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La Mort de notre chère France en Orient/52

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LII

QUELQUES TÉMOIGNAGES DE PLUS


J’ai bien hésité à publier les lettres qui suivent. En effet, l’ennemi (arménien ou grec) ne manquera pas de dire : « Eh ! quoi, c’est tout ce qu’il en possède ! » Cependant, les publier toutes, c’eût été rendre ce livre bien long et plus fastidieux encore. Mais peut-être eût-il mieux valu n’en publier aucune (?) Et puis, pourquoi plutôt celle-ci que celle-là ? Combien il était difficile de choisir, puisque toutes étaient belles et se ressemblaient !

Voici d’abord celle d’un officier dont je ne puis pour le moment donner le nom, parce qu’il est encore en service à Constantinople :


Constantinople, 10 mai 1919.
Commandant,

De tout cœur je m’ajoute à la liste des nombreux officiers de l’armée d’Orient auxquels vous faites allusion dans vos pages généreuses. Vous dites ce que nous pensons tous, et puissent vos paroles détruire l’effet des articles qu’acceptent trop facilement certains journaux de Paris.

C’est notre ferme espoir que les quelques milliers d’entre nous qui sont rentrés en France finiront par faire entendre leur voix. Mais pourront-ils jamais redresser l’erreur d’appréciation monumentale que nous commettons à l’égard de tout ce qui est grec ou levantin ? Quelle funeste erreur que notre sympathie aveugle — à la Denys Cochin, comme on dit ici — pour les Grecs, que nous voulons rattacher aux Grecs antiques, alors que c’est un tout autre peuple, un peuple de mercantis, dont les dirigeants sont xénophobes.

Faut-il que les Turcs soient tolérants et patients pour laisser, avant la signature de la paix, les Grecs et les Arméniens (qui sont encore sujets ottomans, j’imagine) faire flotter leurs drapeaux ! On voit le drapeau grec à toutes les fenêtres et sur nombre d’églises. On voit des gravures représentant Sainte-Sophie sans minarets et pavoisée de drapeaux grecs. Les Grecs s’imaginent-ils qu’ils ont conquis Constantinople ? Ils ne comprendront jamais que s’ils promènent ici librement leurs uniformes, c’est grâce aux cinq années de torture infligées à la France. Sait-on en France qu’aucun des officiers grecs qui se pavanent ici grâce à notre victoire ne nous salue dans les rues, où ils se livrent aux manifestations les plus impudentes, et, comme remerciement, ils nous appellent « ces niais de Français ».

On voit plus incroyable encore ici : des drapeaux de nations qui n’existent pas encore : le drapeau arménien et le drapeau juif ! Oui, les Turcs sont tolérants et patients !

Et nous nous compromettons avec les Grecs comme il n’est pas permis. Ne savons-nous pas que, s’ils étaient les maîtres ici, leur xénophobie nous mettrait immédiatement à la porte et que c’en serait fait de la langue française et de notre influence ?

Quand saura-t-on en France ce que vaut un Levantin ? On dit ici qu’il faut cinq Juifs pour rouler un Arménien. En effet le pauvre Juif, honni des Français, ne vient qu’en troisième ligne comme rapacité. Pour la rouerie commerciale et le manque de scrupule, l’Arménien a le premier prix, le Grec le second, le Juif n’a qu’un accessit.

En tout cas, tout ce qui est levantin profite de notre victoire pour nous plumer à vif. Il faut voir comment ils ont exploité ici notre honnêteté et notre générosité. Pauvre Turquie, constamment aux prises avec ces sangsues, comment de temps à autre ne les aurait-elle pas jetées à terre d’un mouvement de fureur.

Que votre parole puisse être entendue, commandant ! Les Turcs doivent être nos alliés ! Je n’ai pu résister au plaisir de vous dire que, dans la courageuse campagne que vous faites, vous avez avec vous tous les officiers de l’armée d’Orient.

Signé : COMMANDANT X…,
De l’État-major du général
commandant en chef des armées alliées.


