, en effet, c’est l’envie, et l’envie n’est-elle pas la vanité blessée ? « Le mal que nous faisons ne nous attire pas tant de persécutions et de haines que nos bonnes qualités. » Une des principales occasions de l’envie, et par là une des plus fréquentes causes de la haine, c’est la surabondance des bienfaits. — Les bienfaits ne sont agréables, avait écrit Tacite, qu’aussi longtemps qu’il nous est possible de les rendre. — Trop de bienfaits irritent, dit Pascal : nous voulons avoir de quoi surpayer la dette. — « Il n’est pas si dangereux, dit aussi La Rochefoucauld, de faire du mal à la plupart des hommes que de leur faire trop de bien. » « Les hommes ne sont pas seulement sujets à perdre le souvenir des bienfaits et des injures ; ils haïssent même ceux qui les ont obligés, et cessent de haïr ceux qui leur ont fait des outrages. » — Comme l’envie, c’est-à-dire au fond l’orgueil, suffit à fomenter les inimitiés, de même la paresse, cette « rémore qui arrête les plus grands vaisseaux, » suffit à les apaiser : on se hait pour l’intérêt de sa vanité, on se réconcilie pour l’intérêt de son repos. « La réconciliation avec nos ennemis n’est qu’un désir de rendre notre condition meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais événement[356]. »

Si La Rochefoucauld a distingué dans l’individu les ressorts les plus secrets de la conduite, du moins ne s’est-il guère occupé de la société et des ressorts au moyen desquels le législateur peut y mettre l’ordre et y distribuer le mouvement ; c’est un psychologue dans ses Pensées, c’est un politique dans ses Mémoires ; ce n’est pas un philosophe politique comme Hobbes. Toutefois, il est permis de croire qu’il eût appliqué volontiers au corps social ce qu’il disait des corps militaires : « La victoire est produite par une infinité d’actions, qui, au lieu de l’avoir pour but, regardent seulement les intérêts particuliers de ceux qui les font, puisque tous ceux qui composent une armée, allant à leur propre gloire et à leur élévation, produisent un bien si grand et si général. »

En outre, on retrouve en germe dans La Rochefoucauld une idée qui jouera plus tard un grand rôle dans les systèmes sociaux d’Helvétius et d’Owen, celle de l’heureuse influence exercée sur l’homme par le désir de la louange. En effet, sans la louange plus ou moins conventionnelle accordée à la vertu, que serait la vertu seule ? Si la louange, quand elle dégénère en flatterie, devient funeste, à un autre point de vue elle est l’utilité suprême, la condition première des vertus. « La louange qu’on a nous donné, dit La Rochefoucauld, sert au moins à nous fixer dans la pratique des vertus ; » ne réalise-t-elle pas, en effet, cette merveille de mettre la vanité, c’est-à-dire la passion fixe et dominante de l’homme, au service de la vertu ? Sans elle, emportés d’intérêts en intérêts, nous prendrions ou rejetterions la vertu, comme un instrument utile ou gênant tour à tour, suivant les besoins du moment ; mais « le désir de mériter les louanges qu’on nous donne fortifie notre vertu ; et celles qu’on donne à l’esprit, à la valeur, à la beauté contribuent à les augmenter[357]. »

Puisque l’intérêt est partout, dans la société aussi bien que dans l’individu, comment expliquer enfin ce sentiment très-complexe qui suit l’accomplissement des actions contraires à la vertu, ce sentiment sans cesse donné pour preuve de notre moralité essentielle : le repentir ? La Rochefoucauld n’a pas de peine à ramener d’abord à l’intérêt ce qu’on pourrait appeler le repentir extérieur, l’aveu des fautes : « Nous avouons nos défauts pour réparer par notre sincérité le tort qu’ils nous font dans l’esprit des autres. » Quant au repentir intérieur, « ce n’est pas tant un regret du mal que nous avons fait, qu’une crainte de celui qui nous en peut arriver[358]. »

En résumé, La Rochefoucauld a une doctrine trés-arrêtée et très-raisonnée sur le caractère intéressé de toutes les actions humaines ; il s’accorde avec Epicure, il devance Helvétius et La Mettrie, il va aussi loin que Hobbes. Il est curieux que ces deux penseurs, en employant deux méthodes très-différentes, arrivent au même point : Hobbes emploie surtout la déduction et le raisonnement, La Rochefoucauld emploie surtout l’induction et l’observation ; et tous deux, suivant la même voie, mais en sens inverse, réussissent également à la parcourir dans son entier. De même que Hobbes, de son système physiologique et psychologique, déduit son utilitarisme, voyons comment La Rochefoucauld, de l’utilitarisme posé comme principe, va tirer les conséquences physiologiques et psychologiques.

Si nos actions ne sont produites que par l’intérêt, elles ne sont produites que par le désir du plaisir, c’est-à-dire par la passion, c’est-à-dire encore par une affection venue du dehors et indépendante de notre volonté. Il est peu de pensées sur lesquelles La Rochefoucauld aime plus à revenir que sur le déterminisme de nos actes. Nous sommes esclaves de nos passions ; il ne nous reste qu’à nous laisser faire, à nous laisser conduire, à nous laisser entraîner : la volonté n’est rien, la fortune tout : « La nature fait le mérite, la fortune le met en œuvre. » « Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais du hasard. » « Toutes nos qualités sont incertaines et douteuses, en bien comme en mal ; et elles sont presque toutes à la merci des occasions. » « Notre sagesse n’est pas moins à la merci de la fortune que nos biens. » « Il faudrait pouvoir répondre de sa fortune pour pouvoir répondre de ce qu’on fera. » « De plusieurs actions différentes que la fortune arrange comme il lui plaît, il s’en fait plusieurs vertus. » « Il semble que nos actions aient des étoiles heureuses ou malheureuses, à qui elles doivent une grande partie de la louange et du blâme qu’on leur donne.[359] »

D’ailleurs, La Rochefoucauld n’est point dupe de ces expressions, hasard et fortune, dont il se sert : dans le fond, la fortune se ramène à la nécessité et le hasard au destin. Le secret de nos décisions réside tout simplement dans l’équilibre stable ou instable de nos passions ; c’est une affaire de mécanique : « Si nous résistons à nos passions, c’est plus par leur faiblesse que par notre force. » « Le mérite des hommes a sa saison, aussi bien que les fruits. » « L’homme croit souvent se conduire lorsqu’il est conduit ; et pendant que par son esprit il tend à un but, son cœur l’entraîne insensiblement à un autre[360]. » Puisque nous ne pouvons agir avec liberté et indépendance, encore moins dépend-il de nous de persévérer dans l’action commencée : il nous est impossible de répondre de nous dans le présent, à plus forte raison dans l’avenir : « La persévérance n’est digne ni de blâme ni de louange, parce qu’elle n’est que la durée des goûts et des sentiments qu’on ne s’ôte et qu’on ne se donne point. » « La durée de nos passions ne dépend pas plus de nous que la durée de notre vie[361]. »

Mais, dira-t-on, n’avons-nous pas le pouvoir de rejeter loin de nous certaines passions ? Si nous sommes en servitude, ne pouvons-nous donc accomplir notre délivrance ? Le plus célèbre représentant de l’utilitarisme anglais, Stuart-Mill, admettra lui-même, quoique déterministe, que nous avons le pouvoir de « modifier notre caractère », de nous affranchir de certaines passions ; et pour cela, suivant lui, il suffit de le désirer. – Mais La Rochefoucauld rejette d’avance tout pouvoir de ce genre. Nous ne pouvons désirer nous modifier que si ce désir nous vient, et il ne peut nous venir que par la diminution et le remplacement d’un autre désir ; donc là où une passion est vaincue, ce n’est pas nous, en réalité, qui triomphons d’elle, c’est une passion contraire. « Il y a dans le cœur humain, dit La Rochefoucauld, une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre. » « Nous ne nous apercevons que des emportements et des mouvements extraordinaires de nos humeurs et de notre tempérament, comme de la violence de la colère ; mais presque personne ne s’aperçoit que ces humeurs ont un cours ordinaire et réglé, qui meut et tourne doucement et imperceptiblement notre volonté à des actions différentes : elles roulent ensemble, s’il faut ainsi dire, et exercent successivement un empire secret en nous-mêmes ; de sorte qu’elles ont une part considérable en toutes nos actions, sans que nous le puissions reconnaître[362]. »

Aussi ne pouvons-nous nous vanter que nous quittons les vices ; ce sont « les vices qui nous quittent[363]. » « On peut dire que les vices nous attendent dans le cours de la vie, comme des hôtes chez qui il faut successivement loger[364]. »

Puisque nous sommes à la merci des désirs et des passions, les passions se contredisant entre elles, nous nous contredisons nous-mêmes : « Rien ne doit tant diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous désapprouvons dans un temps ce que nous approuvions dans un autre[365]. »

Et maintenant, s’il n’y a rien en nous que des passions, à quoi se ramènent en définitive les passions, à quoi sommes-nous ramenés nous-mêmes ? Aux sensations et les sensations au corps. « Toutes les passions ne sont autre chose que les divers degrés de la chaleur et de la froideur du sang[366]. » « La force et la faiblesse de l’esprit sont mal nommées ; elles ne sont en effet que la bonne et la mauvaise disposition des organes du corps[367]. »

Ainsi, comme Hobbes avait trouvé l’utilitarisme au fond du sensualisme épicurien, La Rochefoucauld retrouve le sensualisme au fond de l’utilitarisme. On ne dira pas, avec la plupart des critiques, que sa doctrine est inconsciente, implicite, flottante ; rien de plus net et, il faut bien le reconnaître, de plus profond. Les épicuriens et les utilitaires, surtout les plus modernes, se sont souvent laissé prendre aux mots généraux et vagues. Plaisir, bien-être, bonheur, autant de mobiles qu’ils donnent pour but à notre conduite, sans nous dire aujuste ce que c’est ; est-ce seulement mon plaisir, ou le vôtre ; mon bien-être, ou le vôtre ; mon bonheur, ou le vôtre ? La Rochefoucauld, lui, ne laisse rien dans le vague ; sa tâche, dans l’histoire de l’épicurisme, aura été, pour ainsi dire, de particulariser tous les termes, de séparer nettement les intérêts les uns des autres ; de dessiner tous les contours de l’égoïsme ; de découvrir, comme il le dit lui-même, les terres inconnues du pays de l’amour-propre. D’avance il s’efforce d’ôter à ces mots de sympathie et de bienveillance, qui se retrouveront plus tard dans l’école anglaise, tout ce qu’ils ont d’attrayant, en leur ôtant ce qu’ils ont d’ambigu. Personne n’a, mieux que La Rochefoucauld, sondé la doctrine de l’intérêt ; il en a vu, pour ainsi dire, le fond.

Quelle est donc, en résumé, la dernière unité à laquelle se ramènent ces passions qui semblent agiter l’homme d’une manière si diverse et si contradictoire, et qui pourtant ont toutes la même origine et la même fin ? Il y a d’abord, nous l’avons vu, une passion générale qui domine et embrasse presque toutes les autres, c’est la vanité, c’est l’orgueil. Nous savons l’importance que La Rochefoucauld y attache : « Les passions les plus violentes, dit-il, nous laissent quelquefois du relâche, mais la vanité nous agite toujours. » « L’orgueil est égal chez tous les hommes, et il n’y a de différence qu’aux moyens (vertus ou vices) et à la manière (honnêteté ou crime) de le mettre au jour[368]. » Il est difficile de trouver une affirmation plus explicite.

Maintenant, l’orgueil lui-même, avec toutes les passions qu’il renferme, rentre et se résume dans une passion plus générale encore : l’amour-propre. L’amour-propre, voilà le centre autour duquel s’accomplissent tous les mouvements de l’âme que nous avons décrits : bien plus, il est l’âme même, il est la vie ; de la vient que nous tombons dans l’inertie et perdons pour ainsi dire connaissance, ou que soudain nous revenons à nous, « selon que notre propre intérêt s’approche de nous ou s’en retire[369]. » « L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi… Il ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre… Ses souplesses ne se peuvent représenter ; ses transformations passent celles des métamorphes, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là, il est souvent invisible à lui-même. Mais cette obscurité épaisse qui le cache n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui ; en quoi il est semblable à nos yeux… »

À force de sonder dans le cœur de l’homme et d’y retrouver partout l’éternel intérêt, La Rochefoucauld est saisi d’une sorte de vertige et comme d’effroi : le psychologue, souvent si froid et si indifférent, s’émeut. « Voilà », s’écrie-t-il « voilà la peinture de l’amour de soi, dont toute la vie n’est qu’une grande et longue agitation. La mer en est une image sensible, et l’amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvements. »

On a beaucoup contredit les maximes de La Rochefoucauld, on a nié l’exactitude de sa psychologie, on a blâmé sa partialité ; en ce moment, où nous nous contentons d’exposer sa doctrine dans ses rapports avec le développement de l’épicurisme, nous n’avons point à porter sur elle et sur son auteur un jugement spécial. Remarquons seulement que, selon La Rochefoucauld, l’intérêt n’est pas toujours conscient et réfléchi ; il est souvent invisible à lui-même, il se confond avec notre nature même et nous dirige à notre insu. Ainsi comprise, sa doctrine est plus profonde qu’on ne l’entend d’habitude, et elle ne diffère guère de celle des psychologues anglais contemporains.

Ce qui donne, dans le développement de l’épicurisme, un caractère sui generis à la doctrine et à la personnalité de La Rochefoucauld, c’est que ce penseur ne s’est pas contenté du principe de l’intérêt ; au lieu de trouver, comme Helvétius, une consolation dans la pensée que toutes les actions humaines se rattachent à un innocent égoïsme ; au lieu d’y trouver, comme Bentham, une lumière », il n’y voit qu’un sujet de désespoir et de misanthropie ; il s’afflige de sa découverte. Ne pouvant dépasser son système par l’intelligence, il le dépasse du moins par le cœur, en le déplorant. Sénèque disait que la doctrine d’Epicure était triste et austère : triste et austère devient aussi celle de La Rochefoucauld. Il se sent morose devant cette « comédie humaine » ou l’amour de soi et l’orgueil, qui se confond avec, « jouent seuls tous les personnages. » « Dans toutes les professions et dans tous les arts, ajoute-t-il, chacun se fait une mine et un extérieur qu’il met en la place de la seule chose dont il veut avoir le mérite, de sorte que tout le monde n’est composé que de mines ; et c’est inutilement que nous travaillons à y trouver rien de réel[370]. »

A vrai dire, sous toutes ces mines, il y a toujours une réalité, c’est l’intérêt et l’orgueil ; mais La Rochefoucauld voudrait y trouver autre chose, et cette chose, toute la finesse de son esprit ne peut pas la découvrir ; aussi son caractère, naturellement mélancolique, s’en aigrit. « J’aurais, ce me semble, » dit-il dans le portrait qu’il fait de lui-même, « une mélancolie assez supportable si je n’en avais point d’autre que celle qui me vient de mon tempérament ; mais il m’en vient tant d’ailleurs, et ce qui m’en vient me remplit de telle sorte l’imagination, que la plupart du temps, ou je rêve sans mot dire, ou je n’ai presque point d’attache à ce que je dis. »

La Rochefoucauld a été, dans son siècle, beaucoup admiré, beaucoup commenté, assez peu compris. C’est un siècle plus tard que devait paraître le livre qui est comme la continuation et l'application sociale des Maximes, le livre De l’esprit. Si cet ouvrage eut un succès énorme, s’il fonda d’une manière assez durable en France la doctrine de l’utilitarisme, c’est que la lecture universelle de La Rochefoucauld avait préparé tout le monde à la lecture d’Helvétius. Pour se faire une idée de l’influence que La Rochefoucauld a exercée, tant sur le développement des idées épicuriennes et utilitaires que sur leur succès, il faut se rappeler les paroles de Voltaire : « Ses Mémoires sont lus, et l’on sait par cœur ses Pensées. » Helvétius reconnaît en lui son prédecesseur, et par là même son maître : voici comment, à propos de la confusion commise par certaines personnes entre le mot amour-propre et le mot vanité, il apprécie les Pensées : « Lorsque le célèbre M. La Rochefoucauld dit que l’amour-propre est le principe de toutes nos actions, combien l’ignorance de la signification de ce mot amour-propre ne souleva-t-elle pas de gens contre cet illustre auteur !... Il était cependant facile d’apercevoir que l’amour-propre, ou l’amour de soi, n’était autre chose qu’un sentiment gravé en nous par la nature, que ce sentiment se transformait dans chaque homme en vice ou en vertu.... La connaissance de ces idées aurait préservé M. de La Rochefoucauld du reproche tant répété, qu’il voyait l’humanité trop en noir ; il l’a connue telle qu’elle est. » Il ne l’a pas seulement connue, — ou cru connaître : il l’a fait connaître à tout le xviiie siècle, et sa doctrine, passant dans Helvétius, d’Holbach, Saint-Lambert, Volney, sortira avec eux de France : elle ira porter son influence

jusque chez Bentham et ses nombreux disciples.

CHAPITRE III


SPINOZA. — CONCILIATION DE l’ÉPICURISME ET DU STOÏCISME


Spinoza, métaphysicien de l’utilitarisme. — I. Relativité de la perfection et de l’imperfection ; relativité du bien et du mal. Le bien, c’est l’utile ; l’utile, ce qui produit la joie en satisfaisant le désir ; le désir est la tendance de l’être à persévérer dans l’être. La vertu, c’est de pouvoir persévérer dans l’être ; le bonheur, c’est d’y réussir. Identité de la vertu et du bonheur.
II. — Morale individuelle. — La vertu pour l’individu est de se procurer le plus grand bonheur en satisfaisant le mieux possible sa nature. — Mais la nature, l’essence de l’homme, c’est la raison. — Comprendre, est donc la vertu par excellence. — Synthèse tentée par Spinoza de l’épicurisme, du stoïcisme, du mysticisme et du naturalisme dans l’idée de la raison comprenant l’éternelle nécessité, qui est la Nature ou Dieu, et trouvant dans cette connaissance le parfait bonheur.
III. — Morale sociale. — Géométrie des mœurs. — L’amour, la haine, la sympathie et l’émulation réduits à des théorèmes. — Importance du théorème où Spinoza démontre qu’on aime davantage l’être qu’on croit libre. — Opposition des passions humaines ; pour étouffer cette opposition, la crainte ; pour la ramener à l’unité, la raison. — Epicure et Zénon, l’intérêt personnel et l’intérêt général réconciliés dans l’intérêt de la raison.
IV. — Politique. — Libéralisme utilitaire. — La nécessité de penser identique à la liberté de penser. — Que le gouvernement doit avoir à la fois la puissance physique et la puissance de la raison ; que la puissance physique la plus forte, c’est la démocratie, et la puissance rationnelle la plus grande, la raison générale. — Conciliation, dans Spinoza, de la morale utilitaire et de la morale rationaliste.

Le vaste système de Spinoza, où ceux d’Epicure et de Hobbes sont absorbés, contient d’avance les théories fondamentales de l’école utilitaire française et anglaise ; mais en même temps il s’efforce de les dépasser en ramenant la morale du bonheur à la morale de l’intelligence et en plaçant le suprême plaisir dans le suprême savoir. Spinoza a exercé une influence directe sur d’Holbach, une influence plus ou moins indirecte sur tous les autres penseurs dont nous nous occuperons plus tard, comme Helvétius.

I. — Négation absolue de tout ce que nous entendons par moralité proprement dite, et réduction de toutes choses, y compris la volonté, aux lois nécessaires de la nature, qui sont les lois nécessaires de l’intelligence : voilà en quelques mots le spinozisme. Il n’y a d’absolu que la nécessité éternelle qui fait exister ce qui existe. Tout le reste est relatif. L’absolu, c’est ce qui est ; et quand nous parlons de ce qui pourrait ou devrait être, nous portons alors de simples jugements sur la perfection et l’imperfection, sur le bien et le mal ; et par une illusion étrange, nous prenons ces jugements pour ce qu’il y a de plus absolu, quand il n’y a rien de plus relatif. Qu’est-ce en effet que la perfection ou l’imperfection, dont les Platoniciens voulaient faire des types absolus de notre intelligence ? Ce sont de simples relations des choses à notre pensée. « Celui qui, après avoir résolu de faire un certain ouvrage, est parvenu à l’accomplir, à le parfaire, dira que son ouvrage est parfait ; et quiconque connaît ou croit connaître l’intention de l’auteur et l’objet qu’il se proposait, dira exactement comme lui[371]. » Vous voyez une maison inachevée ; si l’ouvrier voulait l’achever et n’y est pas parvenu, la maison est imparfaite ; s’il ne voulait la mener que jusqu’au point où elle est, elle est parfaite ; toute perfection est donc relative à la pensée de celui qui agit. D’après cela, avons-nous le droit de dire que les œuvres de la nature sont parfaites ou imparfaites, comme si la nature avait des idées et des intentions, comme si elle se guidait sur les types idéaux que Platon imagine ? « Cette pensée du vulgaire, que la nature est quelquefois en défaut, qu’elle manque son ouvrage et produit des choses imparfaites, je la mets au nombre des chimères. La perfection et l’imperfection ne sont véritablement que des façons de penser, des notions que nous sommes accoutumés à nous faire en comparant les uns aux autres les individus d’une même espèce et d’un même genre. »

Comme la perfection et l’imperfection sont relatives à notre pensée, le bien et le mal sont relatifs à nos désirs, ainsi qu’Epicure et Hobbes l’ont montré. « Une seule et même chose, en effet, peut en même temps être bonne ou mauvaise ou même indifférente. La musique, par exemple, est bonne pour un que. Pour un sourd elle n’est ni bonne ni mauvaise... Le bien et le mal ne marquent rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes. »

Ainsi, quand nous disons qu’une chose est imparfaite, nous la comparons avec ce qu’elle pourrait être selon nous ; mais le possible n’est qu’une façon de penser ; car en fait tout est nécessaire. De même quand nous disons qu’une chose est mauvaise, nous la comparons avec ce qu’elle devrait être selon nous, c’est-à-dire tout simplement avec ce que nous désirerions qu’elle fut ; nous faisons de nos désirs comme de nos pensées la mesure des choses, et nous créons la chimère d’un ordre moral absolu qui dépasserait l’ordre relatif de la physique et de la logique. Non, c’est la morale qui est relative, et la nature qui est absolue. Tel est, dans toute sa rigueur, le principe métaphysique, plus ou moins caché, de tous les systèmes épicuriens et utilitaires : Spinoza le met en évidence avec une logique inflexible.

Puisqu’il n’y a pas de bien absolu, qu’est-ce que le bien relatif ? — Spinoza répond comme Hobbes et Epicure : « J’entendrai par bien ce que nous savons certainement nous être utile[372]. » L’utile, à son tour, c’est ce qui produit de la joie, et la joie est causée par la satisfaction du désir : c’est encore la définition épicurienne. Seulement Spinoza y ajoute un complément métaphysique : Le désir est la tendance de l’être à persévérer dans son être. Ce désir est le fond de l’amour de soi, tel que Hobbes et La Rochefoucauld l’ont décrit. « Personne ne s’efforce de conserver son être à cause d’une autre chose que soi-même[373]. »

Le bien, pour un être, c’est de réussir dans cette tendance à se conserver et à satisfaire sa nature ; le bien est donc le succès, qui lui-même se réduit à la puissance ; et c’est cette puissance que nous appelons vertu : « Vertu et puissance, à mes yeux, c’est tout un[374]. »

Mais celui-là peut satisfaire le désir fondamental de conservation, qui sait les meilleurs moyens de le satisfaire ; pouvoir, pour un être raisonnable comme l’homme, c’est savoir. La vraie puissance est donc dans la raison, sans laquelle nous ne pourrions calculer avec certitude l’utilité. De là résulte ce théorème : « Agir absolument par vertu, ce n’est autre chose que suivre la raison dans nos actions, dans notre vie, dans la conservation de notre être (trois choses qui n’en font qu’une), et tout cela d’après la règle de l’intérêt propre de chacun[375]. » C’est le théorème fondamental du système utilitaire. « L’essence de la vertu, c’est cet effort même que l’homme fait pour conserver son être ; et le bonheur consiste à pouvoir le conserver en effet. » Ce pouvoir se confond d’ailleurs avec la vertu même, dont l’effort n’était que le fondement et dont le succès est l’achèvement. Aussi y a-t-il identité entre le bonheur et la vertu. « La béatitude n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même. » Pouvoir réellement se conserver, c’est réussir à se conserver ; agir ainsi, c’est jouir, et jouir c’est être heureux ; mais, d’autre part, agir ainsi, c’est être vertueux ; la vertu n’est donc que le bonheur même, comme tous les épicuriens et utilitaires le soutiennent l’un après l’autre.

II. — L’homme peut être considéré comme individu ou comme membre d’une société : de là deux points de vue relatifs dans cette science toute relative qu’on appelle la morale ou science de la vertu et du bonheur.

Si l’individu est considéré seul, abstraction faite de la société, la vertu consiste pour lui à se procurer le plus grand bonheur possible. Pour cela, il doit satisfaire le mieux possible sa vraie nature. Or, sa vraie nature, c’est la raison, puisque la raison est l’essence de l’homme. L’acte propre de la raison, c’est de comprendre, et comprendre, c’est apercevoir la nécessité des choses. Cette nécessité, c’est la Nature, ou, si l’on veut, c’est Dieu. Par là Spinoza ramène la morale du bonheur à la morale de l’intelligence, l’épicurisme au stoïcisme. « Nous ne tendons, par la raison, à rien autre chose qu’à comprendre ; et l’âme, en tant qu’elle se sert de la raison, ne juge utile pour elle que ce qui la conduit à comprendre[376]. » Rien ne nous est connu comme certainement bon ou mauvais, que ce qui nous conduit à comprendre véritablement les choses, ou ce qui peut nous en éloigner[377]. L’âme n’agit qu’en tant qu’elle comprend ; et ce n’est aussi qu’à ce même titre qu’on peut dire d’une manière absolue que l’âme agit par vertu. Comprendre, voilà donc la vertu absolue de l’âme. Or, le suprême objet de notre intelligence, c’est Dieu. Donc la suprême vertu de l’âme, c’est de comprendre ou de connaître Dieu[378]. »

Comprendre l’absolue nécessité de la nature éternelle, c’est comprendre ce qui, n’étant soumis qu’à sa propre loi, est libre ; c’est donc comprendre l’éternelle liberté. Par cela même, c’est participer à cette liberté, et s’identifier avec elle. La science de la nécessité ne fait donc qu’un avec la liberté. Encore un principe stoïcien rattaché par Spinoza à l’épicurisme. Le point commun où les deux doctrines viennent se confondre, c’est l’intuition intellectuelle qui couronnait la morale d’Aristote, c’est-à-dire la pensée de l’homme s’identifiant à la pensée divine, ou la conscience de l’éternité. « Nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. » Cette conscience, produisant la suprême joie, c’est l’amour de soi véritable, et en même temps c’est l’amour de Dieu. L’idéal mystique des Hébreux et des Chrétiens semble ici se confondre avec les théories morales de l’antiquité, dans la vaste synthèse que propose Spinoza. Sa conception de la nature embrasse tout le reste : l’utilité ou le plus grand bonheur possible, c’est la nature jouissant de soi ; la science et l’intuition intellectuelle, c’est la nature ayant conscience de soi ; la liberté intellectuelle des Stoïciens, qui est la connaissance même de la nécessité, c’est la nature se possédant elle-même ; l’extase mystique, enfin, par laquelle l’individualité s’absorbe dans l’être universel, c’est la nature rentrant en soi et retrouvant son existence éternelle sous ses modes passagers.

III. — Spinoza nous a montré quel est le bien de l’individu ; son bien relatif, c’est ce qui satisfait ses désirs ; son bien absolu, c’est ce qui n’est plus individuel, ce qui n’est plus seulement en relation avec lui, ce qui est universel, absolu et nécessaire : c’est la nature ou Dieu. Car, encore une fois, il n’y a d’absolu que l’être, avec son éternelle nécessité.

Maintenant, l’homme ne peut pas exister seul. En fait il n’est qu’un mode de l’existence inséparable de tous les autres modes ; aussi, pour comprendre, il ne peut se contenter de se connaître lui-même : il faut qu’il connaisse les autres êtres, et principalement ceux qui lui ressemblent ; enfin, pour être heureux, il ne peut davantage se suffire : il faut qu’il reçoive l’aide de ses semblables et des autres êtres : son existence, sa pensée, son désir sont également liés à l’existence, à la pensée, au désir de l’humanité et du monde tout entier. De là un mouvement qui, de l’égoïsme même, va faire sortir la société. D’abord les passions sociales et l’amour d’autrui ne sont que les transformations de l’amour de soi. Cette physique des mœurs que construiront les épicuriens français, cette psychologie des mœurs sous la loi de l’association que construiront les utilitaires anglais, Spinoza les construit d’avance, et fait mieux encore : il fait la géométrie des mœurs. « J’analyserai les actions et les appétits des hommes, comme s’il était question de lignes, de plans et de solides[379]. » Spinoza procède a priori, par déduction, et il oppose avec dédain sa méthode à cette « historiole de l’âme, » hæc historiola animæ, où se complaît l’école de Bacon. L’effort pour persévérer dans l’être, quand il prend conscience de soi, c’est le désir ; du désir naissent la joie et la tristesse ; voilà le principe de toutes les passions. « L’amour n’est autre chose que la joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure ; la haine est la tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure[380]. » Le mécanisme des idées ou « images des choses[381], » qui fait que telle représentation est liée à telle autre, explique le mécanisme des passions. Spinoza ne se borne pas, comme les utilitaires anglais, à poser empiriquement la loi de l’association des idées ; il déduit cette loi et en tire les conséquences. C’est cette loi qui explique par exemple ce sentiment prétendu irréductible, qui jouera un si grand rôle dans l’école anglaise : la sympathie. « Quelques auteurs, je le sais, ceux-là même qui ont introduit les premiers ces noms de sympathie et d’antipathie, ont voulu représenter par là de certaines qualités occultes des choses ; quant à moi, je crois qu’il est permis d’entendre par ces mots des qualités connues et qui sont même très-manifestes. » La sympathie est réduite à un théorème : — « Par cela seul que nous apercevons, que nous nous représentons un objet qui nous est semblable (par exemple un autre homme) comme affecté d’une certaine passion, bien que cet objet ne nous en ait jamais fait éprouver aucune autre, nous ressentons une passion semblable à la sienne[382]. » De là dérivent tout ensemble, par une conséquence originale, et la pitié et l’émulation. « Cette communication d’affection, relativement à la tristesse, se nomme commisération ; mais, relativement au désir, c’est l’émulation, laquelle n’est donc que le désir d’une chose produit en nous parce que nous nous représentons nos semblables animés du même désir. Si la chose désirée ne peut appartenir aux deux à la fois, voilà l’émulation changée en envie. » C’est ce qui prouve qu’un même mécanisme, suivant la résultante finale, fait la vertu ou le vice.

