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La Musique et les soldats/01

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LA
MUSIQUE ET LES SOLDATS

I
L’ART D’AUTREFOIS ET D’HIER

« Officiers, sous-officiers et soldats, » ceux des armées de terre et de mer, isolés ou réunis, au combat, au repos, en marche, fût-ce à l’exercice ou à la parade, la musique de tous les temps et de tous les pays leur a fait à tous une place. Opéra, opéra-comique, opérette même, symphonie, chanson, romance ou « mélodie, » il n’existe pas un « genre » où des figures et des scènes militaires ne se trouvent représentées par les sons. Individuelles ou collectives, les unes lointaines et déjà passées, d’autres plus proches et comme toutes fraîches, regardons, écoutons aujourd’hui quelques-unes de ces images chantantes. Images militaires encore une fois, ou de militaires, parmi lesquelles nous rencontrerons plus d’un trait, plus d’une silhouette de héros.


* * *

Ce musée musical aurait sa « galerie des batailles. » On y donnerait la place d’honneur, le grand panneau central, à la Guerre, ou la Bataille de Marignan, ou la Bataille française, ou la Défaite des Suisses, du vieil et mystérieux Clément Jannequin. D’autres essais, du même genre, avaient précédé cette œuvre maîtresse, et d’autres, au cours du XVIe siècle, l’ont suivie. Si l’on en croit notre érudit confrère, Michel Brenet, — et comment ne l’en point croire ? — la chose n’a rien d’étonnant, pour peu que l’on mesure « la part alors revendiquée par l’élément militaire et chevaleresque dans la vie publique et privée. » A quoi l’historien musical ajoute, ou plutôt ajoutait (en 1911), quelques observations dont le temps présent accroît encore l’intérêt et la justesse. Les récits, les monumens de l’époque « nous offrent de la guerre une image si différente de celle à laquelle nous sommes aujourd’hui accoutumés ! Depuis que « les progrès de la science » ont permis d’organiser de monstrueuses tueries, où des armées entières peuvent se détruire sans se voir, en se servant d’engins compliqués et sûrs comme des instrumens de précision, on a peine à se figurer ce qu’étaient les combats d’autrefois… où le son terrible des mines et du canon n’étouffait pas les cris de guerre et les éclats des trompettes. » À ces deux derniers élémens joignons le roulement des tambours, — celui-ci, comme la sonnerie des trompettes, imité par le chant seul, — et nous aurons toute la substance musicale, purement vocale, on le sait, d’une Bataille de Marignan et de tant de productions contemporaines et similaires. L’œuvre de Clément Jannequin se composait de motifs très connus, très nombreux, et divers jusqu’à l’incohérence : les uns graves, héroïques, les autres plaisans ou bouffons. Aussi bien, ce mélange réaliste constituait l’esprit même d’un genre alors très à la mode, le « quolibet. » Nous ne saurions trop recommander aux amateurs des « batailles en musique » les pages que leur a consacrées Michel Brenet[1]. On trouve là maint détail littéraire, musical, voire pittoresque, d’abord sur la Bataille de Marignan, puis sur tant d’autres, qui ne furent guère, par la suite, que des imitations ou des répliques d’un modèle demeuré fameux entre tous. Dans le nombre, il y eut même des batailles navales, tout au moins une, la « Guerre marine, » dont l’auteur se nommait Desbordes et dont le texte seul nous est parvenu.

Si, depuis le XVIe siècle, le genre ne s’est ni développé ni renouvelé, la cause de sa décadence et de sa stérilité pourrait bien être la transformation, plus haut signalée, des élémens ou des conditions sonores de la guerre. En somme, et malgré l’appoint et le progrès de la symphonie moderne, la musique de batailles a cessé de rien produire qui compte. La Bataille de Vittoria, que Beethoven, on le sait, ne composa point en notre honneur, n’a pas ajouté non plus à sa gloire. En fait de « guerre marine, » on ose à peine rappeler, de loin, certain combat naval qui se livre, ou plutôt se livra naguère, vers le milieu du siècle dernier, à l’Opéra-Comique, entre les deux flottes vénitienne et turque. C’était au second acte d’Haydée. De celui-là nous possédons encore les paroles et la musique :


Bravons la mitraille,
Les flots en fureur ;
Un jour de bataille
Est jour de bonheur.


Voilà le style des unes, et l’autre est dans le même goût. Sans compter que, sur le pont du navire, au plus fort de la mêlée, au chant de semblables refrains, on voyait un groupe de marins faire une partie de cartes. Évidemment nous ne sommes point ici à Lépante.

Il y a peu d’années, à l’Opéra-Comique également, un jeune musicien de talent, M. Raoul Laparra, a pris beaucoup plus au sérieux des scènes de guerre, de guerre sur terre cette fois, et de la guerre carliste. Le succès du belliqueux ouvrage fut médiocre, et c’est peut-être justement la représentation visible et sonore, — oh ! combien sonore ! — d’une bataille moderne, qui fit de la Jota la sœur moins heureuse de l’émouvante Habanera.

En dehors des batailles, la vie militaire, et cette vie collective d’abord, abonde en sujets musicaux, ou « musicables, » et dont la musique souvent s’est inspirée. Qui dénombrera les marches, ou les chœurs de ce genre, et tant de scènes, parfois ; des œuvres entières, les unes dramatiques, les autres plaisantes, où figurent des soldats.


De grand matin j’ai rencontré le train
De trois grands rois qui allaient en voyage.
............
Venaient d’abord des gardes du corps,
Des gens armés, avec trente petits pages.


Ainsi des soldats accompagnent ou plutôt précèdent les rois, sur les routes de Provence, aux sons de la marche fameuse, populaire entre toutes, à laquelle le musicien de l’Artésienne, en lui laissant tout son éclat, ajouta je ne sais quelle ombre de mélancolie et de rêve. Par la beauté, par la poésie du thème et de ses variantes, nulle autre ne nous émeut davantage. C’est de celle-là toujours, avec une éternelle tendresse pour la contrée qu’elle évoque, pour le chef-d’œuvre dont elle est l’âme, que nous nous souvenons d’abord. Gardons-nous toutefois d’en oublier quelques-unes, plus récentes, mais également nôtres et plus dignes que jamais de nous être chères : la Marche héroïque de M. Saint-Saëns, dédiée à la mémoire d’Henri Regnault, et, du même grand musicien, la petite marche qui termine la Suite algérienne : marche non pas de guerre celle-là, plutôt de revue ou de promenade, et qui rythme gaiement, au soleil d’Afrique, le pas relevé de nos troupiers, j’allais dire de nos pioupious français.

Entre tant de marches, et de tous les pays, il y en a pour les jours de bataille ; il en est aussi pour les jours de triomphe et les rentrées victorieuses : celle d’Aida, par exemple, double et fulgurante sonnerie de trompettes, égyptienne soi-disant, mais en réalité tout italienne, et qui déroule avec ampleur son magnifique cortège sonore.