Lettre d’un de nos médecins militaires.
Paris, le 14 octobre 1919.
Monsieur,

Je viens de passer trois ans en Orient, Salonique, Macédoine, Grèce, Roumanie et Bulgarie. Huit mois à Constantinople. Il est de mon devoir de venir ici soutenir les Turcs, inconnus chez nous, hélas !

De tout mon cœur et de toute mon âme je viens dire ici que j’ai trouvé uniquement chez eux la droiture, la bonté, l’honneur. Ce sont véritablement les « seuls gentilshommes des Balkans » et je suis fier de venir ici l’affirmer.

Signé : DOCTEUR EDARD.


Lettre du chef de bataillon Richet.

Revenant d’un séjour de trois ans en Orient et de six mois passés à Constantinople, je serais heureux de vous présenter l’expression de mon admiration pour la campagne que vous avez menée et continuez à mener en faveur de nos anciens amis les Turcs. Pour ma part, une suite de circonstances heureuses et exceptionnelles m’ont permis de voir de près et de vivre même dans l’intimité de familles grecques, arméniennes et turques ; j’ai pu les apprécier les unes et les autres et mon choix a été rapide.

Arrivé dès novembre 1918 à Scutari-Kadikeny, commandant militaire de cette agglomération à une époque où la désorganisation de tous les services était absolue, sans aucune directive de la part du commandement ignorant comme nous l’avons toujours été de la mentalité turque, j’ai cherché à orienter ma pensée et à me composer pour moi-même une directive qui fût empreinte de justice autant qu’il m’était possible. J’ai donc, en tous les milieux, réglé quantité de questions litigieuses entre Grecs, Arméniens et Turcs, assisté à des réunions de toutes sortes, fréquenté un grand nombre de familles, assisté à des dîners turcs, grecs ou arméniens, fréquenté des comités de dames turques, des personnes dévoilées, demi-voilées, ou très voilées, et la conséquence est qu’à mon tour et à mon regret, j’ai fini par massacrer, moralement bien entendu, des Arméniens.

Je suis navré de voir les erreurs que nous continuons à commettre et la plus grande eût été de donner Constantinople aux Grecs, comme ceux-ci le revendiquent de plus en plus.

Stamboul est toujours la seule partie de Constantinople où il fasse bon de vivre et où l’on se sente dans une atmosphère d’amitié et de bonté, loin du tapage et de la débauche et où le portefeuille ne risque pas de s’échapper dans des mains inconnues.

À Stamboul, j’avais quelques amis turcs qui ne comprenaient pas ma langue, mais dont la poignée de main était éloquente et d’une cordialité qu’on ne rencontrait pas à Péra ; à Péra ce n’est, comme toujours, que le vol, la luxure et la saleté exposées dans les rues.

Les Grecs vantent leurs victoires imaginaires, oubliant qu’ils nous ont tiré dans le dos en 1915, 16, 17, qu’ils n’ont jamais pu mobiliser et que leur action en septembre 1918 a été presque nulle ; ils revendiquent dans leurs églises transformées en salles publiques des conquêtes qu’ils ne doivent qu’à leur esprit d’intrigue. On est étonné d’entendre dans ces sanctuaires de paix vociférer des cris de haine et de vengeance, et on regrette d’avoir quitté les doux endroits de repos à l’ombre des mosquées de Suleimanié ou de Sultan Selim.

Je n’ai jamais autant regretté qu’aujourd’hui mon absence de talent et la médiocrité de ma situation, car j’aurais été heureux de pouvoir continuer l’œuvre restée inconnue que j’ai commencée là-bas et qui n’aura pas été tout à fait inutile, je l’espère.

Si les Arméniens me détestaient, je crois avoir conservé quelques sympathies parmi les Turcs, et, quoique catholique, j’éprouve pour les chrétiens de Constantinople, Grecs et Arméniens, le même mépris qu’éprouvent pour eux les musulmans.

Je ne puis actuellement que joindre l’expression de mon admiration profonde pour l’œuvre que vous poursuivez à celle de mes camarades d’Orient. Etc., etc.