Parmi ces théorèmes il en est un d’une importance capitale, celui qui traite de l’amour d’autrui. « C’est une propriété de l’amour de vouloir s’unir à l’objet aimé ; mais je n’entends pas par ce vouloir un consentement de l’âme, une détermination délibérée, une libre décision enfin ; car tout cela est fantastique[383]. » Voilà la question fondamentale, non seulement dans la psychologie, mais dans la morale même. Si nous ne sommes pas moralement libres, il n’y a plus en nous que des désirs et des intérêts ; l’amour exclusif des autres, l’entier désintéressement n’est donc qu’une apparence ; l’amour de soi est la réalité, et les Epicuriens ont gain de cause. Spinoza, tout en rejetant la liberté, reconnaît qu’elle fait pour nous le prix de l’amour, et il écrit ce théorème sur lequel M. Fouillée a attiré l’attention dans son Histoire de la philosophie : « Une même cause doit nous faire éprouver pour un être que nous croyons libre plus d’amour ou plus de haine que pour un être nécessité… Si nous nous imaginons l’être qui est la cause de l’impression reçue comme nécessité, alors nous croirons qu’il n’en est pas tout seul la cause, mais avec lui beaucoup d’autres êtres, et conséquemment nous éprouvons pour lui moins de haine ou d’amour. Il suit de là que les hommes, dans la persuasion où ils sont de leur liberté, doivent ressentir les uns pour les autres plus d’amour et plus de haine que pour les autres êtres[384]. » En dernière analyse, l’amour est réduit a une illusion, et c’est la aussi, ce semble, le dernier mot du système épicurien.

Pourtant, il faut arriver à établir entre les hommes, sinon l’amour, du moins les apparences et l’équivalent de l’amour. C’est le problème social.

Pour le résoudre il n’y a qu’un moyen : faire coïncider l’intérêt de l’un avec les intérêts de l’autre ; c’est le moyen que tous les épicuriens s’efforceront de trouver, depuis Epicure lui-même jusqu’à Helvétius.

D’où vient l’opposition entre les hommes ? De l’opposition qui existe entre leurs passions. « Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affections passives, peuvent être contraires les uns aux autres. » Les intérêts de passions, voilà donc ce qui divise les hommes et ce dont on a toujours fait une objection à la morale de l’intérêt. Mais cette division, selon Spinoza, a deux remèdes. On peut soumettre les passions des hommes à l’unité par la puissance d’une passion supérieure, la crainte, ou par la puissance de la raison. Tels sont les deux grands ressorts de l’ordre social : la loi de crainte et la loi de raison. « La société a beaucoup plus d’avantages pour l’homme qu’elle n’entraîne d'inconvénients. L’expérience dira toujours aux hommes que les secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les objets de leurs besoins, et que c’est seulement en réunissant leurs forces qu’ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts[385]. » De cet intérêt dérivent la société et le pacte social, ainsi que le pouvoir souverain institué pour protéger ce pacte par la force. Car « aucun pacte n’a de valeur qu’en raison de son utilité ; si l’utilité disparaît, le pacte s’évanouit avec elle et perd toute autorité. Il y a donc de la folie à prétendre enchaîner à tout jamais quelqu’un à sa parole, à moins qu’on ne fasse en sorte que la rupture du pacte entraîne pour le violateur de ses serments plus de dommage que de profit[386]. » Ce sont les principes d’Epicure et de Hobbes. Le premier moyen de maintenir la société, c’est donc la puissance physique, avec la crainte qu’elle inspire ; tant que les hommes sont esclaves des passions, la force est le seul moyen de les gouverner. Mais la raison joint sa logique à la puissance physique de la force pour maintenir le contrat social, et pour condamner toute perfidie. « On me demandera peut-être si un homme qui peut se délivrer, par une perfidie, d’un péril qui menace présentement sa vie, ne trouve point le droit d’être perfide dans celui de conserver son être ? Je réponds que, si la raison conseillait dans ce cas la perfidie, elle la conseillerait à tous les hommes ; » — c’est le critérium de Kant ; — « d’où il résulte que la raison conseillerait à tous les hommes de ne convenir que par perfidie d’unir leurs forces et de vivre sous le droit commun, c’est-à-dire de ne pas avoir de droit commun, ce qui est absurde[387]. » En d’autres termes, si la perfidie peut être un effet de la passion, et un effet nécessaire ou fatal, elle n’est pas logique au point de vue de la raison, qui a rapproché les hommes par le besoin de former une société.

Si la passion divise les hommes, la raison les unit. En effet, l’objet de la raison est de comprendre la vérité ; or, la vérité est la même pour tous, et tous peuvent en même temps la connaître. Le vrai bien de chacun, nous l’avons vu, c’est sa raison, et il se trouve que ce bien véritable de chacun est aussi le bien véritable de tous les autres. Nous voilà donc en possession du principe qui va produire entre les hommes la concorde et la paix. La conciliation des intérêts a lieu dans l’intérêt commun de la raison. « L’homme agit absolument selon les lois de la nature quand il vit suivant la raison ; et à cette condition seulement la nature de chaque homme s’accorde toujours nécessairement avec celle d’un autre homme. » Aussi plus chaque homme cherche ce qui lui est utile, plus il est utile par cela même aux autres hommes. « Plus, en effet, chaque homme cherche ce qui lui est utile et s’efforce de se conserver, plus il a de vertu, ou ce qui est la même chose, plus il a de puissance pour agir selon les lois de la nature, c’est-à-dire suivant les lois de sa raison. Or, les hommes ont la plus grande conformité de nature quand ils vivent selon la raison. Donc les hommes sont d’autant plus utiles les uns aux autres que chacun cherche davantage ce qui lui est utile. » Voilà encore Epicure et Zénon réconcilés : vivre conformément à la nature ou vivre conformément à la raison, c’est vivre conformément à son intérêt particulier et conformément à l’intérêt de tous : c’est être heureux et vertueux. De là nous passons à cet autre théorème que Socrate eût admis ainsi qu’Aristote : « Le bien suprême de ceux qui pratiquent la vertu leur est commun à tous, et ainsi tous peuvent également en jouir[388]. » Ce bien, en effet, est la connaissance de la vérité éternelle ou de Dieu, et nous revenons ainsi à l’absorption finale de tous en Dieu qui est le souverain bien des mystiques : « Le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera également pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu. » « L’amour de Dieu ne peut être souillé par aucun sentiment d’envie ni de jalousie ; et il est entretenu en nous avec d’autant plus de force que nous nous représentons un plus grand nombre d’hommes comme unis avec Dieu de ce même lien d’amour[389]. » Mais cet amour, au fond, n’a rien de libre ; c’est une nécessité de la raison ; c’est encore un intérêt. Seulement cet intérêt, étant rationnel, est universel. Il y a donc ici coïncidence entre l’intérêt et le désintéressement, entre l’amour de soi et l’amour d’autrui. C’est que le Dieu de Spinoza, en définitive, c’est nous-mêmes, dans notre substance éternelle ; et cette substance étant commune à tous les autres, aimer Dieu, s’aimer soi-même et aimer tous les autres, c’est un seul et même amour. La morale de l’utilité particulière s’efforce ainsi de s’identifier avec la morale universelle.

IV. — Même mouvement d’idées dans la politique de Spinoza, comparée à celle de Hobbes. Hobbes voulait une abdication absolue de l’individu au profit du souverain ; mais, en fait, cette abdication est impossible. Il y a, en effet, un pouvoir, et conséquemment un droit, que nous ne pouvons abdiquer : le pouvoir de penser. Pourquoi ? C’est que ce pouvoir exprime la nécessité même de notre nature, c’est-à-dire de notre raison. Nous ne pouvons pas nous dépouiller de cette raison, qui va être le refuge de la liberté dans la politique de Spinoza. Elle demeure dans l’homme comme une puissance et un droit inaliénable : elle est la nécessité de penser, identique à la liberté de penser. Le véritable objet de la politique, c’est d’organiser le pouvoir le plus fort possible physiquement pour empêcher la passion de diviser les hommes, et en même temps c’est de rendre cette force physique de plus en plus inutile en y substituant la puissance de la raison. Or, la puissance physique la plus forte, ce n’est pas celle d’un monarque absolu, comme l’a cru Hobbes, c’est la force générale de la nation tout entière ou de la démocratie. D’autre part, la puissance rationnelle la plus grande, c’est la raison générale ; plus cette raison est développée dans les individus, plus les individus sont unis entre eux. De là, chez Spinoza, une politique relativement libérale qui aboutit à placer le plus grand intérêt dans la plus grande liberté possible de la pensée, c’est-à-dire dans la plus grande nécessité possible de la raison, ou dans la plus grande union possible de tous les intérêts par l’intérêt universel de la raison. Cette révolution libérale dans la doctrine utilitaire sera désormais un fait accompli : Hobbes restera seul partisan du despotisme.

Ainsi s’est produite dans le grand système du rationaliste Spinoza la conciliation de la morale épicurienne ou utilitaire et de la morale. Le seul élément qui semble faire défaut au Spinozisme, c’est l’idée d’un réel progrès de la nature ou d’une « évolution », idée sur laquelle insisteront les métaphysiciens allemands, surtout Hegel, et les moralistes anglais, surtout Spencer. A la métaphysique de l’évolution universelle se joindra la morale de l’évolution universelle, mais au fond les principes seront toujours les mêmes : un bien relatif substitué au bien absolu et se réduisant en dernière analyse à la connaissance progressive d’une utilité progressive elle-même, par laquelle l’intérêt de chacun s’identifie de

plus en plus avec l’intérêt universel.

CHAPITRE IV


HELVÉTIUS


Appréciation d’Helvétius par Bentham. — La notion d’idéal et de progrès introduite dans la morale et la politique utilitaires.
I. — La morale conçue comme une science expérimentale ; la physique des moeurs succédant à la géométrie des moeurs. — Premier principe : nécessité universelle. — L’univers moral arraché à l’inertie par le désir et l’intérêt. — Que l’homme, à proprement parler, est incapable d’aimer, de mériter ou de démériter. — La bienfaisance et le dévouement fondés sur l’absence réelle de bienveillance et sur l’égoïsme mutuel.
II. — Que l’intérêt, seul moteur des actions humaines, en doit être le seul appréciateur. — Analyse de la probité ou justice pour un individu, pour un groupe d’individus, pour l’Etat. — Plusieurs inconséquences d’Helvétius ; sont-elles essentielles à la doctrine épicurienne ? — La justice pour les siècles et les peuples divers. — Explication, par la variation des intérêts, de la variation des moeurs. — Lutte des intérêts, opposition des trois probités et des trois justices.
III. — Le législateur charge de ramener l’ordre au milieu de la lutte des intérêts. — Harmonie des intérêts, condition de la vertu. — Qu’il faut nécessiter les hommes à la vertu, — 1° par la sanction pénale, — 2° par la sanction de l’opinion, — 3° par l’éducation. — Le législateur produisant à son gré la vertu, le génie et l’héroïsme. — Le législateur veillant sur les moeurs. — Ce qu’Helvétius entend par les bonnes moeurs. — Nouvelles inconséquences d’Helvetius ; sont-elles propres au système utilitaire — Doctrine du salut public. — Religion d’Etat : l’intérêt divinisé.
IV. — Identification, fondamentale chez Helvetius, entre la morale et la législation, ou éthocratie. — Critique ingénieuse de la méthode de codification. — Que les codes devraient former un système bien lié et rattaché à un seul principe. — Le moraliste et le législateur unissant leurs efforts et transformant la nature humaine par Helvétius.
V. — Y a-t-il encore probité et justice, là où il n’y a plus de lois ? Qu’il n’existera de justice par rapport à l’humanité que lorsque des lois et des sanctions internationales règleront les relations des peuples — La philanthropie universelle rejetée.
Helvétius. prédécesseur immédiat de Bentham. — Progrès qu’il a fait accomplir à la morale épicurienne.

L’influence de La Rochefoucauld, combinée avec celle de Locke, de Hobbes et de Spinoza, suscita en quelque sorte Helvétius, et inspira ses deux grands ouvrages De l’ esprit et De l’homme. On sait quelle vogue extraordinaire obtint le premier de ces livres, non-seulement en France, mais en Angleterre, en Allemagne et dans toute l’Europe.

Voici comment Bentham, le grand utilitaire anglais, appréciait Helvétius, l’utilitaire français : « Le livre De l’esprit, dit Bentham, fut une importante acquisition pour la science de la morale et de la législation ; mais il serait bien difficile de donner dans quelques pages une idée exacte de tout ce que cet ouvrage a fait, et de tout ce qu’il a laissé à faire. En effet, tantôt vous le voyez briller comme le soleil dans sa splendeur, versant des flots de lumière et de vérité sur tout le domaine de la pensée et de l’action ; puis tout-à-coup la lumière est voilée… Ce sont des éclairs d’éloquence qui illuminent pour un instant d’une clarté trop vive, et que l’œil ébloui échangerait volontiers contre la lumière régulière et paisible d’une lampe ordinaire[390]. »

Négligeant à dessein certains côtés des livres d’Helvétius qui donneraient à la critique une trop facile prise[391], cherchons à comprendre cet auteur dans son meilleur sens, à entrer dans sa pensée, à le traiter enfin avec plus de bienveillance qu’il n’avait coutume de traiter ses adversaires, ces « égoïstes », comme il les appelle. Helvétius ne serait-il pas, par rapport au développement de l’épicurisme, le représentant d’une idée importante et nouvelle ?

Déjà Hobbes avait regardé le législateur comme fixant à son gré le bien et le mal, et assignant à chaque action, sans réserve et sans résistance, le caractère juste ou injuste qu’il juge à propos de lui donner. Mais, pensant que le législateur était un être supérieur aux légiférés, qu’on ne pouvait lui demander de comptes ni lui donner de conseils, il avait laissé l’arbitraire maître absolu de la loi, attribuant presque à toute loi une égale valeur et une égale utilité, pourvu qu’elle fût l’œuvre d’une volonté également despotique et irresponsable. Helvétius, au contraire, enfreint l’ordre que Hobbes donnait à tout sujet fidèle de ne rien désirer de mieux que les lois de son État ; il croit au perfectionnement possible de ces lois ; il reste l’enfant de son siècle, il aspire, lui aussi, à un progrès des institutions sociales, et la règle de ce progrès n’est pas pour lui le bon plaisir du souverain, mais l’intérêt général des sujets. Introduisant ainsi dans la morale et la législation l’idée de progrès, trop négligée par Spinoza lui-même, il place au terme de ce progrès un idéal social que le législateur et le moraliste doivent travailler à réaliser. La législation n’est plus seulement un caprice, c’est une « science », et cette science s’identifie avec la morale ; elle lui donne la force sociale et en reçoit la légitimité, qui n’est autre chose que la reconnaissance de son utilité. Le législateur, dit Hobbes, est

tout-puissant, donc tout ce qu’il décrète est bon ; le législateur, dit Helvétius, est tout-puissant; mais cette toute-puissance n’est qu’un moyen ayant pour but le plus grand intérêt.

Pour Hobbes, la fin, le bien suprême, devenait, après plusieurs transformations, l’intérêt du souverain ; pour Helvétius le but à poursuivre, c’est l’intérêt de tous, identifié avec celui de chacun par la loi, et à l’aide de deux moyens : punir et instruire. – C’est là une idée importante, qui fera désormais partie intégrante de tous les systèmes utilitaires. Assistons au développement de cette idée dans le livre De l’esprit et dans celui De l'homme.

I. — Comme Hobbes, Helvétius commence par nous annoncer qu’il a entrepris de traiter scientifiquement la morale ; il espère même arriver à lui donner une exactitude aussi scrupuleuse qu'à la géométrie. Ici, rationalistes ou utilitaires ne peuvent guère que l’approuver. Seulement, tandis que Hobbes et surtout Spinoza entendaient établir la morale, comme la géométrie, par la déduction, Helvétius veut l’élever sur cette « pyramide des faits » dont parlait Bacon, et « faire une morale comme une physique expérimentale », en la ramenant à un principe unique, la sensation. C’est chez Helvétius que se trouve pour la première fois en France, sinon dans les mots, du moins dans le fait, l’opposition plus tard accusée par les utilitaires anglais entre la morale inductive et la morale intuitive[392]. Helvétius va donc s’efforcer de construire ce que Kant appellera une « physique des mœurs », sans aucun élément métaphysique ni même moral : substitution de la physique à la morale, tel est son but.

Le premier postulat sur lequel s’appuient les sciences physiques et mathématiques, c’est l’hypothèse de la nécessité universelle, condition de la régularité des phénomènes. Tel est aussi, en quelque sorte, le postulat demandé par toute morale expérimentale : « Nos pensées et nos volontés sont des suites nécessaires des impressions que nous avons reçues... Un traité philosophique de la liberté morale ne serait qu’un traité des effets sans cause[393]. »

A l’absence de liberté intérieure correspond en nous, comme dans tout le monde matériel, l’inertie : « La paresse est naturelle à l’homme, il gravite sans cesse vers le repos, comme le corps vers un centre[394]. »

Pour arracher à l’inertie les corps, il faut un choc, un mouvement venu du dehors ; le choc qui nous réveillera de notre repos, c’est la sensation, et le mouvement qui nous emportera, c’est l’intérêt, c’est la poursuite « de tout ce qui peut nous procurer des plaisirs ou nous soustraire à des peines[395]. » « Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celles de l’intérêt[396]. »

On ne peut invoquer, pour expliquer l’action, d’autre mobile que l’intérêt ; je ne puis vouloir le bien absolument et d’une volonté désintéressée ; je ne le veux que relativement à moi. Pour le démontrer, Helvétius emploie un argument original : il raisonne par analogie de l’amour du mal pour le mal, qui est impossible, à l’amour du bien. « Il est aussi impossible à l’homme d’aimer le bien pour le bien que d’aimer le mal pour le mal. » « Le sentiment de l’amour de soi, continue-t-il, est la seule base sur laquelle on puisse jeter les fondements d’une morale utile[397]. » « Les hommes ne sont point méchants, mais soumis à leurs intérêts. Les cris des moralistes ne changeront certainement pas ce ressort de l’univers moral[398]. » Helvétius aurait pu ajouter que, si les hommes ne sont pas méchants, ils ne sont pas bons non plus, et il a bien aperçu cette conséquence.

Là où règne la fatalité de la passion, il ne peut y avoir ni mérite, ni culpabilité ; or, la non-culpabilité appelle l’indulgence. Helvétius insiste beaucoup sur cette conséquence pratique du fatalisme utilitaire, déjà déduite par Spinoza du fatalisme panthéiste ; il recommande la douceur et la patience envers tous, même envers les méchants ; il fait appel aux sentiments de charité et de pitié, entendus à sa manière, pour défendre son système. Helvétius a clairement aperçu cette conclusion du système épicurien : impuissance réelle de l’homme à aimer autrui ; mais Helvétius n’en croit pas moins possible, dans la société égoïste, la bienfaisance mutuelle. Il y a plus : il fonde cette bienfaisance précisément sur ce qui semblait devoir la détruire, la conviction de l’égoïsme universel. Ici se montre une des plus importantes conséquences de la morale égoïste : l’espoir d’établir la bienfaisance dans les actions sans la bienveillance dans les volontés, et la mutualité des services extérieurs sans la reconnaissance intérieure.

Par cette raison même que tous sont égoïstes et intéressés, dit Helvétius, chacun doit être porté à l’indulgence, à la miséricorde, à la bienfaisance. D’abord, suppression de la colère : « Il faut prendre les hommes comme ils sont : s’irriter contre les effets de leur amour-propre, c’est se plaindre des giboulées du printemps. » En second lieu, suppression du mépris : « Sans mépriser le vicieux, il faut le plaindre, se féliciter d’un naturel heureux, remercier le ciel de ne nous avoir donné aucun de ces goûts et de ces passions qui nous eussent forcés de chercher notre bonheur dans l’infortune d’autrui. Car enfin on obéit toujours à son intérêt. » Enfin, par cela même qu’on supprime l’amour, on supprime aussi la haine : Helvétius, sans se demander s’il gagne l’équivalent de ce qu’il perd, se félicite de ce résultat. « Les hommes sont donc ce qu’ils doivent être ; toute haine contre eux est injuste ; un sot porte des sottises comme un sauvageon des fruits amers… L’indulgence sera toujours l’effet de la lumière, lorsque les passions n’en intercepteront pas l’action[399]. »

Il semble donc, selon cet idéal de la société utilitaire, qu’il nous suffirait de bien comprendre que nous ne nous aimons point les uns les autres, pour agir immédiatement les uns envers les autres tout comme si nous nous aimions. Ainsi se révèle l’une des plus curieuses conceptions de la pensée humaine : fonder la destruction des haines entre les hommes sur la destruction de l’amour. Au lieu de dire aux hommes : Pour que la guerre cesse entre vous, aimez-vous les uns les autres, les utilitaires disent : Pour que la guerre cesse entre vous, persuadez-vous que vous ne vous aimez point les uns les autres.

Cette indulgence et cette bienfaisance sans amour, Helvétius s’efforçait de les pratiquer lui-même : on se rappelle les nombreuses anecdotes sur son égalité d’âme envers ses amis, sur sa générosité, sur sa douceur à l’égard de ses vassaux. Mais dans ces vertus qui venaient plutôt d’un système que du cœur, il y avait plus de réserve que d’effusion, plus de patience que de bienfaisance véritable; et qu’est-ce, au fond, que cette patience ? Si le fataliste utilitaire souffre patiemment les injures et la colère des autres hommes, n’est-ce point parce qu’il se sent supérieur à eux au moins sur un point : tandis que les autres se laissent entraîner à leur insu par la passion, lui, il sait que la passion l’entraîne et comment elle l’entraîne ; il assiste à ce phénomène comme aux « giboulées du printemps, » avec la même indifférence scientifique, avec la même supériorité d’intelligence. Dans le fond, cette patience n’est autre chose que le sentiment d’une supériorité, et La Rochefoucauld eût eu raison de la ramener à l’égoïsme. Ne fait-on pas plus d’honneur à quelqu’un en se fâchant s’il se fâche, en s’indignant contre sa colère, contre ses passions, contre ses fautes, qu’en lui opposant la froideur soutenue de la raison ? cette froideur, c’est du dédain intellectuel, sinon du mépris moral. Aussi les bonnes qualités d’Helvétius mettant en pratique son système n’eurent-elles parfois guère de succès auprès de ses vassaux et de ses amis. D’après Diderot, les voisins d’Helvétius à la campagne l’avaient en aversion malgré sa bienfaisance ; les paysans cassaient les fenêtres de son château, coupaient ses arbres et abattaient ses murs. On raconte d’autre part qu’un jour, Helvétius se plaignant à d’Holbach qu’il avait conservé peu d’intimité avec ses anciens amis : « Vous en avez obligé plusieurs, lui répondit d’Holbach, et moi qui n’ai rien fait pour aucun des miens, je vis constamment avec eux depuis vingt ans. » C’est que la bienfaisance dans les actions n’est rien sans la bienveillance dans le cœur.

Helvétius, aux heureuses conséquences de l’égoïsme que nous venons d’énumérer, ajoute encore le dévouement même. C’est selon lui une bienfaisance qui a une source plus profonde, mais non moins fatale ; elle ne provient plus seulement d’une conviction raisonnée : on est charitable, quand on est bienfaisant non-seulement par raison, mais par nature ; il y a des gens qui naissent ou deviennent naturellement propres au dévouement : « L’homme humain est celui pour qui la vue du malheur d’autrui est une vue insupportable, et qui, pour s’arracher à ce spectacle, est pour ainsi dire forcé de secourir le malheureux. Pour l’homme inhumain, au contraire, le spectacle de la misère d’autrui est un spectacle agréable : c’est pour prolonger ses plaisirs qu’il refuse tout secours aux malheureux. Or, ces deux hommes si différents tendent cependant tous deux à leurs plaisirs, et sont mus par le même ressort. » Helvétius conclut, en se servant presque des termes de La Rochefoucauld, « que c’est uniquement à la manière différente dont l’intérêt personnel se modifie, que l’on doit ses vices et ses vertus[400]. »

Toutefois, Helvétius se pose à lui-même cette objection : « Si l’on fait tout pour soi, l’on ne doit donc pas de reconnaissance à ses bienfaiteurs ? » Mais il échappe à cette difficulté par une réponse spécieuse. « Du moins, dit-il, le bienfaiteur n’est pas en droit d’en exiger ; autrement, ce serait un contrat et non un don qu’il aurait fait. » Mais ce n’est pas là répondre, il ne s’agit pas de savoir si le bienfaiteur doit exiger de la reconnaissance et accorder le bienfait en vue du retour ; car alors son action intéressée n’aurait en effet plus droit à ce retour même. La vraie question est la suivante : Ne doit-on pas de la reconnaissance à celui qui ne l’a pas cherchée et précisément parce qu’il ne l’a pas cherchée ? — La vraie pensée d’Helvétius, c’est que la reconnaissance est au fond une illusion d’optique : l’idéal, ce serait de la supprimer ; mais, dans l’état actuel de la société, la reconnaissance est utile, et c’est l’intérêt des malheureux qui l’érige en loi jusqu’au jour ou elle sera devenue inutile. « C’est en faveur des malheureux, dit Helvétius, et pour multiplier le nombre des bienfaiteurs, que le public impose avec raison aux obligés le devoir de la reconnaissance[401]. » Avec ce raisonnement, Helvétius ne pouvait sans doute trouver absolument mauvais que son ami Palissot, au moment où il lui devait encore de l’argent, fît une comédie contre lui.

Voilà donc une seconde conséquence sociale de la morale égoïste : les hommes se rendront service mutuellement sans avoir de reconnaissance mutuelle.

Toute cette théorie a pour premier principe la proposition originale qu’Helvétius a exprimée: « Il est aussi impossible d’aimer le bien pour le bien que d’aimer le mal pour le mal. » Analogie singulière, et cependant conséquente[402].

II. — Si l’intérêt est le moteur de toutes les actions humaines, en sera-t-il aussi l’appréciateur ; de même qu’il les excite, les jugera-t-il ; de même qu’il est la source du mouvement dans le monde moral, en sera-t-il la fin, et par conséquent la règle ?

Depuis Epicure, on avait cessé de concevoir l’intérêt comme une règle qui serait impérative, sinon absolument, du moins relativement. Hobbes, il est vrai, avait admis une loi naturelle, une série de prescriptions toutes logiques ayant en vue l’intérêt bien entendu ; mais aussitôt qu’il avait fait entrer l’individu dans l’Etat, il semblait croire que toute loi d’intérêt fût désormais abrogée ou du moins englobée par la loi civile. D’autre part La Rochefoucauld, dans ses profondes analyses, s’était efforcé de montrer que la poursuite de l’intérêt est un fait, mais il n’avait pas songé à soutenir que ce fût une règle ou un devoir ; il observait les hommes, et ne leur prescrivait rien. Enfin la morale de Spinoza, utilitaire par un côté, était rationnelle par un autre, et s’élevait au-dessus de l’utilité pratique et terre à terre. Il n’y avait donc pas eu, depuis Epicure, de morale purement et entièrement utilitaire. La morale exposée par Hobbes au début de son système était à l’usage des peuples sauvages, non encore unis sous un maître par des contrats mutuels, et cette morale ne nous importait guère, à nous qui avons la loi civile, expression de la puissance souveraine ; la morale utilitaire dont Helvétius va poser les fondements sera à l’usage de tous les peuples civilisés.

Helvétius procède méthodiquement à l’analyse de la vertu, qu’il désigne par le mot de probité pris dans un sens très-général. Il considère d’abord la probité par rapport à un individu, puis à un groupe d’individus, puis au public ou à l’État, puis aux siècles et aux peuples divers, et enfin au monde entier. Il y a là un effort dont il faut lui savoir gré pour appliquer à la morale la méthode rigoureuse des sciences mathématiques.

Voici le criterium de la probité par rapport à un particulier : « Chacun n’appelle (et ne doit appeler) probité (c’est-à-dire justice), dans autrui, que l’habitude des actions qui lui sont utiles. »

Pour vérifier expérimentalement cette règle d’action, prenons des exemples : « Presque tous les hommes, uniquement attentifs à leurs intérêts, n’ont jamais porté leurs regards sur l’intérêt général. Concentrés, pour ainsi dire, dans leur bien-être, ces hommes ne donnent le nom d’honnêtes qu’aux actions qui leur sont personnellement utiles. Un juge absout un coupable, un ministre élève aux honneurs un sujet indigne ; l’un et l’autre sont toujours justes au dire de leurs protégés : mais que le juge punisse, que le ministre refuse, ils seront toujours injustes aux yeux du criminel et du disgracié[403]. »

Aussi la probité par rapport à un particulier varie sans cesse suivant les individus. Le tigre sera pour l’insecte de l’herbe le plus aimable des animaux ; le mouton, au contraire, en sera le plus féroce, lui qui, en avalant l’herbe, avale les parasites de l’herbe. « L’intérêt est, sur la terre, le puissant enchanteur qui change aux yeux de toutes les créatures la forme de tous les objets[404]. »

Néanmoins, il y a quelques exceptions à cette règle générale : pour quelques-uns l’intérêt personnel, criterium de la probité, ne se trouve pas en opposition avec l’intérêt public. « Il est des hommes auxquels un heureux naturel, un désir vif de la gloire et de l’estime, inspirent pour la justice et la vertu le même amour que les hommes ont communément pour les grandeurs et les richesses. Les actions personnellement utiles à ces hommes vertueux sont les actions justes, conformes à l’intérêt général, ou qui du moins ne lui sont pas contraires. » — On a voulu voir dans ces paroles une contradiction avec ce qui précède[405] ; nullement, la doctrine d’Helvétius sur l’intérêt est trop positive et trop décidée pour permettre aucune contradiction de ce genre. Les hommes dont il s’agit ici ont un heureux naturel, ils ont en outre ce désir de la gloire qui posséda Helvétius lui-même : quoi d’étonnant à ce que, entraînés par deux forces à la fois, la nature et le désir, ils accomplissent certains actes qui se trouvent d’accord avec l’intérêt général ? Helvétius a même soin de dire que ces actes n’ont nullement l’intérêt général pour fin, qu’ils ne lui sont pas même conformes à proprement parler, mais simplement qu’ils ne lui sont pas contraires. Par là, c’est encore à leur utilité personnelle que de tels hommes obéissent, et leur amour pour la vertu est de l’amour pour eux-mêmes. Le parallélisme de l’intérêt particulier et de l’intérêt général, chez les hommes de cette espèce, est un simple parallélisme physique des mouvements. Ces apparentes exceptions à la règle de l’égoïsme ne font que la confirmer. Aussi Helvétius pourrait-il, si l’on ne considérait que le développement logique de sa pensée, « se croire en droit de conclure que l’intérêt personnel est l’unique et universel appréciateur du mérite des actions des hommes[406]. » « Nous sommes dans la nécessité de n’estimer que nous dans les autres[407]. »

Voilà pour la morale privée, qui a beaucoup d’analogie avec le droit naturel de Hobbes : pris à part, chacun ne peut poursuivre et ne doit raisonnablement poursuivre que son plus grand intérêt, soit que cet intérêt se trouve en contradiction, soit qu’il se trouve en conformité avec celui des autres. Considérons maintenant, au lieu d’un individu, une petite collection d’individus qui ont mis en commun leurs intérêts. « Sous ce point de vue, la probité n’est encore que l’habitude plus ou moins grande des actions particulièrement utiles à cette petite société. » D’ailleurs, certaines sociétés qui subsistent dans la grande semblent souvent, comme certains individus, se dépouiller de leur propre intérêt en faveur de l’intérêt public ; mais par là ces sociétés « ne font que satisfaire la passion qu’un orgueil éclairé leur donne pour la vertu[408]. » La Rochefoucauld n’eût pas parlé autrement.