Une autre, tout autre, se précipite et se rue à l’assaut. Étrangère par le thème, elle est française par la symphonie, par le développement et l’orchestration, plus encore par l’ardeur, la fureur qui l’anime et peu à peu la transforme en véritable, formidable mêlée : vous avez reconnu la Marche hongroise de la Damnation de Faust. Oui, par toutes ces beautés qu’elle reçut du génie de Berlioz, aujourd’hui plus que jamais, nous aimons à la sentir nôtre. Et, toujours aujourd’hui, les pages qui la précèdent nous paraissent également, plus belles et nous émeuvent d’une émotion non encore éprouvée. Quel sens nouveau, plus profond, prennent donc, en de si grands jours, les choses vraiment grandes ! La scène est présente à toute mémoire de musicien. « Plaine de Hongrie. Faust seul au lever du soleil. » En de lentes, longues phrases, chargées d’ennui, le vieil et sombre rêveur exhale la plainte de son âme inquiète. Vainement une symphonie complexe et diverse apporte encore à son oreille les échos de la ronde villageoise et, déjà, les appels de la marche guerrière. Les choses maintenant vont changer autour de lui, qui ne changera pas : « Une autre partie de la plaine. Une armée qui s’avance. » (Ne dirait-on pas des indications à la Shakspeare ? )


Mais d’un éclat guerrier les campagnes se parent.
Ah ! les fils du Danube au combat se préparent.
Avec quel air fier et joyeux Ils portent leur armure !
Et quel feu dans leurs yeux !
Tout cœur frémit à leur chant de victoire.
Le mien seul reste froid, insensible à la gloire.


Rappelez-vous ce récit grandiose, héroïque d’abord, puis désolé, l’élan des premières paroles, l’accablement des dernières et leur chute, si morne, dans le silence d’un orchestre qui tout à l’heure soutenait le discours lyrique et maintenant l’abandonne et le trahit. Que de sentimens divers, mais analogues et qui se touchent, qui se mêlent, le souvenir seul de la musique n’a-t-il pas le pouvoir d’éveiller ! Un jour de ce printemps, non pas dans la plaine, mais au carrefour d’une forêt, des soldats aussi, devant nous, vinrent à passer : des fils, non du Danube, mais de nos fleuves de France. Avec quel air fier et joyeux ils portaient, non pas leur armure, mais leur tunique couleur du ciel ! En les voyant si jeunes, et si braves, et si beaux, le promeneur à cheveux blancs éprouva quelque chose de la tristesse, des regrets, dont le cœur du vieux Faust est rempli. Mais son cœur à lui, bien loin de rester froid, insensible à la gloire, battait de la douleur de ne pouvoir plus y prétendre, y marcher, y courir avec eux.

Sur d’autres pages de la Damnation de Faust, une couleur et vraiment une poésie militaire est répandue. Quand s’éteignent les dernières notes de l’air de Marguerite : « Il ne vient pas ! » quelle expression redoublée de détresse et de délaissement y ajoute l’écho de « la retraite, » sous les fenêtres de la délaissée ! Ailleurs, par les rues de la ville, des soldats passent encore, et, cette fois, en chantant. Il y a, dans notre musique française que le Faust de Gœthe inspira, deux chœurs de soldats également célèbres, mais très différens et fort inégaux : celui de Berlioz et celui de Gounod. Le second n’est qu’un accessoire, un hors-d’œuvre plaqué. Il fallait faire revenir Valentin (« Mon frère est soldat »), ne fut-ce que pour maudire sa sœur. Alors on l’a fait revenir avec les camarades. Excellente occasion de « construire » un « ensemble : » marche d’abord, chœur ensuite, puis l’un et l’autre à la fois. Mais tous les deux sont peu de chose : aucun intérêt dramatique ; valeur musicale médiocre ; style d’orphéon ; vague analogie thématique, — juste assez pour qu’on mesure la distance, ou l’abîme, — avec le début de la Marseillaise. Au contraire, le chœur soldatesque de Berlioz, alternant avec le chœur des étudians et s’y mêlant ensuite, participe de l’action et n’en saurait être détaché. Bien plus, il l’environne, l’enveloppe. Autour d’elle il pose en quelque sorte le décor et crée l’atmosphère. Il respire, il répand la vérité et la vie. « Soldatesque, » disions-nous. Oui, tel est bien le caractère de cette musique. Plus que jamais nous le sentons aujourd’hui. Volontairement, afin de ressembler davantage au modèle, elle affecte quelque chose de rude et de grossier. La dureté du rythme, les accords assénés, les notes épaisses du basson qui chemine, tout, jusqu’au motif même de cette chanson de soudards, tout figure et dénonce la marche, ou la démarche allemande, ce pas lourd et brutal qui retentit et pèse encore, hélas ! sur le sol de notre patrie.

Nos soldats n’ont pas de ces allures. Dans leurs emportemens, fut-ce dans leurs excès, ils conservent une certaine tenue, ou retenue, et des manières bon enfant. Il y aurait une étude à faire, légère il est vrai, mais plaisante, sur la théorie, voire sur la pratique de la guerre selon l’idéal et les traditions de l’opéra-comique français. La Fille du Régiment, le Chalet, fourniraient les exemples ou les types du genre et, comme dit Molière, du « caractère enjoué. » Rien d’innocent, d’anodin comme une action militaire, telle que librettiste et musicien de la Fille du Régiment la concevaient et la réalisaient en 1840 : « Au lever du rideau, des Tyroliens sont en observation sur la montagne du fond. » (Quelle ingénuité jusque dans la mise en scène ! ) « Un groupe de femmes est agenouillé devant une madone de pierre. La marquise de Berkenfield, assise dans un coin, se trouve mal de frayeur, soutenue par Hortensius, son intendant, qui lui fait respirer des sels. On entend le canon dans le lointain. » On l’entend aussi à l’orchestre : un peu, pas beaucoup, et pas longtemps. Tout de suite un paysan accourt, porteur de ce « communiqué » réconfortant : « Les Français quittent la montagne. Nous sommes sauvés, mes amis. » Encore une fois cette représentation poético-musicale de la guerre est d’une bonhomie et d’une vivacité charmantes. Rien n’y traîne ; rien non plus ne s’y prend au tragique, ou seulement au sérieux. La noble voyageuse autrichienne exprime pourtant, à notre endroit, certaines craintes personnelles, mais imaginaires :


Les Français, chacun me l’assure,
Sont une troupe de brigands.
Pour peu qu’on ait de la figure,
Ils deviennent entreprenans.
Aussi je frémis quand j’y pense ;
Mon sort, je le connais trop bien !
La beauté, les mœurs, l’innocence,
Ces gens-là ne respectent rien.


Elle nous calomnie, la marquise, au moins en paroles. Et la musique le sait bien. Elle proteste, la musique, elle nous justifie. Elle n’est pas dupe, elle l’est encore moins que la « poésie, » qui déjà ne l’est guère. Au surplus, le brave sergent Sulpice achève de rassurer les populations : « Fais-moi le plaisir de dire à tous ces trembleurs-là qu’ils peuvent montrer leurs oreilles. Nous venons mettre la paix partout… protéger les hommes quand ils vont au pas et les femmes quand elles sont jolies. » Et voilà dans quels termes, en 1840, l’opéra-comique rendait hommage à l’idéal des guerres de l’Empire, messagères et dispensatrices, par toute l’Europe, de l’ordre et de la tranquillité.

