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La Mort de notre chère France en Orient/17

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 119-124).


XVII

RÉVOLTANTE PARTIALITÉ
DE CERTAINE PRESSE FRANÇAISE


On se rappelle sans doute que la Société Pierre Loti, fondée cet hiver à Constantinople par nos amis turcs, donna, sous la présidence du prince héritier, une grande fête qui fut profondément touchante et où beaucoup de larmes furent versées. Voici en quels termes tout cela me fut conté par de nombreux amis français qui étaient présents.


« Commandant,

» J’ai assisté hier à la belle réunion organisée en votre honneur. La salle regorgeait de monde, de beaux discours ont été prononcés, votre nom a été acclamé et les cris de « Vive la France » ont été maintes fois répétés.

» À l’issue de la réunion, le prince héritier qui la présidait, s’adressant au colonel Mongin, agent de liaison entre le général Franchet d’Espérey et le ministère de la guerre ottoman, s’exprima en ces termes : « J’espère, colonel, que vous direz dans votre pays combien la jeunesse turque vibre au nom de la France. »

L’un des discours les plus complètement beaux, comme pensée et comme forme, fut celui de Suleïman Nazif bey, le grand poète de la Turquie, aujourd’hui sous les verrous de l’Angleterre, pour punition de son attachement à la France. Mais les comptes rendus de la séance, ignoblement travestis par des Arméniens ou des Grecs, furent envoyés au Matin qui s’empressa de les publier, avec accompagnement de calomnies de toutes sortes. « Il y a à Stamboul, écrivit le Matin, des meetings extraordinaires ; le dernier, qui eut lieu à l’Université, fut en l’honneur de Pierre Loti. Après de violents réquisitoires contre les chrétiens, un certain Suleïman Nazif bey, prenant la parole, déclara que la nation turque n’avait pas été conduite à la guerre par une minorité, mais que le peuple turc y avait pris part en pleine conscience de sa propre volonté et avec joie. Le tout en présence du prince héritier.

» Malgré cette mentalité, malgré le succès éclatant du parti Union et Progrès aux élections, il se rencontre à Constantinople des Français qui jurent aux Turcs qu’ils resteront sur le Bosphore, avec tous les honneurs dus à des gens dont l’intervention a prolongé la guerre de plusieurs années, en coûtant à la France des centaines de milliers de morts. On fait fond sur des politiciens ottomans qui nous ont trahis en 1914 et qui nous trahiront encore demain, etc. » (Toujours le leitmotiv de la trahison, qui ne cesse de revenir.) L’article du Matin fut reproduit par la plupart de nos journaux et ce fut un tollé contre les pauvres Turcs.

Sachant à quoi m’en tenir sur ce fameux meeting, j’ai aussitôt adressé au directeur du Matin la lettre suivante, ne voulant pas croire encore à une perfidie sciemment commise par un journal français :


« À Monsieur le Directeur du Matin
» Février 1920.
» Monsieur le Directeur,

» Je viens en toute confiance faire appel à votre impartialité, je dirai même à votre loyauté, en vous priant de vouloir bien insérer cette note rectificative d’une information erronée, qui vient de se glisser dans un récent numéro du Matin. Un de vos correspondants, qui ne signe pas, prétend qu’à la réunion organisée en mon honneur, à l’Université de Constantinople, un des orateurs aurait déclaré que la Turquie était entrée en guerre contre nous de son propre élan unanime et même « avec joie ! ». D’abord une telle énormité proférée à une réunion tenue pour glorifier la France et dans un moment où les Turcs cherchent par tous les moyens à se rapprocher de nous, constituerait la plus invraisemblable des sottises. Ensuite et surtout le fait est démenti de la façon la plus formelle, non seulement par les Turcs, mais par les nombreux officiers français qui assistaient à cette réunion ; tous témoignent au contraire de l’enthousiasme avec lequel les cris de « Vive la France » ont été maintes fois répétés.

» Permettez-moi de vous signaler, pendant que j’y suis, que le Matin, dans un de ses plus récents articles, se met en contradiction directe avec lui-même. Il accuse les pauvres Turcs de menacer et d’attaquer nos troupes de Cilicie, et, quelques lignes plus loin, il prononce le grand mot indéniable qui est l’absolution même de ces Turcs : « En Cilicie, dit-il, nous faisons une politique de conquête. » Eh bien, mais alors ? Si nous faisions là-bas une politique de conquête, devrions-nous raisonnablement nous étonner d’être menacés et même de recevoir quelques petits horions ?… Certes, et Dieu merci, nous ne nous conduisons pas comme les Grecs à Smyrne, parce que nous n’avons pas de tels instincts, mais sont-ce les Turcs qui sont venus débarquer militairement chez nous avec artillerie à l’appui, ou bien nous chez eux ? Et puis est-ce que l’armistice entre la Turquie et l’Entente ne garantissait pas le fameux douzième point de M. Wilson, l’inviolabilité de l’Empire du Khalife, au moins dans ses parties purement turques ? Il me semble que si, pourtant, — et c’est une chose écrite sur laquelle il est difficile de me contredire, et c’est un fait absolu… Alors je ne vois pas très bien qu’il nous appartienne tant que ça de crier à la trahison, quand c’est nous qui, après le traité signé, sommes entrés en armes chez le voisin pour y faire ce que l’on appelle « une politique de conquête ».

» Agréez, je vous prie, monsieur le Directeur, etc. »

Cependant le directeur du Matin dédaigna d’insérer ma lettre et même de répondre par un mot d’excuse. Les Turcs restèrent donc sous le coup de l’accusation inique. Quelques jours plus tard, Suleïman Nazif bey, avant de partir pour l’exil où l’envoyaient brutalement les Anglais, eut le temps de me faire parvenir le texte complet de son discours ; il est tellement beau que je ne résiste pas au désir d’en mettre plusieurs fragments sous les yeux de mes compatriotes.