Du reste, l’opposition absolue d’un particulier ou d’une société particulière avec la société générale est physiquement impossible, à cause des rapports nécessaires qui existent entre chaque chose et son milieu. « L’intérêt de chaque citoyen, dit Helvétius, est toujours par quelque lien attaché à l’intérêt public ; semblable aux astres, qui, d’après le système des anciens philosophes, sont mus par deux mouvements principaux, dont le premier plus lent leur est commun à tout l’univers et le second plus rapide leur est particulier, chaque société est aussi mue par deux différentes espèces d’intérêt. Le premier, plus faible, lui est commun avec la société générale, c’est-à-dire avec la nation, et le second, plus puissant, lui est absolument particulier[409]. »

La probité ou la justice par rapport à un individu, puis à une petite collection d’individus, n’est pas ce qu’on entend d’ordinaire par le mot de probité ou de justice, et Helvétius a soin de nous en avertir. La vraie probité est celle qui concerne la grande collection, grossie de toutes les collections plus petites et de tous les individus isolés, c’est-à-dire l’Etat : le critérium de cette probité plus étendue, la probité nationale, n’en sera pas moins le même que celui des autres sortes de probité : « Un homme est juste lorsque toutes ses actions tendent au bien public... Le public ne donne le nom d’honnêtes, de grandes ou d’héroïques, qu’aux actions qui lui sont utiles. » Curtius et Sapho, par exemple, se sont tous deux précipités dans un gouffre : Curtius s’y jette pour sauver Rome, Sapho par un désespoir d’amour ; l’action de l’un est extrêmement utile, l’action de l’autre est inutile : donc Sapho est une folle et Curtius est un héros. « Le public ne donnera jamais le nom de fous à ceux qui le sont à son profit[410]. » Au fond, selon Helvétius, ceux-là ne sont ni plus ni moins fous que les autres.

Pour celui qui se place au point de vue de la doctrine épicurienne, Helvétius a jusqu’ici parfaitement raison : étant donnés les principes dont il part, sa logique n’est point en défaut. Mais l’amour du paradoxe va à l’instant l’entraîner trop loin : « Le public, ajoute-t-il, ne proportionne point son estime pour telle ou telle action sur le degré de force, de courage ou de générosité nécessaire pour l’exécuter, mais sur l’importance même de cette action et l’avantage qu’il en retire. » C’est la une induction entièrement sophistique et dont les Epicuriens eux-mêmes n’auraient pas de peine à démontrer le vice[411]. Négligeons donc cette inconséquence particulière.

Nous avons considéré la probité par rapport à la nation ; maintenant, par rapport aux siècles et aux pays divers, il n’y a pas à proprement parler de probité générale et éternelle, quoiqu’il y en ait une, particulière et temporelle, pour chacune des nations prise à part. Cette probité ayant pour règle l’intérêt, et l’intérêt variant, elle variera elle-même. Par là est expliquée cette diversité ou cette contradiction des mœurs et des coutumes invoquée par Montaigne et les sceptiques, et qu’Epicure avait déjà su tourner au profit du système utilitaire. Il y a diverses formes de probité et de justice, parce qu’il y a diverses sortes d’intérêt.

Mais il y a un point que nous avons dû jusqu’à présent laisser de côté, et qu’il est pourtant indispensable d’examiner. Toutes ces probités, toutes ces justices qui se suivent et s’échelonnent, — probité à l’égard des particuliers, probité à l’égard des petites sociétés, probité à l’égard des nations, — garderont-elles toujours cet ordre logique dans lequel nous les avons placées, et, puisqu’elles se contredisent théoriquement, ne se contrediront-elles jamais pratiquement, n’entreront-elles jamais en lutte ? Je ne suis pas seulement un être

collectif et social ; si j’appartiens à certaines sociétés, si j’appartiens à l’État, je m’appartiens avant tout à moi-même, et comme tel je ne dois obéir qu’à mon intérêt, je suis armé du droit naturel de Hobbes. J’ai devant moi trois probités, trois justices, trois morales, c’est-à-dire en definitive trois intérêts ; comment agir ? de ces intérêts, la morale même me prescrit de choisir le mien, dussé-je être appelé coupable et injuste ; la morale me prescrit en quelque sorte l’immoralité.

Voilà donc la contradiction à laquelle semble réduite la physique des mœurs, en ce point du système où nous sommes parvenus. C’est l’état de guerre dont parlait Hobbes. Mais Helvétius nous fournit un moyen d’en sortir, et un moyen qui est lui-même tout physique. Pour cela, il faut une force qui rapproche et fasse coïncider, à l’aide d’une action extérieure, l’intérêt de chacun avec celui de tous : ce sera la législation.

À cette force de contrainte matérielle, que Hobbes avait déjà employée, mais qu’il avait conçue comme arbitraire, Helvétius assigne un but : l’utilité, le bonheur. La morale, c’est-a-dire la physique des mœurs, ne sera pas créée de toutes pièces par la loi civile, par la physique des lois ; elle sera seulement sauvée par elle. Ici commence à se montrer l’idée la plus importante du système d’Helvétius.

III. — Nous avons vu, au début du système, le monde moral à l’état d’immobilisation, d’inertie et presque de mort. Les passions sont venues y apporter l’agitation de la vie, et toutes les parties de ce monde, à la chaleur du désir, se sentant animées, se sont mises en mouvement comme les sphères de l’univers visible. Mais ce mouvement qui emporte les esprits est double ou triple, il se contrarie lui-même, et ces esprits, comme les astres de la « voûte céleste des anciens[412], » sont tirés dans plusieurs sens à la fois, tantôt du côté des intérêts collectifs, tantôt du côté des intérêts personnels : l’harmonie tend à se détruire, la discorde va éclater ; où trouver une puissance intelligente et régulatrice, comme celle qui semble avoir ordonné le monde physique ? Quel sera le démiurge vers lequel l’humanité doit lever les yeux et tendre les bras ?

Pour établir l’ordre, il faut établir la nécessité ; or, nous savons qu’il n’est pas de plus sûre nécessité que l’intérêt. Le législateur tâchera donc de placer l’intérêt du côté de tous les devoirs sociaux : « Tout l’art du législateur consiste à forcer les hommes, par le sentiment de l’amour d’eux-mêmes, d’être toujours justes les uns envers les autres... Ce n’est point de la méchanceté des hommes qu’il faut se plaindre, mais de l’ignorance des législateurs, qui ont toujours mis l’intérêt particulier en opposition avec l’intérêt général... Les hommes, sensibles pour eux seuls, indifférents pour les autres, ne sont nés ni bons ni méchants, mais prêts à être l’un ou l’autre, selon qu’un intérêt commun les réunit ou les divise... C’est par la méditation de ces idées préliminaires qu’on apprend pourquoi les passions, dont l’arbre défendu n’est qu’une ingénieuse image, portent également sur leur tige les fruits du bien et du mal ; qu’on aperçoit le mécanisme qu’elles emploient à la production de nos vices et de nos vertus ; et qu’enfin un législateur découvre le moyen de nécessiter les hommes à la probité, en forçant les passions à ne porter que des fruits de vertu et de sagesse[413]. »

Ce moyen précieux de nécessiter les hommes, c’est d’abord et avant tout la sanction : « Toute l’étude des moralistes consiste à déterminer l’usage qu’on doit faire des récompenses et des punitions, et les secours qu’on en peut tirer pour lier l’intérêt personnel à l’intérêt général. Cette union est le chef-d’œuvre que doit se proposer la morale. Si les citoyens ne pouvaient faire leur bonheur particulier sans faire le bien public, il n’y aurait alors de vicieux que les fous ; tous les hommes seraient nécessités à la vertu, et la félicité des nations serait un bienfait de la morale[414]. » La sanction fait partie intégrante de la loi : « En effet, si c’est dans le plus grand nombre que réside essentiellement la force, et dans la pratique des actions utiles au plus grand nombre que consiste la justice, il est évident que la justice est, par sa nature, toujours armée du pouvoir nécessaire pour réprimer le vice et nécessiter les hommes à la vertu[415]. » On voit la rigueur du raisonnement : qu’on accorde à Helvétius qu’une force physique, une puissance fatale quelconque puisse produire cette force morale, qui constituerait l’homme vertueux, il vous démontrera que la loi peut le faire, parce qu’elle est la plus forte des forces. Lorsque les lois ne sont pas exécutées, c’est la preuve de l’ignorance du législateur ; s’il avait su disposer le mécanisme social de telle sorte qu’à la violation répondît toujours la sanction, toute violation cesserait ; si le châtiment était toujours inévitable, la loi serait toujours observée, et les hommes, liés par leurs intérêts, seraient liés par la plus immuable nécessité en même temps qu’ils jouiraient ensemble du plus inaltérable bonheur.

Il y a deux sortes de sanctions, l’une qui commande au nom de l’intérêt du corps, l’autre au nom de l’intérêt de l’âme, l’une qui agit par la crainte de la douleur, l’autre par la crainte de la honte. « La récompense, la punition, la gloire et l’infamie, soumises aux volontés du législateur, sont quatre espèces de divinités avec lesquelles il peut toujours opérer le bien public[416]. »

Par la seconde espèce de sanction, celle de l’opinion, le législateur agit directement sur les mœurs ; plus directement encore agira-t-il par l’éducation. Nul mieux qu’Helvétius n’a compris l’importance et la toute-puissance de l’éducation. Déjà Platon avait prêté à Calliclés ces paroles expressives : « C’est nous-mêmes qui faisons la loi ; façonnant les meilleurs et les plus forts d’entre nous, les prenant tout jeunes, les charmant et les fascinant comme des lionceaux, nous les asservissons. » Dans cet asservissement de l’intérêt de chacun à l’intérêt de tous, Helvétius voit le bonheur de l’État. Il faut non-seulement identifier en fait par la sanction l’intérêt personnel et l’intérêt public, mais encore persuader à tous par l’éducation qu’ils s’identifi ent : « Semblable au sculpteur, qui d’un tronc d’arbre fait un dieu ou un banc, le législateur forme à son gré des gens vertueux ; » bien plus, il forme « les héros et des génies[417]. »

D’où vient, en effet, l’exaltation de vertu qu’on appelle héroïsme et l’élévation d’esprit qu’on appelle génie ? Nous le savons, l’homme est exclusivement le produit des impressions qu’il reçoit : rien en nous que des impressions et la faculté de les percevoir. Cette faculté n’a pas de raison pour n’être pas égale chez tous : nous naissons donc tous égaux, et les inégalités ne viennent que des impressions plus ou moins fortes éprouvées par chacun de nous, du milieu où nous nous trouvons placés, surtout de l’éducation qu’on nous donne. Ainsi nous dépendons entièrement des objets extérieurs, ces maîtres muets, et surtout des maîtres humains qui nous entourent. Nous sommes tous égaux par nature et inégaux par hasard ; nous sommes le jouet de causes inconnues: « Le génie est commun (Helvétius aurait pu dire, d’après sa théorie : universel), mais les circonstances propres à le développer sont rares. » Auprès du génie, ajoute-t-il « le hasard remplit l’office de ces vents qui, dispersés aux quatre coins du monde, s’y chargent de matières inflammables qui composent les météores. Ces matières, poussées vaguement dans les airs, n’y produisent aucun effet, jusqu’au moment où, portées les unes contre les autres, elles se choquent en un point ; alors l’éclair s’allume et brille, et l’horizon est éclairé[418]. »

Puisque le hasard fait le génie en même temps que l’héroïsme, le législateur ne doit avoir qu’un but : connaître les moyens que le hasard emploie et s’en emparer ; surprendre autant que possible les causes cachées qui agissent sur nous et nous transforment, pour les mettre en œuvre après les avoir découvertes. En un mot le législateur, qui est lui-même comme tous les autres hommes le produit du hasard, doit diminuer chez tous les autres la part de ce hasard et le remplacer chez tous par la nécessité[419] ; il forcera les hommes au génie, comme il les force à la vertu. — L’éducation est ainsi étroitement liée à la législation, et l’art de gouverner les hommes se confond avec celui de les former. On ne peut guère accomplir de grands changements dans l’éducation publique sans en avoir accompli auparavant dans la constitution de l’Etat[420] ; mais lorsqu’on aura amélioré les lois, lorsqu’on aura fondu tous les intérêts par la sanction, alors commencera le grand rôle de l’éducateur ; il ne craindra point de faire connaître à tous le mobile qui les pousse à leur insu, l’intérêt, car en même temps il leur montrera que cet intérêt ne diffère plus de l’intérêt public et de la justice : « On pourrait composer un catéchisme de probité, dont les maximes simples, vraies, et à la portée de tous les esprits, apprendraient au peuple que la vertu, invariable dans l’objet qu’elle se propose (le bonheur public), ne l’est point dans les moyens propres à remplir cet objet ; qu’on doit regarder les actions comme indifférentes en elles-mêmes ; sentir que c’est au besoin de l’Etat à déterminer celles qui sont dignes d’estime ou de mépris... Ces principes une fois reçus, avec quelle facilité le législateur éteindrait-il la superstition, supprimerait-il les abus, réformerait-il les coutumes barbares[421] ! » Helvétius ne craint point la lumière ; loin de là, il l’appelle ; il ne voit aucun inconvénient à ce qu’on révèle à toutes les machines humaines le ressort qui les meut, et il ajoute, non sans une certaine vérité : « Heureuse la nation où du moins les citoyens ne se permettraient que des crimes d’intérêt ! Combien l’ignorance les multiplie-t-elle !.... L’ignorance, cachant à chaque nation ses véritables intérêts, empêche l’action et la réunion de ses forces, et met par ce moyen le coupable à l’abri du glaive. » Aussi, avant tout, faut-il détruire les préjugés, et montrer où est l’unique salut, à savoir dans l’identification de la morale et de la législation.

Toutefois, dans cette guerre aux préjugés, il faut agir avec prudence. « Il faut envoyer, comme les colombes de l’arche, quelques vérités à la découverte, pour voir si le déluge des préjugés ne couvre point encore la face du monde, si les erreurs commencent à s’écouler, et si l’on aperçoit ça et là pointer dans l’univers quelques îles ou la vertu et la vérité puissent prendre terre pour se communiquer aux hommes. »

En voilant le sentiment de l’amour de soi, on n’empêcherait point les hommes d’y obéir ; on ne leur serait donc point utile ; on leur serait de plus nuisible, car c’est à la connaissance vague du principe de l’amour de soi que les sociétés doivent la plupart de leurs avantages, c’est elle qui a fait confusément apercevoir aux législateurs la nécessité de la sanction et « la nécessité de fonder sur la base de l’intérêt personnel les principes de la probité[422]. » Au lieu de voiler l’amour de soi, mieux vaut donc le mettre au grand jour : seulement, au lieu de l’abandonner en quelque sorte à lui-même, on le dirigera, on le fondra dans l’amour de la gloire, on l’excitera par l’une des sanctions les plus efficaces, celle de l’opinion[423]. Helvétius, sans doute par sa propre expérience, accorde une importance extrême au désir de la réputation : c’est là le point intime où, au centre même de l’âme, se rejoignent sans nulle soudure artificielle les intérêts opposés de l’individu et de la collection.

Instruire, punir et récompenser, tels sont en résumé les grands moyens dont se servira le législateur pour réaliser la justice dans l’humanité. Par l’instruction, il tournera les âmes vers la fin désirable; par la crainte des peines et le désir des récompenses, il les détournera des fins inférieures. Tout sera entre ses mains ; il sculptera la société au gré de sa pensée, par les décrets imprescriptibles de sa toute-puissance.

Le législateur ne règlera pas seulement les rapports extérieurs des hommes entre eux ; il ne les nécessitera pas seulement à la justice, à la probité ; sa mission ne se borne pas là : il les nécessitera à la vertu, dans toute l’étendue de ce mot; il veillera aux mœurs, aux coutumes, aux opinions : « On ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un peuple, qu’après en avoir fait dans sa législation ; c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs. » Mais pour apprécier les bonnes mœurs, les bonnes coutumes et les opinions justes, il se servira naturellement du critérium de l’intérêt : par exemple, pourquoi blâmerait-on le libertinage? Les « femmes galantes », au lieu de distribuer l’argent dans des aumônes aveugles, au lieu de perpétuer la mendicité et la paresse, arrachent une foule d’ouvriers à l’indigence ; sans elles, qui irait « chez le rubanier, le marchand d’étoffes ou de modes ? » Elles font de leurs richesses « un usage beaucoup plus avantageux » que les autres femmes ; étant utiles, elles sont louables. Le législateur, en permettant et en encourageant le libertinage, contribuera donc aux véritables bonnes mœurs et à l’utilité du plus grand nombre[424]. Du même coup, il supprimera la fausseté des femmes. Il pourra encore, par un excellent moyen, faire disparaître le vice de l’adultère : qu’il efface la loi qui le défend, rende les femmes communes, et déclare tous les enfants enfants de l’Etat. Par là, en outre, il conjurera un danger social : « il empêchera la subdivision du peuple en une infinité de familles ou de petites sociétés, dont les intérêts, toujours opposés à l’intérêt public, éteindraient à la fin dans les âmes toute espèce d’amour pour la patrie[425]. » On voit ce qu’Helvétius appelle la « réforme des mœurs, » accomplie au nom de l’utilité. Seulement, remarquons-le, dans l’appréciation de cette utilité même, Helvétius a commis de très-graves erreurs.

Voici pourtant une conséquence plus logique que les précédentes du principe d’utilité appliqué imprudemment à la législation : c’est cette doctrine du salut public, énoncée et exposée dans Helvétius, et qui bientôt après lui, passant trop rapidement de la théorie à la pratique, fera tant de victimes. L’intérêt public étant la fin, tout intérêt particulier qui, dans une circonstance donnée, si rare qu’elle soit, se trouve directement opposé à cette fin suprême, devra être sacrifié ; il sera même bon et louable de le sacrifier, car, en vue de la fin suprême, tous les moyens deviennent bons et louables. « L’utilité publique, dit Helvétius, est le principe de toutes les vertus humaines et le fondement de toutes les législations. Elle doit forcer les peuples à se soumettre à ses lois ; c’est enfin à ce principe qu’il faut sacrifier tous ses sentiments, jusqu’au sentiment même de l’humanité. » C’est pourtant ce sentiment qu’Helvétius appelle ailleurs « la seule vertu vraiment sublime[426] ; » il est vrai qu’il distingue deux sortes d’humanité, l’humanité privée et l’humanité publique ; or, « l’humanité publique est quelquefois impitoyable envers les particuliers. » Lorsqu’un vaisseau est surpris par la famine, on tire au sort une victime, et on « l’égorge sans remords » pour s’en nourrir : « le vaisseau est l’emblème de chaque nation ; tout devient légitime et même vertueux pour le salut public. » En face de cette phrase, Rousseau, le grand représentant au xviiie siècle de la doctrine des droits imprescriptibles, écrivait ces paroles : « Le salut public n’est rien, si tous les particuliers ne sont en sûreté. »

De même qu’il y a une vertu d’Etat, une justice d’Etat, il y aura aussi une religion d’Etat, qui n’entretiendra point de mystères, ne tourmentera point par de vaines craintes, mais divinisera l’intérêt public, et imprimera un caractère sacré et respectable à la morale utilitaire : cette religion sublime embrassera un jour le monde[427]. Le dieu d’Helvétius fait songer aux dieux également inoffensifs d’Epicure.

IV. — En somme, nous avons trouvé dans la législation la vraie science, dans le législateur la vraie puissance, dans la loi positive le vrai devoir : nous n’avons plus à craindre que les intérêts et les passions, après avoir apporté la vie dans le monde moral, y apportent le désordre, le trouble et la mort. Le législateur est là, prêt à faire rentrer dans le mécanisme social tout rouage qui se dérangerait et dérangerait l’harmonie de l’ensemble : il n’a pourtant sous la main que deux armes, mais deux armes irrésistibles, la sanction, l’éducation. Sa toute puissance vient de ce qu’il a identifié la loi et la morale dans ce que d’Holbach appellera l’éthocratie.

La loi sans la morale, c’est-à-dire sans les règles d’utilité, n’est rien : tout ce qu’une loi peut renfermer de bon, elle le doit à une vue confuse de l’utilité. D’autre part la morale sans la loi, c’est-à-dire l’ensemble abstrait des règles d’utilité, n’est rien : tout vice est attaché à la législation, et vouloir détruire ce vice sans changer la loi, c’est « prétendre à l’impossible. » Un apophtegme ne fait point un héros ; les déclamations ne changent rien aux faits : Helvétius croit qu’une théorie morale est absolument impuissante à passer dans la pratique sans le secours de la loi, c’est-à-dire sans la honte ou la crainte.

Unissez donc la loi à la morale et la morale à la loi : en d’autres termes , que les règles de la morale (c’est-à-dire de l’utilité) président aux prescriptions de la loi, et que les prescriptions de la loi commandent et réalisent les règles de la morale. Suivant qu’on sépare ou qu’on unit ces deux sciences faites pour s’entr’aider et se soutenir, morale et législation, on produit le malheur ou le bonheur des peuples.

Dans le temps présent, au contraire, les législateurs ont le tort grave et la dangereuse habitude d’accepter les coutumes telles quelles, sans songer à les organiser, à les faire dépendre d’une fin ultime : « Les lois, » dit Helvétius, — et ses paroles peuvent être sur ce point approuvées également par les partisans du droit et par ceux de l’utilité, — « les lois, incohérentes entre elles, semblent être l’ouvrage du pur hasard : c’est que, guidés par des vues et des intérêts différents, ceux qui les font s’embarrassent peu du rapport de ces lois entre elles. Il en est de la formation de ce corps entier comme de la formation de certaines îles : des paysans veulent vider leur champ des bois, des pierres, des herbes et des limons inutiles ; ils les jettent dans un fleuve, et je vois ces matériaux, charriés par les courants, s’amonceler autour de quelques roseaux, s’y consolider et former enfin une terre ferme. »

A cet empirisme il faut substituer une méthode : comment les lois pourraient-elles produire chez les hommes la nécessité de la vertu, si elles n'étaient pas elles-mêmes l’œuvre d’une logique nécessaire, si elles n’étaient pas liées entre elles par des rapports constants et invariables, si, pour ainsi dire, elles ne se répondaient pas les unes aux autres ? « C’est à l’uniformité des vues du législateur, à la dépendance des lois entre elles que tient leur excellence. Mais, pour établir cette dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à un principe simple[428]. » Ici encore, Helvétius semble devancer et annoncer ces législateurs systématiques qui devaient faire, quelques années plus tard, la Déclaration des droits de l’homme : c’est bien là. la vraie législation, dont toutes les parties se rapportent les unes aux autres et dépendent les unes des autres, parce qu’elles se rapportent toutes à une même fin et dépendent toutes d’un même principe. Mais, au lieu d’appeler ce principe de la législation, qui est aussi sa fin, le droit, Helvétius l’appelle l’utilité. « Ce principe simple, c’est celui de l’utilité du public, c’est-à-dire du plus grand nombre d’hommes soumisà la même forme de gouvernement. » Et il ajoute, avec la confiance de tout son siècle dans les idées nouvelles : « Ce principe, personne n’en connaît toute l’étendue ni la fécondité ; il renferme toute la morale et la législation ; mais beaucoup de gens le répètent sans l’entendre, et les législateurs n’en ont encore qu’une idée superficielle[429]. »

Comme le législateur doit s’appliquer aux recherches morales, ainsi le moraliste doit s’efforcer de faire passer ses théories dans la loi : qu’ils s’appuient l’un sur l’autre, et que leurs efforts se confondent comme se confondent leurs objets! « Les vices d’un peuple sont toujours cachés au fond de sa législation : c’est là. qu’il faut fouiller pour arracher la racine productrice de ces vices. Qui n’est doué ni des lumières ni du courage nécessaires pour l’entreprendre, n’est, en ce genre, de presque aucune utilité à l’univers... Pour se rendre utiles à l’univers, les philosophes doivent considérer les objets du point de vue d’où le législateur les contemple. Sans être armés du même pouvoir, ils doivent être animés du même esprit. C’est au moraliste d’indiquer les lois dont le législateur assure l’exécution par l’apposition du sceau de sa puissance. »

Pour aider à l’accomplissement de ce grand œuvre, — le bonheur des États par la transformation des lois, il ne faut pas seulement un grand esprit, il faut « une grande âme. » Helvétius, qui ne semble guère comprendre l’amour des individus, s’élève à une plus haute intelligence de la philanthropie nationale : il semble que son idée de l’amour s’épure à mesure que l’objet de cet amour grandit. Il reproche à certains moralistes que « leur esprit, qui peu à peu se resserre dans le cercle de leur intérêt, n’a bientôt plus la force nécessaire pour s’élever jusqu’aux grandes idées... Pour saisir, dans la science de la morale, les vérités réellement utiles aux hommes, il faut être échauffé de la passion du bien général, et malheureusement, en morale comme en religion, il est beaucoup d’hypocrites[430]. » Paroles belles et vraies, même dans la bouche d’Helvétius. Ailleurs, il déclare « qu’il aime les hommes, qu’il désire leur bonheur, sans haïr et mépriser aucun d’eux en particulier[431]. » On pourrait lui répondre que, s’il est conséquent avec son système, il n’aime point les hommes eux-mêmes, mais simplement les louanges et la gloire qu’il pense recevoir d’eux ; dans ce cas, en prétendant le contraire, n’est-il pas lui-même un peu coupable du péché d’hypocrisie ?

Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que, dans toute cette dernière partie de la doctrine d’Helvétius, dans cette recherche du bonheur par l’identification de la législation et de la morale, il n’y ait une certaine chaleur de cœur en même temps qu’une originalité évidente. Helvétius, négligeant les côtés dangereux de son système pour ne mettre en lumière que les côtés attrayants et philanthropiques, se laisse aller lui-même à l’enthousiasme : « Qui doute que les moralistes, » s’ils savaient que la science de la morale n’est autre chose que la science même de la législation, « ne pussent alors porter cette science à ce haut degré de perfection que les bons esprits ne peuvent maintenant qu’entrevoir, et peut-être auquel ils n’imaginent pas qu’elle puisse jamais atteindre[432]. »

Quels obstacles, en effet, seraient capables de s’opposer à la volonté du législateur et d'empêcher le progrès indéfini des lois ? Nul fait ne peut lui résister, puisque c’est sur les faits mêmes qu’il fonde les lois. Il pourra calculer l’effet de l’éducation et de la sanction sur les hommes comme on calcule l’effet de la pesanteur sur les corps, et sa physique des mœurs obtiendra des résultats aussi certains que la physique des phénomènes matériels. Le même ordre régnera dans le monde moral que dans le monde physique : ces êtres humains qui, lorsque le législateur les a reçus de la nature, étaient accablés par l’inertie ou divisés par les passions, dans un repos absolu ou dans une guerre irrémédiable, il les refait en quelque sorte, il les crée une seconde fois, il complète et transforme la nature par l’habitude : il est plus fort que la nature, il est, à la longue, « plus fort que les dieux[433]. »

Le système moral d’Helvétius ne manque, comme on voit, ni de grandeur ni de beauté ; il renferme même, évidemment, une part de vérité. Cette tendance à traiter scientifiquement et méthodiquement la morale et la législation se retrouvera, comme nous l’avons déjà remarqué, chez les théoriciens de la Révolution française : seulement l’objet de cette méthode et le but de cette science changeront, et, pour les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme, l’utilité fera place à la justice. — Pas complétement néanmoins : tandis que, dans la théorie, la Constituante et la Convention ne sembleront considérer que les droits imprescriptibles de l’homme et n’avoir les yeux que sur cet idéal, trop souvent, dans la pratique, elles invoqueront des principes tout contraires, elles parleront d’utilité sociale, d’intérêt public, de salut public : idées généreuses en apparence, derrière lesquelles on a mis parfois à couvert de tristes actes. Alors Helvétius, s’il avait vécu quelques années de plus, eût appris ce que peuvent faire ces législateurs humains — qu’il comparait à des dieux, — lorsqu’ils agissent au nom de l’utilité et du salut publics ; il eût vu ses principes inspirer presque tout ce qu’il y eut de mauvais dans la Révolution française ; il eût vu se développer dans les faits toutes les conséquences que sa pensée n’avait pas aperçues. De même que le sentiment du droit a présidé à tous les grands actes de la Révolution, de même les idées d’utilité et de salut publics ont seules fait verser le sang qui a été versé et sont seules responsables des crimes commis. On a appelé Saint-Just un faux platonicien ; on pourrait avec raison l’appeler un faux utilitaire, un faux disciple d’Epicure, de Hobbes et d’Helvétius.

V. — Il nous reste encore à déduire du système d’Helvétius une conséquence curieuse, très-importante dans le développement des doctrines épicuriennes et utilitaires. Nous n’avons considéré jusqu’à présent que la nation, l’Etat ; à ce point de vue, le principe des actions et des lois est, d’après Helvétius, l’utilité du plus grand nombre d’hommes soumis à la même forme de gouvernement.

Sortons à présent des bornes de l’Etat ; et essayons d’embrasser l’utilité universelle et éternelle, l’utilité non pas seulement de tels hommes ou de telles collections, mais de tous les hommes présents et à venir. Y a-t-il donc une morale universelle, une justice et une probité universelles, une série de règles auxquelles nous devons en tous lieux conformer notre conduite ?

Tout d’abord, définissons la nouvelle espèce de probité dont il s’agit : « S’il existait une probité par rapport à l’univers, cette probité ne serait que l’habitude des actions utiles à toutes les nations. »

Or, cette probité est-elle pratiquement possible ? Non, répond Helvétius, car « il n’est point d’action qui puisse immédiatement influer sur le bonheur ou le malheur de tous les peuples. L’action la plus généreuse, par le bienfait de l’exemple, ne produit pas dans le monde moral un effet plus sensible que la pierre jetée dans l’océan n’en produit sur les mers, dont elle élève nécessairement le niveau. » A vrai dire, Helvétius exagère beaucoup l’impuissance pratique de la justice et de la charité ; une grande action, une idée généreuse, n’est pas une simple pierre qu’on perd en la jetant : c'est comme un monde nouveau, que nul océan de la nature ne pourrait contenir, et qui suffit parfois pour élever en un moment le niveau de l’océan humain plus qu’il ne se fût élevé en un siècle.

