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La Mort de Deadly Dash, récit d’un lendemain de courses

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La Mort de Deadly Dash, récit d’un lendemain de courses
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 327-352).
LA
MORT DE DEADLY DASH
RÉCIT D’UN LENDEMAIN DE COURSES[1].

On peut être grand médecin, — demandez plutôt au vôtre, — et ne pas connaître l’epsomitis. C’est une maladie singulière, dont le domaine est restreint, et qui revient chaque année à date fixe. On n’y est guère sujet qu’à Londres même ou dans les environs immédiats de cette immense cité, le lendemain du jour où le grand prix du derby a été disputé. Les symptômes de ce mal curieux, d’après une séméiotique familière aux gens du monde, — plus particulièrement aux membres du Jockey-Club, — consistent en une sorte de mélancolie douce et résignée qui ne cède qu’à un régime prolongé d’eau de Seltz tempérée d’amontillado. En remontant aux causes déterminantes, vous trouvez presque invariablement une perte sèche d’un nombre de livres sterling exprimé par quatre chiffres au minimum, perte qu’on ne pouvait prévoir, paraît-il, et que le malade attribue soit à un refroidissement du cheval favori, soit à un effort durant l’entraînage, soit à un faux départ, jamais au mauvais choix de la bête pour laquelle il pariait. Quelques autres accidens peuvent déterminer une attaque du même mal. Au retour des courses, par exemple, vous avez lancé votre wagonnette dans les côtes d’un omnibus, et à ce méfait déjà notable vous avez ajouté celui de répondre par un refrain à l’Africaine aux malédictions de toute une famille d’herboristes terrifiée et glapissante, bel exploit qui vous met sous le coup d’un procès ridicule. Ou bien encore, alors que votre favori, le bai-brun à queue blanche, prenait la tête et franchissait le but, vous avez, dans un imprudent élan d’enthousiasme, promis à Euphrosine Brown de la conduire aux eaux de Baden, ce qui ne laisse pas de vous créer des perspectives compromettantes. De là toute une série de réflexions plus sensées les unes que les autres. Qui vous poussait dans ce demi-monde d’actrices et de bohémiennes? Pourquoi tant de notes acquittées à tort et à travers, gants et parfums, cachemires et point d’Angleterre, bracelets par-ci, bagues par-là, «salaires d’iniquité, » dit votre oncle, rançon d’imbécile, dit votre conscience? Bref, pour une cause ou l’autre, à l’exception des gagnans principaux, presque tous les curieux attirés aux courses d’Epsom en reviennent atteints de l’epsomitis. Elle dure ordinairement de vingt-quatre à quarante-huit heures, quand on sait la traiter par un certain régime ci-dessus indiqué.

Ces préliminaires me conduisent naturellement à vous dire qu’un de mes amis, atteint du mal en question, — tristesse somnolente, langueur appesantie, — vint un lendemain de courses chercher auprès de moi remèdes et consolations. Il savait de reste que je ne le harcèlerais pas de vaines remontrances, et que les je vous l’avais prédit ne sont point à mon usage. Les femmes seules (les femmes légitimes, s’entend) se permettent cette phrase aussi banale qu’agaçante. Quant à moi, je m’abstins même de rappeler à mon camarade que je l’avais soigneusement et persévéramment prémuni contre son excessive confiance dans les mérites de Russley. Je bornai mes conseils à lui prescrire de boire frais et de se rappeler les malheurs d’autrui, excellente recette pour nous faire accepter les nôtres. Aussi, remontant vers le passé, nous évoquâmes toute sorte de vieux souvenirs aux clartés mourantes du crépuscule. L’entretien ne fut pas des plus gais. On ne sait pas ce que recèle de tristesses à échéance du lendemain un excès de vin de Champagne frappé commis la veille. L’homme d’ailleurs est porté à regarder comme un désert aride le monde où il est atteint et convaincu d’avoir joué le rôle d’un sot.

Entre autres noms qui défilèrent tour à tour dans l’espèce de chapelet que nous égrenions ainsi se présenta tout à coup le sobriquet de Deadly Dash. Ce sobriquet, resté maintenant dans un petit nombre de mémoires, était, il y a une douzaine d’années, bien connu dans l’armée anglaise : il abritait un nom par lui-même honorable, je veux qu’il l’abrite encore. On ne sera pas longtemps à comprendre pourquoi. J’ignorais encore ce qu’était finalement devenu Deadly Dash. Mon ami au contraire, servi par des hasards tout à fait exceptionnels, avait vu se dénouer cette carrière étrange. Il me conta les choses par le menu, et je voudrais les redire comme il me les conta, — moins les vous comprenez, hein ?...vous savez, mon cher... et autres appels à ma perspicacité naturelle, dont ce récit fut, pour mon goût particulier, trop fréquemment émaillé.


I.

Quel tireur que ce Deadly Dash ! commença mon ami, qui lui-même se pique à bon droit de savoir loger une balle, et dont la carabine est célèbre parmi les habitués de Hornsey-Wood-House[2]. Surnom terrible, n’est-il pas vrai? mais qui exerçait une fascination plus terrible encore. Je me souviens de l’effet qu’il produisait sur moi et sur bien d’autres quand, tout novice encore, j’allai rejoindre le vieux 7e de dragons, où vous savez que j’ai débuté. Dans un double sens, ce menaçant sobriquet trouvait, au dire de tous, son application. — Une main du diable, il tue tout ce qu’il touche, disait-on du personnage qu’il désignait. La fatalité l’accompagne. Dans un duel (le duel n’était point encore aussi démodé qu’à présent), vous le voyez armer à loisir, avec une indifférence suprême; à peine se donne-t-il la fatigue de lever son pistolet au niveau de l’œil, et le coup porte en pleine poitrine, en plein front, exactement comme il l’a voulu. — S’agissait-il d’une intrigue, même sang-froid, même indifférence apparente, même invariable succès, accepté avec le même dédain. Je l’ai vu, moi qui vous parle, disputer six mois durant au plus brillant de nos camarades les préférences d’une belle dame. Le jour où il la vit franchement décidée en sa faveur, il exigea d’elle un congé public donné à son rival, et quand elle lui eut fait ce sacrifice éclatant, nous le vîmes avec stupéfaction saisir à l’improviste la main de l’une, la main de l’autre, et les joindre par un geste solennel en leur disant : — Allez, mes enfans, je vous bénis. — Puis il tourna tranquillement sur ses talons, et tout fut dit... Tout fut dit, sauf que le lendemain, appelé par l’officier victime de cette espèce de guet-apens, il le coucha galamment sur le terrain.

— Mort? interrompis-je.

— Aussi mort que Bayard lui-même. Généralement parlant, Deadly Dash ne blessait guère, ayant horreur des coups manques, et professant au contraire pour la vie humaine un mépris des plus complets. Il riait lui-même de son surnom, et l’accueillait comme une sorte d’hommage. Cette tragique et significative appellation était pour lui la coupe d’or décernée à l’homme qui fait courir, les Ravensworth stakes ou le Pappy cup and goblet pour celui qui se pique de former des meutes. Il en était fier, tranchons le mot, et déplorait seulement qu’il fallût déjà, pour se battre, passer en terre française. Il ne s’expliquait pas tant de pruderie en matière si peu importante, et il y voyait un signe de décadence nationale. Casse-cou du reste en toute matière, il toucha vingt fois le seuil de cette ruine complète que le prince de Soubise regardait comme un paradis inaccessible; mais quand on le croyait écrasé, perdu pour jamais, le gaillard reparaissait à fleur d’eau, tout à coup sauvé du naufrage, et sans plus d’émotion que s’il n’eût pas couru le moindre danger. J’ai vu d’autres viveurs dépenser autant, s’endetter autant; mais aucun ne montrait cette désinvolture impassible, cette vigueur de résistance. Personne n’avait ses allures princières, personne ne saluait comme lui. De l’esprit toujours, et argent comptant; aussi peu de morale et autant de créanciers qu’un simple mortel en puisse posséder. Les moins scrupuleux de nos sabreurs, — qui ne s’effarouchent pourtant pas de bagatelles, — s’étonnaient du sans-façon de ses vices. Du reste on ne parlait jamais de lui que dans les meilleurs termes. Au Curragh, au Guards’ Club aux dîners anniversaires de la Thatched House, dans les cantonnemens du nord de l’Inde comme dans les barrack-rooms de Brighton, Jamais le nom de Dash n’était prononcé sans quelque flatteur appendice : — Pleasant fellow ! — un charmant garçon, plein de ressources, jamais à court, tout ce qu’on peut souhaiter de mieux pour égayer une après-dîner, à la condition toutefois qu’il soit bien disposé; en revanche, s’il l’est mal, vous pourrez bien le lendemain matin lui devoir un passeport pour l’autre monde... Mais ceci est un détail, n’est-il pas vrai?... d’autant qu’il trouvera quelque bon mot pour assaisonner votre oraison funèbre.