Autre tableau d’invasion, voire de réquisition, toujours sans violence. L’action du Chalet ne se passe pas, comme celle de la Fille du Régiment, dans le Tyrol, mais en Suisse. Max et ses camarades sont des soldats suisses, mercenaires autrichiens, qui rentrent dans leurs foyers. Mais en musique, ou par la musique, ce sont bien des Français. Petite, oh ! très petite musique que celle-là, démodée et falote, parfois risible, mais parfois rieuse et spirituelle aussi. Le duo du Chalet, le « grand duo, » comme on l’appelait sur les programmes, entre Max le batailleur et le peureux Daniel, des artistes de l’Opéra-Comique, et qui se nommaient, s’il vous plaît, Capoul et Gailhard, venaient nous chanter cela aux concerts de Louis-le-Grand, « du temps que j’étais écolier. » Et cela nous donnait une fière idée des militaires et de leur supériorité sur les civils. Alors aussi les fameux couplets, fameux autrefois : « Dans le service de l’Autriche, Le militaire n’est pas riche, » et leur refrain, plus populaire encore : « Vive le vin, l’amour et le tabac ! » nous paraissaient résumer, sur le mode lyrique, le caractère, ou l’ethos (en ce temps-là nous faisions du grec), de la carrière des armes. Telle était en tout cas l’ordinaire expression et comme la formule obligée du genre militaire à l’Opéra-Comique. Au « Grand Opéra, » dans Robert le Diable, on disait, ou plutôt l’on chantait : « Le vin, le jeu, le vin, le jeu, les belles. » Le fond était pareil ; la forme seule, ainsi qu’il convient à l’Académie de musique, un peu plus relevée.

Dans le même esprit, et le même style, — plutôt moyen. — faut-il aller jusqu’aux scènes de pillage, d’orgie ? Le Chalet encore va nous en offrir comme exemple un chœur de soldats, paraphrase ou mise en scène (le tabac seul excepté) du refrain cité plus haut.


Du vin, du vin, du rhum et du rac,
Ça fait du bien à l’estomac.


(Observez dans le livret de Scribe la fréquence des rimes en ac.) Voilà pour la boisson. Et voici pour la mangeaille et les autres excès :


Nous voulons à dîner. Ainsi, belle aux yeux doux,
Il faut, à nous aider, que votre talent brille.
— Mais, messieurs, de quel droit ?
— Elle est vraiment gentille.
J’aime ses traits charmans par la crainte altérés.


Nous sommes loin, n’est-il pas vrai, des atrocités allemandes. Aussi bien, gardons-nous d’oublier que la pièce, ou l’intrigue, du Chalet, comme celle du Déserteur (autre opéra-comique militaire, plus ancien et plus distingué), — ne consiste que dans une plaisanterie. La musique d’Adam, — ne lui disputons pas ce mérite, — le sait et constamment nous le fait savoir. Si menue qu’elle soit, et si facile, trop facile, elle n’est pas sotte, et surtout, ainsi que tout à l’heure celle de Donizetti, elle n’est pas dupe. Comme les paroles, peut-être des paroles mêmes, elle se moque et rit ; elle aussi, elle plaisante. A la relire, on se souvient de ce que Voltaire écrivait un jour à Mme du Deffand : « Il faut avouer que le ton de la plaisanterie est, de toutes les clefs de la musique française, celle qui se chante le plus aisément. » On pourrait ajouter, non sans regrets, que la musique française, depuis trop longtemps, semble avoir perdu l’usage de cette clef-là.

Il en est de plus graves, que notre musique militaire, ou de militaires, a su chanter également. Aux soldats du Chalet ou de la Fille du Régiment, je préfère ceux du Pré aux Clercs, sérieux, et même tragiques. L’élégante et chevaleresque partition d’Hérold est toute bruissante, par endroits, d’un cliquetis d’épées. Le chœur soldatesque du premier acte est beau de rudesse, d’insolence et de colère. Mais celui des archers, au dernier acte, est d’une plus sombre beauté. À ce degré de puissance, le génie, — en vérité le mot n’est pas trop fort ici, — le génie de l’opéra-comique français n’avait pas encore atteint. Il est sinistre, ce chœur, espèce de ronde farouche, cynique, à deux pas de la rencontre furieuse, et qui sera mortelle, de Comminge avec Mergy. Entre les couplets, sur un mode lugubre, l’exempt et les archers, qui de loin surveillent le combat, échangent de funèbres mots d’ordre. De mesure en mesure, presque de note en note, plus d’inquiétude et d’effroi se répand. Rythmes et valeurs pointées, frêle et tremblant motif, phrases étouffées et craintives, déclamation morne, à mi-voix, dernière reprise du chœur à voix plus basse encore ; enfin, pour conclure, la fameuse ritournelle escortant au fil de l’eau la barque funéraire (« cosi sen vanno su per l’onda brima »), tout fait de cet épisode lyrique un des plus émouvans entre ceux où des soldats figurent, où passent l’ombre et l’horreur de la mort.

Souhaitez-vous d’autres scènes, militaires toujours, mais plus vivantes ? Relisez le second acte de l’Étoile du Nord. La vie d’un camp y est représentée. Ce camp fut prussien avant d’être russe. Le Camp de Silésie, tel était le titre de l’ouvrage composé par Meyerbeer, en 1844, pour Berlin, et qui plus tard, retouché, transformé, devint, à Paris, l’Étoile du Nord. Ouvrage patriotique à l’origine, en l’honneur de Frédéric II, lequel, il est vrai, « n’y paraissait point aux yeux, mais seulement aux oreilles, par un air de flûte joué dans la coulisse[2]. » En revanche, on pouvait contempler sur le théâtre, en leurs uniformes variés, les divers régimens de la guerre de Sept Ans. D’où la prédilection des critiques d’outre-Rhin, tels que feu Hanslick, de Vienne, pour « le seul ouvrage véritablement allemand du maître prussien. A nulle autre composition de Meyerbeer la nation allemande ne se trouva plus directement intéressée. » Aussi ne manqua-t-elle pas de faire un crime, — et de lèse-patrie, — au musicien, d’avoir mis en morceaux, pour plaire aux Parisiens, son œuvre la plus nationale. « L’Étoile du Nord est un enfant qui coûta la vie à sa mère. » (Hanslick.)