Si Helvétius, au sujet de la probité pratique, c’est-à-dire de la puissance effective des actions justes, semble avoir tort, il n’en est plus de même au sujet de ce qu’il appelle la probité d’intention. Puisque, par hypothèse, nous obéissons partout et toujours à notre intérêt, nous ne pouvons évidemment chercher l’intérêt de l’universalité des hommes, aussi longtemps que, par une série de prescriptions et de sanctions légales, cet intérêt n’aura pas été fondu dans le nôtre propre. Un utilitaire se transformera assez aisément en bon patriote : les sanctions pénales, les sanctions de l’opinion, l’habitude et l’éducation, ont uni par un lien indissoluble ses intérêts à ceux de ses concitoyens, — mais nullement à ceux du genre humain. De deux choses l’une : ou la morale n’est pas la même chose que la législation, en est indépendante, lui est supérieure ; ou, au contraire, elle rentre dans la législation et ne fait qu’un avec elle : dans le premier cas, Helvétius doit abandonner tout son système, sous peine d’être accusé d’une visible inconséquence ; dans le second cas, il faut qu’il renonce à étendre au-delà des bornes de l’État la probité d’intention. Helvétius choisit ce dernier parti. « A l’égard de la probité d’intention, qui se réduirait au désir constant et habituel du bonheur des hommes, et par conséquent au vœu simple et vague de la félicité universelle, cette espèce de probité n’est encore qu’une chimère platonicienne. » En effet, l’amour de la patrie, « si désirable, si vertueux et si estimable dans un citoyen, » est absolument exclusif de l’amour universel. « Il faudrait, pour donner l’être à cette espèce de probité, que les nations, par des lois et des conventions réciproques, s’unissent entre elles, comme les familles qui composent un État ; que l’intérêt particulier des nations fût soumis à un intérêt plus général ; et qu’enfin l’amour de la patrie, en s’éteignant dans les cœurs, y allumât le feu de l’amour universel. » Comme cette supposition ne se réalisera pas d’ici longtemps, Helvétius conclut « qu’il ne peut y avoir de probité pratique, ni même de probité d’intention, par rapport à l’univers[434]. »

On ne peut nier que la doctrine d’Helvétius est ici parfaitement logique et peut-être irréfutable, si on ne fait appel qu’aux principes d’utilité. M. Darwin, en suivant une voie toute différente, est arrivé de nos jours à des conséquences analogues à celles qu’admet Helvétius[435]. Les nations sont les unes vis à vis des autres comme de grands individus ; tant que les individus ne sont pas dominés et unis par des lois, il n’y a pas de justice parmi eux ; pourquoi y en aurait-il davantage parmi les nations ? Ne savons-nous pas que la légalité fait seule la légitimité? Qu’on trouve donc des lois régissant d’une manière précise les rapports internationaux, et prêtes à punir immédiatement quiconque les enfreindra. Helvétius tend avec tout le xviiie siècle à une philanthropie universelle ; mais, ne pouvant la faire sortir de son système moral, il se décide à y renoncer, et se contente de la philanthropie nationale : il aime mieux être moins philanthrope et plus conséquent. On ne retrouve pas chez tous les utilitaires, par exemple chez Dalembert ou d’Holbach, la même résignation.

Helvétius, dans la préface du livre De l’esprit, demande cette grâce au lecteur « de l’entendre avant de le condamner et de suivre l’enchaînement qui lie ensemble toutes ses idées. » C’est cet enchaînement, en effet, que nous nous sommes efforcé de suivre et de reproduire : si nous nous sommes aperçu qu’il manquait à cette chaîne des raisonnements quelque anneau intermédiaire, nous l’avons remarqué en passant ; mais, en général, le système moral d’Helvétius est bien lié et ne mérite pas le dédain dont il a si souvent été l’objet.

En résumé, le principal progrès qu’Helvétius fit accomplir à la doctrine utilitaire, ce fut de l’arracher à la spéculation, de poser l’intérêt comme une fin pratique pour les actes et surtout pour les lois qui fixent les actes. Il fut, sur ce point, le prédécesseur direct de Bentham. C’est ce dont celui-ci convient lui-même. « Helvétius, dit-il, appliqua le premier (Bentham oublie Epicure) le principe de l’utilité à un usage pratique, à la direction de la conduite dans les choses de la vie. »

Lorsque le livre De l’esprit parut, Mme du Deffant trouva au sujet de son auteur ce mot souvent répété depuis : « Il a dit le secret de tout le monde. » S’il l’avait dit, il ne l’aurait dit du moins qu’après La Rochefoucauld ; mais ne pourrait-on corriger ainsi le mot de Mme du Deffant : Chacun a deux secrets ; le premier, c’est que toutes ses actions sont intéressées par quelque côté ; le second, c’est que toutes, par un autre côté, tendent plus ou moins au désintéressement ; Helvétius, après La Rochefoucauld, n’a dit que le premier de ces secrets ; il n’a point pénétré le second, qui a aussi son importance, car

c’est peut-être le secret de l’avenir.

CHAPITRE V


L’ESPRIT ÉPICURIEN EN FRANCE AU XVIIIe SIÈCLE


I. — La Mettrie, prédécesseur d’Helvetius. — L’Anti-Sénèque. — Critique du désintéressement ; critique du remords. — Y a-t-il une loi morale pour les animaux ? — Que le bonheur peut s’accorder avec l’injustice.
II. — Mouvement qui porte le système épicurien vers les idées humanitaires. — Dalembert. — D’Holbach. La vertu, sa propre récompense. — Saint Lambert.
III. — Politique utilitaire. — D’Holbach, Dalembert. — La liberté, l’égalité et la fraternité utilitaires.
IV. — L’utilitarisme humanitaire ramène de nouveau par Volney à l’égoïsme. — Que la morale épicurienne en France, au début et à la fin de son développement, se montre de la plus rigoureuse logique.
V. — Pourquoi l’esprit français, au xviiie siècle, fut en général utilitaire et embrassa avec ardeur les idées épicuriennes.

I. — Helvétius est en France, au xviiie siècle, le plus célèbre représentant des doctrines épicuriennes, celui dont les idées répandues dans toute l’Europe avec rapidité[436] ont eu le plus d’influence ; ce n’est pourtant point le seul : autour de lui il faut ranger une véritable pléïade d’écrivains. Cette foule de penseurs utilitaires qui, chez les Anglais, s’est succédée avec de rares interruptions depuis Hobbes jusqu’à Stuart-Mill et Bain, semble en France être apparue simultanément à une seule époque de notre histoire.

Chez Helvétius, la doctrine de l’intérêt frappe par son caractère de rigueur et de logique. Point de confusion entre l’intérêt personnel et l’intérêt social : je ne puis et ne dois agir conformément à l’utilité sociale que si l’utilité sociale s’est rendue elle-même conforme à mon utilité propre. Cette doctrine logiquement déduite, nous la trouvons plus accentuée encore chez La Mettrie, cet Epicurien convaincu, qui prit plaisir à recommencer l’antique lutte contre le stoïcisme et dont l’Anti-Sénèque précéda de dix ans le livre De l’esprit. « La vérité et la vertu », dit La Mettrie, sont des « êtres qui ne valent qu’autant qu’ils servent à celui qui les possède... Mais faute de telle ou telle vertu, de telle ou telle vérité, les sociétés et les sciences en souffriront ? Soit, mais si je ne les prive pas de ces avantages, moi j’en souffrirai. Or, est-ce pour autrui ou pour moi que la raison m’ordonne d’être heureux[437] ? » C’est le commentaire de la parole de Fontenelle : « Si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais de l’ouvrir. » La Mettrie est sur ce point plus net et plus franc qu’Helvétius. D’ailleurs, il ne nie pas plus que ce dernier les instincts élevés qui portent l’homme vers une conduite en apparence désintéressée ; mais, suivant lui, les hommes sont diversement faits, et ils doivent se conformer à leur nature. « Si la nature t’a fait pourceau, vautre-toi dans la fange, comme les pourceaux ; car tu es incapable de jouir d’un bonheur plus relevé. »

La moralité comme l’intelligence dépendent de l’état du cerveau et du reste de l’organisme. « Un rien, une petite fibre, une chose quelconque, qui ne peut être découverte par l’anatomie la plus subtile, aurait fait deux idiots d’Erasme et de Fontenelle. » De même, qu’eût-il fallu pour changer en pusillanimité le courage de Caïus Julius, de Sénèque ou de Pétrone ? Une obstruction de la rate, du foie ou de la veine porte. Toute conduite d’accord avec la nature propre d’un individu est rationnelle ; or ce qui est rationnel est juste et bon. En s’appuyant sur ce principe, La Mettrie entreprend la critique du remords. Le remords est une absurdité, puisqu’il succède à l’action au lieu de la précéder et de l’empêcher ; de deux choses l’une : ou l’action à des conséquences fâcheuses, alors le remords est inutile et ne fait qu’ajouter une nouvelle peine à d’autres ; ou l’action à d’heureuses conséquences, alors le remords n’a plus de raison et doit être banni. Au reste remords, obligation morale, croyance à une prétendue loi morale, autant de phénomènes qui rentrent dans le domaine scientifique et qui ne sont pas exclusivement restreints à l’humanité. La voix « céleste » de la conscience n’est qu’une voix d’origine toute terrestre et brutale, qui sait parfois se faire entendre chez l’animal. La Mettrie devance ici avec une remarquable perspicacité les doctrines modernes de Darwin, appuyées sur l’hypothèse de la sélection naturelle : il est tel passage de l’Homme-machine et de l’Homme-plante qui ne seraient pas indignes d’être rapprochés de ceux du grand naturaliste. L’homme, d’après La Mettrie, ne possède aucun caractère spécifique qui établisse entre lui et l’animal une distinction tranchée : l’homme et l’animal ne poursuivent-ils pas tous deux le même but, la jouissance ? Si on pouvait en venir à faire parler un singe, nous ne saurions bientôt plus comment nous distinguer de lui. La prétendue loi morale existe dans les animaux comme dans l’homme. Le chien connaît le remords ; ne se repent-il pas d’avoir mordu son maître ? Le lion même se montre reconnaissant envers son bienfaiteur.

Voici la conclusion à laquelle aboutit La Mettrie, conclusion qui ne laisse pas que d’être curieuse et caractéristique. « Si tu parviens à étouffer le remords, je le soutiens, parricide, incestueux, etc., tu seras heureux cependant ; mais, si tu veux vivre, prends-y garde, la politique n’est pas si commode que ma philosophie ; la justice est sa fille, les gibets et les bourreaux sont à ses ordres ; crains-les plus que ta conscience et les dieux[438]. » — C’est bien là la conséquence logique de l’épicurisme : dès lors que pour les Epicuriens la sanction constitue l’obligation morale, enlevez le remords, cette sanction intérieure, les lois, cette sanction extérieure, et l’obligation disparaîtra. Néanmoins Epicure et Philodème soutenaient, comme nous l’avons dit, qu’il y a dans la pure justice et dans la vertu, indépendamment même de leurs conséquences, quelque chose d’harmonieux et de beau qui les rend préférables pour le sage : La Mettrie ne s’est pas élevé jusqu’à cette conception.

II. — On le voit, dans La Mettrie et Helvétius, l’épicurisme ne recule devant rien, excepté devant l’inconséquence ; il est étroit et fermé, mais logique à outrance. Tous deux pensent sans ambiguïté et parlent sans ménagements, ne se cachent rien à eux-mêmes et ne taisent rien aux autres. La première forme de la doctrine utilitaire est ainsi d’une parfaite netteté. L’influence de La Rochefoucauld domine encore tout entière la doctrine qu’il a en partie suscitée. Mais cette influence ne va pas tarder à s’effacer. Nous avons vu l’embarras des Epicuriens antiques en présence de l’amitié et du dévouement ; ils ne veulent pas y renoncer et tâchent d’élever leur système jusqu’à ces hautes vertus. Une évolution du même genre va se produire dans l’épicurisme moderne.

Peu après la publication du livre De l’esprit, Dalembert, qui se rattache lui aussi à l’école utilitaire, fait la part la plus importante au sentiment de l’humanité. D’après lui, la vertu de l’homme consiste dans l’élargissement le plus grand possible de ses affections. Si les objets de nos affections sont particuliers, les affections mêmes seront exclusives, elles seront contraires à la vertu. Aussi faut-il leur donner un objet si large et si général qu’il embrasse tous les autres sans en exclure aucun ; on doit, comme disait un philosophe, préférer sa famille à soi-même, sa patrie à sa famille, le genre humain à sa patrie : l’amour universel de l’humanité, voilà, pour ainsi dire, « l’esprit de la vertu[439]. »

Le xviiie siècle, lassé de la religion et découragé de la métaphysique, avait en effet reporté toute sa foi vers l’humanité : tout système, pour réussir, devait donc refléter par quelque côté ce grand sentiment ; la doctrine utilitaire, elle aussi, par une de ces admirables métamorphoses dont parle La Rochefoucauld, devait se transformer en doctrine humanitaire. Helvétius s’était arrêté devant la justice et la charité universelle comme devant un idéal auquel il lui était impossible d’atteindre en prenant pour point d’appui l’intérêt ; par ce côté seulement il avait résisté au courant qui l’emportait avec tout son siècle vers les idées d’humanité et de philanthropie. Mais ce courant, plus fort que lui, entraîna son système.

On peut suivre cette transformation chez d’Holbach, dont les déclamations sur la vertu sont déjà bien loin de l’indifférence affectée d’Helvétius. D’une part, d’après d’Holbach, nous n’obéissons jamais qu’à l’intérêt, c’est-à-dire à la « gravitation de soi sur soi, » et ce que nous appelons l’obligation morale n’est que la nécessité d’être utile à soi-même par soi ou par autrui[440]. D’autre part, la vertu est essentiellement sympathique ; empruntant les termes de Leibniz, il la définit « l’art de se rendre heureux de la félicité des autres. » Dans la vertu, qui n’est autre chose que la sympathie, d’Holbach s’efforce de trouver le moyen terme entre les intérêts de l’individu et ceux de la collection, moyen terme qu’Helvétius avait cherché seulement dans la sanction légale. Il fait plus encore ; non seulement à ses yeux la vertu est sympathie, mais elle est, jusqu’à un certain point, indépendante de l’objet même avec lequel on sympathise ; non seulement, par l’acte vertueux, nous unissons notre bonheur à celui des autres, mais il semble que, dans cet acte même, nous trouvions une satisfaction sui generis et propre à nous. D’un côté nous profitons du bonheur de nos semblables, nous jouissons de leur estime, de leur affection ; d’un autre côté, nous nous créons à nous-mêmes un bonheur, nous méritons nous-mêmes notre propre estime. Nous aimons l’humanité, ce sentiment sublime, à la fois en nous et dans les autres, parce que l’humanité est aimable par elle-même. « La vertu est sa propre récompense... Quand l’univers entier serait injuste pour l’homme de bien, il lui reste l’avantage de s’aimer, de s’estimer lui-même, de rentrer avec plaisir dans le fond de son cœur[441]. »

Rien de plus curieux que ce passage de l’épicurisme au stoïcisme. Nous avons vu déjà, sur beaucoup de points, Epicure se rapprocher de Zénon ; mais l’épicurisme antique, plus conséquent peut-être que l’épicurisme moderne, n’avait jamais tenté un rapprochement aussi complet, une évolution aussi surprenante. Spinoza lui-même, chez qui les systèmes d’Epicure et de Zénon sont près de se réconcilier, faisait de l’estime de soi comme du remords, du mérite comme du démérite, une illusion intérieure.

Saint-Lambert, l’auteur du Catéchisme universel, partant des mêmes principes que Dalembert et d’Holbach, aboutit lui aussi à l’amour de l’humanité. « La nature vous défend de rendre à votre patrie des services que vous croyez funestes au genre humain... Prenez l’habitude de faire et de dire ce qui peut unir les hommes entre eux... Servez l’homme dans celui dont vous ne pouvez aimer la personne. »

III. — De même que l’épicurisme, en France, se faisait humanitaire, il ne pouvait pas ne pas se faire libéral et rénovateur. Helvétius, sur la politique, se tient encore dans le vague ; il parle contre le despotisme, mais il n’y prescrit point de remèdes. D’Holbach, l’un des traducteurs de Hobbes dont il admet les principes, déduit de ces principes des conséquences bien différentes. Sa théorie du gouvernement, inspirée par Locke et par Spinoza, est diamétralement opposée à celle de Hobbes[442]. L’épicurisme en France devait d’ailleurs s’élever sans peine à la conception de la liberté et de l’égalité politiques : l’intérêt semble ici s’accorder assez bien avec ce qu’on entend d’habitude par le droit. Mais la doctrine utilitaire parvint plus haut encore : tantôt par une inconsciente contradiction, tantôt en faisant appel aux sentiments de sympathie, de bienveillance, de philanthropie, de sociabilité naturelle, elle a pu, sinon embrasser complètement le grand et pur sentiment de la fraternité universelle, du moins s’en approcher d’assez près. Aussi les utilitaires se joignirent-ils aux moralistes a priori pour approuver et admirer la devise de la Révolution française : liberté, égalité, fraternité. Helvétius lui-même eût donné sans doute son assentiment à cette devise ; seulement, comme il n’accordait pas une aussi grande importance que ses successeurs aux sentiments sympathiques, il eût sans doute fait observer qu’on ne peut être frère de tous les hommes en tant qu’hommes, mais seulement en proportion des avantages qu’on reçoit d’eux ; il eût donc déclaré que la fraternité universelle était une chose excellente, mais jusqu’à nouvel ordre impossible à réaliser dans la pratique.

IV. — Au moment où la doctrine utilitaire, chez Dalembert, d’Holbach, Saint-Lambert, en venait par une déviation naturelle à oublier ses propres principes, elle se trouve soudain, dans Volney, ramenée à son point de départ. La Loi naturelle est le résumé le plus complet et le plus logique de l’épicurisme : tout le travail du xviiie siècle sur la morale s’y trouve condensé ; c’est un des essais les plus remarquables qui aient été faits pour fonder, comme disait Helvétius, une véritable « physique des mœurs. » La Loi naturelle, ou principes physiques de la morale, déduits de l’organisation de l’homme et de l’univers, — tel est le titre caractéristique que Volney donne à son ouvrage, et qui rappelle le système de Spinoza en faisant pressentir celui de M. Herbert Spencer.

Conservation de l’être, telle est, d’après Volney, la formule de la loi naturelle. C’est la même loi qui fait couler l’eau en bas et qui commande à l’homme certains actes. Nulle distinction entre le bien physique et le bien moral ; le bien moral, c’est le bien physique continué et conservé. Il y a cinq vertus individuelles, c’est-à-dire cinq moyens principaux en vue de la conservation de l’être : la science, la tempérance, le courage, l’activité, enfin la propreté qui n’est pas la moins importante de ces vertus[443]. Volney semble avoir oublié les exercices gymnastiques ; les Cyrénaïques n’avaient pas commis cet oubli, eux qui plaçaient la force du corps parmi les vertus. Après les vertus individuelles viennent celles de la famille, puis les vertus sociales : elles s’appuient toutes également sur des principes physiques. Comment, par exemple, l’amour du prochain est-il un précepte ? « Par raison d’égalité et de réciprocité ; en attaquant l’existence d’autrui, nous portons atteinte à la nôtre par l’effet de la réciprocité. Au contraire, en faisant du bien à autrui, nous avons lieu et droit d’en attendre l’échange, l’équivalent, et tel est le caractère de toutes les vertus sociales, d’être utiles à l’homme qui les pratique par le droit de réciprocité qu’elles donnent sur ceux à qui elles ont profité[444]. » À ce droit de réciprocité la sympathie mutuelle s’ajoute pour fonder la société : la sympathie n’est autre chose que le « reflet » en nous des sensations d’autrui : « De là naissent des sensations simultanées de plaisir ou de douleur qui sont un charme et un lien indissoluble de la société. »

Un principe important admis par Volney aurait pu peut-être introduire une vraie révolution dans sa morale trop terre à terre. Suivant lui la conservation de l’être, loi sur laquelle repose la morale, implique le perfectionnement de l’être, le progrès perpétuel ; au contraire, la dégradation est une diminution de l’être, un commencement de destruction. En approfondissant cette conception, Volney aurait pu en venir à placer l’idéal moral dans l’état le plus élevé de l’être, dans une sorte de noblesse supérieure aux intérêts mesquins et capable de regarder la vie de haut.

En somme l’utilitarisme épicurien, au commencement et à la fin de son développement en France, revêt des formes précises et méthodiques ; il rejette tout autre principe que l’intérêt bien entendu, toute autre règle impérative que la force des lois ou la force des choses ; il se pose seul, avec toutes ses conséquences et rien de plus ; il espère se suffire à soi-même.

V. — Nous avons passé rapidement en revue la plupart des écrivains importants qui se sont montré en France, au xviiie siècle, partisans déclarés des doctrines utilitaires et épicuriennes[445]. Mais, on peut le dire, ce ne sont pas seulement ces quelques penseurs, ces quelques hommes entraînés par le même courant d’idées, qui se firent les apôtres de l’utilité ; tout le xviiie siècle, excepté Rousseau et Turgot, était porté par d’invincibles préférences vers ce nouveau principe de la morale. Il est même curieux de voir sur ce point l’accord presque universel des esprits : ces hommes du xviiie siècle, au moment où ils vont déclarer leurs droits, ne parlent le plus souvent que de leurs intérêts. C’est que ce progrès que la doctrine d’Helvétius présentait en théorie sur la doctrine de Hobbes, elle le promettait aussi en pratique : trop longtemps les rois de France, comme le souverain idéal de Hobbes, n’avaient reconnu pour règle de leurs actions que leur bon plaisir : soumettre ces actions à la règle de l’utilité, c’était faire un grand pas. Aussi prit-on l’habitude de lier par une association indissoluble les idées de libéralisme et celle d’utilité.

Ajoutons que l’esprit français, porté à systématiser, à classer, à déduire, à universaliser, trouvait sa satisfaction dans les idées épicuriennes.

En premier lieu, la morale utilitaire est complètement indépendante ; elle ne s’appuie sur rien d’étranger, elle a sa base et son fondement en elle-même ; elle semble pouvoir par elle seule former un tout, un système. Aussi devait-elle séduire sous ce rapport le xviiie siècle, ardent aux idées nouvelles, surtout aux idées qui lui donnaient, dans la sphère de la pensée, la liberté qu’il allait bientôt conquérir dans la sphère pratique. Par l’épicurisme, la philosophie se sentait dégagée des entraves ; elle n’avait plus besoin d’invoquer les dogmes de la religion révélée, elle coupait hardiment ce « fil » qui seul rattachait encore à la vertu les âmes croyantes, — la « crainte du diable, » — et se jetait, sûre désormais de ne plus tout perdre en perdant les croyances religieuses, dans la spéculation. Ainsi la morale utilitaire, étant indépendante, devenait un gage de la liberté de pensée ; on la voulut et on la préféra comme telle. Délivrer la pensée de l’homme afin de délivrer ensuite l’homme même, n’était-ce pas la grande idée de la France au xviiie siècle ?

En outre, la morale utilitaire avait un caractère d'universalité ; elle se chargeait de répondre aux ardentes interrogations posées, le siècle précédent, par Pascal ; de montrer que tel méridien ou telle rivière ne décident ni de la vérité ni de la justice; que le climat même a une importance secondaire[446] ; que, sous toutes les apparentes diversités des mœurs, on retrouve l’unité de l’intérêt. Ainsi, par un singulier changement de rôles, les utilitaires défendaient contre les théologiens l’universalité des principes de la morale ; ils représentaient la science aux prises avec la révélation. « Il y a, dit Suard dans un rapport académique sur le Catéchisme de Saint-Lambert, il y a une morale toute humaine qui n’est fondée que sur la nature de l’homme et ses rapports inaltérables avec ses semblables, et qui par la convient dans tous les temps, dans tous les climats, dans tous les gouvernements, dont la vérité et l’utilité sont reconnues également à Pékin et à Philadelphie, à Paris et à Londres. » Ainsi le naturalisme épicurien était, pour l’esprit français, un moyen de s’élever à des considérations universelles, d’aller du particulier au général, de franchir toute limite et toute borne ; de telle sorte que, à ce nouveau point de vue, ce système donnait aussi plus de liberté à la pensée, la dégageait mieux des entraves que l’espace, le temps, le hasard semblaient apporter à son élan. L’intérêt donnait la main à la justice pour l’aider à franchir ces lignes géométriques et ces lignes géographiques, ces méridiens et ces rivières que Montaigne et Pascal lui opposaient.

En définitive le xviiie siècle, en voulant faire de la morale une science dans toute la force du mot, poursuivait une grande œuvre ; seulement, pour en faire une science, il voulut en faire un calcul d’intérêts, il lui donna trop souvent pour base un égoïsme encore grossier.

Pour juger les conceptions philosophiques du xviiie siècle, il vaut souvent mieux examiner la fin à laquelle elles se rattachent que le principe sur lequel elles s’appuient. La fin, le but vers lequel se dirigeaient toutes les pensées et se tendaient tous les efforts, c’était l’affranchissement de l’humanité ; quant aux principes, ils étaient sujets à changer et à varier. Le xviiie siècle est un siècle de mouvement. Si un corps en repos a besoin d’un point d’appui et d’une base solide, le mobile emporté dans l’espace n’a besoin pour aller vers son but que d’être attiré par lui : le xviiie siècle avait, pour s’imprimer le mouvement, une grande énergie ; pour le diriger, une grande fin ; mais, de points d’appui, de principes, de moyens extérieurs et logiques, il en manqua pendant longtemps.


CONCLUSION GÉNÉRALE




L’ÉPICURISME CONTEMPORAIN


Il n’est pas de doctrine qui ait été l’objet de plus d’attaques et de critiques que l’épicurisme ancien et moderne. Il n’en était pas du reste qui heurtât plus vivement l’opinion reçue au sujet des deux choses qui tiennent par excellence au cœur humain : la morale et la religion.

Les Épicuriens antiques eurent, comme on sait, pour principaux adversaires les Stoïciens ; adversaires violents, qui défigurèrent la doctrine contre laquelle ils organisaient la résistance. Les anciens, surtout les Romains, ignoraient la discussion sincère et courtoise, la recherche en commun et sans prévention de la vérité ; aussi l’épicurisme ne nous parvint—il d’abord que travesti par le stoïcisme ou par l’emphase cicéronienne. Malgré des défenseurs comme Gassendi, le plus grand nombre des historiens n’ont vu Épicure qu’à travers Cicéron, et n’ont pu apprécier sa doctrine à sa juste valeur. L’un des historiens les plus estimés de la philosophie ancienne, Ritter, porte encore sur Épicure ce jugement injuste : « Nous ne pouvons voir dans l’ensemble des doctrines d’Épicure un tout dont les parties soient bien assorties. Il est évident que la canonique et la physique d’Épicure ne sont qu’un appendice maladroit de sa morale. Mais qui pourrait faire l’éloge de la morale d’Epicure, soit à cause des vérités qu’elle renferme, ou même pour son originalité, ou bien enfin pour l’enchaînement qui y règne ? D’abord, nous ne la trouvons point originale… On ne peut pas dire que ce soit une doctrine bien liée… Cette doctrine nous paraît de peu de valeur scientifique[447]. » Nous espérons avoir justifié Épicure d’une partie de ces reproches. M. Zeller lui-même, le plus complet des historiens de la philosophie ancienne, reste encore fort sévère à l’égard d’Épicure. Il donne de sa doctrine un résumé exact, quoique incomplet ; mais il est trop hostile aux idées fondamentales de l’épicurisme pour comprendre la vraie valeur de ce système et sa vraie place dans l’histoire de la philosophie.

Tous les Épicuriens modernes ont eu le même sort que leur maître. C’est d’abord Hobbes, dont la franchise et la logique impitoyables exaspérèrent son siècle. « On ne pourrait guère citer d’écrivain, dit Lange, qui ait été autant que Hobbes injurié à la fois par des hommes de toutes les écoles, au moment même où, par sa clarté extraordinaire, il les obligeait tous à. penser ; avec plus de clarté et de précision. » Plus tard, La Mettrie suscita également contre lui tous les écrivains de son siècle. Sa doctrine, comme on l’a remarqué, était moins immorale que telle autre, par exemple celle de Mandeville ; néanmoins elle fut beaucoup plus attaquée ; d’autant plus que La Mettrie, on le sait, eut aux yeux de ses adversaires le tort grave de mourir d’une indigestion. Helvétius fut condamné par le parlement et par la Sorbonne pour son livre De l’esprit, et il dut lui-même le rétracter publiquement. Le Système de la nature de d’Holbach souleva des orages. Partout l’affirmation des idées épicuriennes a excité contre ses auteurs les réactions les plus violentes, et l’épicurisme a eu plus souvent jusqu’ici des adversaires que des juges.

Cependant, depuis quelques années, surtout à l’étranger, il s’est produit dans l’opinion philosophique un mouvement en faveur d’Épicure. Tandis qu’en France nous en restions trop aux vieilles traditions de la philosophie classique, Lange en Allemagne relevait les doctrines matérialistes, montrait le rôle important qu’elles ont joué dans le développement de nos idées modernes, et plaçait Épicure au nombre des penseurs matérialistes les plus influents.

Le moment semble venu où l’on peut avec plus de justice apprécier la doctrine épicurienne, et chercher la part de vérité qu’elle renferme. À vrai dire, il est impossible de faire d’un système une appréciation complète, tant qu’il n’a pas achevé son développement : il est une sorte de critique intérieure qui travaille au dedans tout système, et qui le force à se perfectionner sans cesse, à réapparaître sous des formes toujours nouvelles au moment même où parfois on le croyait renversé. Tel a été le système épicurien dans l’histoire, et de nos jours même son développement n’est pas achevé ; il vit et se continue encore, mais sous une forme toute nouvelle, dans l’école anglaise contemporaine. On ne peut juger l’épicurisme abstraction faite des doctrines anglaises ; aussi nous proposons-nous, dans un autre ouvrage, d’étudier spécialement ces doctrines[448]. Pour le moment, au lieu d’une appréciation encore prématurée, nous nous bornerons à marquer les points où la pensée épicurienne s’est développée chez les successeurs actuels d’Épicure. L’histoire des progrès d’une doctrine n’est autre chose qu’une sorte de critique vivante, plus intéressante et plus utile souvent qu’un jugement qui n’est jamais définitif.

Tous les Épicuriens, et c’est là l’idée fondamentale de leur doctrine, s’accordent à affirmer que le plaisir ou la peine sont les seules forces qui mettent l’être en mouvement, les seuls leviers à l’aide desquels on puisse produire une action quelle qu’elle soit.

Ce principe posé, Épicure et ses continuateurs en concluent que, le plaisir étant la seule fin des êtres, la morale doit être pour chaque individu l’art de se procurer à lui-même la plus grande somme de plaisirs personnels. La morale ainsi entendue n’est plus autre chose, comme l’a dit lui-même un utilitaire, que la régularisation de l’égoïsme. Hobbes avant Spinoza a essayé de construire une géométrie des mœurs, Helvétius construit une physique des mœurs, d’Holbach une physiologie des mœurs ; mais, sous ces noms divers, la morale épicurienne n’est toujours en somme que la recherche de l’intérêt personnel ; elle repose sur la confusion hardie du fait et du devoir. En fait, croit-elle, l’individu ne poursuit que son plaisir propre. En droit, c’est aussi son plaisir qu’il doit poursuivre, soit que ce plaisir se trouve par hasard en opposition avec celui d’autrui, soit qu’il se trouve par hasard en harmonie avec lui. Et néanmoins, tous les Épicuriens, y compris même La Mettrie, s’accordent pour engager l’individu à ne pas se retrancher dans, un sot égoïsme, à cultiver l’amitié, à se montrer sociable et bienfaisant. C’est que, suivant eux, il y a harmonie, dans la généralité des cas, entre le plaisir d’un individu et celui des autres ; mais, entendons-nous bien, ce n’est pas là une harmonie fondamentale et primitive : les égoïsmes marchent d’accord comme des pendules, sans se confondre et sans s’unir profondément ; et la morale même n’a pas pour but de produire cette union, parce que ce serait impossible. Sur ce point l’épicurisme, encore une fois, a fort peu avancé en France ; Dalembert, d’Holbach, Volney, font par moments pressentir l’école anglaise contemporaine, mais ils ne tardent pas à en revenir toujours à l’intérêt personnel comme au principe sincère de toute morale. Or, ici il y a une divergence notable entre les Épicuriens et l’école anglaise contemporaine. Cette divergence va s’accroissant de Bentham à Stuart-Mill et surtout à M. Spencer, avec les principes duquel on peut construire pour la première fois une physique ou physiologie des mœurs presque complète. Les moralistes anglais conservent bien toujours le plaisir personnel comme l’unique levier capable de mettre l’être en mouvement ; seulement, au lieu de donner ce plaisir même comme but à l’être moral, ils travaillent de toutes leurs forces à lui faire poursuivre le plaisir d’autrui. Exprimé sous cette forme, leur utilitarisme semble d’abord d’une inconséquence manifeste, et nous examinerons ailleurs s’il ne renferme en effet aucune inconséquence[449]. Cependant, il y a dans cette doctrine quelque chose de profond qu’il faut bien dès à présent mettre en lumière.