Je me souviens encore de la curiosité vraiment émue avec laquelle je me préparai à voir ce grand exterminateur. J’étais jeune alors. Je faisais une épouvantable consommation de romans importés, et justement il réalisait l’idéal de ces in-octavo brochés de jaune; il devait donc avoir, pour parler le langage du temps, « ce je ne sais quoi de farouche et de fier qui révèle une âme usée, mais où règnent encore des passions inépuisables. » Bref, j’en avais fait un type d’ordre composite où je devais retrouver à la fois Monte-Cristo, Méphistophélès et Murat. Jugez de ma déconvenue quand je fus présenté à un homme de taille ordinaire, plutôt frêle et délicat, blanc et blond comme une jeune fille, de manières parfaitement calmes, parfaitement courtoises, et dont le rire avait quelque chose de singulièrement harmonieux. Tel était ce personnage dont on racontait tant de sanglantes prouesses, qui avait joué le premier rôle dans un si grand nombre de tragédies, gagné, perdu sans sourciller des sommes à faire pâlir la plus intrépide galerie de l’Europe, dont la langue dorée avait captivé tant de femmes, dont les nerfs d’acier avaient mené à bien tant de vendette. Le héros de toutes ces orgies, l’Hercule de toutes ces débauches insensées comment le reconnaître sous ces dehors si unis et si peu menaçans ? « Il est vrai, me disait à ce sujet un misanthrope de caserne (devenu tel faute d’avancement), que Méphistophélès, lorsqu’il se mêle à nos affaires humaines, laisse volontiers au logis ses attributs caractéristiques. Irait-il dans un salon faire montre de sa queue et de ses cornes ? Pas si simple, mon bon monsieur ! Et Caïn donc ! le croyez-vous disposé à promener au grand jour le sceau de malédiction qu’il porte au front ? S’il avait à se produire, il ne manquerait pas de le faire disparaître sous une légère couche de blanc de perle. Personne de nos jours ne se laisse voir sans quelques précautions de toilette. Quant à Dash en particulier, il ne met pas de rouge, — c’est-à-dire de noir, — pour plusieurs raisons. La meilleure est qu’il n’en a pas besoin, la seconde est qu’il lui est impossible de poser pour quoi que ce soit. Sa nature ne se prête à aucune comédie. Sa vie fût-elle en jeu, il ne pourrait, je crois, se mentir à lui-même ni mentir aux autres. Et je ne suis pas étonné de l’attrait qu’il a pour vous, continua mon misanthrope, car moi-même je ne jurais que par lui jusqu’au jour…

« — Jusqu’au jour ?… répétai-je, voyant qu’il n’achevait pas sa phrase.

« — Jusqu’au jour où il tua mon pauvre frère Charlie dans les bois de Chantilly, au sortir d’une soirée pendant laquelle une tragédienne célèbre s’était amusée à les exciter l’un contre l’autre en les traitant alternativement avec la même bienveillance. Depuis lors, vous comprenez, nous ne nous adressons plus la parole. Parfois je le regrette, parfois je m’accuse de pousser la susceptibilité un peu loin… Charlie, je ne dis pas, était un excellent garçon, mais personne ne prépare comme Dash un punch au curaçao, et, quand il veut bien vous éclairer sur les chances des chevaux engagés pour le Granby, vous pouvez parier presque à coup sûr. Néanmoins, comme il a tué Charlie… Maintenant, mon jeune ami, acceptez un conseil que je vous offre en tout désintéressement. Ne vous familiarisez pas avec ce tueur. Il ressemble à la petite panthère qu’élève notre ami Berkeley. Peau soyeuse, patte de velours et mille autres agrémens de même nature ; mais le jour peut et doit venir où elle paiera les caresses par une étreinte finale dont on pourra fort bien ne pas sortir vivant. »

Ce refrain : prenez garde à vous! je l’entendais de tous côtés. Il m’était redit par les juifs madrés dont le terrible Dash avait esquivé les filets, par les malheureux créanciers qu’il avait faits au même, un peu moins haut par les beautés dont il s’était amusé à peupler ses souvenirs, par certains maris qui, l’ayant convié à chasser le faisan, l’avaient surpris braconnant un autre gibier, par certaines grandes coquettes dont il déchirait à plaisir le masque, pour lui transparent, bref par tous ceux qui de manière ou d’autre avaient quelque grief contre ce représentant de l’enfer sur terre, cet affreux, ce démoniaque Deadly Dash... si bien que le vice lui-même commençait à prendre des airs vertueux quand on venait à parler de notre cher camarade, — ce qui arrive toujours quand le vice vous croit en voie de perdition définitive. Les officiers de son propre régiment, les membres de son propre club, finirent par éprouver quelque scrupule à lui donner le bras dans Pall-Mall, effrayés de sa constante bonne fortune à toute espèce de jeux.

Ce long défi à tous les hasards ne pouvait aboutir qu’à une crise, et la crise enfin arriva. Le tueur tua un homme de trop, — un prince russe, ma foi, — dans le bois de Vincennes, à propos d’une chanteuse de café-concert. Tous les mondes et demi-mondes prirent à cœur cette catastrophe. Le fait en lui-même n’avait rien d’énorme; mais comment tolérer l’audace d’un simple officier de cavalerie qui se permet, sans respect pour l’altesse sérénissime, d’occire ainsi un rejeton de race impériale? On aurait à toute force compris qu’un duc se donnât pareille licence : cette tache rouge se serait perdue parmi les feuilles de fraisier de sa couronne héraldique; mais un Deadly Dash, un simple dragon, — et non pas des mieux famés, — un homme dont la signature se lisait sur bon nombre de menus papiers en circulation chez les banquiers de quatrième catégorie!... Non. La société en pareil cas se montre à bon droit inflexible. — Je ne pardonne pas, dit-elle de sa voix la plus dure,... à moins, ajoute-t-elle en sourdine, à moins que vous n’ayez quelque petite prime à m’offrir. La prime manquait apparemment. Notre duelliste reçut de haut lieu des injonctions secrètes auxquelles il n’eût pas été prudent de désobéir, et mit en vente son brevet de capitaine. Pour la première fois de sa vie, après tant de risques victorieusement affrontés, le plus solide steeple-chaser de l’armée fut désarçonné, renversé, couché par terre, sans remède, à tout jamais.

Loin de moi l’idée de protester contre l’arrêt que le Destin rendit ce jour-là. Notre homme en avait mérité bien d’autres, et la catastrophe qui venait ainsi l’atteindre au sein de ses odieux, de ses insolens triomphes, ne pouvait soulever aucune objection fondée. Sans ombre de conscience ou de scrupule, n’épargnant personne, inaccessible à la pitié, complètement étranger au remords, il abattait, sans plus s’en inquiéter que des pigeons de Hornsey-House, quiconque sur sa route lui faisait obstacle. Eh bien ! malgré tout cela, trois ou quatre nigauds, — dont j’étais, — prirent à cœur sa mésaventure. Que diable voulez-vous? il s’était intéressé à ma jeunesse, et pourquoi? je n’en sais rien. Par momens, ce réprouvé se montrait d’une générosité princière. Pour vous tirer d’embarras, il eût vendu sa dernière chemise, quitte à vous prendre votre maîtresse le lendemain matin et à vous mettre sur la paille le surlendemain dans quelque partie de baccarat, toujours avec le même air de cordiale bonhomie. Je ne pouvais m’empêcher de le plaindre. Songez donc, un si excellent tireur ! Qu’on le mît au détour d’une allée où les faisans s’enlevaient par bouquets, — dans un bachot au milieu d’un marais lorsque tourbillonnent, battant des ailes, des nuées de canards sauvages, — dans une sombre forêt de Transylvanie où le sanglier farouche fonce à travers taillis avec des cris de fureur, une écume sanglante aux lèvres, — parmi les jungles indiennes, la nuit venue, n’ayant pour cible qu’une tête brune entrevue çà et là derrière les buissons, à deux ou trois cents yards, — son coup était infaillible. Voilà pourtant ce qui aurait dû rendre indulgens ces bureaucrates des Horse-guards. Je ne sais comment ils méconnurent le parti qu’on pouvait tirer d’un sabreur pareil. Il était si simple d’utiliser contre les Ghoorkas, les Mahories ou les Cafres cette vaillance dépensée en pure perte. Transformer en héros un chenapan n’est pas après tout une si étrange merveille; cependant il y faut encore quelque clairvoyance et quelque flair, ce dont les bureaux sont généralement dépourvus. C’est pourquoi Deadly Dash, par une belle soirée d’automne, traversa la Manche en bateau à vapeur sous le coup d’une véritable proscription, car il avait des créanciers par myriades, qui se disposaient à le traiter sans merci ni miséricorde. De sa belle vie aventureuse, du monde qui l’accueillait si bien, de ces riches herbages qu’il avait livrés acre par acre aux juifs avides, rien absolument ne lui était laissé. Il en était séparé désormais par d’infranchissables abîmes.