La vie dont l’œuvre même est animée, au second acte (l’acte militaire), est plus extérieure que profonde. Elle a quelque chose aussi de factice et de mécanique. Elle s’exprime en une série d’épisodes où se sentent moins le naturel et l’inspiration, que l’artifice, la recherche et l’effort. La cavalerie, l’infanterie, chacune des deux armes célèbre à son tour son mérite respectif, en des chansons où l’ineptie des paroles n’est pas rachetée par une musique à peine plus spirituelle, pesante, et qu’alourdissent encore les rrrr, les trrrr et autres insipides onomatopées. Il y a plus d’agrément et d’ingéniosité dans les couplets alternés, en forme d’assaut, des deux vivandières. Aussi bien, « le vin » et « les belles, » la scène d’ivresse et la scène d’amour, également obligatoires, ne manquent pas à cette succession classique de tableaux militaires. Le meilleur est le dernier, qui représente les soldats russes, mutinés un instant, mais bientôt soumis par le Tsar, apparu et reconnu soudain. Complexe, ou composite, formé de plusieurs thèmes qui d’abord se succèdent, pour s’étager ensuite et se fondre, le finale du second acte de l’Étoile du Nord est l’un des exemplaires mémorables de ces architectures, ou peut-être seulement de ces échafaudages sonores, que Meyerbeer excellait à construire et à colorier. Il se peut que la grandeur en soit plus apparente que réelle ; de tels moyens et de semblables effets n’en possèdent pas moins une incontestable grandeur. Quant à la transposition, ou à la naturalisation du sujet, si les Allemands s’en offensèrent autrefois, ce serait plutôt aux Russes aujourd’hui de s’en plaindre, et à nous-mêmes, avec eux et pour eux. Nous ne saurions plus voir, sur la scène française, nos alliés défiler aux sons de la fameuse marche de Dessau, cette marche, dit Hanslick, « dont la mélodie et la signification est familière au moindre gamin allemand. » Un de ces gamins-là, qui s’appelait Henri Heine, la comprit jadis à sa manière. Certain Français, le tambour Legrand, lui en avait appris le rythme et le sens. « J’ignorais le mot sottise. Il jouait la marche de Dessau et je comprenais. » Cela, nous le comprenons aussi bien qu’Henri Heine. Mais nous savons, hélas ! encore mieux que lui, qu’une marche militaire allemande a de bien autres et plus abominables significations.

Il y a, dans l’œuvre de Meyerbeer toujours, une scène de soldats, antérieure et supérieure, — de très haut, — à celle-là : c’est le finale du troisième acte du Prophète. Même situation (une sédition militaire maîtrisée par un chef), mais non pas du tout même musique. Le passage est parmi les plus nobles et les plus purs de l’opéra meyerbeerien, parmi ceux qu’il faut sauver de l’oubli, que dis-je, du mépris auquel certains prétendent aujourd’hui condamner tout le répertoire du puissant dramaturge lyrique. Le chœur même de la révolte est très bref, ne consistant guère que dans un mouvement, une poussée brutale, arrêtée aussitôt. La réponse, au contraire, est une longue, magnifique harangue, et d’un grand capitaine. Un Conciones lyrique ne saurait en offrir de plus éloquente. Admirable de composition et de développement, elle l’est aussi de variété. Elle commence dans la forme du récitatif : d’un récitatif oratoire et mélodique, je veux dire qui parle et qui chante à la fois, dont les notes s’appliquent, adhèrent aux paroles, en renforcent, en centuplent l’expression, en avivent toutes les couleurs et les moindres nuances même. Il en est, de ces notes, de ces phrases, d’irritées et d’ironiques ; les unes menacent, réprouvent et maudissent ; d’autres tombent et pèsent lourdement sur les coupables, comme pour les écraser ; mais d’autres les relèvent repentans, les exaltent et les enflamment. Ensuite éclate un éblouissant dialogue entre les clairons de l’armée assiégeante et ceux de la ville de Munster assiégée. Par-dessus, et très haut, plane l’exhortation, la proclamation, déjà presque victorieuse, avec, et justement sur ce mot : « la victoire, » une modulation qui découvre, d’un seul coup, tout un nouvel ordre, tout un nouveau monde sonore. L’apostrophe enfin se change en un hymne guerrier et religieux, où se reconnaît, transfiguré, le thème liturgique du Stabat. Là, tout est magnifique : non seulement les strophes, mais les antistrophes, et les « passages, » ou les « rentrées, » qui les relient : vocalises éperdues et comme ivres d’une joie héroïque et sacrée ; thèmes qui tressaillent et bondissent d’allégresse, pareils aux montagnes dont parle la Bible ; enfin, çà et là, sur les lèvres inspirées du Prophète, on dirait presque du Psalmiste, dans sa voix et, pourvu que l’interprète, — un Jean de Reszké naguère, — soit digne du rôle, dans son regard et dans son geste même, la douceur et la modestie d’un jeune lévite. Quel chef ! Et quels soldats ! Quel ordre du jour ! Quelle offensive ! La musique jamais n’en « déclencha » de plus foudroyante. Et, pour allemand, voire prussien, que fût le musicien de cette musique-là, ne l’oublions pas, c’est chez nous, pour nous et selon nous qu’elle a été composée. Française par la volonté du maître, par son génie, qu’un Meyerbeer, après et comme un Gluck, avait librement fait nôtre, nous n’avons point à l’envier, moins encore à la détester et à la proscrire aujourd’hui.

Parmi les choses de la guerre, la musique n’a rien omis, rien ignoré. Sensible au mouvement et à l’action, des sujets ou des scènes plus calmes ne la laissent point indifférente : elle a su traduire aussi la poésie du repos et la sérénité du sommeil. Deux tableaux de ce genre, l’un déjà ancien, l’autre d’hier, nous reviennent en mémoire. Le premier est de Massenet et se trouve dans le Cid. L’opéra ne renferme pas une inspiration plus pure. Sans être de Corneille, la pensée, le sentiment ici n’est pas indigne de lui. Héroïque avec moins de puissance que de tendresse et de pitié, Rodrigue pourtant s’exprime en héros.) Sous sa tente, il veille seul et seul il prie, le jeune capitaine, pour ses soldats endormis, pour ceux qui demain vont combattre et mourir.


Que l’ange du sommeil effleure de son aile
Les fronts déjà promis à l’ange de la mort.


Ils ne sont pas mal, ces deux vers, et la musique en est tout à fait belle de mystère, de sollicitude et de mélancolie. Belle aussi l’oraison qui suit. Fervente et grave, elle se développe avec ampleur, pour se couronner par un élan pathétique, par un « acte, » — au sens religieux du mot, — enthousiaste et brûlant, de foi, d’espérance et d’amour. Une veillée des armes, et d’un chef, et consacrée à la prière, est-il une scène mieux faite pour nous toucher aujourd’hui ! En vérité cette page musicale vient, ou revient, à son heure. Elle reçoit des jours présens une vertu nouvelle et, pour le musicien de France qui nous la donna jadis, elle demande aux Français une pensée d’admiration et de reconnaissance.