En définitive, qu’est-ce que serait un plaisir purement personnel et égoïste ? Y en a-t-il de cette sorte, et quelle part ont-ils dans la vie ? Lorsqu’on descend dans l’échelle des êtres, on voit que la sphère ou chacun d’eux se meut est étroite et presque fermée ; lorsqu’au contraire on monte vers les êtres supérieurs, on voit leur sphère d’action s’ouvrir, s’étendre, se confondre de plus en plus avec la sphère d’action des autres êtres. Le moi se distingue de moins en moins des autres moi ; ou plutôt il a de plus en plus besoin d’eux pour se constituer et pour subsister. Or, cette espèce d’échelle que parcourt la pensée, l’espèce humaine l’a déjà parcourue en partie dans son évolution. Son point de départ, selon M. Spencer, a bien été l’égoïsme ; mais l’égoïsme et le besoin même portaient les êtres les uns vers les autres ; des sentiments corrélatifs à cette tendance sont nés peu à peu et ont comme recouvert les sentiments égoïstes qui leur servaient de principe. Ainsi sont nés, comme M. Spencer les appelle, les sentiments égo-altruistes, et nous marchons vers une époque où l’égoïsme, de plus en plus reculé, de plus en plus méconnaissable, laissera presque entièrement place aux sentiments altruistes. À cette époque idéale l’être ne pourra plus, pour ainsi dire, jouir solitairement : son plaisir sera comme un concert où le plaisir des autres entrera à titre d’élément nécessaire ; et dès maintenant, dans la généralité des cas, n’en est-il pas déjà ainsi ? Qu’on compare, dans la vie commune, la part laissée à l’égoïsme pur et celle que prend « l’altruisme », on verra combien est relativement petite la première ; même les plaisirs les plus égoïstes parce qu’ils sont tout physiques, comme le plaisir de boire ou de manger, n’acquièrent tout leur charme que quand nous les partageons avec autrui. Cette part prédominante des sentiments sociables doit se retrouver en toute doctrine, et de quelque manière qu’on conçoive les principes de la morale. Nulle doctrine, en effet, ne peut fermer le cœur humain. Nous ne pouvons pas nous mutiler nous-mêmes, et l’égoïsme pur serait un non-sens, une impossibilité. De même que, suivant l’école anglaise, le moi, en somme, est une illusion, qu’il n’y a pas de personnalité, que nous sommes composés d’une infinité d’êtres et de petites consciences, ainsi le plaisir égoïste, pourrait-on dire, est une illusion : mon plaisir à moi n’existe pas sans le plaisir des autres, il faut que toute la société y collabore plus ou moins, depuis la petite société qui m’entoure, depuis ma famille jusqu’à la grande société où je vis ; il ne peut pas en être autrement, cela serait contraire à mes intérêts ; mon plaisir, pour ne rien perdre de son intensité, doit garder toute son extension. En définitive, la morale de l’école anglaise, qu’on peut considérer comme le développement de l’épicurisme, en est aussi la meilleure critique ; elle montre bien l’insuffisance du principe de l’égoïsme pur, insuffisance qui apparaît déjà même chez Épicure et les Épicuriens romains.

Sur d’autres points, le système épicurien a reçu en traversant l’histoire de notables perfectionnements. ainsi, quand il s’agissait d’approfondir la nature même du plaisir qu’il donnait pour fin à la vie, Épicure définissait ce plaisir un état de repos du corps et de l’âme, un état d’équilibre physique et d’« ataraxie » intellectuelle. Étant donnée une telle conception du plaisir, Épicure en déduit bientôt que l’idéal pour tout être est de se replier sur soi, de chercher au dedans de soi et sans aucun secours extérieur le repos et la paix. Cette doctrine, qui au premier abord ne manque pas de grandeur, aboutit dans la pratique aux conséquences les plus déplorables. Sur ce point, Hobbes apporte un heureux changement au système épicurien, en revenant aux idées d’Aristippe et en soutenant que le plaisir est par essence mouvement, action, énergie, conséquemment progrès. Jouir, c’est agir, et agir, c’est avancer. Sans doute on peut soutenir avec Épicure que le plaisir s’accompagne d’un équilibre intérieur, d’une harmonie de toutes nos facultés ; mais ce n’est là, en somme, que la condition du plaisir, et si on l’examine plus profondément en lui-même, on reconnaîtra que cet équilibre intérieur nous permet précisément une action de plus en plus expansive dans toutes les directions. De nos jours, l’école anglaise fera plus encore : elle montrera que la sensibilité accompagne dans son développement progressif notre activité. Le plaisir n’est pas une chose immobile, comme le croyait Épicure, il varie sans cesse ; l’habitude et l’hérédité l’attachent à de nouvelles actions ; il subit ainsi la grande loi de révolution universelle : il est en lui-même évolution et développement de l’être.

Dans le problème de la liberté, nous trouvons les Épicuriens anciens et modernes en plein désaccord les uns avec les autres. Nous savons qu’Épicure admet le libre arbitre et place non-seulement dans l’homme, mais dans la nature et les atomes, une spontanéité tirant d’elle-même le principe de son action ; au contraire, Hobbes, Helvetius, d’Holbach, en un mot tous les Épicuriens modernes sans exception rejettent la liberté et se montrent franchement déterministes, quelquefois même, comme Hobbes et La Mettrie, fatalistes à l’excès. Nous n’avons pas ici à examiner la vérité absolue de ces doctrines contraires ; mais nous pouvons nous demander laquelle est la plus conforme aux principes épicuriens. Or, il faut bien reconnaître que la croyance à la liberté est une anomalie dans le système d’Épicure. Ce dernier, après avoir posé le bonheur comme but, reconnaît que la tranquillité de l’âme est la condition nécessaire de ce bonheur, et il croit que l’idée d’une nécessité universelle dominant la nature serait incompatible avec la tranquillité de l’âme. Suivant lui, nous le savons, il est quelque chose de sombre et de troublant dans le sentiment du fatalisme : c’est pour cela qu’il le rejette. Puis, une fois qu’il a commencé à le rejeter, avec un remarquable esprit de logique il le repousse de partout et place en toute chose la spontanéité. Ce qu’il n’a point prouvé, c’est que cette spontanéité même pût exister ; il n’essaie même pas de le prouver. Pour lui, c’est un fait de conscience évident que la liberté morale. Or, la liberté de l’homme étant posée, il en déduit avec beaucoup de force la spontanéité de la nature ; mais il ne s’aperçoit pas que de deux choses l’une, ou la liberté morale est douteuse, et alors son système est enveloppé dans la même incertitude ; ou elle est certaine, et alors c’est un principe nouveau avec lequel il faut compter. Si j’ai la liberté, je puis fonder là-dessus une morale, et me passer entièrement du principe de l’intérêt. De l’idée même de liberté peut se déduire le devoir sans qu’il soit besoin de faire appel au plaisir. Qu’un déterministe soit utilitaire, cela se comprend ; mais qu’un partisan du libre arbitre qui croit sentir en lui un je ne sais quoi d’absolu, une cause vivant et agissant par elle-même, possédant une valeur et une dignité intrinsèques, aille la soumettre à une règle d’action extérieure, la tourner vers une fin étrangère et en faire un instrument de plaisir, c’est là au fond une contradiction à laquelle ont eu raison de se soustraire les Épicuriens modernes. Sur ce point, le système épicurien a acquis de nos jours une force et une homogénéité nouvelles. Épicure se plaignait de ce que l’idée du déterminisme universel pèse à l’âme humaine, car l’homme souffre de sacrifier à la nature sa pleine et entière indépendance ; il oubliait que la morale, pas plus qu’aucune autre science, ne peut entrer dans cette question de préférences individuelles. Toute science cherche non pas ce qui plaît à l’intelligence ou à la sensibilité, mais ce qui est. Elle poursuit non le bonheur absolu, cette utopie de l’épicurisme antique, mais le bonheur relatif, compatible avec la réalité, et elle ne recule devant aucune vérité, quelque dure qu’elle puisse être.

C’est aussi pour la même raison que l’Épicurisme moderne a généralement renoncé aux consolations que la théorie épicurienne de la mort prétendait nous apporter. Généralement les utilitaires modernes, en hommes pratiques, s’occupent plus de la vie que de la mort. Suivant eux, la morale a pour but de régler notre conduite pendant la vie, elle n’a pas pour but de modifier nos idées au sujet de la mort : ceci regarde plutôt la métaphysique ou les religions.

Dans les théories sociales, les rapports sont beaucoup plus grands entre l’épicurisme ancien et l’épicurisme moderne. Tout d’abord, nous retrouvons chez Hobbes et plus tard au xviiie siècle cette ingénieuse théorie d’Épicure qui fonde la société sur un contrat. Les Épicuriens, se figurant toujours les hommes comme égoïstes au fond, conséquemment ennemis, ont été portés de tout temps à chercher un moyen artificiel de les rapprocher ou de les unir. L’idée de contrat se présentait aussitôt à l’esprit comme le lien le plus capable d’enchaîner les hommes les uns aux autres. Mais Épicure avait conçu ce contrat comme une sorte de primitive entente entre les hommes, plutôt spontanée que réfléchie. Dans sa théorie, les animaux humains se rapprochent les uns des autres et, même avant de savoir parler, conviennent par signes de vivre en paix et en amitié. Telle n’est plus la conception du contrat social chez Hobbes et chez ses successeurs. L’entente primitive des hommes semble devenir pour eux un contrat en bonne forme, passe devant témoins, avec des clauses parfaitement définies et précises. Une telle imagination, moitié scolastique et moitié romanesque, perd tout caractère historique. Au contraire le caractère original de la sociologie épicurienne, telle qu’elle se trouve exposée dans Lucrèce, est qu’elle prétend reposer sur des faits et se déduire de l’histoire ; c’est aussi sur l’histoire que s’appuient de nos jours les continuateurs plus fidèles de la tradition épicurienne. Pour eux, les sociétés humaines ne sont pas nées tout d’un coup, par un acte soudain des volontés individuelles : elles se sont construites lentement, par une accumulation d’habitudes, de coutumes, par l’accommodation graduelle des individus les uns aux autres : les idées de justice, de droit, de charité et de philanthropie, loin d’avoir produit la société, découlent de la société même ; loin de l’expliquer, elles s’expliquent par elle.

Par cela même que la morale sociale épicurienne est essentiellement historique, elle présuppose l’idée d’évolution, de progrès. C’est dans Lucrèce que nous avons retrouvé l’idée du progrès humain exprimée presque pour la première fois. Helvétius reproduit la même idée en l’appliquant spécialement au droit et à la législation ; c’est cette idée qui se retrouve chez d’Holbach et la plupart des penseurs, épicuriens ou non, du dix-huitième siècle. L’idée de progrès est le fond même du libéralisme, et c’est pour cela qu’elle devait être affirmée avec tant d’énergie au dix-huitième siècle, à la veille de la grande revendication des libertés. Dans le mouvement qui emportait alors les esprits, nous avons vu quelle part énorme revient aux représentants de l’épicurisme. En politique et en morale sociale les épicuriens du xviiie raisonnent beaucoup mieux qu’en morale pure. Helvetius est franchement libéral, d’Holbach surtout est radical et attaque même avec virulence la royauté et ses inconvénients inévitables.

Dans la religion, les Épicuriens ne sont pas moins novateurs ; il est même curieux de voir, dans toute l’histoire de la doctrine épicurienne, ses représentants en hostilité directe ou indirecte avec la religion reçue. Le système de Hobbes est essentiellement irréligieux ; n’était la volonté du prince qui vient la maintenir fort à propos, la religion courrait grands risques. Hobbes attaque les miracles, et d’autre part il ne donne à la religion d’autre « semence naturelle » (semen naturale) que la crainte, l’ignorance et, en un seul mot, « un penchant inné chez l’homme vers les conclusions hâtives[450]. » Le vénérable Gassendi lui-même, qui ne s’est jamais départi d’un grand respect pour la religion dont il était prêtre, ne disait-il pas en parlant de son maître Épicure : « Si Épicure assista à quelques cérémonies religieuses de son pays tout en les désapprouvant au fond du cœur, sa conduite fut jusqu’à un certain point excusable. Il y assistait, en effet, parce que le droit civil et l’ordre public exigeaient cela de lui : il les désapprouvait, parce que rien ne force l’âme du sage de penser à la façon du vulgaire… Le rôle de la philosophie était alors de penser comme le petit nombre, de parler et d’agir avec la multitude[451]. » On ne peut s’empêcher de croire qu’en écrivant ces lignes Gassendi faisait quelque retour sur lui-même et pensait à son siècle non moins qu’à celui d’Épicure.

Quant aux Épicuriens du XVIIIe siècle, ils lèvent tout à fait le voile. La Mettrie, Helvétius et d’Holbach attaquent ouvertement la religion. Dans quatorze longs chapitres du Système de la nature, d’Holbach, avec une audace que bien peu de philosophes avaient eue jusqu’alors, s’efforce de renverser l’idée de Dieu sous toutes ses formes. C’est en grande partie sur l’épicurisme que le XVIIIe siècle appuie son incrédulité. Comme on le voit, les disciples sont allés plus loin que le maître, trop loin peut-être, car ils n’ont pas vu que, le sentiment religieux existant en fait, il fallait compter avec lui, qu’il représentait une tendance, légitime ou non, de la nature humaine et que la philosophie devait chercher à le satisfaire dans une certaine mesure.

En résumé, les doctrines épicuriennes ont exercé une influence incontestable sur le développement de la pensée humaine. Dans les sciences naturelles, le système cosmologique de Démocrite et d’Épicure semble triompher de nos jours. Dans les sciences morales et sociales, les doctrines dérivées de l’épicurisme sont également plus puissantes qu’elles ne l’ont jamais été. En ce moment même l’école anglaise est en train de relever, en face du stoïcisme restauré par Kant, un épicurisme renouvelé par les données de la science moderne. Que de vieilles idées et de préjugés enracinés dont l’épicurisme a contribué à débarrasser le domaine moral ! De même, nous l’avons vu, dans le domaine religieux Épicure a travaillé plus qu’aucun autre philosophe de l’antiquité à affranchir la pensée humaine de la croyance au merveilleux, au miraculeux et au providentiel. Bien avant la venue du christianisme, il s’était déjà attaqué à la religion païenne et l’avait réduite à l’impuissance. C’est encore de nos jours l’esprit du vieil Épicure qui, combiné avec des doctrines nouvelles, travaille et mine le christianisme. Parmi les libres penseurs d’aujourd’hui, combien méritent ce nom d’ « Épicuriens » sous lequel les Pères de l’Église et les Juifs englobaient déjà les libres

penseurs d’autrefois !

Table des matières


Avant-propos. — De la méthode dans l’exposition des systèmes 
 5
Introduction. — L’épicurisme dans l’antiquité et les temps modernes 
 12
Épicure
Les plaisirs de la chair
Chapitre premier. — Le plaisir, fin de la vie et principe de toute morale 
 20
Chapitre II. — Le plaisir fondamental : celui du ventre 
 31
Chapitre III. — Règle du plaisir : l’utilité. — Le bonheur, souverain bien 
 36
Chapitre IV. — Le désir. — But dernier du désir : le repos, la jouissance de soi 
 45
Les plaisirs de l’âme
Chapitre premier, — La sérénité intellectuelle et morale. — La science opposée par Épicure à l’idée de miracle 
 58
Chapitre II. — La liberté. — La contingence dans la nature, condition de la liberté humaine 
 71
Chapitre III. — La tranquillité en face de la mort. — Théorie épicurienne de la mort, et ses rapports avec les théories contemporaines 
 103
Les vertus privées et publiques
Chapitre premier. — Le courage et la tempérance. — L’amour et l’amitié. — Genèse de l’amitié. — La conduite du sage dans la société humaine 
 128
Chapitre II. — La justice et le contrat social 
 146
Chapitre III. — Le progrès dans l’humanité 
 154
Chapitre IV. — La piété épicurienne. — Lutte contre la divinité conçue comme cause efficiente 
 172
Conclusion. — L’épicurisme et ses analogies avec le positivisme moderne. — Son succès dans l’antiquité 
 182
Les successeurs modernes d’Épicure
Chapitre premier. — Époque de transition entre l’epicurisme ancien et l’épicurisme moderne. — Gassendi et Hobbes 
 189
Chapitre II. — La Rochefoucauld. — La psychologie de l’épicurisme 
 207
Chapitre III. — Spinoza. — Conciliation de l’épicurisme et du stoïcisme 
 227
Chapitre IV. — Helvétius 
 238
Chapitre V. — L’esprit épicurien en France au dix-huitième siècle 
 267
Conclusion générale. — L’épicurisme contemporain 
 279




Nice. — Typographie et Stéréotypie V. Eugène Gauthier et Ce,
descente de la Caserne, 1.



  1. Ce volume est la première moitié d’un mémoire qui fut couronné en 1874 par l’Académie des sciences morales et politiques, et dont la publication a été retardée jusqu’à ce jour par le mauvais état de notre santé. Le mémoire primitif, très-étendu, avait pour sujet la Morale utilitaire et allait d’Épicure jusqu’à l’École anglaise contemporaine. Après avoir refondu et complété tout ce qui concernait Épicure et ses successeurs directs, nous avons cru devoir faire de ce travail un volume à part. Épicure nous semble l’un des philosophies dont les idées tendent à dominer de nos jours, l’un des plus modernes parmi les anciens ; c’est ainsi que le considèrent également plusieurs historiens et hellénistes de l’Allemagne contemporaine. Sa morale, si mal comprise parfois, nous a paru mériter une étude spéciale et consciencieuse. — Quant à la seconde partie du mémoire primitif, nous la publierons incessamment sous le titre de La Morale anglaise contemporaine (Évolution et darwinisme).

    Voici, dans le Rapport à l’Académie sur le concours relatif à la morale utilitaire, les pages qui concernent spécialement notre exposition d’Épicure : « Le mémoire inscrit sous le n° 2 et portant pour épigraphe τὸ παρ’ ἡμᾶς ἀδέσποτον, etc., est un ouvrage de 1300 pages in-quarto, qui promet par ses dimensions mêmes des recherches considérables, et qui tient encore au-delà de ce qu’il promet… L’auteur excelle (ce n’est pas trop dire) dans l’interprétation et la restitution des doctrines tant anciennes que modernes. Nous sommes unanimes à signaler à l’attention de l’Académie une étude singulièrement approfondie sur Épicure, traité avec un soin tout particulier par l’auteur, qui voit en lui l’utilitarisme à la fois naissant et presque achevé des sa naissance (ce qui semble être une légère contradiction avec la théorie des trois périodes si fortement caractérisées par l’auteur dans l’histoire de la doctrine utilitaire). Je ne dirai pas que l’Épicure de ce Mémoire soit de tout point le véritable Épicure, mais c’est assurément un Épicure renouvelé par une force et une hardiesse d’interprétation que nous avons rarement vues à ce degré. L’explication du plaisir du ventre, si souvent reproché à Épicure, et qui n’est, selon l’auteur, que la racine première, le commencement physiologique du bonheur, au lieu d’en être le terme et le but ; la transformation de la volupté qui se change en intérêt par l’idée de temps ; l’idée du bonheur épicurien qui comprend le bonheur complet de la vie, la nécessitée d’en exclure la peine, et pour cela (afin de laisser le bonheur à la portée de tous) d’en exclure tout élément difficile à se procurer, comme la richesse, le luxe, les honneurs, le pouvoir ; le sens nouveau attribué à l’ataraxie, qui ne serait plus, comme d’excellents juges l’ont pensé, un principe négatif, mais au contraire un principe d’harmonie ; les plaisirs de l’âme enfin, et toute une théorie assez inattendue de la liberté morale ; le souverain bonheur devenant le bonheur de l’âme et absorbant en lui tous les autres ; la science libératrice détruisant les dieux et la nécessité même ; enfin, Épicure devançant le Contrat social par sa théorie de la justice, tout cela évidemment ne passera pas sous le regard de la critique sans contradiction. De ces traits rassemblés avec un art rempli de prestige, il ressort une figure singulièrement idéalisée d’Épicure, qui ne ressemble guère, il faut le dire, au portrait dédaigneux que Cicéron nous a tracé dans le De finibus bonorum et malorum. Pour notre part, nous nous garderons bien de souscrire d’emblée à cette hardiesse d’exégèse qui fonde, par exemple, toute une théorie scientifique de la liberté sur la pauvre invention du clinamen, et transforme en une doctrine raisonnée ce qui n’est qu’un expédient de dialectique aux abois. Malgré ces réserves et bien d’autres, il y a là un effort si habile et si vigoureux de reconstruction d’une philosophie célèbre et puissante, appuyé sur un si solide échafaudage de textes, qu’il faudrait un débat en règle pour renverser cet édifice hardi, et même pour en ôter une seule pierre. Nous inclinons à penser que l’Épicure de ce mémoire est un Épicure vu à travers Stuart-Mill. L’auteur aura du moins réussi à nous convaincre que, sur bien des points, le procès d’Épicure est à recommencer et que peut-être Cicéron a été le peintre trop sévère d’un philosophe et d’une doctrine qu’il redoutait pour les croyances et les mœurs de la République.

    Nous avons cité cet exemple pour donner l’idée de l’originalité décisive, je dirai presque impérieuse de l’auteur, qui ne s’arrête devant aucune tradition, devant aucune autorité dans l’histoire de la philosophie, et qui revendique hautement le droit, bien justifié d’ailleurs, de réviser les sentences portées avant lui. » (Comptes-rendus de l’Académie des sciences morales et politiques, t. ciie, p. 535.)

    En publiant notre Mémoire, nous nous sommes efforcé de fortifier toutes nos interprétations par de nouveaux textes, tirés souvent de Cicéron lui-même, ce détracteur systématique d’Épicure. Ajoutons que nous avons écrit un certain nombre de chapitres nouveaux, par exemple sur la théorie épicurienne de la mort, sur l’idée de progrès dans l’épicurisme, sur la piété épicurienne, sur l’amitié épicurienne ; d’autres chapitres ont été très-developpés, par exemple celui qui traite de la liberté dans l’homme et de la contingence dans le monde. Sur tous ces points nous avons tenu a justifier complètement nos opinions premières. Nous croyons qu’on ne pourra plus maintenant nous reprocher avec notre Rapporteur d’avoir idéalisé à l’excès la physionomie d’Épicure, de l’avoir vu à travers Stuart-Mill ou tout autre auteur et non à travers des textes formels. Nous espérons entre autres choses avoir démontré que le clinamen n’est pas la « pauvre invention » qu’on se représente d’habitude ; les textes que nous avons accumulés ne permettent plus, croyons-nous, de douter qu’il y avait là une doctrine parfaitement « raisonnée » et jusqu’à un certain point raisonnable. Notre bienveillant rapporteur se borne d’ailleurs à réserver jusqu’à nouvel ordre son opinion sur notre Mémoire ; peut-être, après la lecture de notre livre, cette opinion autorisée nous serait-elle acquise.