L’oublier, une fois hors du pays, fut l’affaire d’un tour de main. « Loin des yeux, loin du cœur, » le proverbe a raison, et personne n’entonna le moindre De profundis en l’honneur de ce mort encore vivant. Je pense même que certains camarades se sentirent soulagés et respirèrent plus à l’aise. Nous ne sommes jamais bien sûrs qu’on nous regrette, mais nous pouvons parier sans risquer de perdre que notre départ fait plaisir à quelqu’un. Celui du tueur mit en liesse assez de monde. Pour deux ou trois bons diables qui avaient à se louer de sa capricieuse générosité, on en comptait par vingtaines dont il avait consommé la ruine. Donc peu de regrets et un prompt oubli. Personne, que je sache, ne s’enquit de ce qu’était devenu Deadly Dash. Ce surnom même disparut de la circulation après les sept ou huit jours pendant lesquels on causa négligemment des raisons qui avaient déterminé le départ de celui qui le portait. Sept ou huit jours, mon Dieu ! toutes les amitiés n’ont pas de si longues obsèques. Moi-même, au bout d’un temps assez court, je ne songeai plus qu’incidemment à ce héros de ma jeunesse, par exemple quand mes yeux se portaient au-dessus de ma cheminée vers la tête d’un cerf superbe (un bois à treize pointes, mon bon ami) qu’il avait traqué, tiré, tué de sa main dans les montagnes de l’Ayrshire, et dont ensuite il m’avait fait présent. Je me demandais alors, — mais j’étais seul à me poser ces questions, — si Deadly Dash avait péri dans quelque escarmouche, soit au Chili, soit en Bolivie, ou s’il s’était fait sauter la cervelle à Hombourg; s’il avait embrassé la foi musulmane pour entrer dans l’armée du sultan, s’il faisait la chasse aux Kabyles dans les gorges du Djurjurah, ou s’il marchait pour le compte des Bourbons de Naples à la tête de quelques brigands. — Peut-être aussi, me disais-je, ramené dans la voie où il a trouvé sa perte, il y joue obscurément le rôle d’un aventurier de bas étage. — Bref, nous ne savions rien et ne nous inquiétions guère de rien savoir. Quand une fois le monde a rabattu le drap sur la tête d’un vivant qu’il déclare bel et bien supprimé, peu lui importe en vérité que le pauvre diable trouve ensuite tel ou tel suaire; c’est affaire faite, on n’y revient pas.


II.

Sept ou huit années après cette crise finale, et lorsque pas un « homme de cheval » ne se rappelait les prouesses passées de Deadly Dash, j’obtins un congé de six mois, et, ne sachant trop que faire de ce loisir, je jugeai bon d’aller voir un peu ce qui se passait dans les états confédérés récemment insurgés sur l’autre bord de l’Atlantique. Ils étaient bloqués, ce qui vous expliquera peut-être ma fantaisie. J’avais entendu dire merveille de ces clippers ailés qui déjouaient toutes les mesures prises pour les intercepter au pas- sage. Il y avait là des difficultés séduisantes, des chances à courir, voire quelque péril à braver. Une fois arrivé, — si j’arrivais, — j’entendrais certainement de près ou de loin « parler la poudre, » dont l’éloquence m’a toujours été chère. J’eus le bonheur de percer le blocus, — run the blockade, c’était la locution consacrée, — et un peu après le fameux raid, l’étonnante raz4a du général Lee sur les frontières du nord, vers le temps où fut livrée la bataille de Gettysburgh, je me trouvai au cœur de la Virginie, en pleine guerre civile, aux premières loges pour suivre de près les péripéties de ce grand drame aujourd’hui terminé. Tout naturellement j’évitais le séjour des villes, préférant de beaucoup celui des camps et des forêts, car je voulais tout voir et juger des coups par moi-même. Maintenant que je puis de sang-froid apprécier ma conduite, je la trouve légèrement absurde et téméraire au premier chef.

Certain jour que j’avais à franchir une trentaine de milles qui me séparaient d’un campement de cavalerie virginienne, je partis sans autres compagnons qu’un maigre coursier gris-de-fer et une paire de revolvers en bon état. N’ayant pas de guide, je perdis la piste, et m’enfournai dans une vaste épaisseur de bois marécageux, resplendissant de ces crus verdoiemens jaspés de pourpre qui signalent ce qu’on appelle là-bas l’indian summer, l’été de la Saint-Martin, dirait un Français. Par-ci par-là, dans une végétation dense et fourrée, — si dense que le plein midi s’y métamorphose en crépuscule, — de jolis étangs sauvages se trouvent comme enfouis, et des pointes de granit émergent, noires et rugueuses, de la terre humide; telle est la physionomie générale du paysage, qui ne varie guère sur une immense surface de marais boisés. Aucun indice de guerre, si ce n’est quand je traversais quelque clairière aride et noire où les débris charbonnés d’une charpente grossière attestaient qu’on avait brûlé en l’abandonnant une cabane isolée. Parfois aussi mon cheval s’ébrouait, hennissant en face d’un obstacle que ses pieds venaient de heurter : c’était un bloc informe gisant sur le sol; mais en y regardant de plus près on reconnaissait, gonflé, mutilé, décomposé, le cadavre d’un soldat qui était venu mourir dans cette solitude. Une poignée d’herbes entre ses doigts, que la morsure des fourmis avait dénudés, témoignait de ses dernières angoisses, et dans la cavité profonde où les oiseaux de proie étaient venus picorer ses prunelles, on s’imaginait retrouver encore le regard effaré des agonisans. En général, près de ces débris, on en retrouvait une vingtaine d’autres de même nature, les uns à demi embourbés, les autres réduits par le bec des aigles et des faucons à l’état de simples squelettes. Leur histoire n’était pas difficile à restituer. Il y avait eu quelque rencontre de piquets, quelque détachement surpris en reconnaissance. Les pauvres soldats ainsi engagés étaient tombés là parmi ces ténèbres, au sein de cette fange, pour figurer en- suite sur quelque liste de « manquans à l’appel, » sans qu’on s’enquît autrement de leur destinée. Voilà ce qu’on rencontrait çà et là dans ces bois fleuris, aux feuillages de pourpre et d’écarlate, où plane un bourdonnement continu d’insectes dorés. C’étaient les seuls jalons de ma route indécise.

A la longue et après bien des milles parcourus dans ces conditions, la solitude me pesait de plus en plus; j’avais soif de me retrouver parmi les hommes, de marcher dans une direction connue : aussi jamais le hallali d’un sanglier sur ses fins, jamais le palpitant et doux aboiement qui signale le trouver d’une meute ardente, n’ont si agréablement caressé mon oreille que ne fît le pétillement lointain d’une fusillade engagée tout à coup à ma gauche, c’est-à-dire vers le couchant. Mon cheval, évidemment accoutumé au feu, dressa l’oreille et prit une plus vive allure. Tout décharné qu’il fût, et bien que sa tête osseuse ressemblât à la boîte d’un violon, il allait assez bon train, et je le poussais vivement à travers la vase des étangs, les épines des taillis, exalté que j’étais par ce tapage de mousqueterie. Les bruits du combat m’arrivaient de plus en plus nets, le vent m’apportait par bouffées de plus en plus fortes les émanations de la poudre ; enfin, crevant de l’épaule un réseau de broussailles parasites, ma monture se lança, glissant à chaque pas, sur une pente tapissée d’herbes sèches, après quoi elle prit d’elle-même le galop, et gagna une sorte de plateau gazonné où l’escarmouche marchait vigoureusement.

Au premier coup d’œil, je compris ce qui se passait. Quatre cents cavaliers sudistes se maintenaient à grand’peine contre trois divisions d’infanterie fédérale auxquelles ils s’étaient heurtés par hasard, tandis que ces dernières traversaient le plateau en question avec quelques pièces d’artillerie à pied. Les fédéraux ne pouvaient guère être moins de cinq contre un. Malgré cette énorme disproportion de forces, les cavaliers confédérés, massés en carré, se défendaient vaillamment, comme la garde consulaire à Marengo; mais ils étaient si complètement cernés par les colonnes ennemies qu’ils faisaient de loin l’effet d’un récif battu par des vagues furieuses. Ce tableau d’ensemble que j’avais eu le loisir d’étudier tandis que mon gris-de-fer, les jambes de derrière ramenées sous lui, dévalait lentement sur les pentes glissantes, ce tableau, dis-je, devenait moins distinct à mesure que je m’en rapprochais, la fumée et la poussière le dérobant en partie à mes regards. Cependant on distinguait encore, perdus en cette épaisse buée, l’éclair des sabres, le fier mouvement des chevaux qui se cabrent affolés et couverts d’écume, le feu sombre qui jaillit d’une carabine, et j’aperçus fort bien à certain moment le chef de ces braves insurgés, au centre de son escadron, rivé, pour ainsi dire, en selle, et s’escrimant du sabre dans toutes les directions. Sur le sombrero qui couvrait sa tête et me dérobait ses traits se détachait une plume de héron gris.

