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La Mort de notre chère France en Orient/11

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XI

LA CILICIE


En commençant, je demande la permission de faire connaître ce manifeste turc, qui me paraît aussi net qu’il est décisif, et qui me semble constituer un avertissement utile et grave :

« La Ligue ottomane, ayant pris connaissance des arrangements conclus entre diverses puissances et concernant les territoires ottomans, considère comme un devoir impérieux de faire savoir son point de vue à l’opinion publique du monde civilisé et particulièrement à celle des pays dont les gouvernements ont conclu lesdits arrangements. La Ligue ottomane, en émettant son point de vue, a la certitude absolue d’être en parfaite communion d’idées non seulement avec l’immense majo­rité des populations autochtones des territoires en question, mais aussi avec les musulmans du monde entier.

» La Ligue attire tout d’abord et très spéciale­ment l’attention publique anglo-française sur la clause relative à la province d’Adana, désignée, dans le dernier accord conclu entre leurs gouver­nements respectifs, sous son nom historique de Cilicie.

» La population de la Cilicie, de l’aveu même des journaux français, est turque dans son écra­sante majorité et elle parle le turc le plus pur. Les ancêtres de ces Turcs, gouvernés par la dynastie turque des Kozan, y sont arrivés plusieurs siècles avant la conquête ottomane ; ils se sont ralliés à l’Empire ottoman et ont accepté, de leur propre gré, la dynastie d’Osman.

» Les Turcs de cette province ne veulent pas, comme ils l’ont catégoriquement déclaré à la mission américaine, se séparer du corps ottoman ; ils sont décidés à n’accepter aucune domination étrangère, sous n’importe quelle dénomination qu’elle se présente.

» Comme Sa Majesté Impériale le Sultan Kha­life l’a déclaré, la nation turque est fermement décidée de s’opposer jusqu’à la dernière limite de sa force, jusqu’à son anéantissement complet, à l’occupation d’une parcelle quelconque du patri­moine national dix fois séculaire.

» La Ligue ottomane croit de son devoir de prévenir l’opinion publique du monde civilisé que, si la Conférence de la Paix décide de partager les territoires du Proche-Orient, habités par les peuples musulmans qui n’ont jamais subi une domination quelconque, il lui faudra imposer sa décision à ces peuples par le sang et par le feu.

» La nation ottomane est prête à introduire dans sa constitution toutes les garanties et toutes les modifications pouvant assurer les droits des minorités non musulmanes. Mais elle ne consen­tirait jamais à céder une parcelle de son patri­moine national soit à une puissance étrangère, soit à l’une des minorités ethniques qui se trouvent dans son sein.

» Si les gouvernements des puissances alliées et associées veulent ne pas imposer à leurs nations, déjà fortement éprouvées par une guerre atroce de quatre années et demie, de nouveaux sacrifices et prolonger indéfiniment la perturbation et la lutte en Orient, ils s’abstiendront de prendre une décision tant soit peu en contradiction avec le Point Douze du programme de M. le Président Wilson, solennellement et intégralement accepté par tous les gouvernements des puissances de l’Entente.

» La Ligue ottomane est convaincue que les nations anglaise et française, qui se sont imposé les plus lourds et les plus pénibles sacrifices pour faire triompher le droit et la justice, respecteront les nobles principes de la liberté et du droit de l’autodisposition des peuples.

» Nul pays n’aura la folie d’imposer à ses nationaux des privations immenses, des souffrances inimaginables pour permettre à ses dirigeants de répéter, en plein vingtième siècle, le crime du partage de la Pologne. »

Cette Cilicie, visée dans le manifeste ci-dessus, est la partie la plus inaliénable de la patrie turque, elle en est le cœur même, et on se demande en vérité comment et pourquoi les diplomates européens ont pu concevoir un instant le projet inique de l’asservir.

C’est du reste un pays qui eût mérité d’être protégé de tous les contacts par de hautes murailles sans porte, pour que, dans notre monde trépidant et déséquilibré, restât au moins quelque part un coin pour le calme et le rêve. C’est la véritable terre de l’honnêteté sans tache, une sorte d’éden qui ne se laissa jamais contaminer par le mercantilisme et la fourberie des Levantins ; un pays où l’on traite les affaires sans avoir besoin de rien écrire et où il suffit d’une parole donnée. Les mœurs y sont restées patriarcales et pures ; une hospitalité chevaleresque y est pratiquée comme une vertu courante même par les plus pauvres ; le respect des jeunes pour les vieillards, des fils pour les parents y dépasse absolument nos conceptions occidentales. La résignation devant la mort y est plus sereine que partout ailleurs ; en effet la perspective doit être sans effroi, d’avoir sa place, pour le grand sommeil, marquée par une petite stèle exquise, à l’ombre des arbres, au milieu du tranquille va-et-vient des vivants… Et sur les villages, sur les campagnes, plane une foi mélodieuse, que les muezzins traduisent en vocalises candides et claires.