  2. Ce que nous venons de dire concerne uniquement la méthode d’exposition des systèmes ; quant à la méthode d’appréciation et de « conciliation », nous ne pouvons que renvoyer au premier chapitre de l’Histoire de la philosophie par M. Alfred Fouillée.
  3. Diog. Laërt., x, 9.
  4. Voir Cicéron, Tuscul., iv, init. ; Acad., i, 2 ; Lettres fam., xv, 19. — Les premiers écrivains philosophes à Rome furent les épicuriens Amafinius, Rabirius et Catius, — des prosateurs fort médiocres, d’après Cicéron ; — puis vint le grand poète et philosophe Lucrèce.
  5. Tusc., iv, 3. De fin., II, xiv.
  6. Alex., 61.
  7. Confessions, VI, xvi. « Disputabam cum amicis meis Alypio et Nebridio de finibus bonorum et malorum : Epicurum accepturum fuisse palmam in animo meo, nisi ego credidissem post mortem restare animæ vitam et fructus meritorum, quod Epicurus credere noluit. Et quærebam, si essemus immortales et in perpetua corporis voluptate sine ullo amissionis terrore viverernus, cur non essemus beati, aut quid aliud quæreremus ? » — C’était une simple question de temps qui séparait alors Saint Augustin d’Épicure.
  8. O apertam et simplicem et directam viam ! (Cic, De Fin., I, 18.)
  9. Lettre à Hérodote, init.
  10. On sait que le plus important ouvrage d’Epicure est son traité Περὶ τέλους, auquel Chrysippe le stoïcien répondit par un autre traité Περὶ τελῶν. Probablement Cicéron a beaucoup emprunté, dans son De finibus, au Περὶ τελῶν de Chrysippe.
  11. Diog. Laert, x, 129, 137. — Nous traduisons nous-même les textes cités.
  12. « Idque facere nondum depravatum, ipsà naturà incorrupte atque integrè judicante. Necesse est, quid aut ad naturam aut contra sit, a naturà ipsà judicari. Ea quid percipit aut quid judicat, quo aut petat aut fugiat aliquid, præter voluptatem et dolorem ? » De finibus, I, ix, 30.
  13. « Negent satis esse, quid bonum sit aut quid malum, sensu judicari, sed animo etiam ac ratione intelligi et voluptatem ipsam per se esse expetendam et dolorem ipsum per se esse fugiendum. » De finibus, I, ix, 31.
  14. « Quidquid porro animo cernimus, id omne oritur a sensibus. » De fin., I, xix, 64. – Καὶ γὰρ ἐπίνοιαι πᾶσαί ἀπὸ τῶν αἰσθήσεων γεγόνασι. D. L., x. 32.
  15. « Aiunt hanc quasi naturalem atque insitam in animis nostris inesse notionem ut alterum (voluptatem) esse appetendum, alterum (dolorem) aspernandum sentiamus. » De fin., I, ix, 31. Par notio quasi naturalis atque insita, Cicéron traduit le grec πρόληψις. Voir la définition de la πρόληψις dans Diogène de Laërte (x, 33) : Τήν δέ πρόληψιν ... έννοιαν καθολικήν νόησιν εναποχειμέν, τουτέστι μνημην τού πολλακις έξωθεν φανέντος.
  16. Έναργείς είσίν αί προλήψεις. Diog. L., x, 33. Cette clarte, cette certitude qu’elle possède, la πρόληψις l’emprunte à la sensation, dont elle n’est qu’une empreinte (τύπος), une image, un vivant ressouvenir (μνήμη). Voir Sext. Emp. Adv. Math., vii, 203.
  17. Voir le début de la lettre d’Épicure à Hérodote.
  18. « Negat opus esse ratione... satis esse admonere. » De fin., I, ix, 30.
  19. « Sentiri hoc, ut calere ignem, nivem esse albam, dulce mel. » De fin., I, ix, 30.
  20. Αίσθησιν δεί έχειν καί σάρκινον είναι, καί φανείται ηδονή αγαθόν. (Plutarque, Adv. Colot., 1122 a.)
  21. Diog. L., x, 6. Ού γάρ έγωγε έχω τί νοήσω τάγαθόν άφαιρών τάς ηδονάς … Athen., vii, p. 279, f.
  22. On peut voir d’après plusieurs chapitres du De finibus que les Epicuriens, sentant le besoin d’appuyer leur doctrine morale sur l’analyse psychologique, préludèrent aux ingénieuses analyses de sentiments que tenteront plus tard Hobbes, la Rochefoucauld, Helvetius et l’école anglaise contemporaine. Ils eurent même conscience de la force que leur système pouvait emprunter à ces « genèses » des sentiments moraux. « Hoc ratio late patet », dit dans le De finibus l’Epicurien à qui Ciceron laisse la parole. La louange qu’on prodigue au courage, le mérite qu’on attribue a la moralité, tout cela est renversé par l’analyse : « totum evertitur. » (I, x, 36). Il y a dans ces paroles une sorte de prévision des développements que recevra plus tard la doctrine épicurienne, et qui raffermiront en l’appuyant sur la psychologie.
  23. Diog. L., x, 128, 129.
  24. De fin., I, xiii, 42 : « Et appetendi, et refugiendi, et omnino rerum gerendarum initia proficiscuntur aut a voluptate aut a dolore... Quoniam autem id est vel summum vel ultimum vel extremum bonorum, quod Graeci τέλος nominant, quod ipsum nullam ad aliam rem, ad id autem res referentur omnes, fatendum est summum esse bonum jucunde vivere. »
  25. Cicer., De fin., I, xiii.
  26. Ibid., II, xv.
  27. Epic. ap. Athen., XII, 67. Τιμητέον τὸ χαλὸν καὶ τὰς ἀρετὰς καὶ τὰ οιουτότροπα, ἐὰν ἡλονὴν παρασκευάζῃ, ἐὰν δὲ μὴ παρασχευάζη, χαΐρειν ἐἑατέον. Cf. Senec, Ep., 85, 18 : « Ipsam virtutem non satis esse ad beatam vitam, quia beatum efficit voluptas quae ex virtute est, non ipsa virtus. »
  28. Rien d’étonnant à cet accord de deux systèmes en apparence aussi divergents que le sensualisme épicurien et le rationalisme socratique ; dès que le bien se trouve conçu comme une fin extérieure à nous, dès qu’il apparaît dans son essence comme rationnel, beau ou agréable, non comme purement et simplement moral, il ne suffit plus pour l’atteindre d’un acte de la volonté et d’une intention droite ; on peut se tromper, prendre une apparence de plaisir pour un plaisir réel, un vrai mal pour un vrai bien ; l’intention est peu de chose, le succès est tout. Or, pour réussir, le mieux est de savoir ; à ce qui n’est qu’erreur ou mal intellectuel, non mal moral et volontaire, le seul remède est la science : voilà sans doute pourquoi Épicure et Socrate s’accordent ensemble à reconnaître la nécessité de la science et son identité avec la vertu ; seulement, Socrate place dans la science même le bien, qu’il prend d’ailleurs en un sens trop neutre et trop impersonnel : Epicure subordonne la science au bien le plus concret et le plus palpable, le plaisir. L’Epicurisme sous ce rapport est la doctrine socratique retournée. Epicure pourrait, sur plus d’un point, accepter les idées socratiques, comme le faisait sans doute son prédécesseur Aristippe, le disciple même de Socrate. Entre autres choses il semble s’accorder avec Socrate pour distinguer l’εὐπραξία, ou le bien accompli en connaissance de cause et avec la sûreté de la science, de l’εὐτυχία ou du bien reçu par hasard, par chance. Cf. Plut., ad. Colot., 15, 4.
  29. « Μήτε νέος τις ὢν μελλέτω φιλοσοφεῖν, μήτε γέρων ὑπάρχων κοπιάτω φιλοσοφῶν. κ. τ. λ. Diog. Laërt., X, 122.
  30. Φιλοσοφίας τὸ τιμιώτερον ὑπάρχει ἡ φρόνησις, ἐξ ἧς αἱ λοιπαὶ πᾶσαι πεφύκασιν ἀρεταί. Diog. L., 132, 138, 140.
  31. « Sapientia non expeteretur, si nihil efficeret ; nunc expetitur, quod est tanquam artifex conquirendae et comparandae voluptatis. De fin., I, xiii. – Διὰ δὲ τὴν ἡδονὴν καὶ τὰς ἀρετὰς αἱρεῖσθαι, οὐ δι’ αὑτὰς, ὥσπερ την ἱατρικὴν διὰ τὴν ὑγίειαν. Diog. L., x, i38. Voir Plut., Adv. Col., 17, 3, et Alex. Aphr., De an., 156 b.
  32. Sext. Emp., Adv. Math., xi, 169. Τὴν φιλοσοφίαν ἐνέργειαν εἶναι λόγους καὶ διαλογισμοῖς τὸν εὐδαίμονα βίον περιποιοῦσαν.
  33. Ἀγωγὴν διαγωγήν. Diog. L., x, i38.
  34. « Detractis de homine sensibus nihil reliqui est. » De fin., i, ix, 30.
  35. Voir M. Ravaisson, Ess. s. l. Mét. d’Arist, 11,94, note et M. Zeller, Die philos. der Griechen.
  36. Diog. L. X, 6, Athen., VII, viii, xi. Cic. Tusc, III, xviii ; De fin., II, iii ; Plut., Non pos. s. viv. sec. Epic, 4, 5.
  37. Voir M. Fouillée, La philosophie de Socrate, t. I.
  38. Athen., XII, 67, p. 546.
  39. Ath., ibid. : τα σοφα και τα περιττα εις ταυτην έχει την αναφοράν.
  40. Ap. Athen., VII, ii ; Cicer., De nat. deor, I, 40 ; Plut., Non pos, s. v. s. Epicur., 4, 10 ; 5, 1 ; 16, 9. — Ritter, Hist. de la phil. anc., III, 379, traduit (d’après M. Tissot) : « La doctrine qui s’en tient à la nature ne doit avoir soin que du ventre. » C’est là une grave inexactitude, qui donne une portée toute pratique à une maxime théorique : on ne peut rendre le mot σπουδήν, qui a un sens très-large, par le mot soin, dont le sens est très-etroit.
  41. V. M. Herbert Spencer, Principles of psychology, § 39, et M. Ribot, La psychologie anglaise contemporaine.
  42. Diog. L., X, 129. Πᾶσα οὗν ἡδονὴ διὰ τὸ ἔχειν φύσιν οἰκείαν ἀγαθόν. Ib., 141 : Οὐδεμία ἡδονὴ καθ᾿ ἑαυτὴν κακόν.
  43. Epicure est ici d’accord avec Aristippe. Ή ἡδονή ἀγαθόν κἄν ἀπὸ ἀσχημονεστάτων γένηται. Diog. L., II, 88.
  44. Μόνον ἡμέτερόν ἐστι τὸ παρόν. Ælian. var. hist, xiv, 6.
  45. Aristip. ap. Diog. L., II, 87.
  46. Τοῦ μὲν ὅλου βίου τέλος οὐδὲν ὡρισμένων ἔταξαν ἑκάστης δὲ πράξεως ἴδιων ὑπάρχειν τέλος τὴν ἐκ τῆς πράξεως περίγινωμένην ἡδονήν. Clem. Alex., Strom., II, 417.
  47. Cf. De finibus, I, xvii, 57. « Neque enim civitas in seditione beata esse potest, nec in discordiâ dominorum domus, quô minùs animus a se ipse dissidens, secumque discordans, gustare partem lulam liquidæ voluptatis et liberæ potest. » — Voir aussi ibid. xiii, 44 : « Cupiditates non modô singulos homines, sed… totam etiam labefactant sæpe rem publicam. » Ce sont là des idées et des comparaisons empruntées par les Épicuriens à Platon.
  48. Diog. L. II, 87.
  49. Diog. L. x, 129.
  50. « Nec enim satis est judicare quid faciendum non faciendumve sit, sed stare etiam oportet in eo, quod sit judicatum... Qui ita frui volunt voluptatibus, ut nulli propter eas dolores consequantur, et qui suum judicium retinent, ne voluptate victi faciant id quod sentiunt non esse faciendum, ii voluplatem maximam adipiscuntur prætermittendâ voluptate. » De fin., I, xiv, 47, 48.
  51. Diog. L. x, 129.
  52. Ibid., 130. χρώμεθα τῷ μὲν ἀγαθῷ κατά τινας χρόνους ὡς κακῷ τῷ δὲ κακῷ τοὔμπαλιν ὡς ἀγαθῷ.
  53. Diog. L. x. 130.
  54. In animis inclusæ inter se dissident atque discordant. De fin., I, xiii, 44.
  55. Ἡ σοφία τὰ πράγματα παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίον μακαριότητα.
  56. Ζήσῃ δὲ ὡς θεὸς ἐν ἀνθρώποις. Lettre à Ménécée, à la fin.
  57. Diog. L., x, 144. Βραχεῖα σοφῷ τύχη παρεμπίπτει τὰ δὲ μέγιστα καὶ κυριώτατα ὁ λογισμὸς διῴκηκε καὶ κατὰ τὸν συνεχῆ χρόνον τοῦ βίον διοικεῖ καὶ διοικήσει. — L’édition Didot porte βραχέα τύχῃ, correction assez ingénieuse, mais qui n’est pas nécessaire et paraîtra évidemment fautive si l’on se reporte à Cicéron, qui traduit textuellement : exiguam fortunam. De fin., , xix, 63.
  58. Οὐκ ἔσονται σοι τοῖς λόγοις αἱ πράξεις ἀκόλουθοι. Diog. L., ibid.
  59. Diog. L., x, 149.
  60. On sait que, la plupart du temps, ἡδονή ne peut pas se traduire par le mot de volupté ou voluptas, qui exprime une idée trop sensuelle. Il est remarquable que les Latins n’avaient pas de terme pour rendre l’ἡδονή des Grecs : ce peuple encore grossier ne distinguait pas entre la volupté et le plaisir. De là les récriminations des Epicuriens contre la langue latine, qui fâchent un peu Cicéron (soleo subirasci). Voir De fin. II, iv, 12.
  61. Diog, L., x, 144. Ουκ επαύξεται η ηδονή εν τή σαρκι άπαξ το κατ ένδειαν αλγούν εξαιρεθή αλλά μόνον ποικίλλεται.
  62. Stob. serm., xviii, 30 ; Clem. Alex., Strom., II, p. 415.
  63. Diog. L., x, 144.
  64. Voir Diog. Laër., x, 128-136 ; De fin., I, x ; II, ii-x.
  65. In omni re doloris amotio successionem efficit voluptatis. De fin., I, x.
  66. « Itaque non placuit Epicuro medium esse quiddam inter dolorem et voluptatem : illud enim ipsum, quod quibusdam medium videtur, quum omni dolore careret, non modo voluptatem esse, verum etiam summam voluptatem. Quisquis enim sentit, quemadmodum sit affectus, euro necesse aut in voluptate esse aut in dolore. » (De Fin., I, 38). Cette phrase est telle qu’on la lit dans tous les manuscrits ; nous avons cru pouvoir rejeter les diverses corrections relatives à videtur ou à careret proposées successivement par tous les éditeurs depuis Orelli jusqu’à Boeckel. Voir notre édition des deux premiers livres du De finibus.
  67. Diog. L., x, 140.
  68. Titillare sensus. Le mot est d’Epicure, et il avait frappé Cicéron, qui aime à le répéter.
  69. Voir la Métaphys. d’Arist., I, 100 sq.
  70. Ὅρος τοῦ μεγέθους τῶν ἡδονῶν παντός τοῦ ἀλγοῦντος ὑπεξαίρεσίς. Voir De fin., I, xi, 37, 28, 39. « Non modo voluptatem, verùm etiam summam voluptatem. »
  71. Diog. L., x, 131 ; ibid., 128.
  72. Diog. L., x, 128.
  73. Principalement M. Ravaisson.
  74. Ἡ μὲν γὰρ ἀταραξία καὶ ἀπονία καταστηματικαί εἰσιν ἡδοναί, ή δὲ χαρὰ καὶ εὐφροσυνὴ κατὰ κίνησιν ἐνεργείᾳ βλέπονται. Diog. Laërt, x, 136.
  75. M. Ravaisson (Mét. d’Arist., II, 105) s’efforce de ramener l’ὑγίεια à l’ἀπονία, et l’ἀπονία à la simple absence de peine. S’appuyant sur cette assimilation, voici à quelles conclusions le savant historien aboutit : « Le mot de la sagesse, l’art de vivre (d’après Epicure), c'est d’arriver à ne plus rien sentir... L’Epicurisme met le souverain bien dans l’absolue impassibilité, une abstraction, une négation, un rien (105, 116). » — L’impassibilité par rapport à l’extérieur, peut-être ; mais l'insensibilité intérieure ? — Les textes que nous avons cités prouvent le contraire. L’ataraxie est sans doute la négation de tout ce qui est étranger à l’être ; mais reste encore l’être même qui s’affirme en face de l’extérieur : l’ineffable jouissance de l’harmonie intime, spirituelle et même matérielle, est-elle donc une abstraction, un rien ? Il semble beaucoup plus logique de ramener, en s’appuyant sur les textes, l’ἀπονία et l’ἀταραξία à l’ὑγίεια, que de réduire, sans aucune raison positive, l’ὑγίεια à l’ἀπονία. Epicure ne dit nulle part que l’absence de peine constitue par elle seule le plaisir, mais que le « plaisir est perçu dès que toute douleur a été enlevée, » percipitur omni dolore detracto (De fin., X, XI, 37). L’originalité d’Epicure sur ses prédécesseurs, — Aristippe d’une part et Hiéronyme de l’autre, — c’est précisément de nier l’existence d’un état purement négatif et neutre, où l’absence de peine serait seule ; cet état intermédiaire, ce medium quiddam, il le supprime (De fin., I, 38) ; ce n’est donc pas pour en faire son idéal. Ce qui réfute non moins évidemment M. Ravaisson, ce sont les conséquences mêmes qu’il tire de son hypothèse : « Si le terme extrême de la félicité est de ne souffrir et de n’appréhender aucune douleur, qui ne voit que ce qu’il y a de plus désirable pour l’homme, c’est de mourir et que ce qui eût mieux valu encore, eût été de n’exister jamais(113) ? » — Nous retrouverons le vers du poète auquel M. Ravaisson fait allusion blâmé précisément par Epicure. — « Le plaisir, dit ailleurs M. Ravaisson, n’est rien que la fin de la douleur, et toute douleur prend fin, ne fût-ce que par la mort (Disc. s. les St., Mém. de l’Ac. des inscr., août, 1850). » — Croire qu’Epicure ou n’a pas vu ces conséquences ou les a acceptées, c’est lui prêter soit une naïveté singulière soit une absurdité manifeste. Voici, d’ailleurs, un texte formel d’Epicure : « La mort nous est indifférente, car tout bien et tout mal réside dans l’action de sentir, et la mort est la privation de sens : μηθὲν πρὸς ἡμᾶς εἶναι τὸν θάνατον, ἐπεὶ πᾶν ἀγαθὸν καὶ κακὸν ἐν αἰσθήσει, στέρησις δ᾽ἐπτὶν αἰσθήσεως ὁ θάνατος. (Diog. L., X, 124.) » Comment soutenir encore, après cela, qu’Epicure faisait consister dans l’insensibilité et la négation, dans la στέρησις, l’achèvement, la perfection, la συμπλήρωσις du bien ? Ni l’insensibilité ni la mort ne sont des biens pour Epicure, et il répond ici nettement à ceux qui lui prêtent cette doctrine.
  76. Diog. L., II, 89; Clem. Alex. Strom., II, 417.
  77. Dolor, id quo offendimur. De fin., loc. cit.
  78. « Quum privamur dolorc, ipsâ liberatione et vacuitate omnis molestiæ gaudemus... Gaudere nosmet omittendis doloribus, etiam si voluptas ea, quæ sensum moveat, nulla successerit. » De finibus, I, 37; II, 56.
  79. Diog. L., X., 137.
  80. Athen, XII, 63, p. 544. — Diog. L., II, 89; 137. — Cic. De fin., loc. cit. Gassendi, Animadv., p. 1200.
  81. Clem. Alex., Strom., II, 417.
  82. De fin., I., xvii, 55.
  83. Diog. L., X, 4. Voir Bayle, art. Epicure.
  84. Stob., Serm. 98. — Plut., De la Superstition.
  85. Voir Lucrèce, l, 108 ; Cicéron, Tusculanes, l, 5 ; Plutarque, De la Superstition, 30.
  86. Voir Plut., ibid.
  87. Plut., De la Superst., à la fin. — V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce.
  88. « Superstitio, dit aussi Cicéron, quâ qui est imbutus, quietus esse nunquam potest. » De fin., I, 60. La superstition étant essentiellement un trouble, une inquiétude de l’âme, devait paraître plus effrayante encore aux Epicuriens, qui recherchaient avant tout le calme, l’« ataraxie ».
  89. Diog. L. II, 86, 97. Plut., de Is et Os., 23. Cicéron, de Nat. D. I, i, 23.
  90. Pour tous ses disciples ou ses fidèles, pour Lucrèce comme pour Torquatus ou Velléius, comme pour le sceptique Lucien lui-même, Epicure est le « libérateur ». — « Philosophiæ service, libertas est. » Epic. ap. Sen., Epist. 8.
  91. Diog. L., x, 123. Ἀσεθὴς δοὐχ ὁ τοὺς τῶν πολλῶν θεοὺς ἀναιρῶν, ἀλλ᾽ ὁ τὰς τῶν πολλῶν δόξας θεοῖς προσάπτων.
  92. De fin., I, 63.
  93. Ibid. « Rerum naturâ cognitâ levamur superstitione... non conturbamur ignoratione rerum, e quâ ipsâ horribiles exsistunt sæpe formidines. »
  94. Diog. L. X, 82.
  95. Diog. L. X, 85.
  96. La logique était pour Épicure le complément nécessaire de la physique, elle en faisait partie intégrante : εἰώθασι τὸ κανονικὸν ὁμοῦ τῷ φυσικῷ συντάττειν, dit Diogène, x, 30. Voir aussi De fin., I, xix. – La logique n’avait ainsi pour but que de fonder la possibilité de la science. Epicure en rejetait énergiquement toute subtilité vaine, toute scholastique. Il était sur ce point en opposition avec les Stoïciens, amis de toutes les subtilités du raisonnement, et avec les Cyrénaïques mêmes, qui faisaient grand cas de la logique et blâmaient comme vaines les recherches des Épicuriens sur les sciences physiques. (Voir Diog. L., II.)
  97. Gesch. der materialismus (trad. en français par Pommerol), p. 85.
  98. Κριτήρια τῆς ἀληθείας εἶναι τὰς αἰσθήσεις καὶ προλήψεις καὶ πάθη. Diog. L., x, 31. — Le terme de πάθη désigne les sensations en tant qu’elles nous affectent agréablement ou douloureusement. Quant à la προλήψεις ou anticipation, ce n’est autre chose que le souvenir de plusieurs sensations semblables (Diog. Laërt., x, 33), l’empreinte commune (τύπος) laissée par elles dans l’âme, et qui est comme l'image fidèle des sensations à venir. Par la προλήψεις notre activité peut devancer et comme percevoir d’avance (προλαμβάνειν) la sensation. Ainsi se trouve lié le passé au présent et à l’avenir : la πρόληψις, c’est-à-dire la sensation tout à la fois prolongée et anticipée, est la condition de toute recherche, de toute science, de tout raisonnement (Diog. L., ib., Sext. Emp. Adv. Math., I, 37 ; xi, 21). On peut dire que l’anticipation épicurienne est devenue de nos jours, dans la philosophie anglaise, le principe de l’induction. (V. la Logique de Stuart-Mill).
  99. Diog. L., X, 31. Πᾶσα γάρ, φησίν, αἴσθησις ἅλογός ἐστι καὶ μνήμης οὐδεμίας δεκτική, κ.τ.λ. Ib., 146 ; Sext. Emp., adv. Math., viii, 9.
  100. Plutarque, De plac. phil., 4, 9 : Ἐπίκουρος πᾶσαν αἴσθησιν καὶ πᾶσαν φαντασίαν ἀληθή · τῶν δὲ δοξῶν τὰς μὲν ἀληθεῖς, τὰς δὲ ψευδεῖς. Cf. Sext. Emp., Adv. Math., viii, 63 s. ; Epic. ap. Diog. L., x, 147.
  101. Lucrèce, IV, 350 et ss.
  102. Voir Lucrèce, IV, ib., 470 et Cicéron, De fin., I, xx, 64.
  103. Plut., Adv. Colot., 3.
  104. Lucr. De nat., I.
  105. ...Finita potestas denique cuique
    Quànam sit ratione, atque altè terminus hærens.
    Quare, etc.
  106. Lucr., De nat., I.
  107. Épic. ap. Diog. Laërt., X, 134. C’est Démocrite qu’Épicure désigne par les mots οἱ φυσικοί.
  108. Lucrèce, II, 255 :
    Principium quoddam quod fati foedera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur.
    Notons bien que le mot destin (fatum), tel que Lucrèce le définit ici, est absolument synonyme du mot déterminisme que nous employons aujourd’hui.
  109. Diog. Laërt., X, 13.
  110. Plutarch., de Solert. anim., 7. Voir plus loin.
  111. Simpl., in Phys., 96 ; Plutarch., de Plac. phil., I, 23.
  112. Voir Arist., De cœl., III, 2.
  113. Diog. Laërt., IX, 45.
  114. Lucr., v, 288. — Cette conception d’un mouvement imprimé aux atomes par la pesanteur a, depuis longtemps, suscité des objections à l’école épicurienne. Depuis Cicéron, on reproche à Epicure cette naïveté d’admettre un mouvement de haut en bas, conséquemment un haut et un bas dans l’espace infini. Mais un texte d’Epicure démontre formellement qu’il n’était pas si naïf. Le haut et le bas sont des termes de convention, qui désignent, selon lui, les deux directions opposées du mouvement dans l’infini. « Ὥστ᾽ ἔστι μίαν λαβεῖν φοράν, τὴν ἄνω νοουμένην εἰς ἄπειρον, καὶ μίαν τὴν κάτω, ἂν καὶ μυριάκις πρὸς τοὺς πόδας τῶν ἐπάνω τὸ παρ᾽ ἡμῶν φερόμενον ἐπὶ τοὺς ὑπὲρ κεφαλῆς ἡμῶν τόπους ἀφικνῆται, ἢ ἐπὶ τὴν κεφαλὴν τῶν ὑποκάτω τὸ παρ᾽ ἡμῶν κάτω φερόμενον. Ἡ γὰρ ὅλη φορὰ οὐδὲν ἧττον ἑκατέρα ἑκατέρᾳ ἀντικειμένη ἐπ᾽ ἄπειρον νοεῖται. » (Diog. L., X, 60). — Ainsi le haut et le bas expriment bien pour Epicure un état relatif, comme les termes de droite ou de gauche, de grave ou d’aigu, de grand ou de petit. Ce qui reste toujours insoutenable, c’est cette hypothese qui attribue au mouvement primitif deux directions possibles et non davantage.
  115. Lucr., II, 219. — Epicure et ses disciples ont admis et exprimé clairement la loi d’après laquelle tous les corps, quel que soit leur volume, tombent avec une même vitesse dans le vide. Voir Diog. Laert., X, 61 . Lucr., II, 230.
  116. Lucr., II, v. 269.

    « Ut videas initium motûs a corde creari,
    Ex animique voluntate id procedere primùm,
    Inde dari porro per totum corpus et artus.
    Nec simile est ut quum impulsi procedimus ictu,
    Viribus alterius inagnis magnoque coactu :
    Nam tum materiam totius corporis omnem
    Perspicuum est nobis invitis ire rapique,
    Donicum eam refrenavit per membra voluntas.
    Jamne vides igitur, quanquam vis extera multos
    Pellit et invitos cogit procedere sæpe
    Præcipitesque rapit, tamen esse in pectore nostro
    Quiddam, quod contra pugnare obstareque possit :
    Cujus ad arbitrium quoque copia. materiaî
    Cogitur interdum flecti per membra, per artus,
    Et projecta refrenatur, retroque residit ? »

  117. Ibid., II, v. 263.

    « Nonne vides etiam, patefactis tempore puncto
    Carceribus, non posse tamen prorumpere equorum
    Vim cupidam tam desubito, quam mens avet ipsa ?
    Omnis enim totum per corpus materiai
    Copia conquiri debet, concita per artus
    Omnes, ut studium mentis connixa sequatur. »

  118. Lucr., 284.

    Quare in seminibus quoque idem fateare necesse est
    Esse aliam, præter plagas et pondera, causam
    Motibus, unde hæc est nobis innata potestas :
    De nihilo quoniam fieri nil posse videmus.

  119. Ibid., II, 256.
  120. Ibid., II, 290 :

    Pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant,
    Externa quasi vi : sed ne mens ipsa necessum
    Intestinum habeat cunctis in rebus agendis,
    Et devicta quasi cogatur ferre patique,
    Id facit exiguum clinamen principiorum
    Nec ratione loci certa, nec tempore certo.


    Cicéron, entièrement d’accord avec Lucrèce, dit également : « Epicure pense que, par la déclinaison de l’atome, la nécessité du destin est évitée : une troisième sorte de mouvement naît donc, en dehors du poids et du choc, lorsque l’atome décline d’un très-petit intervalle : Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat : itaque tertius quidam motus oritur extra pondus et plagam quum declinat atomus intervallo minimo, id appellat ἐλάχιστον. » De fato. X.

  121. Lucr., II, 243 : nec plus quam minimum. Plutarch., De an. procr., 6 : ἀχαρές. Cicéron, De fin., 19 : perpaulum, quo nihil posset fieri minus. De Fat., ix : ἐλάχιστον.
  122. Ἐπὶ τὴν περιπλοκὴν κεκλιμέναι. Diog. Laërt., X. 43. De fin., I, vi, 19 : ita effici complexiones et copulationes et adhæsiones atomorum inter se.
  123. Excepté en ce qui concerne la divisibilité des corps à l’infini ; mais c’est là pour eux une question surtout physique, une question de fait. Selon Epicure, les atomes, fussent-ils divisibles mathématiquement, sont en fait indivisibles, insécables, parce qu’ils sont absolument solides (individua propter soliditatem). Cf. Lucrèce, I, 486 :

    Sed quæ sunt rerum primordia, nulla potest vis
    Stringere ; nam solido vincunt ea corpore demum.


    Cette solidité absolue des atomes vient, on le sait, de ce qu’ils ne participent point au vide universel et infini : ἄτομος ἀμέτοχος κενοῦ. Tandis que tous les autres corps sont formés de vides et de pleins, composés et conséquemment dissolubles, l’atome, absolument plein, ne laisse pénétrer en lui nulle force qui puisse le dissoudre : cette solidité fait son éternité : Ἀγέννητα ἀίὸια ἄφθαρτα οὔτε θραουσθῆναι δυνάμενα οὔτε διἀπλασμόν ἐκ τῶν μερῶν λαόεῖν οὔτ᾿ ἀλλοιωθῆναι (Stob., Eclog. Phys., p. 306, Heer.).

  124. Plutarch., De plac. phil., 2, 1 : Δημόκριτος καὶ Ἐπίκουρος καὶ ὁ τούτων μαθητὴς Μητρόδωρος ἀπείρους κόσμους ἐν τῷ ἀπείρῳ κατὰ πᾶσαν περίστασιν... Cicer., De finibus, I, vi, 21 : infinitio ipsa, quam ἀπειρίαν vocant.
  125. Lucr., II, 1055 :

    Nil agere ilia foris tot corpora material.

  126. Plutarch., De plac. phil., I, 5.
  127. Cicer., De fin., I, vi, 21 : innumerabiles mundi, qui et oriantur et intereant quotidie. —Lucr., III, 17 et ss. ; II, 1075.
  128. Lucr., II, 252 :

    Denique, si semper motus connectitur omnis
    Et vetere exoritur semper novus ordine certo,
    Nec declinando faciunt primordia motûs
    Principium quoddam, quod fati fœdera rumpat,
    Ex infinito ne causam causa sequatur :
    Libera per terras unde hæc animantibus exstat.
    Unde est hæc, inquam, fatis avolsa potestas,
    Per quam progredimur quò ducit quemque voluntas ?
    Declinamus item motus, nec tempore certo,
    Nec regione loci certâ, sed uti ipsa tulit mens.
    Nam, dubio procul, his rebus sua cuique voluntas
    Principium dat ; et hinc motus per membra rigantur.

  129. De fato, 20. « Qui aliter obsistere fato fatetur se non potuisse, nisi ad has commentitias declinationes confugisset. »
  130. Ibid., 10. « Epicurus declinatione atomi vitari fati necessitatem putat... Hanc Epicurus rationem induxit ob eam rem, quod veritus est ne, si semper atomus gravitate ferretur naturali ac necessaria, nihil liberum nobis esset, quum ita moveretur animus, ut atomorum motu cogeretur. Hinc Democritus auctor atomorum accipere maluit, necessitate omnia fieri, quam a corporibus individuis naturales motus avellere. » — De nat. deor., I, 25. « Epicurus, quum videret, si atomi ferrentur in locum inferiorem suopte pondere, nihil fore in nostra potestate, quod esset earum motus certus et necessarius, invenit quo modo necessitatem effugeret… Ait atomum, quum pondere et gravitate directo deorsus feratur, declinare paullulum. »
  131. Cicéron, De fato, 20.
  132. C’est l’argument de Clarke, de Reid, de V. Cousin, de Jouffroy, qui, comme on le voit, n’ont guère avancé la question.
  133. (1) « Acutiùs Carneades, qui docebat posse Epicureos suam causam sine hâc commentitiâ declinatione defendere. Nam quum docerent esse posse quemdam animi motum voluntarium, id fuit defendi melius, quàm introducere declinationem, cujus præsertim causam reperire non possunt : quo defenso, facile Chrysippo possent resistere. Quum enim concessissent motum nullum esse sine causà, non concederent omnia quæ fierent fieri causis antecedentibus : voluntatis nostræ non esse causas externas et antecedentes… De ipsâ atomo dici potest enim, quum per inane moveatur gravitate et pondere, sine causâ moveri, quia nulla causa accedat extrinsecùs Rursus autem, ne omnes a physicis irrideamur, si dicamus quicquam fieri sine causâ, distinguendum est, et ita dicendum, ipsius individui hanc esse naturam, ut pondere et gravitate moveatur, eamque ipsam esse causam cur ita feratur. Similiter ad animorum motus voluntarios non est requirenda externa causa : motus enim voluntarius eam naturam ipse in se continet, ut sit in nostrâ potestate, nobisque pareat, nec id sine causâ, ejus enim rei causa ipsa natura est. » (Cicer., De fato, xi.)
  134. Lucr., I, 470.
  135. Lucr.. I, 470. De même, v. 473 :

    Atque hac re nequeunt ex omnibus omnia gigni,
    Quod certis in rebus inest secreta facultas.

    Vers 189 :

                    Omnia quando
    Paulatim crescunt, ut par est, semine certo.

    Vers 204 :

    Si non materies quia rebus reddita certa est
    Gignundis, e qua constat quid possit oriri.