Autre veillée militaire :

Tandis que j’attends l’ennemi,
Les yeux fixés vers la brume lointaine,
Moi, le chef, j’écoute l’haleine
Des jeunes soldats endormis.
Ils dorment, leur âme légère
Chasse l’image des combats.
Ils sourient, ils ne pensent pas
A leur sublime misère.
Ils rêvent doucement aux choses de la vie,
A la femme, à l’enfant, à la moisson bénie…


Nous empruntons ces vers à certains Chants de guerre, dont M. Pierre Lasserre, le philosophe, le critique et l’historien que vous connaissez d’ailleurs, est tout ensemble le poète et le musicien. Pour la seconde fois[3], nous recommandons ce recueil à nos lecteurs. Ils y trouveront les accens les plus variés et les plus justes : rien de banal, encore moins de vulgaire ; la gravité, la force et l’enthousiasme en certaines odes ; ailleurs, comme en cette élégie militaire, si les deux mots se peuvent associer, une mâle, noble et fraternelle tendresse. Enfin, récente et comme encore chaude de la présente guerre, toute proche du sujet ou du modèle, cette musique en porte la ressemblance, en reflète la flamme. Elle a sur nous une prise immédiate et profonde. Musique de soldats, elle ne l’est point de soldats imaginaires et lointains, mais des nôtres, de ceux-là mêmes qui tous les jours, à tout moment, combattent, souffrent et meurent pour nous.


Dans le musée, ou, plus modestement, la galerie militaire et musicale que nous parcourons ensemble, les portraits, comme les tableaux, abondent. Parmi ces figures isolées, il y en a de tous les temps, de tous les grades, de tous les genres, y compris, nous le verrons, le genre féminin.

Saluons, ainsi qu’il convient, les officiers d’abord, et, le premier, le plus populaire, le sous-lieutenant de la Dame Blanche. N’en déplaise à nos pédans, c’est un chef-d’œuvre dans un chef-d’œuvre, que le rôle de George Brown dans le ravissant opéra-comique de Boieldieu. « Chez vous, mes bons amis, ne puis-je pas loger ?… J’ai servi depuis mon enfance et je suis officier du Roi. » Rien que ces premières, toutes premières touches, suffisent pour donner, avec une gaieté juvénile et brillante, une ombre de poésie, presque de mystère, à cette figure de soldat : soldat de fortune qui s’ignore lui-même à demi, ne sachant rien de ses origines et de son lointain passé. Tout dans la peinture musicale du personnage, est délicatesse et distinction. Si « le vin » et « les belles, » « l’amour et le combat » demeurent ici les élémens essentiels et comme spécifiques du genre, sur aucun de ces traits la musique n’appuie ; loin de les abaisser ou de les grossir, elle les affine et les relève, les sauvant avec soin de toute apparence, de tout soupçon de trivialité. « Vous me verrez le verre en main, » chante George Brown en s’asseyant à table. Et jamais on ne vit officier d’opéra-comique boire avec plus d’élégance, aux sons d’une musique plus claire, plus vive, plus spirituelle, plus française en un mot, « à l’amour, à la gloire, ainsi qu’à la beauté. » Non pas que les paroles du toast accoutumé soient ici plus relevées que dans le Chalet : le même Scribe en est l’auteur. Mais il s’en faut que le musicien soit le même. Musicien, non d’amour, plutôt de galanterie, Boieldieu sait l’être avec bien de la grâce, témoin le duo de George et de l’accorte fermière, le duo « de la peur, » où ce mot, le plus étranger qui soit aux militaires, prend et reprend sans cesse les intonations variées et toujours légères que peuvent lui donner, légères elles-mêmes, l’ironie et la sensibilité.

Resterait à parler de l’air fameux : « Ah ! quel plaisir d’être soldat ! » Et pourquoi n’en parlerait-on point, de ce vieil air, si jeune toujours ? Air d’officier, ou de l’officier par excellence, air professionnel, air-programme, il « embrasse, » comme on dit, — quand on dit mal, — toute la « carrière » des armes. Il ne nous en présente que d’agréables d’images et, si l’on veut, l’illusion, mais charmante, ou, comme on dit encore, le mensonge joyeux. La guerre qu’il célèbre n’a rien de commun avec celle que maudissait le poète antique (horrida bella), ou celle qu’a chantée, — sur quel autre mode ! — le grand musicien réaliste Moussorgsky. « Ah ! quel plaisir d’être soldat ! » Cela ne ressemble pas davantage, malgré ce début, ou ce « départ enlevant, » à l’ictus initial de la Marseillaise. Cela n’est pas héroïque, à peine belliqueux. Mais, tout de même, comme c’est militaire ! Vous savez le mot qui revient constamment dans les citations à l’ordre du jour : « Officier plein d’allant. » Voilà justement, et tout de suite, l’allure du morceau. « Quel aimable caractère ! » dira du gentil sous-lieutenant la non moins gentille fermière. On le dirait tout aussi bien de cette musique même. Aux braves gens qui l’écoutent, elle ne vient pas parler de tueries et de massacres. La guerre qu’elle leur raconte est pour les amuser plus que pour les émouvoir. On en revient, on en « réchappe » toujours, de cette guerre-là. Pas question de blessures, encore moins de mort. Sans doute,


Il court dans les champs de Bellone
En riant exposer ses jours,


mais aussitôt :


Écoutez ces chants de victoire :
De la gaîté c’est le signal.
Amis, buvons à notre gloire,
Buvons à notre général.


Au mot : victoire, un modeste tutti prête son éclat innocent, et le toast au général est souligné par cette indication touchante : « doux, avec âme, » en signe d’affectueux, de presque tendre respect.

Cependant le refrain vient et revient sans cesse : « Ah ! quel plaisir ! Ah ! quel plaisir d’être soldat ! » Oui, plaisir encore une fois, dix fois, et pas autre chose. La musique, ainsi que les paroles, n’en dit, n’en veut pas dire plus. Et cela en 1825, dix ans, pas davantage, après la fin de l’épopée. De quelle épopée ! Et quelle fin !

Les épisodes continuent de se succéder. Pas un ne manque au tableau. C’est « la Guerre et la Paix, » comme dans Tolstoï. Paix achetée à bon compte, et dont une musique plus que jamais aimable, paisible déjà sans doute, mais encore militaire, décrit les honorables suites :


Quand la paix, prix de son courage,
Le ramène dans son village,
Pour lui quel spectacle nouveau !
C’est un père, un ami, qui le presse et l’embrasse,
Chacun se dit : « C’est lui ! C’est l’honneur du hameau ! »
Le vieillard même, quand il passe,
Porte la main à son chapeau.


Une autre musique sans doute (et sur une autre poésie) figurera demain le salut de nos vétérans à nos jeunes vainqueurs, et l’étreinte des amis, des parens, et, qui sait ! peut-être l’infidélité de quelques amantes. Boieldieu n’a pas négligé même ce dernier trait ; mais il l’a noté, ou plutôt jeté, celui-là aussi, à la légère et gaiement, comme si, d’être un soldat oublié par son amoureuse, cela ne pouvait en somme gâter le plaisir français par excellence, plaisir que la musique française ne chanta jamais avec plus de vivacité, d’esprit et de bonne humeur : le « plaisir d’être soldat. »

L’officier de marine n’eut pas d’abord à se louer de la musique autant que l’officier de terre. Sans parler ou reparler d’Haydée, s’il y a des choses agréables, spirituelles ou sentimentales, dans l’Éclair, d’Halévy, ce ne sont pas les choses militaires. Imité de l’air du sous-lieutenant d’infanterie George Brown, l’air du lieutenant de vaisseau Lionel en reproduit seulement la formule, ou la lettre, dans un style dont l’emphase n’a d’égale que la platitude et la vulgarité.