Pour assister à une scène pareille et ne pas vouloir y jouer son rôle, il eût fallu être une pierre et non pas un homme, que dis-je un homme? un dragon du vieux septième. Aussi devinez-vous sans doute que je piquai des deux à travers le plateau pour arriver le plus vite possible en pleine mêlée, et que je ne tardai pas à rejoindre la plume de héron, sans trop réfléchir d’ailleurs si j’avais tort ou raison de prendre ainsi en main la cause de l’esclavage. Tout cela fut fait en moins de temps qu’il n’en faut pour chanter un couplet de la chanson de Dixie, la Marseillaise sudiste. Je devais pourtant me considérer comme un non-belligérant, comme un neutre, — délicat euphémisme qui, selon moi, signifie lâche, — par conséquent rester impassible sur ma tour du guet, ne me prononcer pour personne, manquer également aux deux parties contendantes. Par malheur, ces belles considérations me sortirent de la tête; je pris ma bride à belles dents et un pistolet dans chaque main je courus sans m’inquiéter du reste au secours du plus faible.

Ah ! le beau soldat que cet homme à la plume grise ! Comme il tenait en haleine ses gens, toujours groupés autour de lui, bien qu’une selle après l’autre se vidât, bien qu’un cheval après l’autre se dérobât des rangs, veuf de son cavalier! Il avait une manière à lui de brandir son sabre entre deux coups, pour raffermir sa prise et frapper ensuite avec plus de précision, qui lui avait de prime abord valu mes plus chères sympathies. Les balles frisaient la terre autour de lui ou traversaient l’air comme une grêle; vers lui s’élançaient, baïonnette basse, les plus aventureux de ses ennemis, et ce Titan, plus froid que les eaux du Saint-Laurent, frappait à droite, frappait à gauche, couchant autour de lui morts et blessés sur lesquels piétinait avec une rage froide son cheval exaspéré. On se sentait grisé par tant de bravoure, et l’odeur du sang vous montait à la tête comme le plus enivrant des gaz.

Je travaillais de mon mieux, armé d’un sabre que j’avais saisi dans la main d’un mourant; mais les quatre cents hommes du sud étaient déjà réduits à moitié de ce nombre. Il n’y avait guère de salut à espérer, et je faisais mon deuil de ma chère petite personne, satisfait après tout d’une journée qui m’avait fait voir du nouveau. L’homme à la plume grise promenait par momens un regard inquiet sur les débris de son détachement. Pas un soldat n’avait encore lâché pied. On les voyait tous décidés à se faire hacher jusqu’au dernier pour ne point faillir à ce chef indomptable. Ses dents étaient serrées, son regard avait de froids reflets comme ceux de l’acier. — Une charge!... passons-leur sur le corps! s’écria-t-il tout à coup d’une voix qui vibrait comme un clairon. Il faut croire qu’en donnant cet ordre absurde il comptait sur quelque intervention des puissances occultes. Les sudistes parurent cependant trouver tout simple qu’il parlât ainsi, et ne songèrent qu’à lui obéir. Ils serrèrent les rangs comme à la parade, évitant de leur mieux les chevaux blessés qui ruaient à la moindre approche et les tas de cadavres qui embarrassaient la manœuvre ; puis, une fois massés, après une courte halte qui attira sur eux une fusillade mieux nourrie que jamais, ces braves chargèrent... La force du choc perça la première ligne, qui s’ouvrit comme le chêne sous le coin une fois entré. La seconde, sans cesser le feu, s’écarta d’elle-même à l’approche de l’avalanche humaine. Bref, la bande héroïque se dégagea miraculeusement de la trappe aux dents de fer, non sans lui laisser quelques lambeaux de sa chair sanglante. Au moment où nous ne vîmes plus devant nous que la rase campagne, l’herbe verte du plateau, un cri de ralliement particulier à la Virginie sortit en même temps de toutes les poitrines. Ce cri, je l’ai encore dans les oreilles au moment où je vous parle.

J’ai assisté dans ma vie à quelques affaires assez chaudes, mais en fait d’inattendu et de surprenant il ne m’a pas été donné de rien voir qui approchât de cette aventure. J’en sortais sans autre dommage qu’une bonne estafilade à l’épaule, et pourtant je n’avais pas quitté le chef d’une semelle. Quand nous fûmes hors de poursuite, ce qui ne tarda guère, — car les fédéraux ne disposaient pas d’un seul escadron de cavalerie, et leurs canons à longue portée faisaient derrière nous plus de bruit que de besogne, — ce démon incarné, sans arrêter sa bête, lancée au galop, se tourna sur sa selle, épaulant un rifle qu’il venait de prendre à l’arçon de sa selle: — Il me faut le général, dit-il, l’œil fixé sur un groupe d’officiers d’état-major qui, pour moi, ne représentaient que des taches noires sur un fond brumeux; puis il fit feu. La tache centrale de cette vague pléiade me parut quitter la selle, et un cri de rage qui parvint jusqu’à nous annonça que la balle était arrivée à son adresse. Le chef sudiste se mit à rire d’un petit rire triomphal, métallique et sonore, qu’il me semblait ne pas entendre pour la première fois. Le sauvetage, pour le coup, marchait grand train. Encore quelques minutes, et nous allions plonger sous les voûtes de l’immense forêt qui ouvrait devant nous, comme les grandes cathédrales d’autrefois, ses inviolables asiles. Encore quelques minutes, et derrière les routes de bois profondément ravinées nous trouverions l’ombre protectrice, le silence fidèle, le rempart des lacs, le refuge des taillis impénétrables. Vingt à parier contre un que nous étions hors d’affaire. Un moment de plus accordé à notre fuite nous donnait partie gagnée. Ce moment nous manqua cependant.

Une vallée étroite et profondément encaissée, ouverte à notre gauche, débouchait sur la route où nous étions engagés. De cette tranchée, que masquaient des masses de feuillages ténébreux, sortit tout à coup, nous barrant le passage, un corps de cavalerie fédérale pourvu de plusieurs pièces de canon attelées, deux mille hommes environ, qui hâtaient leur marche à l’appel lointain de l’artillerie pour aller rejoindre l’autre corps d’armée. En un clin d’œil nous fûmes entourés, en un clin d’œil écrasés par la simple supériorité du nombre. Songez donc : deux cents malheureux à bout de forces, parmi lesquels bon nombre de blessés, des chevaux éreintés qu’il fallait faire avancer à grands coups d’éperon, et de l’autre côté des soldats tout frais, assurés de la victoire, dont les essaims nombreux se succédaient devant nous et sur nos flancs, tandis que derrière, à peu de distance, un autre corps nous fermait toute issue. Cependant même alors nous ne voulûmes pas nous rendre sans avoir combattu. Notre chef, comme un nouveau preux de la Table-Ronde, sabrait d’estoc et de taille. Ainsi faisait à côté de lui un Virginien de haute stature et d’une beauté surprenante, un modèle digne de Velasquez ou de van Dyck. A la fin néanmoins ils tombèrent tous deux, non pas que la mort eût trouvé moyen de les atteindre, mais soulevés de leurs selles par la multitude qui se poussait et se pressait autour d’eux. Ils vidèrent les étriers presque en même temps et roulèrent sur leurs chevaux, dont on avait coupé les jarrets.

Vous comprenez bien que je n’avais pu voir ces abus de la force sans chercher à y mettre mon veto; mais à cet instant même un coup de sabre m’arriva sur la tête et m’abattit sur place. Je vis à la fois un soleil tourner devant mes yeux, un tourbillon de couleurs éblouissantes et confuses, des flammes aux jets fourchus, des éclairs sanglans, — bref, pour ne pas tant poétiser, je vis, comme on dit, trente-six chandelles, — et perdis absolument toute conscience de mon être jusqu’au moment où je rouvris les yeux dans une grande pièce carrée, grossièrement construite de planches et de madriers, où planait une odeur fade et malsaine. Je n’avais pas les idées fort nettes, et pourtant je sentais en moi cette conviction que j’étais mort, déposé dans notre caveau de famille, sous nos grands ormes du comté de Warwick, et que j’entendais croasser au-dessus de moi les choucas du cimetière. Cependant, à mesure que cette chimère se dissipait et que les brumes de mon cerveau tendaient à se dissoudre, je vis aux lueurs incertaines qui pénétraient dans cette grande étable un visage dont l’aspect ne m’était pas nouveau, et qui me reportait aux souvenirs incohérens d’un « autrefois » très mal défini. Ce visage, sur lequel je ne pouvais mettre un nom, était bronzé à plusieurs couches, encombré de barbe, très fatigué, très flétri, portant les profonds stigmates d’une vieillesse anticipée. souillé d’ailleurs par la poussière des combats et le sang, non encore étanché, de plus d’une blessure, car nous étions prisonniers, hors d’état de nous procurer les moindres soins, et personne autour de nous ne semblait disposé à nous aider en rien, fût-ce d’un simple verre d’eau. — Cette figure, pensais-je, est plus dure, plus sombre, plus sévère que celle dont elle me rend le souvenir; à tout prendre cependant, elle est plus noble. — Et je la contemplais avec un certain intérêt. C’était celle du chef sudiste à côté de qui j’avais voulu combattre et que j’avais vu porter de si beaux coups de sabre. Il était là maintenant, assis sur un tas de paille, regardant avec une sorte de lassitude le soleil qui baissait à l’horizon, et confondu parmi cette vingtaine d’hommes, tous prisonniers comme moi.