  136. Lucr.. II, 243.
  137. On connaît la doctrine analogue de Descartes et la théorie opposée de Leibniz.
  138. Cicéron, De fato, 9. Cicéron répond à Epicure par un argument analogue à la prémotion de saint Thomas et de Bossuet : les théologiens n’ont rien ajouté au traité de Cicéron.
  139. Cicéron, De nat. deor., 25, 70 ; De fato, 16, 37 ; Acad., II, 30, 97. — M. Zeller approuve ici Épicure dans une certaine mesure (Die Philos. der Griech.).
  140. Diog. Laërt., X, 135.
  141. Ibid. (Lettre d’Epicure à Pythoclès, à la fin.)
  142. Cicér., De nat. deor., I, 20.
  143. Diog. Laërt., 133 (éd. Didot). Διὰ τὸ τὴν μὲν ἀνάγκην ἀνυπεύθυνον εἶναι, τὴν δὲ τύχην ἅστατον τὸ δὲ παρ ἡμᾶς ἀδέσποτον ᾦ καὶ τὸ μεμπτὸν καὶ τὸ ἐναντίον παρακολουθεῖν πέφυκε.
  144. Diog. Laërt., 135.
  145. Voir des textes de Stobée et de Sextus Empiricus qui confirment notre interprétation et montrent bien qu’Epicure ne confond pas la liberté de choix (προαίρεσις) , qui est le propre de l’homme, avec le hasard (τύχη), qui n’existe qu’au dehors de nous : « Ἐπίκουρος (προσδιαρθροῖ ταῖς αἰτίαις τὴν) κατ᾿ ἀνάγκην, κατά προαίρεσιν, κατά τύχην. » Stobée, Ecl. phys., édit. Heeren, I, 206. « Τὰ μὲν τῶν γινομένων κατ᾿ ἀνάγκην γίνεται, τὰ δὲ κατὰ τύχην, τὰ δὲ κατὰ προαίρεσιν. » Sext. Emp., p. 345. V. Plutarch., De pl. phil., I, 20. Galen., c. 10.
  146. Lucr., loc. cit.
  147. Plutarch., De solert. anim., 7.
  148. Diog. Laërt., X, 120.
  149. Ibid., 122, 135, etc.
  150. Ibid., 135.
  151. Τὰς ἀρχὰς τῶν μεγάλων ἀγαθῶν ἢ κακῶν. Ibid., 135.
  152. V. la lettre à Ménécée, init. On a proposé χαρά au lieu de χάρις : c’est là une substitution bien prosaïque ; c’est aussi un contre-sens, puisque Épicure classe la χαρά parmi les plaisirs inférieurs du mouvement, qu’il rejette. — « Grata recordatio, » dit Torquatus dans le De finibus.
  153. Diog. Laërt., X, 118. Cic., Tusc., V. 26. Plut., Non passe suaviter vivere sec. Epic., 3.
  154. Tandis que nous nous efforcions d’esquisser, d’après les textes connus jusqu’ici, la théorie épicurienne de la volonté, M. Gomperz, le savant professeur de l’Université de Vienne, l’auteur de nombreuses recherches sur les manuscrits d’Herculanum, découvrait à Naples un fragment inédit du Περὶ φύσεως d’Epicure qui traite de la même théorie. Ce fragment curieux, dont M. Gomperz a bien voulu nous promettre de nous communiquer les épreuves, et dont il a eu l’extrême obligeance de nous envoyer quelques échantillons, ne peut assurément infirmer en rien les textes si formels que nous avons analysés ; mais il peut les compléter. Aussi est-ce une bien précieuse trouvaille. Toutefois le fragment en question ne concerne pas, croyons-nous, le point capital et vraiment original de la théorie épicurienne, les rapports de la volonté humaine avec la déclinaison atomique.
  155. Le chapitre qu’on vient de lire a déjà paru en juillet 1876 dans la Revue philosophique. Voici l’appréciation que M. Renouvier voulut bien faire de notre travail dans sa Critique philosophique : « C’est une étude digne d’attention, avec bonne analyse et textes bien expliqués à l’appui, sur une des questions les plus intéressantes de la philosophie, et une des plus négligées, on pourrait dire injustement méprisées. L’auteur nous rend fort bien compte de la manière dont Epicure entendait le libre arbitre et le hasard, et définissait le rapport de l’un avec l’autre, en les considérant non dans l’homme seul ou essentiellement en lui, mais dans l’atome. L’idée tant ridiculisée de la déclinaison atomique est mise dans le meilleur jour. Nous regrettons seulement que M. Guyau n’ait pas suffisamment distingué, au moins dans le langage, entre une spontanéité, qui se concilié sans peine avec la détermination naturelle (détermination forcée selon chaque nature donnée en laquelle elle se produit), et une liberté pure, ambiguë dans son acte, indéterminée à l’égard de ses effets tant qu’ils ne sont point passés à l’acte. La conclusion de l’auteur se ressent peut-être un peu de cette confusion des termes — quoiqu’il ait nettement arrêté le sens du libre arbitre et du hasard dans l’école épicurienne, par opposition à celui de la liberté déterministe des stoïciens. — Sinon elle est bien hardie ! »

    A vrai dire, c’est la conclusion la plus hardie que nous avons entendu exprimer. Etant posé ce principe, qui nous semble capital, la solidarité de tous les êtres et l’unité de l’univers, nous croyons qu’on n’en peut tirer que deux conséquences : ou le déterminisme enveloppant l’homme et le monde, ou l’indéterminisme se retrouvant au fond de tout. Si on se borne à admettre dans les éléments des choses une spontanéité entendue à la façon de Leibniz, et ne faisant qu’un avec la nécessité même, il sera désormais impossible de ne pas placer dans l’homme une nécessité identique. Il faut donc choisir. L’homme diffère assurément beaucoup des autres êtres de la nature ; mais ce n’est pas une simple différence qui existe entre la liberté et la nécessité, c’est une opposition, une contradiction. On ne peut pas sauter de l’une à l’autre ; si donc on place dans l’homme une liberté « indéterminée à l’égard de ses effets, » il faut se résoudre à faire de cette liberté le fond des choses, la source même de l’être. Or, une telle liberté n’est plus seulement spontanéité, elle est indétermination, contingence ; elle est insondable, et cette insondabilité la constitue essentiellement. Ce sera donc l’indeterminé, le contingent et, pour un spectateur du dehors, le hasard qu’il faudra placer à l’origine et au fond des choses. Déjà la liberté humaine, que beaucoup de philosophes admettent, échappe évidemment à la raison ; car si on pouvait entièrement rendre raison d’un acte réputé libre, il se ramenerait à la prédominance de tel ou tel motif et rentrerait ainsi dans le domaine du déterminisme : expliquer une chose, c’est la déterminer ; la liberté est donc essentiellement une puissance non rationnelle. Si on n’hésite pas à placer, par une contradiction au moins apparente, une puissance de ce genre dans un être raisonnable, nous ne voyons pas pourquoi on hésiterait à la placer dans des êtres non raisonnables. Il faut pousser jusqu’au bout sa pensée. Malebranche a dit, Kant et Schopenhauer ont répété que la liberté était un mystère : pourquoi l’homme aurait-il le privilège du mystère, et, en supposant que ce mystère existe, pourquoi ne pas le placer au cœur même de l’être ? Epicure nous semble donc avoir raison, du moment où il voulait briser la « chaîne des causes, » de ne pas avoir attendu l’apparition de l’homme dans le monde, et d’avoir fait provenir le monde même de cette apparente exception à l’ordre du monde. Au point de vue logique, sa doctrine nous paraît parfaitement justifiable ; elle est plus conséquente que celle de beaucoup de nos modernes. Est-elle pour cela la vérité ? L’indéterminisme représente-t-il plus exactement pour nous le fond des choses que le déterminisme : c’est une tout autre question. Nous ne voulons pas tenter ici de résoudre le problème, nous avons voulu seulement l’élargir. Si on nous reproche, en poussant ainsi les choses à l’extrême, d’aboutir à l’absurde, nous répondrons que l’absurde est sans doute contenu dans le principe dont on part, et qu’il vaut mieux s’en rendre compte : nous préférons les philosophes qui veulent être tout-à-fait absurdes à ceux qui ne veulent l’être qu’à moitié ; ceux-là ont au moins le mérite de la logique. Hypothèse pour hypothèse, nous aimons cent fois mieux le clinamen épicurien que le libre arbitre vulgaire, réservé à l’homme.

  156. Diog. L., x, 125 : Οὐθὲν γάρ ἔστιν ἐν τῷ ζῆν δεινόν, τῳ χατειληφότι γνησίως τὸ μηδὲν ὑπάρχειν ἐν τῷ μὴ ζῆν δεινόν.
  157. Lucr., III, 890.
  158. Lucr. ibid. — Cette formule, usitée dans les funérailles de la Grèce et de Rome : « Que la terre lui soit légère, » n’avait sans doute rien de métaphorique à l’origine ; elle exprimait un sentiment répandu chez un grand nombre de peuples et qu’on retrouve dans toute sa naïveté chez les tribus sauvages. Les Guaranis, par exemple, veillent à ce que la terre ne pèse pas trop lourdement sur le mort ; les Indiens du Pérou déterraient leurs pères que les Espagnols avaient enterrés dans les églises, en disant qu’ils souffraient d’être ainsi foulés sous les dalles. Chez les Tupis, dans une intention toute contraire et peu gracieuse à l’endroit du mort, on lie fortement les membres des cadavres pour les empêcher de sortir du tombeau et d’aller tourmenter les vivants. Les négresses de Matiamba jettent dans l’eau le corps de leurs maris défunts afin de noyer leur âme et de leur épargner sans doute toute velléité de jalousie. Les Abyssiniens abandonnent les criminels aux bêtes féroces, pour les anéantir à la fois dans cette vie et dans l’autre. Les Chinois attachent une telle importance à être ensevelis dans la terre natale et à pouvoir s’y réveiller un jour, que, s’ils consentent à émigrer en Californie, c’est à la condition expresse qu’on ramènera leurs cadavres au Céleste Empire. M. Spencer, dans ses Principles of sociology, cite l’Inca Atahuallpa qui, condamné à mort, consentit à se faire chrétien, afin d’être pendu au lieu d’être brûlé, car s’il avait été brûlé, c’en était fait de sa résurrection. De nos jours encore, en 1874, l’évêque de Lincoln — raisonnant, comme le remarque M. Spencer, de la même manière que le guerrier indien, — prêcha contre la crémation, qui tend selon lui à ébranler la foi de l’humanité dans la résurrection.
  159. Voir Fustel de Coulanges, la Cité antique, p. 18. — Maintenant encore, dans certaines contrées de l’Allemagne, le soir de la Toussaint, on se couche de bonne heure en laissant sur la table le dîner servi pour la nourriture des pauvres âmes.
  160. Qu’on se rappelle à ce sujet la descente d’Ulysse aux enfers dans l’Odyssée. Les enfers sont un lieu sombre, froid, bas ; les morts y regrettent la lumière du soleil, et pensent avec tristesse à ceux qui vivent au-dessus de leur tête, joyeux, en la contemplant. Ce ne sont pas seulement les coupables et les lâches qui se voient ainsi éternellement condamnés à la nuit et à la souffrance ; les hommes « bons et braves » ont un sort semblable ; peu ou point de distinction entre eux. La conception des Champs-Elysées est postérieure et relativement récente. Sur tous les hommes l’imagination des peuples primitifs étend uniformément l’ombre du tombeau ; même si les morts remontent quelquefois à la surface de la terre et hantent le séjour des vivants, c’est la nuit, dans une obscurité semblable à celle des enfers.
  161. Plaute, Captifs, V, 4, I.
  162. Plut., De la superstition, 4.
  163. Plut., de la Superst., 31. — Les philosophes pensaient consoler ceux qui avaient perdu quelque proche en leur apprenant qu’il n’est pas de vie future, et que par conséquent le mort pleuré par eux jouissait d’un éternel repos. (V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce). A Rome, au temps de Sénèque, un jeune homme meurt dans un âge encore tendre, alors que, par la pureté de ses mœurs, il avait merité d’entrer encore enfant dans un collège de prêtres. Senèque écrit à Marcia sa mère, et voici les consolations qu’il lui donne : « Penses-y bien, celui que tu as perdu n’est affligé de nuls maux ; ces croyances qui rendent à nos yeux les enfers terribles, ce sont des fables ; nulles ténèbres ne menacent les morts, point de prison, point de fleuves brûlants de feu, point de fleuve d’oubli, ni de tribunaux ni d’accusés, et dans cette liberté si large nuls tyrans nouveaux. Les poètes ont imaginé ces choses en se jouant, et nous ont agités de vaines terreurs... Une grande et éternelle paix l’a reçu. » (Sén., Consol. ad Marc., 19, V.) Qu’on substitue par la pensée à Senèque un de nos philosophes contemporains, et à Marcia la mère pieuse de quelque jeune prêtre de nos jours, ces paroles deviendraient vraiment étranges. C’est généralement à ses prêtres et à ses fidèles les plus convaincus qu’une religion promet après la mort les destinées les plus hautes ; mais la religion païenne, on le voit, promettait si peu de chose aux siens, qu’en comparaison l’anéantissement complet pouvait paraître préférable.
  164. Lucr., III, 31.
  165. M. Bain, The emotions and the will, p. 62.
  166. Epic. ap. Diog. Laërt., iie max. Ὁ θάνατος οὐδὲν πρὸς ἡμᾶς · τὸ γὰρ διαλυθέν, ἀναισθητεῖ · τὸ δὲ ἀναισθητοῦν, οὐδὲν πρὸς ἡμᾶς.
  167. Ibid., X, 124. — Epicure, dans les fragments que Diogène Laërce nous a conservés, ne formule pas d’arguments contre l’immortalité de l’âme. Mais Lucrèce nous a laissé un remarquable résumé de l’argumentation épicurienne. Suivant les Epicuriens, l’expérience nous prouve que le corps et l’âme ont une vie parallèle et solidaire ; ils naissent, se développent, vieillissent ensemble, ils doivent donc mourir à la fois ; toute cause agissant sur l’un réagit sur l’autre ; la maladie, le délire, la léthargie, l’ivresse, se font sentir sur l’âme et sur le corps : « Or toute substance qui peut être troublée et altérée sera nécessairement détruite et privée de l’immortalité, si elle est exposée à l’action d’une cause supérieure. » (III, 483). La vie de l’âme, comme celle du corps, dépend donc uniquement du degré des forces destructives ; quand ces dernières l’emportent, la mort survient.
  168. Diog. Laërt., 125. Οὔτε οὖν πρὸς τοὺς ζῶντας ἐστίν, οὔτε πρὸς τοὺς τετελευτηχότας.
  169. Diog. L., x, ibid. Ὁ παρὸν οὐκ ἐνοχλεῖ, προσδοκώµενον κενῶς λυπεῖ.
  170. Lucr., III, 985.
  171. Die Welt als Wille, t. II, ch. 41 ; t. I, 1. iv. L’argument de Lucrèce et de Schopenhauer est d’ailleurs sophistique ; car le néant infini ne nous effraie qu’en tant qu’il doit suspendre notre existence et arrêter l’élan de notre volonté. Or, autre chose est le néant précédant notre naissance et aboutissant à notre existence ; autre chose est l’existence aboutissant au néant. Le néant passé ne porte aucun tort à notre existence actuelle ; le néant à venir peut la supprimer d’un moment à l’autre. On se console aisément de n’avoir pas toujours possède un bien, on se console plus difficilement d’être condamné à le perdre.
  172. ... Οὐκ ἄπειρον προστιθεῖσα χρόνον, ἀλλὰ τὸν τῆς ἀθανασίας ἀφελομένη πόθον. Diog. L., x, 124.
  173. Strauss, L’ancienne et la nouvelle foi (trad, franç.), p. 116.
  174. Bentham avait également exprimé des idées analogues dans son livre de la Religion naturelle (trad. Cazelles, p. 8).
  175. De fin., I, xix, 62 : « Neque pendet ex futuris, sed exspectat illa. »
  176. Diog. Laërt., x, 129. Τὸ µέλλον, οὔτε ἡμέτερον οὔτε πάντως οὐχ ἡμέτερον.
  177. De finibus, II, xxvii, 87, 88 : « At enim negat Epicurus ne diuturnitatem quidem temporis ad beate vivendum aliquid afferre, nec minorem voluptatem percipi in brevitate temporis, quam si illa sit sempiterna... Quum enim summum bonum in voluptate ponat, negat infinito tempore ætatis voluptatem fieri majoren quam finito atque modico. » Voir ibid., 1. I, xix, 63.
  178. Ὁ ἄπειρος χρόνος ἴσην ἔχει τὴν ἡδονὴν καὶ ὃ πεπερασµένος, ἐὰν τις αὐτῆς τὰ πέρατα Ἀαταμετρήσῃ τῷ λοχισμῷ. Diog. L., 45.
  179. Stob., Florileg., jam. cit.
  180. Lucr., iii, 930, et ss.
    Nam si grata fuit vita anteacta priorque,
    Et non omnia, pertusum congesta quasi in vas.
    Commoda perfluxere atque ingrata interiere,
    Cur non, ut plenus vitæ conviva recedis,
    Æquo animoque capis securam, stulte, quietem ?
  181. Diog. Laërt., x, 126. Οὕτω καὶ χρόνον οὐ τὸν µήκιστον, ἄλλα ἤδιστον καρπίζεται.
  182. Sen., Epist., 24, 22. « Objurgat Epicurus, non minus eos qui mortem concupiscunt, quam eos qui timent. »
  183. Diog. Laërt., x, 126, 127. Οὔτε φοθεῖται τὸ μὴ ζῆν · οὔτε γὰρ αὐτῷ προσίσταται τὸ ζην.
  184. Diog. Laërt., II, viii, 93.
  185. Ib., 94.
  186. Ib., 96.
  187. Epic. ap. Sense, Epist. ad Lucil., xxiv.
  188. Ibid. Lucrèce développe cette pensée de son maître :

    Et sæpe usque adeo, mortis formidine, vitæ
    Percipit humanos odium lucisque videndæ,
    Ut sibi consciscant mœrenti pectore lethum,
    Obliti fontem curarum hunc esse timorem.

  189. Diog. Laërt., ibid. Εἰ δὲ μωκώμενος, μάταιος ἐν τοῖς οὐκ ἐπιδεχομένοις.
  190. Epic. ap. Senec, Epist. 12, 10. « Malum est in necessitate vivere ; sed in necessitate vivere, necessitas nulla est. »
  191. Cic, De fin., I, 15, 49. « Si tolerabiles sint dolores, feramus ; sin minus, æquo animo e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro, exeamus. »
  192. Epic. ap. Senec., ibid.
  193. Marc-Aurèle, trad. Pierron, 80.
  194. Diog. Laërt., x, 122. — V. De fin. xxx, 96.
  195. Lact., Instit. divin., III, 17.
  196. Bayle, art. Lucrèce.
  197. Ποιήματα ἐνεργεῖν, οὐκ ἂν ποιῆσαι.
  198. Lucr., III, 944 et ss.
  199. Lucr., III, 1058.
  200. Diog. L., X. 118.
  201. Diog. L., X. 117.
  202. Diog. L., X, 120.
  203. Diog. L., X, 132.
  204. Hieron., Adv. Jovin.,, 191 : « Epicurus raro dicit sapienti ineunda conjugia. » Diog. L., X (Ed. Didot). Lucr., 118, 119, 120, 142, IV. — C’est aussi l’opinion de Démocrite.
  205. Epict., Entretiens, trad. Courdaveaux, p. 360.
  206. Ibid., I, 191 ; II, 8.
  207. Ὧν ἡ σοφία παρασκευάζεται εἰς τὴν τοῦ ὅλου βίου μακαριότητα πολὺ μέγιστόν ἐστί ἡ τῆς φιλίας κτῆσις. Diog. L., x, 148. — V. aussi Philodem., De vit., ix, col. 24.
  208. Diog. L., X, 10.
  209. Cic., De finibus, I, xx, 67 : « Atque ut odia, invidiæ, despicationes adversantur voluptatibus, sic amicitiæ non modo fautrices fidelissimæ, sed etiam effectrices sunt voluptatum tam amicis quam sibi. »
  210. Diog., ib., p. 20.
  211. Cic, De fin., I, xx, 67 : « Quod quia nullo modo sine amicitia firmam et perpetuam jucunditatem vitæ tenere possumus, neque vero ipsam amicitiam tueri, nisi æque amicos et nosmetipsos diligamus, idcirco et hoc ipsum efficitur in amicitia, et amicitia cum voluptate connectitur. Nam et lætamur amicorum lætitia æque atque nostra, et pariter dolemus angoribus. »
  212. De fin., ib., 68 : « Quocirca eodem modo sapiens erit affectus erga amicum, quo in seipsum, quosque labores propter suam voluptatem susciperet, eosdem suscipiet propter amici voluptatem. »
  213. Plut., Non. pos. s. v. s. Epic, 1100.
  214. Bentham, Déontologie, I, p. 27. — Cf. Principl. of morals and legisl. ch. xi ; of human dispositions.
  215. Diog. L., x, ii. ᾽Απιστούντων εἶναι, οὐδὲ φίλων.— Cf. 120.
  216. Ἡ αὐτῇ γνώμη θαρρεῖν τ᾽ ἐποίησεν ὑπὲρ τοῦ μηθὲν αἰώνιον δεινὸν μηδὲ πολυχρόνιον, καὶ τῆν ἐν αὐτοῖς τοῖς ὡρισμένοις ἀσφάλειαν φιλίας μάλιστα κατιδεῖν εἶναι συντελουμένην. Diog. Laërt., x, 148. — Cf.De fin., I, xx, 68.
  217. De fin., 66. « Ut enim virtutes, sic amicitiam negant posse a voluptate discedere… Quaeque de virtutibus dicta sunt, quemadmodum eae semper voluptatibus inhærerent, eadem de amicitia dicenda sunt. »
  218. Μένον χάριν ἕξειν τὸν σοςὸν φίλοις καὶ παροῦσι καὶ ἀποῦσιν ὁμοίως. Diog. L., x. 118.
  219. Diog. L., 121.
  220. Τοσοῦτοι τὸ πλῆθος ὡς μηδ᾽ ἂν πόλεσιν ὅλαις μετρεῖσθαι δύνασθαι. Diog. L., x, 9.
  221. Plut., de l’Amit. fr., 33.
  222. Plut., Dem., 45.
  223. V. Maxim., I., 8, 17.
  224. De fin, I, XX, 65 : « At vero Epicurus una in domo, et ea quidem angusta, quam magnos quantaque amoris conspiratione consentientes tenuit amicorum greges ! quod fit etiam nunc ab Epicureis. » — Cette amitié n’excluait pas la franchise, si l’on en croit Philodème. (Volum. herculan., fr. 15, 72, 73, περἰ παῤῥησίας.)
  225. Cic, De fin., II, xxxi, 101 ; V, 1; Pline, Hist. nat., xxxv, 2.
  226. Cic. De fin., I. XX, 66. « Tribus ergo modis video a nostris esse de amicitia disputatum. Alii, quum eas voluptates, quæ ad amicos pertinerent, negarent esse per se ipsas tam expetendas, quam nostras expeteremus, quo loco videtur quibusdam stabilitas amicitiæ vacillare, tuentur tamen eum locum seque facile, ut mihi videtur, expediunt. Sunt autem quidam Epicurei timidiores paulo contra vestra convicia, sed tamen satis acuti, qui verentur ne, si amicitiam propter nostram voluptatem expetendam putemus, tota amicitia quasi claudicare videatur. »
  227. De fin., I, xx, 70 : « Sunt autem qui dicant fœdus esse quoddam sapientium, ut, ne minus quidem amicos quam seipsos diligant. Quod et fieri posse intelligimus, et sæpe quidem enim videmus, et perspicuum est nihil ad jucunde vivendum reperiri posse, quod conjunctione tali sit aptius. » II, xxvi, 83. « Posuisti etiam dicere alios fœdus quoddam inter se facere sapientes, ut, quemadmodum sint in se ipsos animati, eodem modo sint erga amicos : id et fieri posse et sæpe esse factum et ad voluptates percipiendas maxime pertinere. »
  228. Cf. II, xxvi, 82. « Attulisti aliud humanius horum recentiorum, nunquam dictum ab ipso illo (sc. Epicuro). »
  229. V. De fin., II, xxvi.
  230. De fin., I, xx, 69 : « Primos congressus, copulationesque, et consuetudinum instituendarum voluntates fieri propter voluptatem ; quum autem usus progrediens familiaritatem effecerit, tum amorem efflorescere tantùm, ut, etiamsi nulla sit utilitas ex amicitiâ, tamen ipsi amici propter seipsos amentur. Etenim si loca, si fana, si urbes, si gymnasia, si campum, si canes, si equos, si ludicra, exercendi aut venandi consuetudine, adamare solemus, quanto id in hominum consuetudine faciliùs fieri potuerit et justiùs ? » Ce passage est très-contesté et d’autant plus intéressant à rétablir qu’il renferme l’exposition d’une théorie philosophique, et que la moindre altération du texte, sans modifier profondément la pensée, la défigure cependant. Baiter lit d’après Back (ad Cic. leg., 463) : equos ludicrâ exercendi aut venandi consuetudine : leçon contraire aux manuscrits, qui donnent tous si avant ludicra. Boeckel lit consuetudines et intercale si avant exercendi : leçon également contraire aux manuscrits ; de plus, la phrase ainsi écrite n’offre pas un sens plausible : elle revient à ceci : — Si nous aimons (pour elles-mêmes) les habitudes de l’exercice et de la chasse, nous pouvons bien aimer nos amis pour eux-mêmes ; — peut-on donc dire que nous aimons l’exercice pour lui-même, et non pour le bien-être physique qui en résulte ?

    La seule leçon conforme aux manuscrits est celle de Madvig, qui lit :« Si equos, si ludicra exercendi aut venandi consuetudine adamare solemus ; » mais il ne faudrait pas traduire ludicra exercendi par les plaisirs de l’exercice. Il nous paraît qu’on peut obtenir une version beaucoup plus satisfaisante à la fois au point de vue grammatical et philosophique, en plaçant entre deux virgules exercendi aut venandi consuetudine, et en comprenant la phrase de cette manière : « Si nous avons coutume de nous attacher aux lieux, aux temples, aux villes, aux gymnases, à un champ, aux chiens, aux chevaux, à certains jeux, par l’habitude de l’exercice ou de la chasse (dans ces lieux, dans ces villes, etc., ou avec ces chiens, etc.), combien plus facilement et plus justement cet effet (à savoir l’attachement par suite de l’habitude) pourra-t-il se produire dans la société habituelle des hommes ! » — Le ch. xxvi du livre II confirme notre interprétation : « Quum autem usus accessisset, tum ipsum (amicum) amari per se. »

  231. Cic. De fin., I, xx, 70 : « Quibus ex omnibus judicari potest, non modo non impediri rationem amicitiæ, si summum bonum in voluptate ponatur, sed sinè hoc institutionem amicitiæ omnino non posse reperiri. »
  232. Diog. L., x, 10.
  233. Diog. L., x, 119.
  234. Diog. L., x, 9,10.
  235. Sen., Epist. xxix.
  236. Ibid.
  237. Diog. Laërt., X, 120.
  238. Epic. ap. Diog., Max. 7 et 8.
  239. Epic. ap. Senec., Epist. xxv.
  240. Diog. Laert., 140, 119. Voir Philodème (Volumina Herculan.), Περὶ ῥητορικῆς, col. 14 : Οὐδὲ χρησίµην ἡγούμεθα τὴν πολιτικὴν δύναμιν αὐτὴν καθ’ αὑτῆν. — Par une exception qui rappelle trop Aristippe, Epicure permet au sage de courtiser le monarque, de « flatter pour corriger » (ἐπιχαρίσεσθαί τινι ἐπὶ τῷ διορθώµατι). Ib., 121.
  241. Stob., Serm., xvii, 30.
  242. Sen., Epist., xxi.
  243. Sen., ibid. Φιλοσόφῳ δ᾽ἐστὶ πλούτου μικρόν, dit également l’épicurien Philodème. (De vit., ix, col. 12.)
  244. Diog. Laërt., x, 10, 11.
  245. Senec., Epist., xv.
  246. Diog. L., x, 119, 120, 121 : Κτήσεως προνοήσεσθαι καὶ τοῦ μέλλοντος.
  247. Epic. ap. Senec., ibid.
  248. Χρηματίσεσθαι ἀλλ᾽ ἀπὸ μόνης σοφίας ἀπορήταντα. Ibid. — Philodem., De vit., ix, col. 12 ; 27, 40.
  249. Ibid., 120.
  250. Diog. Laërt., x, 150.— Τὸ τῆς φύσεως δίκαιον ἔστι σύμδολον τοῦ συμφέροντος εἰς τὸ μὴ βλάπτειν ἀλλήλους μηδὲ βλάπτεσθαι.
  251. Diog. Laërt., ibid. — Οὐκ ἦν τι καθ΄ ἑαυτὸ δικαιοσύνη͵ ἀλλ΄ ἐν ταῖς μετ΄ ἀλλήλων συστροφαῖς καθ΄ ὁπηλίκους δήποτε ἀεὶ τόπους συνθήκη τις ὑπὲρ τοῦ μὴ βλάπτειν ἢ βλάπτεσθαι.
  252. Ὅσα τῶν ζῴων μὴ ἐδύνατο συνθήκας ποιεῖσθαι τὰς ὑπὲρ τοῦ μὴ βλάπτειν ἄλληλα μηδὲ βλάπτεσθαι͵ πρὸς ταῦτα οὐθὲν ἦν δίκαιον οὐδὲ ἄδικον ὡσαύτως δὲ καὶ τῶν ἐθνῶν ὅσα μὴ ἐδύνατο ἢ μὴ ἐβούλετο τὰς συνθήκας ποιεῖσθαι. Diog. L., x, 150.
  253. Οι νόμοι χάριν των σοφών κείνται, ουχ ἴνα μή αδικώσιν, αλλ' ίνα μη αδικώνται. Epic. ap. Stob. . Serm., xliii, 139.
  254. Ἡ ἀδικία οὐ καθ΄ ἑαυτὴν κακόν͵ ἀλλ΄ ἐν τῷ κατὰ τὴν ὑποψίαν φόβῳ͵ εἰ μὴ λήσει τοὺς ὑπὲρ τῶν τοιούτων ἐφεστηκότας κολαστάς. Diog. L., x, 151.
  255. Οὐκ ἔστι τὸν λάθρα τι ποιοῦντα ὧν συνέθεντο πρὸς ἀλλήλους εἰς τὸ μὴ βλάπτειν μηδὲ βλάπτεσθαι πιστεύειν ὅτι λήσει͵ κἂν μυριάκις ἐπὶ τοῦ παρόντος λανθάνῃ· μέχρι γὰρ καταστροφῆς ἄδηλον εἰ καὶ λήσει. Diog. L., x, 151.
  256. Ὁ δίκαιος ἀταρακτότατος͵ ὁ δ΄ ἄδικος πλείστης ταραχῆς γέμων. Ibid., 144.
  257. Toutefois, outre l’avantage extérieur qui s’attache à l’observation de la justice, il faut ajouter d’autres considérations plus vraiment morales. La vertu de la justice réalise non-seulement au dehors, mais dans l’individu même, une sorte d’harmonie et de justice intérieure : elle produit l’équilibre des désirs et des passions ; « par sa force propre et sa nature elle rasserène les âmes ; » l’injustice, au contraire, par sa seule présence (hoc ipso, quod adest), amène le trouble dans l’âme (De fin., I, xvi, 50). En partant de ce principe, Epicure a pu en venir à recommander la justice indépendamment de ses conséquences sociales, et à défendre l’injustice, dût-elle rester cachée à tous les yeux. C’est même sur ce côté de sa doctrine que ses disciples semblent avoir insisté de préférence. Philodème, par exemple, conseille de s’attacher à l’esprit plutôt qu’à la lettre de la loi, d’être juste avec plaisir, non par nécessité, de l’être avec fermeté, non avec inquiétude. – De rhet., Volumina Herculan., v. a. col. 25: Μεθ᾽ ἡδονῆς, οὐ δι᾽ ἀνάγκην, καὶ βεβαίως, ἀλλ᾽ οὐ σαλευομένως.
  258. Κατὰ μὲν τὸ κοινόν, πᾶσι τὸ δίκαιον τὸ αὐτὸ (συμφέρον γάρ τι ἦν ἐν τῇ πρὸς ἀλλήλους κοινωνία) · κατὰ ὃξ τὸ ἴδιον, χώρας καὶ ὅσων δήποτ᾽ αἰτιῶν, οὐ πᾶσι συνέπεται τὸ αὐτὸ δίχαιον εἶναι. Diog. L., x, 151 .
  259. « Il semblerait, » dit M. Bain après Epicure, « il semble que, dans les règles suggérées par les nécessités publiques et communes, il y a une certaine uniformité causée par la ressemblance de situation de toutes les sociétés. Au contraire, dans les règles fondées sur les sentiments des hommes, leurs goûts, leurs aversions, il n’y a rien de commun, sinon le fait que quelqu’une ou plusieurs sont érigées en règle publique et mêlées en un seul code avec les devoirs plus impératifs qui maintiennent la société. » Bain, Emotions and Will, p. 271.
  260. Ἐάν δὲ νόμον θῆταί τις, μὴ ἀποβαίνῃ δὲ κατὰ τὸ συμφέρον τῆς πρὸς ἀλλήλους κοινωνίας, οὐκέτι τοῦτο τὴν τοῦ δικαίου φύσιν ἔχει. Diog. L., x, 152.
  261. Diog. L., x, 153.
  262. Diog. L., x, 154.
  263. Voir notre Morale anglaise contemporaine, IIe partie.
  264. Ἀχώριστον τῆς ἡδονῆς τὴν ἀρετὴν μόνην, τὰ δ’ἄλλα χωρίζεσθαι, οἷον βροτά… Οὐκ ἔστιν ἡδέως ζῆν ἄνευ τοῦ φρονίμως καὶ καλῶς καὶ δικαίως, οὐδὲ φρονίμως καὶ καλῶς καὶ δικαίως ἄνευ τοῦ ἡδέως. Diog. L., 138, 140.
  265. Diog. Laërt., x, 75: « Ἀλλὰ μὴν ὑποληπτέον καὶ τὴν τῶν ἀνθρώπων ᾳὖσιν πολλὰ καὶ παντοῖα ὑπὸ τῶν αὐτὴν περιεστώτων πραγμάτων διδαχθηναί τε καὶ ἀναγκασθῆναι · τὸν δὲ λογισμὸν τὰ ὑπὸ ταύτης παρεγγυηθέντα, χαὶ ὕστερον ἐπαχριξοῦν · καὶ προζεξευ ορίσκειν ἐν μέν τισι, θᾶττον · ἐν δέ τισι, βραδύτερον · καὶ ἐν μέν τισι, κατὰ περιόδους καὶ χρόνους μείζους ἀπὸ τῶν τοῦ ἀπείρου · ἐν δέ τισι, κατ᾽ ἐλάττους. »
  266. Lucr., V, 1386, 1445.
  267. Ibid., 923.
  268. Ibid., 970.
  269. Lucr., 969.
  270. Ibid., 955 :

    Nec commune bonum poterant spectare, nec ullis
    Moribus inter se scibant, nec legibus uti.
    Quod cuique obtulerat prædæ fortuna, ferebat,
    Sponte sua sibi quisque valere et vivere doctus.