Signé : RICHET,
Chef de bataillon, 11, rue de la Tour, Paris.


Lettre du capitaine de Courson.
Commandant,

J’ai fait plusieurs séjours en Turquie, et j’ai été chef de la base de Volo pendant cinq mois : c’est vous dire que timeo Danaos et que je partage votre sympathie pour les Turcs. Comme vous, je trouve que notre politique avec eux est absurde ; actuellement, vos amis les Turcs ont bien raison de tomber sur les Grecs autour de Smyrne et n’exercent sur eux que de justes représailles pour leur guet-apens et leurs lâches excès. Pendant le débarquement grec de Smyrne, j’étais en mission aux environs de Koniah et d’Afioun Kara Hissar. Je connais bien la mentalité actuelle de la Turquie et je serais heureux de pouvoir vous fournir quelques renseignements utiles à la cause des braves Turcs, que je défends comme vous, mais malheureusement avec moins d’autorité, etc…

Signé : CAPITAINE DE COURSON,
Le petit Bel-Air, Saint-Servan (Ille-et-Vilaine).


Lettre du lieutenant Dupuy.
Constantinople, 2 mai 1919.
Commandant,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, la cause de la Turquie n’est pas perdue, car tous les camarades que j’ai trouvés ici sont bien d’accord sur ce fait que, dans ce pays, seuls les Turcs sont intéressants. La signature des préliminaires de paix nous donnera certainement la possibilité de témoigner bien haut les sentiments qu’à l’heure actuelle nous contenons à peine. Nous sommes tout dévoués aux Turcs parmi lesquels nous nous trouvons et pour qui nous éprouvons la sympathie la plus vive, etc…

Signé : DUPUY.


Lettre du lieutenant de vaisseau Rollin.
Commandant,

J’ai une dette de reconnaissance à acquitter envers vous, car, étant tombé aux mains des Turcs après ma blessure, votre influence a beaucoup contribué à l’accueil que j’ai reçu de tous leurs officiers avec qui je me suis trouvé en contact pendant mes six mois d’hôpital. À chaque instant d’ailleurs on me demandait de vos nouvelles ; j’ai pu constater la reconnaissance que vous gardaient les Turcs de tous genres, de toutes provenances et l’influence que vous aviez sur eux. Avec quel esprit chevaleresque j’ai été soigné et traité et quel prestige la France conservait là malgré la guerre !

Une chose m’a péniblement frappé pendant les quelques jours que j’ai passés en France entre mes deux séjours en Turquie. J’ai vu défendre dans les journaux français les revendications grecques, arméniennes, etc., il n’y a que l’influence française en Turquie dont, à part vous, on ne se préoccupe pas. Pourtant il n’y a pas, je crois, un Français connaissant la Turquie qui ne doive être tout à fait d’accord avec vous à propos de ce que vous avec écrit au sujet des « Massacres d’Arménie ».

Cela fait peine de voir ainsi négliger l’œuvre de nos devanciers en Orient, qui est le résultat de tant d’efforts et dont on a pu constater la solidité dans les circonstances les plus critiques. Au cas où vous jugeriez utile et intéressant de publier quelques anecdotes de ma captivité chez les Turcs, je n’y verrais aucun inconvénient, au contraire. Etc…

Signé : LIEUTENANT DE VAISSEAU ROLLIN,
Base navale de Constantinople.


Lettre du lieutenant Louis Antier.
Commandant,

Permettez à un petit sous-lieutenant de vous remercier, en son nom et au nom de quelques camarades, de la généreuse brochure que vous venez de publier sur les « Massacres d’Arménie ». Notre audace est grande sans doute, mais elle a pour excuse les discussions qu’autour de nous nous voyons engagées au sujet de votre livre. Certainement partout elles doivent être aussi violentes et aussi passionnées : les uns y mettent toute l’obstination de leurs préjugés ; les autres, pour vous défendre, toute l’ardeur de leur conscience et leur amour de la vérité. Sûrement l’écho en arrive jusqu’à vous ; vous ne vous souciez guère des imbéciles qui ne vous comprennent pas, des gens de mauvaise foi qui vous déchirent, et des pauvres malheureux qui croient faire montre de beaucoup d’esprit en mettant votre magnifique campagne sur le compte de ce qu’ils appellent votre « exotisme » !!! Mais peut-être que nous vous ferons plaisir en vous exprimant très simplement notre respectueuse sympathie et toute notre reconnaissance.