Je remuai quelque peu. Son regard se détourna vers moi. Une certaine surprise s’y peignit. On m’avait jeté de côté comme « un homme flambé; » aussi s’étonnait-on de me voir revenir à la vie. Au moment où nos regards se rencontrèrent : — Tiens, me dis-je, c’est Deadly Dash.


III.

Il paraît que ce nom s’échappa de mes lèvres pendant qu’il traversait mon esprit avec toute la force que peut conserver un homme à moitié défunt. Il était si étrange après tout de nous retrouver ainsi tous les deux dans les mains des unionistes ! Mon exclamation le fit tressaillir. Ce sobriquet le ramenait brusquement au sein de ce monde avec lequel, depuis tant d’années, il avait complètement divorcé. Le sang lui monta aux joues, son regard étincela; puis, franchissant d’une seule enjambée l’espace qui nous séparait, il s’agenouilla sur la paille qui me servait de lit, et prit mes mains entre les siennes, me regardant avec cette expression affectueuse qui, en dépit de tout, m’avait fait aimer le « tueur » dans un temps où il n’était pour tous qu’un objet d’aversion et de crainte. Il m’exprima chaleureusement son regret de me voir en si mauvaise passe, et si cruellement puni de ce sentiment chevaleresque en vertu duquel je m’étais fait spontanément le champion de « la belle Virginie. » — Nous n’avions, disait-il, que des perspectives assez peu souriantes, les prisons du Capitole, les cachots de Carroll, ou peut-être même;., mais il ne s’arrêtait pas sur cette dernière hypothèse, reléguée à l’arrière plan. — C’est ainsi que me fut révélé par pur accident le sort de ce personnage à part que l’Angleterre avait repoussé comme un misérable vaurien, et en qui le Nouveau-Monde avait découvert un héros. Lui-même en butte à de cruelles souffrances, il n’en témoignait pas moins une vive sympathie pour celles que j’éprouvais, et, laissant de côté les soucis de sa propre situation, il cherchait avec ardeur à combiner tous les argumens qui pouvaient servir à légitimer mon imprudente conduite. J’étais, selon lui, un simple touriste mêlé à la guerre civile par pur accident, sans préméditation quelconque. En même temps il s’informait de ma carrière, de ses anciens camarades, et ne cessait de se montrer communicatif que lorsque je voulais l’entretenir de lui-même. Il me raconta simplement qu’il était entré au service des confédérés dès le début de la guerre civile, et je crus remarquer qu’il désespérait maintenant de leur cause. Ce découragement, cet abattement profond, cette tristesse poignante, était-ce simplement le résultat de la défaite qu’il venait de subir? Je fus tenté de le croire en songeant à ce que devait être pour un si vaillant soldat la perspective d’une longue captivité. Néanmoins cette mélancolie avait de quoi me surprendre, moi qui connaissais le personnage.

Je remarquai avec non moins d’étonnement que de temps à autre, tandis qu’il se tenait à mes côtés, causant à voix basse, — car on avait posé des sentinelles à l’intérieur comme à l’extérieur de l’espèce de métairie qui nous servait de prison, ses regards errans se portaient avec une expression toute particulière sur l’intrépide Virginien tombé le jour même à ses côtés, et qui, poudreux et sanglant comme lui, le bras gauche cassé, gisait à l’autre extrémité de la pièce. Sous ses longues moustaches noires, le malheureux jeune homme dissimulait tant bien que mal le frémissement de ses lèvres, crispées par la souffrance. J’ai vu bien souvent, à l’hôpital ou sur le champ de bataille, les affres de l’agonie, jamais une torture comme celle qu’accusait la physionomie de ce pauvre garçon. Les autres prisonniers confédérés, quoique gens du commun, faisaient bonne contenance, et pas un ne laissait échapper des plaintes que personne au surplus n’aurait écoutées; mais ce magnifique Virginien, véritable Antinoüs de sa race, m’inspirait un réel intérêt, et, avec cette inquiète curiosité qui s’attache dans un état d’extrême faiblesse aux circonstances les plus insignifiantes, je demandai son nom au « tueur, » dont le regard, ainsi que je l’ai dit, se dirigeait volontiers vers ce compagnon de notre captivité.

— Stuart Lane, répondit-il laconiquement, et sans ajouter un mot de plus, mais avec quelle expression de haine contenue! avec quel accent de malveillance infernale! Jamais vous n’avez surpris dans une parole aussi simple tant d’animosité concentrée et comme vibrante; jamais non plus vous n’avez vu coup d’œil aussi chargé de malédictions que celui de mon ancien camarade au moment où, tout en me le nommant, il regardait ce frère d’armes si beau, si brave, et dont mieux que tout autre il avait pu admirer l’indomptable ténacité.

— C’est votre major, n’est-il pas vrai? continuai-je presque malgré moi. Je m’en doutais bien. Il s’est noblement conduit... Mais il a l’air bien malheureux malgré ses efforts pour paraître impassible.

— Il pense à sa femme... Marié depuis trois semaines, c’est assez naturel.

Rien encore de plus simple que cette explication; elle me fut donnée le plus tranquillement du monde. Pourquoi me semblâ-t-elle coûter beaucoup à Deadly Dash? Le talon de sa lourde botte à l’écuyère s’enfonça dans le sol battu qui nous servait de plancher comme pour écraser, broyer quelque odieuse réminiscence. Fallait-il entre ces deux frères de péril et d’infortune supposer quelque rivalité de cœur? avaient-ils aimé par hasard la même femme? Voilà ce que je fus appelé à me demander, tandis que, penché sur moi, Dash inspectait mon genou fracturé par une balle, mon épaule entamée par un coup de sabre, deux blessures sans gravité, mais qui me faisaient cruellement souffrir. En même temps j’étudiais sa physionomie, bien différente de celle que je lui avais connue huit ou dix ans auparavant, — plus marquée, plus austère, plus triste, comme transformée par une douleur profonde dont les flammes purifiantes avaient consumé ce qui lui donnait naguère un caractère de perversité joyeuse, d’endurcissement farouche et définitif.

Peu à peu le silence s’établit dans ce misérable hangar où nous étions entassés pêle-mêle. J’éprouvais ces chaleurs incommodes qui marquent le début de la fièvre, et, mes idées commençant à s’égarer, — sans pourtant m’ôter la conscience de ce que j’avais sous les yeux, — je tenais à mon camarade des propos incohérens. Une ou deux fois je lui parlai comme si nous assistions ensemble à la course du soldiers’ blue riband. Les minutes d’ailleurs se traînaient plus lentes à mesure que les heures s’accumulaient plus nombreuses et que la nuit se faisait. Rien pour distraire notre ennui que le pas régulier des sentinelles allant et venant, ou bien au dehors le hennissement d’un cheval, un roulement de tambour, un signal de clairon, et le garde à vous! des avant-postes, bref ces rumeurs variées qui troublent sans cesse le silence d’un camp.

En effet, la ferme dont une des dépendances nous servait de prison était provisoirement le quartier-général du petit corps d’armée fédéral à qui nous avions dû céder la victoire. Aucun espoir de secours ou de fuite. Outre qu’on nous avait strictement désarmés, ce qui va de soi, la plupart de nos hommes étaient comme moi hors de combat et réduits à l’inaction la plus complète On nous gardait à vue. Les sentinelles fourmillaient au dehors, et il fallait bien s’avouer que notre unique chance était d’aller moisir dans les casemates de quelque forteresse du nord. Cependant quelques officiers de marque étant tombés récemment aux mains des confédérés, on pouvait, avec des dispositions tant soit peu optimistes, compter sur la probabilité d’un échange plus ou moins immédiat ; mais d’un autre côté nous avions tout lieu de craindre que notre situation ne fût aggravée, le général à qui nous avions été amenés ayant annonce, disait-on, qu’en représailles de trois de ses officiers exécutés à la suite d’une des dernières razzias de la cavalerie secessioniste, il ferait fusiller les trois premiers officiers confédérés sur lesquels il mettrait la main. En pareil cas, nous le savions, menace vaut chose faite, et chacun de nous, en voyant le soleil se perdre derrière les nuages sanglans de l’horizon, pouvait se demander cet astre se lèverait encore une fois pour lui. Or, je vous le dis par expérience, le même homme s’inquiète médiocrement des balles qui peuvent l’atteindre en plein jour, au moment de la charge, et pourtant digère mal l’idée de se trouver la nuit, une lanterne sur la poitrine au bord d’une fosse creusée d’avance, devant un peloton d’honnêtes bourreaux qui vont à regret le fusiller comme un chien.