L’acte naval, ou marin, de l’Africaine, en est aussi le plus médiocre. Image de la vie à bord et, s’il vous plait, à bord d’un navire amiral, il en est une image dépourvue de caractère et de poésie. Le plus meyerbeerien des critiques de Meyerbeer assure, il est vrai, qu’au début de cet acte, avant que le rideau ne se lève, « l’Océan, de loin, s’annonce au voyageur. Vous ne l’apercevez pas encore, que déjà l’air salé, certaines rumeurs vagues, trahissent son approche. » Cela nous parait seulement dénoter une rare autant qu’enviable finesse de l’ouïe, du goût et de l’odorat, chez Blaze de Bury, notre prédécesseur.

Une œuvre moindre que l’Africaine, et de beaucoup plus récente, Madame Chrysanthème, de M. Messager, nous donnerait peut-être des sensations analogues, et d’autres encore. Le navire où se passe la première scène n’a rien de commun avec celui d’Haydée ou celui de l’Africaine. Il porte, au lieu d’un amiral vénitien ou portugais, un officier de notre marine, très vivant aujourd’hui, que dis-je ! immortel, et qui garde ici, même en musique, la moitié de son pseudonyme glorieux. A côté de Pierre, sur la passerelle, Yves, son frère, est debout. Nous les connaissons l’un et l’autre, et les reconnaissons. Ils n’ont rien d’imaginaire, ils sont bien de notre temps et de notre pays. Ils parlent de la Bretagne qu’ils viennent de quitter et de l’Orient vers lequel ils voguent. A la vérité de leurs propos, à celle de leur personnage et de leur « tenue » même, la musique ajoute son prestige et sa puissance de poésie. Elle mêle à des signaux, à des commandemens, à des manœuvres de bord, à des appels de clairon, des impressions marines. Par un thème qui se meut et semble avancer, elle imite la marche du navire ; par des accords longuement tenus, par des plans harmoniques tout unis, et qui s’étendent au loin, elle exprime le calme des flots et la sérénité de la nuit. Un gabier chante parmi les vergues, et le jeune matelot de Tristan ne chante pas une plus douce, une plus mélancolique chanson. Cependant, l’âme de Pierre et celle de son compagnon se partagent entre les contrées dont ils rêvent et la patrie qu’ils ont abandonnée. Pierre évoque le Japon et le décrit d’avance, d’une voix légère, sur des rythmes alertes, sautillans et menus, auxquels succède bientôt, pour un moment, une plus chaude et déjà presque amoureuse cantilène. Mais voici bien une autre antithèse, autrement pathétique et presque poignante. Soudain le souvenir du pays, du ciel et de la terre natale, ressaisit Pierre et, comme disent les bonnes gens, lui « retourne le cœur. » En musique, par la musique, ce brusque retournement est d’un beau lyrisme et d’une irrésistible puissance.

Parlant un jour de l’exotisme, Jules Lemaître en a dit excellemment : « Tandis que nous imaginons de nouveaux aspects de l’univers, il arrive qu’une fois bien entres dans ces visions, nous y sommes mal à l’aise et vaguement angoissés ; nous y sentons le regret nostalgique des visions connues, familières, et que l’accoutumance nous a rendues rassurantes. » Dans la sensibilité, dans le génie d’un Loti, ce contraste ou ce conflit est évidemment pour quelque chose. Tous les marins doivent en connaître par expérience la joie et le tourment. Et d’en avoir su rendre, avec tant de force, tant de vérité, les deux élémens et la rencontre de l’un et de l’autre, voilà ce qui donne à la musique de M. Messager son caractère et son prix.

Après les officiers, les soldats, et même, premièrement, par galanterie, quelques jeunes guerrières. La plus célèbre des nôtres, — jadis, — était Marie, « la fille du régiment. » Ne l’oublions pas tout à fait. « Il est là, le voilà, morbleu, le beau vingt-et-unième ! » — « Au bruit de la guerre, » — et puis, et surtout, en dépit d’une fâcheuse prosodie, le fameux : « Salut à la France !  » autant de couplets dignes de rester populaires. Oui, des couplets tout au plus, et parfois moins encore : des refrains, des traits vifs et courts, à peine des phrases ; comme qui dirait, en musique même, des « mots de soldat, » mais qui portent juste et frappent fort.

Pourtant il y a mieux, dans « l’annuaire » féminin, que l’aimable petite grognarde de Donizetti. Je ne songe point ici à la grosse Marion, cette autre brave fille, « la vivandière » de Benjamin Godard, mais à la délicieuse Clärchen, de Goethe et Beethoven : héroïne d’amour, et qui souhaite si crânement de l’être de guerre, aux côtés de son héros bien-aimé. Deux strophes, un lied en deux couplets, c’est assez pour chanter sa vaillance. Un autre, tout à l’heure, suffisait à sa mélancolie, et plus tard il ne faudra pas cinquante mesures pour accompagner, pour honorer sa mort. Feu de sons, mais que de musique, et laquelle ! Quel mélange, grâce aux deux modes, mineur et majeur alternés, du rêve et de l’action, du désir et de la volonté ! Quelle hardiesse, avec quelle élégance, en cette figure, féminine sans recherche et militaire sans trivialité, sœur moins farouche, mais aussi fière et plus fine, des amazones antiques et des wagnériennes walkyries. Sans compter qu’aujourd’hui nous lui trouvons, à l’humble héroïne, des raisons, hier imprévues, de nous charmer et de nous émouvoir. Elle en évoque une autre, de son pays, plus pure encore, plus noble, et puis, et surtout, véritable et vivante. Désormais, au-dessus de la petite bourgeoise de Flandre et par elle, c’est vers la jeune, l’héroïque reine, compagne également d’un héros, et sa compagne de guerre, que s’élève l’hommage de notre admiration et de notre respect.

« Ah ! que j’aime les militaires !  » Ce fameux refrain d’une de nos opérettes, notre opéra-comique pourrait le faire sien. Des militaires, voilà presque tout le personnel masculin du vieil et délicieux chef-d’œuvre de Sedaine et Monsigny, le Déserteur : Alexis, « soldat de milice, » Montauciel, dragon, et Courchemin, brigadier de maréchaussée. Courchemin n’a qu’un air à chanter, le dernier, qui raconte le dénouement et la grâce du coupable, accordée, comme on eût dit alors, par la clémence royale à la beauté suppliante. « Le Roi passait et les tambours battaient aux champs. » C’est un brillant tableau, non sans grandeur même, de revue ou de parade, avec, au centre, un épisode aimable et plein de sensibilité. Sensible, spirituelle également, telle est la partition du Déserteur et cette partition tout entière. Le type de Montauciel est peut-être la plus jolie silhouette de soldat qu’ait jamais esquissée notre musique de demi-caractère. Peu de traits y suffisent, mais si fins : un air et une chanson. Air à boire, ou plutôt après boire, d’un genre difficile à traiter. « Montauciel, un peu pris de vin, » dit le livret. Avec une discrétion, une distinction rare, la musique n’en dit pas davantage. Elle fait, non pas tituber, mais hésiter le chant. Elle avive le rythme d’une pointe d’ivresse, et par momens elle semble griser de vocalises légères la mélodie elle-même. Le dialogue si plaisamment lyrique, du dragon Montauciel et de Bertrand le villageois, est encore une de ces rencontres d’opéra-comique où l’avantage reste au militaire. Jamais deux chansons plus diverses ne se sont mieux opposées d’abord, ensuite mieux combinées et fondues : celle du paysan, gauche et niaise ; puis, pour la relever et la dégourdir, celle du soldat, pimpante, et fringante, et galante, le tout avec un soupçon de poésie, mais de celle-là dont parle si bien Henri Heine, justement à propos du Déserteur : une poésie spirituelle, bien française, sans morbidezza, « une poésie jouissant d’une bonne santé. »