Personnellement j’ai, pendant la guerre, beaucoup vécu en Orient ; bien que parti là-bas avec pas m al de préjugés contre les Turcs, j’ai pu me convaincre que, seuls, ils étaient de braves gens et des gens civilisés ; par-dessus le marché, il n’y a qu’eux qui aiment vraiment la France et sans arrière-pensée. À côté du Bulgare sauvage, du Grec fourbe et lâche, le Turc cultive toutes les vertus familiales et sociales.

Quant aux Arméniens, c’est la pire race des Balkans : faux, lâches, menteurs, ce sont des gens répugnants. On dit « les Massacres d’Arménie » ; tout en étant un peu exagéré, le terme d’ « Exécutions d’Arménie » se rapprocherait mieux de la vérité.

En effet, tous les massacres, — puisque massacres il y a, — furent provoqués par cette vilaine race. Dans les régions où ils se sentaient les plus forts, ils rançonnaient, ils pressuraient, ils assassinaient les Turcs qui se trouvaient en état d’infériorité. Mais voilà, c’étaient des massacres par petits paquets et nul en Europe n’y faisait attention. — Mais allez donc raconter ça en France !…

Vous pouvez publier ma lettre tant qu’il vous plaira, et avec mon nom et mon prénom. Je regrette seulement de ne pouvoir faire davantage. Depuis que j’ai pu approcher les Turcs, je les aime ; ils ont toutes les qualités qui manquent à leurs « victimes ».

Voulez-vous que je vous cite deux petits faits personnels qui sont la contre-partie l’un de l’autre ? En juillet 1917, je dirigeais à Salonique la popote de notre dépôt. Un jour arriva à la cuisine un Turc qui vendait des légumes et je lui en fis acheter, trop heureux d’échapper pour une fois à nos fournisseurs grecs. Il accepta d’être notre fournisseur habituel et devint la Providence de notre popote. Vous ne pouvez vous figurer avec quelle sollicitude il s’occupait de nous, il se serait fait un scrupule, non pas d’augmenter d’un centime le prix des achats qu’il faisait pour nous, mais même de nous causer trop de dépenses quand, à force d’ingéniosité et de courses lointaines, il pouvait arriver à nous approvisionner à bas prix d’une façon qui rendait jaloux tous nos voisins.

La contre-partie, la voici : Je connaissais à l’école d’aviation de Sédès, un officier grec, d’extérieur charmant, d’allures aimables, le type du Grec francisé, cultivé d’ailleurs et affectant de nous considérer un peu comme des compatriotes : un ami, quoi ! Il me devait de l’argent. Un beau jour, o e apprend que je vais rentrer en France. J’attendis une semaine et ne revis mon bonhomme qu’auparavant je rencontrais tous les jours. Voulant en avoir le cœur net, je le fis prévenir de mon départ ; il répondit à plusieurs reprises « qu’il me cherchait ». Naturellement, jamais je ne le revis. Par acquit de conscience, je lui écrivis trois fois : pas de réponse.

Comparez, Grec d’élite et Turc du peuple !

Qu’il me tarde que votre livre paraisse ! Ce sera une belle exécution morale des gens qui vous déchirent. Les amis des Turcs, — tous ceux qui les connaissent, — y applaudiront.

Signé : LIEUTENANT LOUIS ANTIER,
À l’aviation, rue de Rivière, Bordeaux.


Lettre d’une sœur A…, qui vient de retourner en Syrie.