  271. Ibid., 1105.

    Inque dies magis hi victum vitamque priorem
    Commutare novis monstrabant rebus, et igni,
    Ingenio qui præstabant, et corde vigebant.

  272. Ibid., 1090.
  273. Ibid., 1010.
  274. V, 1019 :

    Tunc et amicitiara cœperunt jungere, habentes
    Finitima inter se, nec lædere, nec violare ;
    Et pueros commendarunt, muliebreque sæclum,
    Vocibus, et gestu, cum balbe significarent
    Imbecillorum esse æquum misererier omnium.

    Vocibus au pluriel ne peut désigner dans ce passage que les sons inarticulés : la formation du langage est décrite plus tard par Lucrèce, et Lucrèce suit l’ordre historique dans son exposition.

    La conception du pacte social n’a pas été assez remarquée chez Epicure et surtout chez Lucrèce ; cependant elle a une importance capitale dans l’épicurisme, importance qui ressort des textes de Diogène de Laërte (x, 150). Lucrèce, si fidèle dans les moindres détails à la doctrine du maître, ne pouvait manquer de reproduire cette idée. Jungere amicitiam... nec lædere nec violare est évidemment la traduction latine de συνθήκας ποιεῖσθαι τὰς ὑπὲρ τοῦ μὴ βλάπτειν ἄλληλοὺς μηδὲ βλάπτεσθαι. Plus tard, et à plusieurs reprises, Lucrèce emploiera dans le même sens fœdus ou fœdera pour traduire σύμβολων τοῦ συμφέροντος. — On ne sait pas assez que l’idée de contrat dont Hobbes et Rousseau tireront un si grand parti, est une réminiscence plus ou moins inconsciente de l’épicurisme.

  275. V, 1023 :

    Non tamen omnimodis poterat concordia gigni ;
    Sed bona magnaque pars servabant fœdera casti:
    Aut genus humanum jam tum foret omne peremptum,
    Nec potuisset adhuc perducere sæcla propago.

  276. Ibid., 1027. Cf. Diog. Laërt., X, 75.
  277. Lucr., 1075.
  278. Diog. Laërt., X, 76.
  279. Ibid., 1280.
  280. Lucr., 1348.
  281. Ibid., I332.
  282. Hist. du mat., trad. franç., t. I, p. 146.
  283. Lucr., loc. cit. Lucrèce répète par trois fois cette pensée.
  284. Lucr., V, 1455.

    Navigia, atque agri culturas, mœnia, leges,
    Arma, vias, vestes, et cætera de genere horum
    Præmia, delicias quoque vitæ funditus omnes,
    Carmina, picturas, et dædala signa polire,
    Usus et impigræ simul experientia mentis
    Paulatim docuit pedetentim progredientes.
    Sic uuum quidquid paulatim protrahit ætas
    In medium, ratioque in luminis eruit oras.
    Namque alid ex alio clarescere corde videmus
    Artibus, ad summum donec venere cacumen.

  285. V. M. Martha, Le poëme de Lucrèce, p. 299.
  286. Senec., Quest. nat. vii.
  287. Lucr., V, 196.
  288. « Quodsi hæc ratio vera est, dissolvitur etiam argumentum illud Epicuri : « Deus, inquit, aut vult tollere mala, et non potest ; aut potest, et non vult ; aut neque vult, neque potest, aut et vult et potest. Si vult, et non potest, imbecillis est, quod in Deum non cadit : si potest et non vult, invidus, quod æquè alienum a Deo : si neque vult neque potest, et invidus et imbecillis est, ideo nec Deus ; si vult et potest, quod solum Deo convenit, unde ergo sunt mala ? aut cur illa non tollit ? » Scio plerosque philosophorum, qui providentiam defendunt, hoc argumente perturbari solere, et invitos pæne adigi, ut Deum nihil curare fateantur ; quod maxime quærit Epicurus. »
  289. De Nat. deor., I, 16, 43. — Diog. Laërt., x, 123.
  290. De Nat. deor., ibid.
  291. Diog. Laërt., X, 123; Cic., De Nat. deor., I, 17, 45; 19, 51; Lucr., II, 646; v. 165.
  292. Epic. ap. Diog. Laërt., Lettre à Ménécée, init.
  293. Lucr., v, 1217; vi, 35.
  294. De nat. deor., loc. cit.
  295. Ibid.
  296. De nat. deor., loc. cit.
  297. Cic., ibid.; Divin., II, 17; Luc., V, 148; Metrodor., περὶ αἰσθητῶν, col. 7 (Plut.). — On a rapproché avec raison sur ce point la doctrine d’Épicure des idées confuses des premiers chrétiens, qui admettaient un corps de Dieu. Si nos sens étaient assez fins, nous verrions ce corps, dit Tertullien. (De an., 22.)
  298. Τὰ μετακόσμία, τα μεταξὺ κόσμων διαστήματα. Cicéron traduit intermundia (De fin., II, xxiii).
  299. De nat. deor., I, xix, 50.
  300. Ἐπίκουρος ἀνθρωποειδεῖς μὲυ τοὺς θεούς, λόγῳ δὲ πάντας θεωρητούς, διὰ τὴν λεπτομερέιαν τῆς τῶν εἰδώλων φύσεως. Stobée, Eclog., I, 66, éd. Heeren. — Cic., Nat. deor., I, 18, 46; Divin., II, 17, 40 ; Sext., Pyrrh., III, 218 ; Plut., Pl. Phil., I, 7, 18. — Voir aussi Phœdr., Fragm., col. 7.
  301. Philodème, Volum. hercul., Περί τῆς τῶν θεῶν εὐστοχουμένης διαγωγῆς, κατὰ Ζήνωνα, col. 12.
  302. De nat deor., I,34, 95. — D’après Philodème, les dieux parlent grec ou du moins une langue qui se rapproche beaucoup du grec (Volum. herculan., col. 14).
  303. De benef., IV, xix.
  304. V. M. Zeller, Die philos. der Griech.
  305. Diog. Laërt., x, 12.
  306. Lange, Histoire du Matérialisme, trad. franç., tome I, page 93.
  307. « Primus hoc instituit Epicurus otii magister. Usque ad eum moris non fuerat in oppidis habitari rura. » Pline, Hist. nat., xxix.
  308. Hospes hic bene manebis ; hic summum bonum uoluptas est (Sén., Ep., 21, 10).
  309. Lucr., V, 6.
  310. Diog. L., X, 18; Cic., De fin., II, 31; Senec., Ep., 21. — Cf. Gassendi, De vit. et mor. Epic., II.
  311. Numen. ap. Euseb., Præpar. evang., libr. XIV, c. v, p. 727.
  312. Ozanam, Dante, p. 47, 345, 2e édition.
  313. Ozanam, p. 48.
  314. E chussi poteano dire pluy de centomillia migliara. Voir M. Renan, Averroès, p. 285.
  315. Inf., IX et X.
  316. Polycraticus, L. 7, ch. 15.
  317. Erasme, Colloquia, p. 543.
  318. Essais, I, 19.
  319. Un des contemporains de Montaigne, Cardan, professait une sorte d’épicurisme retourné : sa doctrine conduisait à l’ascétisme par un raffinement de volupté ; il soutenait en effet que, le plaisir naissant par contraste avec la douleur, on doit rechercher le plus possible peines et souffrances, afin d’obtenir dans leur cessation une plus grande somme de plaisirs. Il avait, prétendait-il, toujours conformé sa vie à ce précepte, et il s’en était fort bien trouvé. De subtilit., 1. XIII ; De vit. propr.
  320. De vit. et mor. Epic, préface.
  321. Bonorum maximum ad fines semper ulteriores minime impedita progressio. De Hom., XI, 15.
  322. De cive, Lib., Prœf., C. I, i et annot.
  323. De cive, Lib., I, 6. Cf. Lucrèce, I. V. loc. cit.
  324. De cive, Lib., I, 7, 8, 10.
  325. De cive, Lib., I, 12.
  326. De cive, Lib., p. 6, annot. — Cf. Leviath., De hom., xiii.
  327. De cive, Imp. V, 3.
  328. De cive, Imp. V, 6, 7.
  329. La troisième partie, Religio, était évidemment accessoire aux yeux de Hobbes, incrédule comme la plupart des épicuriens.
  330. De cive, Imp., VI, 20. Leviath., De civ., c. xvii.
  331. De cive, Imp., X; Leviath., De civ. XIX.
  332. De cive, Imp., V, 8.
  333. De cive, Imp., V, 9 : Civitas est persona una, cujus voluntas, ex pactis plurium hominum, pro voluntate habenda est ipsorum omnium ; ut singulorum viribus et facultatibus uti possit, ad pacem et defensionem communem.
  334. Leviath., De civit, xxx. — Cf. De Hom., X, 5.
  335. « Il serait sévère, dit Jouffroy (Cours de droit naturel, t. I), d’imputer tout le système de Hobbes à l’auteur des Maximes. » Ce n’est pas être sévère que de croire quelqu’un capable de suivre jusqu’au bout sa pensée ; avec les vrais penseurs on ne saurait trop avoir de ces sévérités-là. Du reste il nous suffira d’introduire un peu d’ordre logique dans les maximes que La Rochefoucauld a jetées au hasard, suivant l’époque où il les avait pensées, pour en montrer le lien intime, pour en dégager et en faire sortir tout un système moral, plus profond parfois que celui même de Hobbes.
  336. Max. 206, 54, 55, 12, 1, 182, 171.
  337. Max. 104.
  338. Max. 24, 225, 218, 220.
  339. Max. 26, 21, 528.
  340. Max. 293, 310, 17, 360, 54, 55.
  341. Max. 365.
  342. Max. 254.
  343. Max. 149, 138.
  344. Max. 143, 146, 144.
  345. Max. 62, 63. — Réflexions diverses : de la confiance.
  346. Max. 170; — Premières pensées, 89.
  347. Prem. pens., 22. 24, 23.
  348. Prem. pens., 77.
  349. Max. 237.
  350. Max. 264.
  351. Max. 223.
  352. Max. 178, 179.
  353. Max. 267, 396, 319, 204, 367.
  354. Max. 175.
  355. Max. 235, 232, 233.
  356. Max. 29, 238, 14, 82.
  357. Prem. pens., 43, 44.
  358. Max. 189, 184.
  359. Max. 153, 57, 170, 323. — Prem. pens., 18, 96. — Max. 58.
  360. Max. 122. 299, 43. – On peut rapprocher de cette dernière pensée cette autre : « L’esprit est toujours la dupe du cœur. » « Je ne sais si vous l’entendez comme moi, écrivait à ce sujet Mme de Schomberg, mais je l’entends, ce me semble, bien joliment, et voici comment : c’est que l’esprit croit toujours, par son habileté et par ses raisonnements, faire faire au cœur ce qu’il veut ; mais il se trompe, il en est la dupe ; c’est toujours le cœur qui fait agir l’esprit ; l’on sert tous ses mouvements malgré que l’on en ait, et l’on les suit même sans croire les suivre. Cela se connaît mieux en galanterie qu’aux autres actions, et je me souviens de certains vers sur ce sujet, qui ne sont pas mal à propos.
    La raison sans cesse raisonne
    Et jamais n’a guéri personne,
    Et le dépit le plus souvent
    Rend plus amoureux que devant. »

    La Rochefoucauld, par malheur, ne l’entend pas du tout comme Mme de Schomberg ; le cœur est pour lui l’ensemble fatal des passions qui sans cesse dominent et gouvernent la raison, alors que la raison se croit maîtresse et souveraine : la volonté, en nous, est toujours dupe de la passion, la liberté, de la servitude.

  361. Max. 181, 5.
  362. Max. 10. Prem. pens., 13.
  363. Max. 197.
  364. Max. 196.
  365. Max. 51.
  366. Prem. pens., 2.
  367. Max. 44.
  368. Max. 443, 35, 450.
  369. Lettre à la marq. de Sablé.
  370. Prem. Pens., 92. Voici sur cette maxime un passage d’une lettre de Mme de Schomberg. «... Que dites-vous aussi, de ce que chacun se fait un extérieur et une mine qu’il met en la place de ce qu’il veut paraître, au lieu de ce qu’il est ? Il y a longtemps que je l’ai pensé, et que j’ai dit que tout le monde était en mascarade, et mieux déguisé que l’on ne l’est à celle du Louvre. » — La Rochefoucauld le prenait sur un ton moins plaisant.
  371. Ethique, IV. Préambule.
  372. Ethique, IV, Défin., i.
  373. IV, Propos., xxv.
  374. IV, Défin., vii.
  375. Ibid. Prop. xxiv.
  376. Prop. xxvi.
  377. Prop. xxvii.
  378. IV., Prop. xviii.
  379. III, Préambule.
  380. XIII, Schol.
  381. Prop. xix, xx, et suiv.
  382. Ibid., III, Prop. xv.
  383. III, Défin., vi.
  384. Ethique, III, Prop. xlix.
  385. IV, Prop. xxxv, v, Scholie du Corollaire, 2.
  386. Traité Théol. pol. xvi.
  387. Th., IV, Prop. 62, Scholie.
  388. Prop, xxxvi.
  389. V, Prop., 20.
  390. Déontologie, I, 353. — La lampe ordinaire représente assez bien le style et parfois la pensée de Bentham ; mais c’est beaucoup dire que de parler des éclairs d’Helvétius et de ses flots de lumière.
  391. Une idée fixe semble avoir fatigué Helvétius pendant toute sa vie : il voulait se faire un nom, acquérir la réputation, la gloire, et, si c’était possible, l’immortalité. Il chercha d’abord, paraît-il, à briller dans l’escrime et la danse ; ses panégyristes disent même qu’il dansa, masqué, à l’opéra et y fut très-applaudi. De danseur, il devint poëte ; mais « la poésie était passée de mode » (Collé, Journ. hist.) ; aussi la laissa-t-il bientôt de côté. Il songea un instant aux mathématiques ; enfin il se décida pour la philosophie, « qui donnait seule alors », disait-il, « la grande célébrité. » Pour recueillir les matériaux de son ouvrage, il faisait « la chasse aux idées, » interrogeant chacun, parlant peu lui-même, mais écoutant beaucoup. « Il suait, dit Morellet, pour faire un chapitre, et il y en a tel morceau qu’il a recomposé vingt fois. » — Sur la fin de sa vie, découragé de la philosophie, mais toujours poursuivi par le désir de la gloire, il revint à la poésie. « Il ne manqua à Helvétius que le génie, ce démon qui tourmente ; on ne peut écrire pour l’immortalité quand on n’en est pas possédé. » (Grimm, Corresp. litt., janv. 1772). Le goût d’Helvétius pour la philosophie était lui-même un goût utilitaire.

    À l’époque où Helvétius commença à écrire, Montesquieu venait de publier son Esprit des lois ; obtenir une place, sinon au-dessus, du moins à côté de ce grand homme, telle fut l’ambition d’Helvétius. Il voulut recommencer l’Esprit des lois et le dépasser, en lui donnant une portée plus générale ; au lieu de considérer l’esprit des lois, il entreprit de considérer l’esprit proprement dit. Cherchant la généralité dans le vague plutôt que dans l’ampleur de la pensée, il se contenta de ce sujet et de ce titre : De l’esprit. — « Titre louche, » disait Voltaire, et il ajoutait: « Œuvre sans méthode, beaucoup de choses communes ou superficielles, et le neuf faux ou problématique... ; mais, des morceaux excellents. »

    C’est en effet une œuvre singulièrement composée que ce livre De l’esprit : la partie la plus importante, celle qui a fait, du moins chez les lecteurs sérieux, tout le succès du livre, est la partie morale, où se trouve exposée la doctrine utilitaire ; — et cette partie, précisément, est un hors-d’œuvre dans un ouvrage de psychologie; de telle sorte que la principale valeur du livre De l’esprit vient en somme d’une faute de composition. Sans une digression superflue, cet ouvrage aurait à peine le nécessaire ; ce ne serait guère qu’un tissu de banalités paradoxales, où la philosophie devient parfois un simple prétexte aux contes, aux anecdotes, aux « balayures des salons. »

  392. De l’espr., préf.; De l’homme, II, 19.
  393. De l’espr., I, 4.
  394. De l’espr., III, 5; De l’hom., IV, 24.
  395. De l’espr., II, 1, note.
  396. De l’espr., II, 2; De l’hom., récap.
  397. De l’espr., II, 5; Ibid., note. II, 24.
  398. De l’espr., II, 5; Ibid, note. II, 24.
  399. De l’espr., I, 4; II, 2; II, X. — On sait que la Sorbonne condamna ces paroles : « Comme un sauvageon des fruits amers. » — « Ah ! sauvageons de l’école, s’écrie Voltaire, vous persécutez un homme parce qu’il ne vous hait pas. »
  400. De l’espr., II, 2, note.
  401. De l’espr., II, 2, note.
  402. L’idéal d’une société sans haine et sans amour, sans estime et sans mépris, sans bienveillance et sans malveillance, sans reconnaissance et sans ingratitude, sans colère et sans pitié, avait été tracé déjà par Spinoza. (Voir le chapitre précédent.)
  403. De l’espr., II, 2. — « On sait bien, » observe La Harpe avec bon sens, « on sait bien que dans l’antichambre d’un ministre dissipateur tous ceux qu’il enrichit aux dépens des peuples chanteront ses louanges ; mais d’abord ces louanges seront-elles bien sincères ? Je vais plus loin. Est-il bien rare que ceux même qui profitent des profusions et des injustices d’un homme en place soient les premiers à le condamner, non pas en public, mais dans l’intime confiance ? »
  404. De l’espr., II, 2.
  405. Voir Damiron, Mém. sur le XVIIIe siècle, I, 413.
  406. De l’espr., II, 2.
  407. De l’espr., II, 4.
  408. De l’espr., II, 7.
  409. De l’espr., II, 8.
  410. De l’espr., II, 6; II, 11.
  411. Empruntons à Helvétius un exemple qu’il nous fournit lui-même. Un général ignorant (quelque Soubise sans doute) gagne trois batailles sur un général encore plus ignorant que lui : le public, s’il sait que ces victoires sont l’œuvre de l’ignorance et du hasard, les admirera-t-il autant que celles d’un autre général plus habile ? Evidemment non. Helvétius semble considérer les actions à part et comme détachées de la puissance qui les exécute ; mais personne ne les considère ainsi : pour qu’un homme soit digne d’admiration et d’approbation, il ne faut pas seulement qu’il ait bien agi par hasard, car alors, à vrai dire, son action ne se rapporte pas à lui, mais au concours des circonstances. Ce concours, qui l’a amenée et qui peut ne plus avoir lieu, a seul été vraiment utile. Pour que le général lui-même soit utile, il faut en outre qu’il ait agi avec capacité ; il faut qu’on trouve en lui, et non pas hors de lui, la cause qui a produit l’action présente et qui pourra plus tard reproduire des actions du même genre. Par là, en effet, on aura non seulement une utilité présente, mais une utilité à venir. Le général qui a gagné par hasard trois batailles a été utile à un moment donné ; il n’est pourtant pas véritablement et en tout temps utile : bien plus, toutes les batailles qu’il pourrait gagner encore par hasard ne lui donneraient pas cette utilité. Quand un général maladroit serait vainqueur presque toute sa vie et quand un général extrêmement habile serait presque toute sa vie vaincu, le second serait toujours personnellement plus utile et, par conséquent, plus estimable que le premier ; en effet, du moment où le sort cesserait de lui être par trop contraire, il aurait la victoire ; et son rival, du moment que le sort cesserait de gagner la bataille à sa place, serait défait. L’un est donc, pour la défense de la patrie, comme une arme solide qu’aucun coup ne peut briser ou ployer ; l’autre ressemble au dard de l’abeille qui ne peut blesser qu’une fois. L’un est d’une utilité durable, l’autre d’une utilité fortuite et conséquemment passagère. Ainsi, dans tout agent, il y a, outre l’action, une puissance physique ou intellectuelle ; et c’est d’après cette puissance, véritable ou supposée, que le public juge et doit juger les actions. Bien plus, il y a aussi, même au point de vue utilitaire et déterministe, une certaine puissance morale qu’on ne doit point négliger dans le jugement des actions. Pourquoi, par exemple, pour apprécier certains actes, s’efforce-t-on de connaître l’intention qui les a dictés ? Rien de plus simple : celui qui agit avec bonne intention, a plus de capacité intime que celui qui agit de la même manière d’après une intention intéressée : il a plus de chances de reproduire son action, il est plus utile. L’intention est donc, en quelque sorte, la mesure de la capacité la plus intime, qu’on pourra appeler, si l’on veut, la capacité morale ; et à ce titre l’intention ne doit point être négligée, même par Helvétius et les fatalistes : on peut dire de même que la difficulté et la rareté d’une action sont la mesure de la capacité physique ou intellectuelle de l’agent. Or, il est évident que plus un être est capable, plus il est utile. Helvétius avait donc parfaitement tort de dire que le public ne proportionne point son estime « à la force, au courage, à la générosité ; » en le disant, il était dans le faux, même au point de vue de son propre système. On a parfois essayé de réfuter l’utilitarisme épicurien en réfutant ces conséquences paradoxales et illogiques qu’Helvétius en tire ; mais, nous venons de le voir, la vraie doctrine épicurienne est plus difficile à prendre en défaut.
  412. Helvétius, De l’espr., II, 8.
  413. De l’espr., II, 13; II, 5, note.
  414. De l’espr., II, 22.
  415. De l’espr., II, 24.
  416. De l’espr., II, 22.
  417. Ibid., II, 22.
  418. De l’espr., III. — De l’hom., I, 8, note ; ib., III, 3. — Diderot réplique à la comparaison d’Helvétius par une autre comparaison. « Le hasard, dit-il, ne fait pas plus le génie que la pioche du manœuvre qui fouille les mines de Golconde, le diamant qu’elle en extrait. »
  419. De l’hom., I, 8.
  420. De l’espr., IV, 17; De l’hom., X, 10, 11.
  421. De l’espr., I, 17.
  422. De l’espr., II, 24.
  423. De l’espr., III, 30; De l’hom., III, 4; IV, 22.
  424. On a répété encore, à propos de ces conséquences qu’Helvétius croyait pouvoir déduire de son système, qu’elles prouvaient la fausseté du système. Par malheur, ainsi que nous l’avons déjà vu, ces conséquences sont souvent très-illogiques au point de vue même de l’épicurisme. Ici, par exemple, le libertinage n’est pas utile, même par le côté où l’envisage Helvétius : ses paroles, en effet, renferment un sophisme réfuté par Bastiat et qui tombe sous l’argument bien connu de la vitre cassée. Jacques Bonhomme a cassé une vitre ; il la fait remettre moyennant 75 c. par un vitrier, et s’imagine, comme on dit, avoir fait marcher l’industrie; — l’industrie des vitriers, sans doute ; l’industrie en général, nullement ; — en effet, Jacques Bonhomme n’eût pas laissé inutiles ses 75 c. ; il les eût placés dans le commerce : au lieu de faire travailler un vitrier, il eût fait par exemple travailler un charpentier ou un maçon ; il y aurait donc, si la vitre n’eût pas été cassée, une somme de travail et de bien égale dans la société, et une vitre de plus. La dépense d’une vitre s’appelle en économie politique improductive, et c’est dans le genre des dépenses improductives que rentre, au point de vue économique, toute dépense ayant pour objet le libertinage.
  425. De l’espr. II, 14, 15, 5.
  426. De l’hom., I, 14.
  427. De l’hom., I, 10, 13 14.
  428. De l’espr., II, 17.
  429. De l’espr., II, 17.
  430. De l’espr., II, 15.
  431. De l’espr., préf.
  432. De l’espr., II, 17.
  433. De l’espr., III, 15. De l’hom., VII, 14, note.
  434. De l’espr., II, 25.
  435. Voir notre Morale anglaise contemporaine, 1re partie.
  436. Le livre De l’esprit a eu plus de cinquante éditions tant en France qu’à l’étranger.
  437. Disc. s. le bonheur, p. 218.
  438. Disc. s. le bonh., p. 205.
  439. Elém. de philos., III, 1. — Dalembert n’en est pas moins franchement utilitaire. On croirait, en lisant l’explication suivante du désintéressement, lire une page d’un utilitaire anglais contemporain, de Bentham ou de Stuart-Mill :

    « Si on appelle bien-être ce qui est au-delà du besoin absolu, il s’ensuit que sacrifier son bien-être au besoin d’autrui est le grand principe de toutes les vertus sociales, et le remède à toutes les passions. Mais ce sacrifice est-il dans la nature, et en quoi consiste-t-il ? Sans doute, aucune loi naturelle ou politique ne peut nous obliger à aimer les autres plus que nous ; cet héroïsme, si un sentiment absurde peut être appelé ainsi, ne saurait être dans le cœur humain. Mais l’amour éclairé de notre propre bonheur nous montre comme des biens préférables à tous les autres la paix avec nous-mêmes et l’attachement de nos semblables ; et le moyen le plus sûr de nous procurer cette paix et cet attachement est de disputer aux autres le moins possible la jouissance de ces biens de convention, si chers à l’avidité des hommes ; ainsi l’amour éclairé de nous-même est le principe de tous les sacrifices. » Considérée à ce point de vue, la morale devient une espèce de « tarif. »

  440. Syst. de la nat., I, 10, p. 183. Syst. soc., p. 71. — D’Holbach est un des premiers qui aient prétendu fonder la morale sur la physiologie ou, comme il dit, Sur la médecine. « Si l’on consultait l’expérience au lieu du préjugé, la médecine fournirait à la morale la clef du cœur humain… Aidés de l’expérience, si nous connaissions les éléments qui font la base du tempérament d’un homme, ou du plus grand nombre des individus dont un peuple est composé, nous saurions ce qui leur convient, les lois qui leur sont nécessaires, les institutions qui leur sont utiles… La morale et la politique pourraient retirer du matérialisme des avantages que le dogme de la spiritualité ne leur fournira jamais et auxquels il les empêche même de songer. »
  441. Syst. de la nat., I. 15, p. 342. Dans la Nouvelle Héloïse, Rousseau dit de d’Holbach, qu’il représente sous le personnage de Wolmar : « Il fait le bien sans espoir de récompense ; il est plus vertueux, plus désintéressé que nous. »
  442. Le gouvernement, suivant d’Holbach, est la somme des forces sociales déposées entre les mains de ceux qu’on juge les plus propres à conduire les hommes au bonheur (Syst. soc., II, p. 6). Mais ceux-ci ne peuvent recevoir leur autorité que d’un contrat, et non pas seulement d’un contrat qui lie, comme le voulait Hobbes, les gouvernés entre eux, mais qui lie les gouvernants aux gouvernés : « Il n’y a de souverain légitime que de l’aveu de sa nation. » (Syst. soc., II, p. 11). L’origine du gouvernement est donc la volonté du peuple ; maintenant, quelle sera sa forme ? Pour résoudre cette question, il faut se demander quel est son but. Le but du gouvernement, nous le savons, c’est le bonheur ; or, la condition immédiate du bonheur, c’est la liberté, qui n’est que le pouvoir de mettre en œuvre les moyens nécessaires à ce bonheur ; la forme la meilleure du gouvernement sera donc celle qui le rapprochera le plus de son but, et qui par conséquent donnera à la société gouvernée la plus grande somme possible de liberté (Syst. soc., II, 35). Plus on est libre, plus on peut ; plus on peut, plus on a de moyens de bonheur ; plus on a de ces moyens, plus on s’en sert et plus on est heureux. Quelle sera donc la forme de gouvernement qui donnera le plus de liberté à tous ? C’est le gouvernement par représentants (Syst. soc., II, 50). « Un gouvernement, quel qu’il soit, est fait pour la nation, non la nation pour le gouvernement ; et une nation est en droit de révoquer, d’annuler, d’étendre, de restreindre, d’expliquer les pouvoirs qu’elle a donnés. » (Syst. soc., Il, 55.)

    Puisque le gouvernement doit garantir à tous la liberté, il doit aussi garantir l’égalité civile : car toute supériorité des uns crée l’infériorité des autres, et toute infériorité est un manque de liberté. L’égalité civile est ainsi la condition de la liberté ; or, nous venons de voir que la liberté est la condition du bonheur : le gouvernement doit donc garantir également à tous les gouvernés la libre possession d’eux-mêmes et de leurs biens, c’est-à-dire de tous les moyens du bonheur. — D’Holbach, à vrai dire, n’est pas arrivé à cette conclusion ; mais Dalembert y arrive aisément dans ses Éléments de philosophie.

  443. Loi nat., ch. V.
  444. Loi, nat., ch. XII.
  445. Nous laissons de côté Diderot, nature enthousiaste et changeante, plutôt idéaliste qu’utilitaire et stoïcien qu’épicurien, tantôt athée, tantôt religieux à la façon de Spinoza ; enfin, défenseur passionné de Sénèque : il soutient tour à tour plus d’un paradoxe et plus d’une grande idée, mais il n’a pas en morale de système un et bien lié.
  446. D’après d’Holbach la nature forme le corps ; le climat donne à ce corps un tempérament ; la nature et le climat donnent donc le physique de l’homme ; mais ils laissent entièrement le moral à l’initiative personnelle dirigée par les lois. D’Holbach semble prendre ici en main la cause du spiritualisme contre Montesquieu même, qui attribuait une influence exagérée au climat sur les mœurs : « Ce n’est pas, dit-il, le climat qui fait les hommes, mais l’opinion, qui n’est elle-même que l’ensemble des idées transmises et perpétuées par l’éducation, la religion, la législation, et, finalement, le gouvernement. » – (Syst. soc., III, p. 20).
  447. Hist. de la phil. anc., III, 412. — Nous avons montré, au moins dans la morale d’Épicure, un rigoureux enchaînement d’idées et un véritable système scientifique, offrant déjà les caractères de l’utilitarisme moderne. Quant à sa canonique et à sa physique, nous en avons aussi fait voir le lien étroit avec la morale du bonheur.
  448. V. notre Morale anglaise contemporaine.
  449. V. La morale anglaise contemporaine, seconde partie.
  450. Leviathan, c. 6, 45 ; c. XII, etc.
  451. De vita et moribus Epicuri, IV, 4.