Cette poésie, et cet esprit surtout, avec moins de simplicité, plus de montant et de gaillardise, abonde, plus près de nous aussi, dans la Manon de Massenet. (Voir, au dernier acte, la chanson de route des archers et tout le personnage de Lescaut). Elle est enlevée avec une verve, — les peintres diraient avec un « chic » étonnant, — cette militaire ou plutôt soldatesque figure. Brillante, légère, elle ne manque pour cela ni de solidité, ni de « dessous. » Très libre, débraillée à souhait, cynique même avec élégance, pas une fois le caractère ou le style ne lui fait défaut. Elle est modelée par le rythme, par la mélodie, par l’accent et la déclamation, par les sonorités, qui créent derrière elle un fond, une atmosphère autour d’elle. Dans ce genre, ou dans cette couleur, c’est une espèce de petit chef-d’œuvre que le tableau de l’hôtel de Transylvanie. Le digne frère de Manon est là dans son monde, à sa place et chez lui. Un refrain goguenard à la bouche, se démenant au milieu de thèmes équivoques, parmi les timbres douteux d’un orchestre tantôt étincelant, tantôt sombre et presque sinistre, il apparaît vraiment ici, le sergent aux gardes françaises, comme le maître de l’heure et du lieu, de l’heure trouble et du mauvais lieu.

Dans Manon toujours (dernières scènes), autre croquis militaire : sur la route du Havre, et, pour Manon, de l’exil, les soldats qui conduisent les prisonnières cheminent enchantant. Entre leurs propres voix et l’orchestre, leur chanson se partage. L’orchestre lui-même tantôt la répète et la prolonge en écho, tantôt la divise et l’éparpille en poussière sonore. Elle est d’un tour ancien. Elle a comme le goût ou le parfum de l’époque. Alerte, insouciante, il arrive aussi qu’un détail d’harmonie, ou d’instrumentation, qu’un mot surtout, un accent du dialogue parlé qui s’y mêle, en modifie le sens. Elle prend alors un caractère de tristesse, presque de sympathie. Précédemment, à propos de l’hôtel de Transylvanie, nous parlons de l’heure et du lieu. La musique les exprime encore une fois ici, mais bien différens, l’un et l’autre. Par contre-coup ou par reflet, elle associe la mélancolie des choses, et comme leur pitié même, à la désolation des cœurs.

Le soldat, le nôtre, notre musique sait nous le faire reconnaître jusque sous l’uniforme étranger, que dis-je ? sous le costume antique : témoin le dialogue des deux sentinelles, dans les Troyens à Carthage. Cela, c’est du Berlioz spirituel, et spirituel en tout : par le tour mélodique, par le rythme cadencé, par l’orchestre imitatif, qui chante en même temps qu’il marche, et semble lui-même faire les cent pas. Ils se plaignent, les deux soldats, mais gaiement, de quitter, pour l’Italie inconnue et lointaine, le séjour, qui leur plaisait déjà, de l’aimable Carthage. À la fois de bonne et de mauvaise humeur, leur double chanson maugrée et sourit tout ensemble. Beaucoup moins troyenne que française, on pourrait lui donner comme titre : « Un changement de garnison, » duo pour factionnaires.

Avec la Vivandière, déjà nommée, de Benjamin Godard, le plus militaire de nos drames lyriques modernes est sans doute l’Attaque du moulin : paroles d’après une nouvelle d’Emile Zola, musique de M. Alfred Bruneau. Et cette musique pourrait bien être la meilleure que ce musicien ait composée. Telle du moins elle nous parut naguère et nous ne lui ménageâmes point, ici même, l’expression de notre sympathie. Le sujet de l’ouvrage était un épisode de guerre, de la guerre avec « l’ennemi, » comme on disait alors, craignant de le nommer en public, sur un théâtre. C’était le temps de la formule, de la consigne fameuse autant que funeste : « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais. »

Le premier acte de l’Attaque du moulin représentait, ou plutôt annonçait la mobilisation générale. Une vieille paysanne, Marceline, espèce de pythonisse villageoise, lançait contre la guerre, tueuse autrefois de ses deux fils, des imprécations qui ne manquaient pas d’une farouche beauté. Le second acte, c’était l’invasion, le moulin occupé, le gendre du meunier pris comme otage. Cependant, au bord de la rivière, une sentinelle ennemie soupirait cette complainte :


Mon cœur expire et moi j’existe,
Mon pauvre cœur est toujours fatigué.
L’amour qui part le laisse triste,
L’amour qui vient ne le rend pas plus gai.
La joie est courte et le deuil est immense,
Je n’attends rien du douteux avenir ;
Ah ! que plutôt jamais rien ne commence,
Puisqu’un jour tout doit forcément finir.


Voilà le pessimisme sentimental qu’une poésie assez prudhommes que, accompagnée d’une musique très supérieure, prêtait alors aux soldats allemands.

Bientôt survenait Marceline, la vieille sibylle, et la vue du jeune factionnaire boche n’inspirait à cette mère, à cette mère française, et de deux fils morts pour la France, qu’admiration, tendresse et pitié :


Qu’il est fier, jeune et beau ! A sa robuste épaule
Son lourd fusil n’est qu’un léger roseau.
Il ressemble à mon Jean ! Et comme lui sans doute
Il se bat bien et va, qui sait ! pauvre étranger,
(Sans larmes je n’y puis songer ! )
Loin des siens tomber mort sur quelque route,
Dans quelque coin. Le triste sort, hélas !


Un dialogue ensuite s’engageait, tout plein de réciproque sympathie :


Soldat, de quel pays êtes-vous ?
— De là-bas,
De l’autre côté du grand fleuve.
— Vous avez encor votre mère ?
— Oui, veuve ;
Et très vieille, et très seule, au village. Ah ! c’est loin !
— La pauvre femme ! Dieu, si bon, en prenne soin !

Après le souvenir de la mère, celui de la fiancée, naturellement :


— Il est aussi là-bas une fille aux mains blanches,
Blonde, avec de grands yeux bleus comme des pervenches,
Que j’aime bien, qui m’aime bien.
— La pauvre enfant ! Et pouvez-vous me dire
Pourquoi vous vous battez ?