IV.

Deadly Dash lui-même, le plus froid, le plus endurci, le plus endiablé des soldats et des pécheurs, avait suivi d’i, regard suffisamment pathétique la lente décadence du soleil vers l’occident Quelque douleur intime jetait comme une ombre sur son front, ombre dissipée chaque fois que son regard venait à tomber sur Stuart Lane. Alors un léger frisson le parcourait de la tête aux pieds, frisson dont je ne saurais rendre la secrète horreur. Le Virginien cependant gardait une immobilité presque absolue. Aucun signe extérieur ne révélait ses angoisses, mais elles se lisaient dans ses yeux, que je comparais involontairement à ceux d’un pauvre cerf tué jadis par moi dans une de mes chasses en Valachie, et qui, se débattant contre la mort, me jetait des regards exactement pareils. Ah ! sans nul doute ce jeune champion d’une cause perdue songeait alors à la femme qu’il aimait, qu’il avait recherchée obtenue au milieu de la tempête déchaînée sur leur pays, possédée pendant quelques jours au sein du désastre universel, des dangers imminens, et qu’il allait peut-être abandonner pour jamais ; il pensait à cette beauté fleurissante dont les parfums étaient perdus pour lui, a ces tendres épanchemens du premier et unique amour, à ces baisers dont ses lèvres n’avaient pas oublié la saveur, à cette radieuse existence qui, lui mort, s’éteindrait sans doute dans l’isolement et les regrets.

L’épuisement qu’amène l’hémorragie ne me laissait percevoir les choses extérieures que comme on perçoit les créations du rêve, toutefois avec une netteté singulière. A vrai dire, j’avais conscience de rêver tout éveillé, sans le moindre sentiment de la réalité des objets qui passaient sous mes yeux, et cependant l’empreinte brûlante de ces objets s’incrustait, pour ainsi dire, dans mon cerveau surexcité. C’était la fantasmagorie du délire, insaisissable, puisqu’elle est chimérique, mais d’une vraisemblance cent fois plus intense que les plus palpables, les plus incontestables manifestations de la vie positive. Agir, résister, m’était impossible; en revanche je voyais, j’entendais, je comprenais dix fois mieux que dans mon état normal. Seulement je n’aurais pu, questionné sur ce point, dire si je dormais ou si je veillais. Le crépuscule s’éteignit, la nuit vint, on changea les sentinelles. Un bout de chandelle, fixé dans le goulot d’une bouteille vide, jetait ses faibles et vacillantes lueurs sur l’intérieur du hangar; ces jaunes rayons éclairaient tour à tour, à la manière de Rembrandt ou de Goya, tantôt la figure brune d’un southron¸ tantôt la baïonnette brillante d’une sentinelle au repos. Et je me rappelle à ce sujet un mot du « tueur, » qui s’était laissé tomber à côté de mon tas de paille sur lequel il appuyait sa tête pâlie. Avec un rire argentin, presque insolent, quoique très doux, qui me remémorait le temps de notre première liaison : — Il faut souffrir pour être beau, murmura-t-il à mon oreille. Nous reproduisons ici, par manière de tableaux vivans, une toile de Salvator Rosa, et le petit Dickey tirerait bon parti de ces effets de lumière... Vit-il encore à propos?.. Le « petit Dickey » était un jeune peintre que son naturel bohème avait recommandé jadis à notre patronage. Son souvenir, évoqué en pareilles circonstances, ajouta quelque trouble au décousu de mes perceptions; je crois pourtant que je répondis affirmativement à la question qui m’était posée.

A travers cette espèce de brume dont je me sentais enveloppé, j’entendis relever les sentinelles. Peu après, un cri perçant me fit tressaillir : c’était un des nôtres, — un enfant de seize ou dix-sept ans, — qu’un soldat brutal venait de piquer avec sa baïonnette pour le faire s’éloigner plus vite du seuil qu’il obstruait. La porte s’ouvrit ensuite. Plusieurs officiers portant l’uniforme fédéral entrèrent en groupe. Je compris à la longue que c’était le général ennemi escorté de son état-major. Ils venaient inspecter leurs prisonniers et voir ce qu’ils devaient en faire. Pour ce qui me concernait dans la décision qu’ils allaient prendre, je me trouvais complètement désintéressé. Une forte dose d’opium ne m’aurait pas rendu plus indifférent, plus étranger à mon propre sort. Stuart Lane et Deadly Dash lui-même s’étaient simultanément levés. En face des vainqueurs appelés à décider en dernier ressort ce qui allait advenir d’eux, ils se tenaient debout, avec une insouciance, une sérénité parfaites. Toute trace de souffrance avait pour le moment disparu de leur visage. Ils me rappelaient le fauve aux abois dont le sang s’écoule par vingt blessures ouvertes, et qui porte les souillures d’une longue chasse, mais n’en fait pas moins face aux limiers, et, s’acharnant dans sa résistance désespérée, semble vouloir mourir sans avoir faibli.

La sentence fut bientôt rendue. Sept d’entre nous devaient être ramenés sous pavillon parlementaire au plus prochain quartier confédéré pour être échangés contre pareil nombre d’officiers fédéraux dont on voulait racheter la liberté. Dix autres seraient envoyés dans les prisons du nord ; trois enfin, pour satisfaire aux représailles dont j’ai parlé, seraient fusillés au point du jour. Toutes ces chances allaient être immédiatement réglées par voie de tirage au sort. Les Virginiens ne firent pas entendre le moindre murmure. L’Anglais qui les commandait ne laissa pas un muscle de son visage trahir la moindre émotion. Tous écoutèrent avec une altière impassibilité cette sentence qui condamnait quelques-uns d’entre eux à périr, victimes d’un coup de dé, pour un crime dont ils étaient innocens. La vie devenue un enjeu, la mort prise pour croupier, tout cela ne les étonnait pas autrement.

Je m’étonnai, moi, de voir le général et les officiers qui l’accompagnaient assister par curiosité à cette bizarre partie de rouge ou noire. Peut-être voulaient-ils s’assurer que tout se passait loyalement, peut-être aussi cherchaient-ils dans ce spectacle, après tout assez exceptionnel, une distraction aux ennuis de la longue soirée qu’ils allaient avoir à passer au milieu de fermes incendiées et de labours dévastés. Vingt petits carrés de papier sur lesquels étaient tracés les mots d’échange, de prison et de mort furent pliés et jetés pêle-mêle dans une cantine vide. Je crois avoir dit que nous étions vingt. Par le fait nous étions vingt et un, mais on m’avait mis à part, comme officier de l’armée anglaise, nonobstant les réclamations que j’essayais de faire entendre, et dont on me parut décidé à ne tenir aucun compte, soit qu’on se réservât d’invoquer ma conduite comme un grief contre le gouvernement de mon pays, soit au contraire qu’on voulût faire montre envers la Grande-Bretagne des ménagemens les plus courtois. Ceci, je n’ai jamais pu le tirer au clair, et j’incline à penser que le général dans les mains duquel j’étais tombé ne se rendait pas lui-même un compte bien exact des mobiles qui le portaient à m’épargner. Bref, sans prêter attention à mes réclamations incohérentes autrement que pour me prier de me taire, on procéda au tirage. Jamais je n’oublierai les affreux détails de cette scène, l’odeur fétide qui s’exhalait du sol de ce hangar, tout récemment occupé par des bestiaux, les ternes rayons qui nous laissaient entrevoir la charpente noire du toit surbaissé, les canons de fusil çà et là brillant parmi les ténèbres, les tas de paille, les monceaux de foin rougis et détrempés de notre sang, le groupe des officiers fédéraux debout près de l’entrée, les physionomies fatiguées, mais énergiques, des prisonniers sudistes; — au milieu d’eux, la tête blonde, la taille svelte et vraiment élégante de leur capitaine anglais, qui se tenait un peu en avant du reste de sa petite troupe, comme pour garder son rang et appeler sur lui les coups du sort.

A mesure que chacun de nos gens tirait son billet, un soldat fédéral le lui prenait des mains, l’ouvrait, et proclamait à voix haute l’arrêt du hasard. Il n’y avait chez eux ni retard ni hésitation. Chacun prenait son tour, même les plus épuisés, même ceux qui semblaient agoniser, du même pas calme et résolu avec lequel ils eussent défilé pour aller recevoir des mains de Lee ou de Long-street le fameux drapeau des stars and bars. Pas un ne mit une seconde de délai à plonger la main dans l’espèce d’urne où elle allait peut-être chercher une sentence de mort.