La Cilicie, je me souviens d’y avoir voyagé à cheval, à l’époque de mon extrême jeunesse, sans armes, seul avec un domestique turc ; c’était à la saison où les fleurs roses des rhododendrons couvraient les montagnes. Partout, dans les moindres hameaux, nous étions reçus comme des amis.

Plus tard, j’ai gardé longtemps à mon service des montagnards de ce pays-là, Turcs de vieille souche et de vieilles coutumes, qui ignoraient toutes nos langues européennes ; ils étaient francs comme l’or, d’une scrupuleuse délicatesse et, bien entendu, n’avaient jamais goûté aux poisons de l’alcool. Oh ! les braves gens ! Comme on se sentait en confiance avec eux ! Ils étaient naïfs, mais jamais ils n’étaient vulgaires. Je me rappelle même qu’ils me communiquaient des lettres que leurs parents leur faisaient écrire par l’écrivain public du village natal, et je m’y intéressais, tant il y avait là dedans de dignité et d’élégance native.

Les mœurs hospitalières de ces Turcs de Cilicie, que leurs pires ennemis, les Arméniens, sont obligés eux-mêmes de reconnaître, voici en quels termes je les trouve constatées dans le rapport officiel du capitaine Robert qui, accompagné du lieutenant Gautherin, fut chargé d’une mission de pénétration dans ce pays, au mois de mai de cette année 1919 :

« Nous avons parcouru près de 600 kilomètres, en dehors de toute voie ferrée, en voiture, à cheval, ou même à pied, et, contrairement à toutes les affirmations, nous avons trouvé, jusque dans les moindres villages, la sécurité la plus complète, des hôtes extrêmement empressés, une hospitalité touchante et toujours gratuite, des guides très sûrs ; même dans les villages les plus pauvres nous n’avons pu indemniser les habitants de leur bon accueil qu’en recherchant quelques gamins à qui glisser une rémunération.

 » Partout les habitants et les autorités locales ont montré plus que de l’obligeance à nous fournir, à titre gracieux, des chevaux de selle pour des randonnées de parfois une semaine.

» L’impression générale, maintes fois constatée, est que la venue des Français est souhaitée et que notre prestige est grand jusque dans le moindre village. Dans tout centre un peu important, la langue française est répandue, et c’est une stupeur pour les Anglais qui s’efforcent de combattre notre influence par tous les moyens. »

Aujourd’hui, au dire de tous nos envoyés qui ont parcouru leur pays, ces montagnards paisibles sont tellement las de la guerre qu’ils accepteraient le protectorat de n’importe quelle nation européenne, sauf de la Grèce contre laquelle tout le monde quitterait les travaux des champs pour prendre les armes, car la haine justifiée qu’elle inspire est irréductible. Déjà, aux abords de la zone qu’elle a envahie, le pays, si tranquille autre part, vit dans l’exaspération et la terreur ; le pillage, le meurtre sont partout.

Naguère, c’était nous que les Ciliciens auraient surtout désirés comme protecteurs, et dans ce pays qui est un réservoir de soldats admirables, si sains de corps et d’esprit, nous aurions trouvé les Alliés fidèles qu’il nous aurait fallu pour conserver notre situation séculaire en Orient. Mais nous les avons tant dédaignés et blessés, qu’aujourd’hui ils se détournent de nous. Si le rapport officiel que je viens de citer était vrai en mai, il ne l’est plus, hélas ! autant en octobre. Si les Turcs de Cilicie nous préféreraient encore à toutes autres nations européennes, ils ne nous désirent plus comme autrefois. L’atroce invasion grecque, dont ils nous rendent en partie responsables, les a outrés, et nos Alliés de l’Entente exploitent contre nous-mêmes l’indignation que ces envahisseurs inspirent. Si divisés sur tous les autres points, ces bons Alliés se sont mis d’accord sur un seul : leur ligue inavouée contre nous, en Orient, leurs manœuvres collectives et acharnées dans le but de nous y supplanter.

Pour finir, voici à ce sujet un passage extrait d’un autre de nos rapports officiels :

« Profitant de notre politique philhellénique, les Anglais, par l’intermédiaire d’agents de renseignements ou de propagande, vont, à intervalles très rapprochés, rendre visite aux fonctionnaires turcs, grands ou petits, compatissent volontiers aux malheurs de la Turquie, en en rendant les Français responsables. Chaque pas en avant des Grecs a été exploité par eux, mis au compte de M. Clemenceau, intime ami de M. Venizélos, disent-ils, et apparenté à des familles grecques. Notre Président du Conseil, d’après eux, imposerait ses vues à la Conférence, le Premier anglais, pourtant turcophile, serait obligé de suivre le mouvement. Etc., etc. »