Les pachas étaient bons pour nos sœurs pour les enfants. Un leur a dit : « Je fais comme si je ne voyais rien et n’entendais rien ; mais je sais très bien que les Français ravitaillent le Liban ; c’est un bienfait, je ne dis rien et ne veux pas faire de misères. »

Bien de nos sœurs ont été employées dans les hôpitaux turcs, dans les ambulances, partout elles ont été bien considérées et bien traitées.


Renseignements
fournis par une sœur de charité, qui durant toute la guerre est demeurée en Syrie.

Les Turcs ont employé nos sœurs dans leurs hôpitaux où elles ont été traitées avec égards. Certains hauts fonctionnaires, comme Ali Munif pacha, gouverneur du Liban, ont même approvisionné durant de longs mois les maisons de charité et les asiles, comme l’orphelinat de Youk qui n’a presque pas souffert de la faim durant tout le cours de la guerre. Dans ces maisons ils les ont laissées entièrement libres pour l’exercice de leur culte et les pratiques religieuses en usage.


Lettre du lieutenant Xavier François.
Saint-Louis-de-Montferrand (Gironde), 11 mars 1919.
Maître,

Je savais par M. Georges Cain que des lettres que je lui avais envoyées d’Orient vous avaient intéressé, en particulier celles où je parlais sans tendresse des Grecs et des Arméniens, tandis que je faisais l’éloge enthousiaste de vos amis les Turcs ; j’ai toujours eu une très vive sympathie pour ces derniers, mais je ne les connais réellement que depuis près de quatre ans, après avoir fait la campagne des Dardanelles, puis celle de Macédoine. Cependant, Maître, permettez-moi de les nommer aussi mes amis, ou mieux nos amis.

Je sais que vous préparez un livre ; beaucoup d’officiers et soldats d’Orient vous ont donné leur impression, et je voudrais y joindre les miennes… qui, en quatre ans, sont devenues mieux que des impressions, car j’ai fait successivement toute la Macédoine, la Grèce et les Îles, la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie et Constantinople.


Lettre du lieutenant Martin.
Commandant,

Je lis dans le Figaro votre appel en faveur des Turcs, et à l’appui de la thèse que vous défendez, je me permets de vous citer le fait suivant : au début de l’expédition des Dardanelles, alors que le P. G. était installé au château d’Europe, on avait établi un hôpital à l’abri de ses murailles. Or, un jour les Turcs firent parvenir un message annonçant leur intention de bombarder le château d’Europe et disant qu’ils n’ignoraient pas que l’hôpital était installé à proximité, et qu’ils prévenaient d’avance à seule fin qu’on puisse l’évacuer avant le bombardement.

Je ne pense pas qu’on puisse relever un seul exemple de cette courtoisie chevaleresque, en faveur de nos autres ennemis.

Signé : LIEUTENANT MARTIN.

En convalescence à Arcachon.


Deux lettres de Françaises.

Au sujet des agents provocateurs entretenus en Turquie par certaines puissances européennes, voici le récit que m’envoie une Française, fille du grand médecin français de Constantinople du temps d’Abd-ul-Hamid, et qui a passé la plus grande partie de sa vie en Turquie, surtout dans le palais, en compagnie des princesses impériales :

« C’était sous le règne d’Abd-ul-Hamid, nous étions au courant de tout ce qui se passait et se disait à Yeldiz.

» Un évêque arménien, réputé comme agent provocateur salarié, allait et venait entre Van et Constantinople ; on avait remarqué qu’une certaine effervescence régnait en Arménie depuis que ce cher « Despote » (comme disent les Arméniens) se livrait à ces randonnées. Mais vous connaissez les Turcs de ce temps-là, bons, généreux ; aucune mesquinerie, aucune petitesse d’esprit, mais par contre beaucoup de négligence, de lenteur ; bref, l’éternel Bakaloum (Nous verrons !)

» Cependant un jour on a découvert le pot aux roses. Le « despote » était payé par les Anglais pour susciter une vraie révolte, dont on « parlerait en Europe »… et voici que les Arméniens s’étaient mis tout à coup à égorger des enfants musulmans et, détail absolument exact, ils étalaient sur des tables, comme devant une boucherie, et offraient à vendre des morceaux d’enfants turcs et kurdes, en criant : « De la viande de Turc, de la viande de « damouz » ! (porc !) ».