Deadly Dash fut appelé le premier. Son attitude était celle de l’indifférence la plus sincère, la plus naturelle, sans ombre de forfanterie. Son billet portait le mot échange, et quand brilla ainsi à ses yeux l’espoir d’une délivrance immédiate, un rayon de joie vint animer son regard; mais ce rayon s’éteignit à l’instant même. Trois autres suivirent, qui tous se trouvèrent dévolus à l’emprisonnement. Le cinquième appelé fut Stuart Lane. Si poignantes qu’eussent été ses angoisses, il n’en laissait rien percer pour le moment. La tête haute, le regard assuré, il s’avança de ce pas large et ferme qui est particulier aux gens de cheval, — vrai royaliste en face des Têtes-Rondes, — dédaigneux, muet, bien décidé à ne pas fléchir. Sans que la main lui tremblât le moins du monde, il prit son billet et le remit au soldat chargé d’en déclarer le contenu. Un seul mot sortit des lèvres de cet homme, — un mot qui me fit l’effet d’une balle sifflant à travers les ténèbres : — mort!

Le prisonnier inclina légèrement le front comme pour dire : Je m’y attendais; puis il recula de trois pas et reprit sa place dans les rangs, toujours sans le moindre signe de faiblesse. Son capitaine ne lui jeta qu’un regard, un regard d’impitoyable triomphe, de brutale satisfaction, de sombre haine, un regard meurtrier, digne de Caïn; mais un instant suffit pour éteindre aussi ce regard. La tête de Deadly Dash s’affaissa sur sa poitrine, et je crus discerner sur son visage tourmenté les traces d’une lutte terrible, peut-être même les souffrances d’un amer remords. Il se haïssait sans doute en se voyant à ce point altéré du sang de cet homme; il avait honte de se sentir joyeux en face d’une aussi cruelle péripétie. Lui seul en effet avait pu se soustraire à l’admiration qu’inspirait le jeune et beau Virginien, toujours debout, toujours silencieux, dont l’ardeur martiale, la puissante vitalité, le courage chevaleresque, la tendresse passionnée, allaient dans quelques heures être voués au néant. Sa noble attitude commandait le respect de ses vainqueurs eux-mêmes; son chef, son compagnon d’armes était seul à ne ressentir pour lui ni pitié ni sympathique vénération.

La loterie continua. Le hasard distribua jusqu’au bout ses disgrâces et ses faveurs, également gratuites, parmi cette vingtaine d’êtres humains devenus tout à coup ses jouets. Un silence absolu se maintenait dans le groupe de nos condamnés; pas un ne semblait se féliciter, ni s’attrister, ni jalouser la bonne chance de ceux qui allaient se retrouver libres. Un de ces derniers, Deadly Dash, avait seul la tête basse, l’air pensif et mécontent.

Déjà traités comme des criminels pendant cette courte nuit qui leur restait à vivre, les trois condamnés durent être mis à part dans des chambres séparées. Au moment où on allait l’emmener, Stuart Lane, s’arrêtant un moment, fit signe à son chef qu’il avait à lui parler. Celui-ci s’étant approché, l’autre lui tendit la main, et parlant à voix basse, mais non sans être entendu de moi, qui gisais presque à leurs pieds : — Nous avons été rivaux, lui dit-il ; désormais nous pouvons être amis. Puisque vous l’avez aimée, vous saurez sans doute avec quels ménagemens il convient de lui annoncer ma mort... Hélas! peut-être ne sera-t-elle pas de force à supporter cette nouvelle... Vous l’avez aimée, peut-être l’aimez-vous encore; vous lui direz donc mieux que personne avec quel immense regret je quitte la vie et combien il m’en coûte de mourir sans la revoir...

Alors, alors seulement, je vis une pâleur livide sur cette face bronzée, et ce corps robuste ébranlé par un sanglot convulsif. Le soldat qui l’emmenait, ne comprenant rien à ce retard, le poussa légèrement du côté de la porte, et le malheureux disparut sans avoir reçu la moindre promesse ni le moindre adieu de son farouche compagnon, qui même n’avait pas voulu prendre la main tendue vers lui. Deadly Dash avait purement et simplement prêté l’oreille en fronçant les sourcils d’un air sombre et boudeur. Il fut tiré de l’espèce de rêverie où l’avait laissé cette funèbre adjuration par le général unioniste, qui le somma brusquement de venir s’entendre avec lui sur quelques points à régler entre eux. Au capitaine revenait de droit le commandement des hommes qu’on allait le lendemain conduire à l’échange.

— Je voudrais, général, répondit d’un ton bref Deadly Dash avoir affaire à vous en particulier.

Cette requête inusitée ne laissa pas de causer un certain trouble au chef unioniste, qui jeta un regard soupçonneux sur le redoutable partisan dont il avait entendu parler comme d’un homme « capable de tout. » Peut-être le croyait-il capable d’un assassinat. Avec un de ces rires ironiques et quelque peu méprisans dont il avait contracté l’habitude : — Pensez-y, général, continua le prisonnier, un blessé, privé de ses armes, n’est jamais bien à craindre. Je ne saurais trop comment m’y prendre pour vous tuer... En bonne conscience, vous pourriez donc vous en rapporter à moi;., mais du reste gardez avec vous autant de vos officiers que vous voudrez, pourvu qu’aucun de mes Virginiens n’assiste à notre conférence...

Les gens du nord s’imaginèrent sans doute qu’il voulait passer du côté des vainqueurs, ou peut-être même trahir, moyennant bonne prime, quelque mouvement stratégique d’une haute importance. On admit donc sa prétention, et Deadly Dash sortit avec les officiers fédéraux. Les condamnés sudistes l’accompagnèrent jusqu’à la porte d’un long regard curieux et pensif, celui du chien captif qui voit s’éloigner son maître. Ils avaient passé avec lui bien des journées de péril, partagé avec lui bien des privations, et la pensée qu’ils ne le reverraient peut-être jamais ne leur était évidemment pas agréable. Quant à lui, l’idée de leur dire adieu ne lui vint même pas. Il en avait tant vu tomber, il en avait tant tué lui-même! Allait-il s’apitoyer sur le sort de ces misérables? Personne ne pouvait s’y attendre.

Une heure s’écoula, au bout de laquelle des gardes vinrent me prendre sur un brancard pour me monter dans une sorte de grenier où un chirurgien pansa fort à la hâte mes blessures les plus sérieuses, après quoi il me laissa sur un méchant grabat en compagnie d’une cruche d’eau posée sur le plancher et d’une sentinelle qui m’enjoignit de dormir. Dormir était bientôt dit, mais, eussé-je ainsi payé ma rançon, je n’aurais pu fermer l’œil. Bien que passablement endurci par les incidens variés de mon existence militante, le souvenir de ceux qui allaient périr au lever du soleil m’était sans cesse présent malgré moi. Plus particulièrement je songeai à ce Virginien, si jeune, si beau, si vaillant, à qui la vie était si précieuse, et qui, le moment venu de la perdre, avait trouvé en lui-même une si prompte et si complète résignation. Pour que le rival malheureux dont il avait triomphé lui gardât encore une haine si farouche, il fallait que leur antagonisme eût été poussé à de terribles extrémités. Sur le bord de la fosse où va tomber un frère d’armes, quel grief ne doit être mis en oubli?

Ces idées et bien d’autres passaient confusément dans ma cervelle fatiguée, et mes blessures devenaient de plus en plus cuisantes lorsque Deadly Dash, bien escorté, fut introduit auprès de moi. Cette faveur lui avait été accordée, me dit-il, en sa qualité de compatriote. Jamais ce mot n’avait eu pour moi la portée que lui donnait ce moment de suprême angoisse. Jamais je n’avais compris si bien la douceur de voir près du lit où l’on souffre, je ne dis pas un être aimé, mais un visage déjà connu. Deadly Dash ne voulut pas se livrer au repos. Assis auprès de moi, il me prodiguait des soins presque féminins, et cela, bien qu’il n’eût pas traversé les combats de la veille sans recevoir plus d’une rude atteinte. N’importe, pendant cette nuit, qui me sembla interminable, il ne s’éloigna pas un instant. Sans cesse il s’occupait de mon bien-être, et son regard assidu ne me quittait que de temps à autre pour se plonger au dehors, dans les profondeurs du ciel étoile, par la porte restée ouverte, où se dessinait la silhouette mobile d’une sentinelle qui ne nous perdait pas de vue.

A quoi songeait-il alors? Était-ce au Virginien dont les dernières heures sonnaient l’une après l’autre? Était-ce à la femme dont il n’avait pu conquérir la tendresse, acquise pour jamais à ce pauvre condamné? Se disait-il par hasard que, mort ou vivant, son rival la lui avait définitivement enlevée? Ces questions me passaient par l’esprit, et me harcelaient en quelque sorte, si bien que, dans un moment où la fièvre m’enlevait tout contrôle sur moi-même, j’osai le questionner au sujet de cette femme inconnue. — Vous l’aimiez donc bien? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

Je croyais qu’il allait me regarder avec colère, tout au moins avec une profonde surprise; mais il n’en fut rien. Ses yeux, comme égarés sur le paysage lointain où de grands bois ténébreux se profilaient à l’horizon, ne se détournèrent pas de cet imposant spectacle, et, répondant à sa pensée plutôt qu’à mes paroles : — Oh! oui, dit-il, je l’aime bien. Je l’aime comme je n’avais jamais aimé dans cette Angleterre où votre existence et la mienne se sont rencontrées. Je l’aime de cet amour que jamais le même homme n’éprouva deux fois.