Avec la réponse, on entrait dans la théorie pacifiste, humanitaire, ou du moins on avait comme une vague impression de la frôler au passage :


Pourquoi ? En sait-on rien !
Je ne sais pas pourquoi je suis venu,
Je sais que je voudrais retourner vers ma mère
Vers mon amie !…


Enfin le dernier mot, ou les derniers, restaient à Marceline. Et c’étaient ceux-ci :


Ah ! le cher inconnu,
Quelle joie il me donne et quelle peine amère !
Adieu, soldat, que Dieu te sauve de la guerre !


Encore une fois, il y avait quelque chose là, je veux dire dans cette musique, la plus mélodieuse peut-être, et la plus harmonieuse, en tout cas la plus touchante que modula jamais M. Alfred Bruneau. Et ce quelque chose assurément s’y trouverait encore. Pourtant, il faut aujourd’hui la proscrire et presque se reprocher de l’avoir autrefois accueillie. Désormais, nous ne pourrions plus l’entendre. Elle fut compagne, un peu complice, de pensées, de paroles trompeuses, funestes ouvrières d’erreur et de mensonge. « Que les temps sont changés ! » Que de choses a rajustées la réalité terrible ! Elle a déchiré tous les voiles. « Je ne sais pas pourquoi je suis venu, » soupirait alors un soldat allemand. Allons donc ! Ils le savent tous, ils ne le savent que trop, et c’est pourquoi chacun de nous serait parfois tenté de prier ainsi contre eux : « Mon Père, ne leur pardonnez pas, car ils savent ce qu’ils font. » Mais surtout, contre une mère comme celle qui nous fut présentée alors, contre sa compassion et sa complaisance, qui ne sont que faiblesse coupable, c’est à toutes les mères françaises que nous en appellerions aujourd’hui.

Aux soldats, jadis, aux soldats français, la poésie et la musique d’Allemagne ont rendu le plus magnifique hommage. Les Deux Grenadiers ! Sous ce vieux nom de « grenadiers, » hier encore archaïque et légendaire, mais tout à coup rentré dans l’histoire, dans l’histoire des batailles présentes, quel couple de héros, animés d’une même vie, d’une âme deux fois lyrique, nous redevient présent ! A Dusseldorf naguère, dans le jardin de la Cour, le petit Henri Heine, couché sur l’herbe, écoutant pieusement son ami le tambour Legrand, avait appris bien des choses. Rappelez-vous le mot : sottise, expliqué par le rythme seul de la marche de Dessau. Mais ce n’est pas tout. « Il voulait un jour m’expliquer le mot Allemagne et il joua cette simple et primitive mélodie que l’on joue, les jours de foire, devant des chiens dansans, et qui retentit ainsi : dumm, dumm, dumm. Je me fâchai, mais je compris cependant[4]. » Ce n’était pas tout encore : « Quand je ne savais pas ce que signifiait le mot liberté, il me tambourinait la Marseillaise, et je comprenais. » et enfin : « Il me racontait les faits héroïques du grand Empereur et me tambourinait les marches qui avaient accompagné ces faits, si bien que je voyais et que j’entendais tout en réalité… Je vis, j’entendis la bataille d’Iéna : Dumm, dumm, dumm ! »

De ces leçons devait sortir un jour la poésie des Deux Grenadiers. Puis Schumann, étant venu, comprit à son tour, et voulant expliquer à ses compatriotes le mot liberté, le mot Empereur, le mot France, il mit cette poésie en musique et sur la musique de la Marseillaise. Le lied fameux, — trop fameux pour que l’on s’y arrête, — a beau se partager entre plusieurs styles ou plusieurs formes : marche, récit, dialogue tour à tour, notre chant national en est l’âme unique et toute-puissante. Lointain, mais déjà sensible dès le début, dès les deux premières notes de l’attaque initiale, il approche, il gagne de plus en plus. C’est lui qui soutient le poème sonore, qui le porte et qui finit, — avec quel éclat et de quelle flamme ! — par le couronner. Ainsi, par le sujet, par les personnages et par la musique même, le chef-d’œuvre allemand est à nous. Il nous revient, il fait partie des reprises ou des représailles idéales que nous avons le droit d’exercer, en attendant les autres.

Enfin, et pour que les plus hautes figures ferment cette longue marche guerrière, nous évoquerons encore deux soldats, les derniers. Fils de l’Allemagne, ils le sont d’une Allemagne qui n’est plus, d’une Allemagne civilisée, italienne à demi, de l’Allemagne de Mozart, de cette Autriche, en un mot, à laquelle parlait, — au passé déjà, — le plus musicien de ses poètes, Grillparzer, pour lui dire : « Quelque chose, hélas ! s’est perdu : le bonheur de l’innocence, et ce bonheur, Autriche, fut le tien. » C’est le bonheur aussi qu’ils promettent, les deux hommes d’armes de la Flûte Enchantée, à « celui qui chemine sur la route pleine de misères. Celui-là sera purifié par le feu, l’eau, l’air et la terre. S’il peut surmonter la crainte de la mort, il s’élèvera de la terre au ciel, il parviendra à l’état de lumière. » Jamais d’aussi graves paroles n’inspirèrent à Mozart une musique plus haute et plus profonde. Qui ne la connaît, l’austère et suave cantilène à deux voix, deux voix de basse ; choral à la manière de Bach, et qu’une marche symphonique, de même style, accompagne. « Les mystères d’Isis. » Jadis, on nomma de ce nom, dans notre pays, le chef-d’œuvre, — alors défiguré, — de Mozart. Ce chant annonce, découvre de bien autres mystères : mystères non plus de l’erreur ancienne, mais de l’éternelle vérité. C’est au seuil de son temple que veillent les deux chevaliers. C’est d’elle qu’ils sont les gardiens et les messagers, les soldats et presque les prêtres. A Rome, plus d’une fois, gravissant le parvis de la basilique vaticane, où les deux apôtres, sentinelles de marbre, sont debout, je me suis rappelé ces deux autres sentinelles, chantantes et presque saintes aussi. Le temps est venu, ou revenu, de les évoquer, de les écouter et de les comprendre. » Celui qui chemine sur la route pleine de misères… Celui-là, s’il peut surmonter la crainte de la mort, s’élèvera de la terre au ciel, il parviendra à l’état de lumière. » Celui-là, — depuis plus de deux ans, — c’est chacun de nos soldats, de nos héros. A chacun d’eux, à tous, il est juste de révéler, ou de rappeler cette leçon et cette promesse, ce mot d’ordre deux fois sacré, militaire et religieux.

Dans un prochain article, nous essaierons de faire voir comment, « sur la route pleine de misères, » mais pleine de gloire aussi, que suivent nos soldats, la musique s’unit à chacun d’eux et à tous, comment elle les accompagne, les soutient et les fortifie.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voyez : Musique et musiciens de la vieille France ; Félix Alcan, Paris, 1911.
  2. Blaze de Bury : Meyerbeer et son temps.
  3. Voyez la Revue du 1er octobre 1915.
  4. Dumm, en allemand, veut dire : bête.