» Vous connaissez trop bien les Turcs pour que j’en dise plus long. Ils ne se possédaient plus après cela !

» Vers cette époque arrivaient le fils et la fille d’un grand chef kurde. Ils venaient dévoiler au Sultan, l’un au Selamlik, l’autre au Harem, tout le danger de ces intrigues de provocation. »


Histoire que me rapporte une autre Française qui a passé presque toute sa vie en Turquie et qui, en particulier pendant la guerre, n’a cessé d’être comblée d’égards :

Une dame arménienne, sérieuse et intelligente, qui s’occupe beaucoup en ce moment des orphelinats arméniens fondés ici, m’a raconté ces faits d’hier :

On recherche partout dans les familles turques les enfants arméniens pouvant s’y trouver, pour les reprendre.

Une jeune fille est signalée dans le harem d’un prince fils d’Abd-ul-Hamid. On va la réclamer, et tout de suite on la laisse libre de s’en aller. Elle a une quinzaine d’années et a été recueillie il y a dix ans chez le prince. Elle a toujours été admirablement traitée, elle a gardé son nom chrétien d’Isabelle, on ne lui a jamais parlé religion, on l’a respectée et parfaitement élevée. On la quitte à regret et on lui paye même une voiture pour faire le chemin. (Les voitures en ce moment sont à des prix fous, personne n’en prend.)

Le lendemain on voit arriver à l’orphelinat un nègre porteur d’un trousseau complet, robes, étoffes, lingerie, et en plus de beaux bijoux. Cela lui était destiné, on ne voulait pas la laisser quitter la maison de son enfance sans l’avoir comblée. Voilà nos Turcs ! Remarquez bien ce détail délicat : ce fut fait le lendemain, non pas sous l’influence d’une intimidation quelconque, mais par pure bonté et générosité.

Le fait m’a été conté par la dame qui venait de recevoir elle-même la jeune fille dans son orphelinat. Cette dame, Arménienne, donc pas amie des Turcs, ajoutait fort raisonnablement qu’elle ne pouvait pas aimer les massacres de ses frères (à propos de ces massacres, il y aurait beaucoup à répondre !) mais qu’elle se trouvait tous les jours quand même devant des faits d’une délicatesse et d’une noblesse telles qu’elle était obligée d’admirer.


Lettre du docteur Leremboure.
Commandant,

J’ai été trois ans chirurgien de l’armée d’Orient et j’ai eu partout en Macédoine à donner mes soins à la population civile. J’en rapporte cette conviction : les Turcs sont en Orient le peuple le plus « près de nous ». J’ai pu chez eux pénétrer dans tous les milieux ; c’est partout la même dignité, la même honnêteté, la même affabilité pour nous Français. Et, chose rare, c’est partout de leur part la même persistante reconnaissance pour le moindre service rendu, — reconnaissance souvent traduite par des traits d’une délicatesse charmante. En dehors d’eux, que l’on cherche donc en Orient d’analogues sentiments, la récolte sera maigre ! En Macédoine, dans le moindre village on regrette la domination turque et, quand par hasard on rencontre des Grecs honnêtes, ils disent la même chose.

Vous êtes le grand ami des Turcs parce que vous les connaissez. Nombre de Français ont enfin appris à les connaître aussi à présent ; mais ils connaissent aussi les Grecs et il n’est pas un poilu de l’armée d’Orient ayant campé près de ces derniers qui ne les juge en termes fort nets et plutôt… sévères. Et derrière vous, qui seul avez osé élever la voix, nous allons tous nous demandant avec inquiétude si vraiment nous allons assister à l’agonie du seul peuple d’Orient ami des Français, au plus grand profit des Grecs, Arméniens, Levantins et autres métèques de ce genre.

Croyez-moi, etc.

Signé : DOCTEUR LEREMBOURE,

39, Calle de Prim, Saint-Sébastien.