— Et... elle?

— Elle?... Je ne lui connais qu’une pensée au monde. Elle ne vit que pour cet homme et par cet homme. Sa voix, cette voix au timbre sonore, se traînait plaintive sur chacun de ces mots que je répète avec la certitude de n’en omettre, de n’en changer aucun. — Pour vous avoir à ce point subjugué, continuai-je, il faut qu’elle soit admirablement belle.

Ceci lui arracha un sourire, un sourire triste et comme en deuil. — Sans doute, reprit-il, elle est charmante... Si elle n’était que cela!... Mais non, la beauté n’est chez elle qu’un don secondaire, son moindre attrait à mes yeux. D’autres qualités éminentes et rares la rendent digne qu’un homme déjà grand veuille grandir encore pour se mettre à son niveau,... qu’un tel homme veuille lai consacrer sa vie tout entière, — et, ceci lui étant refusé, qu’il veuille du moins mourir pour elle...

Ces paroles, très lentement articulées, me firent l’effet d’une main qu’on aurait posée sur mes lèvres. Je me tus à regret, mais je me tus. Bien évidemment il ne se doutait pas que je fusse là. Un souvenir unique le tenait absorbé. Je le vis bien lorsque, les yeux toujours arrêtés au niveau des horizons lointains, il laissa sortir de ses lèvres frémissantes une espèce d’appel extatique. — My darling, murmurait-il, my darling, vous saurez cette fois comment je vous aimais!...

Un long silence suivit. Nous ne nous parlions plus, et c’est à peine s’il se leva une ou deux fois pour me rendre quelques soins. Le reste du temps il demeurait assis, presque immobile, regardant toujours au dehors, attentif, aurait-on pu croire, à la course des nuages qui passaient rapidement sur les deux semés d’étoiles. Ainsi allèrent les choses jusqu’au moment où l’orient revêtit quelques teintes blanches. Ces symptômes précurseurs du jour me donnèrent une espèce de frisson. Je songeai qu’ils allaient donner le signal du meurtre. Deadly Dash alors se leva, et, penché vers moi, me contempla une fois encore avec une sorte d’attendrissement amical, absolument comme dans nos meilleurs jours d’autrefois. — Mon cher garçon, me dit-il, le général m’attend au lever du jour. Je suis donc forcé de vous quitter. C’est un adieu que je vous dis!...

Sa main étreignit la mienne. Il laissa un instant de plus son regard posé sur le mien, et dans ce regard il y avait une certaine nuance de mélancolie; puis il se détourna brusquement, et, suivi de son escorte, il sortit comme s’il marchait au-devant des splendeurs que le jour naissant allait répandre sur ce magnifique paysage.

A la netteté de l’ombre qu’il laissait derrière lui, je vis que le soleil était tout à fait levé. — Allons, me dis-je, le moment est venu pour eux! Pendant quelques instans encore, tout resta fort calme; mais le tambour mêla bientôt ses longs roulemens au chant matinal des oiseaux, depuis peu réveillés. La marche régulière d’une troupe armée résonna sur le sol, mon cœur suspendit ses battemens, mes lèvres se séchèrent. — Je savais bien où allaient ces soldats, dont le pas bruissait ainsi sur les herbages brûlés. Bientôt je distinguai le grincement des baguettes qu’on retire du fusil et celui des coups assourdis qu’elles frappent sur les cartouches glissées dans le canon. D’un seul bond, comme si les balles m’arrivaient en plein corps, je quittai ma misérable couchette pour me traîner chancelant jusqu’à la porte toujours ouverte, et, une fois là, je m’appuyai à l’un des montans sans pouvoir faire un pas de plus, et frappé du reste par une sorte de fascination. Je voyais l’escouade, formée sur deux rangs, charger méthodiquement ses armes. Je voyais debout trois hommes dont la silhouette se détachait nettement de pied en cap sur le pâle azur du ciel et sur la claire verdure des bois. Deux d’entre eux étaient Virginiens, mais le troisième n’était point Stuart Lane...

Avec un grand cri je m’élançais, mais deux soldats de garde me saisirent chacun par un bras, et, faible comme une femme, je ne pus me dégager. L’homme dont je ne veux pas rappeler ici l’odieux sobriquet entendit cette clameur désespérée. Il se retourna et me sourit. Son visage, en pleine lumière, avait une indicible expression de tranquillité sereine, de repos définitif. Il était en parfaite harmonie avec le caractère de cette pure et paisible matinée. Maintenu par deux mains de fer au moment où j’allais être témoin de ce qui me semblait un horrible assassinat, j’ai connu alors, ce me semble, toutes les tortures de l’impuissance. La manœuvre suivait son cours régulier, les formules se succédaient, les ordres se donnaient avec une effroyable régularité : — apprêtez !... joue !... feu !... Des armes couchées jaillit un jet de flamme et de fumée : les hauteurs voisines nous renvoyèrent en longs échos le bruit d’une double décharge, et, quand on put voir ce qui se passait, pas un des trois hommes n’était sur pied. Mes deux gardiens jugèrent alors inutile de me retenir, et je pus me traîner jusque sur le terrain de l’exécution. Deux des cadavres reposaient déjà dans leurs bières. Le troisième, celui de mon ancien camarade, gisait, les bras étendus comme ceux d’un crucifié. Plusieurs balles lui avaient traversé les poumons. Il avait encore les yeux ouverts. Je crus un moment qu’il venait de me reconnaître et qu’un faible sourire passait sur ses lèvres. Toute réflexion faite, ce devait être là une illusion. Ainsi du moins le pensait un officier qui, me voyant presque évanoui, m’empêcha de tomber à la renverse dans le fossé où ces malheureux restes allaient être déposés.

On m’expliqua plus tard, — avais-je besoin de ces explications? — que le chef des Virginiens avait offert sa vie pour racheter celle de Stuart Lane. J’ignore par quels argumens le général ennemi fut amené à autoriser cette étrange substitution. Les meilleurs durent être la haine et la crainte attachées au souvenir des exploits par lesquels le redoutable partisan s’était signalé depuis quelques mois. Quoi qu’il en soit, le sacrifice avait été accepté à l’insu de l’homme qu’il sauvait de la mort. En quittant sous bonne garde les lignes fédérales, deux heures avant l’aurore, notre Virginien savait seulement qu’on allait le conduire au camp sudiste, où il lui serait loisible de demeurer, si on consentait à l’échanger contre un officier du nord d’un grade supérieur, et dont la capture lui était précisément due. Trompé par ce concours de circonstances, il nous avait donc quittés sans se douter le moins du monde que son plus cruel ennemi, cet Anglais dont il avait été le rival, le renvoyait ainsi, au prix de sa vie, vers la femme qu’ils avaient aimée tous les deux. Telle fut la mort de celui que l’on appelait Deadly Dash. Sa sépulture sans nom, à jamais ignorée, personne ne Tira chercher sous l’ombre des grands bois de la Virginie. Condamné, proscrit, exilé par le monde, qui n’avait jamais pu discerner en lui le moindre mérite expiatoire, il portait certes un lourd fardeau de mauvaises actions, et bien des vices avaient tour à tour laissé leur empreinte sur son âme ; cependant, toutes les fois que je songe à ce tombeau lointain, où l’herbe pousse maintenant si touffue, et sur lequel, à part quelques daims sauvages, ne s’arrête jamais un être vivant, je suis tenté de me demander s’il n’y avait pas dans ce réprouvé telle grandeur exceptionnelle qui ferait honte aux meilleurs d’entre nous. Je me demande aussi par quelle fatalité personne n’a pu le connaître, si ce n’est au moment où vingt balles le foudroyèrent sous mes yeux.


Ainsi parla mon ami, qui, son récit achevé, rechargea mélancoliquement sa pipe, et se renferma dans un mutisme solennel. J’estime que tout au fond du cœur il s’étonnait d’avoir été si exceptionnellement sentimental. Aussi me parla-t-il longuement le lendemain de ce maudit Russley, sur la tête duquel il avait risqué une somme si ronde. — Je ne m’en cache pas, cette perte me dérange fort, disait-il, et ces déconvenues pécuniaires vous mettent malgré vous du noir dans l’âme. — Ce fut alors que, pour l’aider à rentrer en grâce avec lui-même, je développai ma théorie médicale sur l’epsomitis. Il la trouva non-seulement très ingénieuse, mais très raisonnable, — ce qui était tout simple, puisqu’elle lui donnait raison.


E.-D. FORGUES.

  1. Encore un récit emprunté au recueil de Ouïda (Cecil Castlemaine’s Gage, etc.) Celui-ci nous montre sous un nouvel aspect le talent de l’ingénieux écrivain que nous avons pris sur nous de recommander à l’attention de nos lecteurs.
  2. Tir bien connu des sportsmen.