Lettre de M. le docteur Guégan,
Directeur du Service de Santé, à Tunis.
Commandant,

Au moment de l’arrivée à Tunis des grands blessés des Dardanelles, comme j’avais repris du service et que je dirigeais l’hôpital militaire du Belvédère, je reçus l’ordre du général en chef de faire une enquête sur la façon dont nos blessés avaient été traités par les ambulanciers turcs. La réponse fut unanime : tous avaient été parfaitement soignés par les infirmiers ottomans : les officiers ne tarissaient pas d’éloges sur les soins dont ils avaient été entourés.

La plupart de nos grands blessés me firent des déclarations verbales, mais quelques-uns d’entre eux tinrent à me donner des relations écrites. Je viens d’en retrouver une que je vous envoie : elle est éloquente dans sa simplicité ; la terminaison ne prête à aucune équivoque.

Il est temps que la légende du Turc massacreur prenne fin, en même temps que celle de l’Arménien, victime innocente. Mais, hélas ! détruira-t-on jamais les légendes ?

Je vous adresse, commandant, etc…

Signé : GUÉGAN,
Directeur de la Santé de Tunisie.


Je transcris, en respectant les fautes d’orthographe, la touchante lettre au crayon communiquée par M. le docteur Guégan :


« Ayant été blessé pour la quatrième fois, sur les huit heures du soir je suis tombé sur le coup et ai attendu quelques moments que la fusillade ait ralenti pour remuer. Je me suis trainé ensuite sur les coudes pendant environ 50 mètres et là j’ai rencontré une petite tranchée où je me suis laissé tomber dedans. Là un peu à l’abrit des balles et des obus, j’y ai passé la nuit du 2 au 3 mai sous les balles et les obus qui faisaient rage. Enfin vers midi tout paraissant à peu près calme, étant épuisé de fatigue, je sort du trou, mais, ayant à peine fait 100 mètres, que je tombai évanoui. Ayant repris connaissance je vis venir un Turc qui ramenait un camarade françait blessé. Je les appelais et ils vinrent s’asseoir à côté de moi. Je demandais de l’eau au Turc, il me fit comprendre qu’il n’en avait pas mais qu’il allait aller en chercher, ce qu’il fit aussitôt ; il revint quelques moments après en compagnie d’un autre brancardier turc en apportant deux bidons d’eau, ils en donnèrent un à mon camarade et l’autre à moi, ainsi que du sucre et deux cigarettes. Comme nous étions reposez un peu, les Turcs nous firent comprendre que nous étions en danger et qu’il fallait partir, mais je leur fit comprendre à mon tour que nous ne pouvions pas marcher et au même moment un des brancardiers turcs me monte sur le dos de son camarade et l’autre ramène mon camarade en lui donnant le bras et prennent la direction des lignes françaises. Mais de ce moment là ayant été aperçu par les tirailleurs sénégalais, un groupe de quatre brancardiers de tirailleurs accompagné d’un sergent vinrent au devant de nous, et c’est en nous serrant la main que les deux Turcs nous remirent sur les brancards des tirailleurs sénégalais qui me portèrent au poste de secours du 135e bataillon. Et c’est ainsi que les Turcs me sauvèrent la vie.

Signé : MICHENAUD MARCEL,
Du 135° Régiment d’infanterie de marche,
3e bataillon, 9e compagnie.


J’arrête là ces citations, que j’aurais pu indéfiniment continuer et que d’ailleurs je n’ai pas choisies, mais plutôt prises au hasard. Elles ont, il me semble, un accent de sincérité et de conviction qui s’impose. Que ceux qui désirent se documenter davantage veuillent bien interroger n’importe lequel de nos combattants revenus de Turquie ; je suis sûr d’avance des réponses qui leur seront faites.

Auprès de tels témoignages, que valent les insultes de quelques petits journalistes, abusés ou salariés, qui n’ont jamais mis les pieds en Orient, et qui — sans s’en douter, je veux le croire — travaillent directement contre notre France bien-aimée !