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La Navarre et les Provinces basques

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LA NAVARRE
ET
LES PROVINCES BASQUES.

Depuis trois ans, une guerre acharnée, impie, ravage et ensanglante le nord de la Péninsule ; depuis trois ans, l’Espagne s’épuise en argent et en hommes, pour conserver une périlleuse et vaine offensive, tandis que les provinces théâtre de la guerre voient périr leur agriculture, leur industrie, leur population, sans autres succès que ceux d’une défensive calamiteuse, car elles peuvent reconnaître à présent qu’elles n’éveilleront pas dans le reste de l’Espagne une sympathie assez puissante pour y faire triompher la cause désespérée et maudite qu’elles ont eu le malheur d’associer à la juste cause de leur indépendance ; depuis trois ans, enfin, la France permet, sur sa frontière, sous ses yeux, à la portée des armes de ses soldats, des massacres, des dévastations, des incendies, des représailles horribles, faites pour déshonorer le siècle qui les voit, le pays qui les exécute et celui qui les souffre. Ce doit être aujourd’hui, aussi bien pour les politiques et les hommes d’état que pour les amis de la paix et de l’humanité, un devoir impérieux de chercher à terminer cette guerre, qui semble d’un autre âge et d’une autre partie du monde. La France et l’Angleterre auraient pu, dès long-temps, interposer leurs mains puissantes, séparer les combattans, et dicter aux deux partis les lois d’une pacification. Le traité de la quadruple alliance les réunissait pour ce rôle ; peut-être le leur imposait-il ; mais, sans invoquer même des droits politiques, toujours sujets à controverse, elles avaient le droit plus clair de l’humanité, qui prescrit de séparer des gens qui s’entr’égorgent. La France surtout, plus voisine des évènemens, la France, gênée dans son commerce, obligée au maintien d’une armée d’observation, appuyée d’ailleurs et excitée par l’Angleterre, pouvait aisément terminer la guerre de Navarre, et en chasser le prétendant qu’elle avait laissé traverser ses provinces. Si elle eût franchement et hautement exécuté le traité de la quadruple alliance, si elle eût repoussé les prétentions des cours du Nord, comme la restauration, en 1823, repoussa celles de l’Angleterre, il y a long-temps qu’elle aurait délivré l’Espagne de la guerre civile. Deux époques surtout ont été favorables pour une intervention armée. La première, lorsque don Carlos venait de traverser la France, échappant à toutes les polices qui s’y croisent et s’y surveillent, et que le maréchal Soult voulait qu’on lui courût sus, qu’on le fît rattraper par des gendarmes, comme un prisonnier qui a rompu son ban ; la seconde, presque tout récemment, lorsque le gouvernement espagnol demandait l’intervention à mains jointes, et que l’Angleterre conviait la France à l’accorder. À la première époque, l’insurrection carliste n’était pas forte encore ; à la seconde, elle était épuisée, harassée, et désespérait de la résistance. L’approche d’un corps français, portant le drapeau et les couleurs nationales, eût suffi pour la soumettre, car, ne cherchant, comme le disait son général, que le moyen de mettre bas les armes sans bassesse, elle le trouvait dans cet évènement. Il n’y avait pour elle nul déshonneur à rendre son épée à la France. Bien des hommes haut placés, et dont l’opinion est aussi puissante qu’elle est peu suspecte, sont restés convaincus que la légion étrangère seule et la légion britannique, si elles eussent été, non des corps de l’armée de Christine, mais les représentans armés et avoués de la France et de l’Angleterre, auraient suffi pour la pacification des provinces soulevées. On eût vu se répéter là ce qui s’était récemment passé en Portugal. Les miguélistes ne voulaient point non plus, en 1834, céder aux troupes constitutionnelles de don Pedro ; ils soutenaient la guerre. Mais quand une seule division espagnole commandée par Rodil, fut entrée sur le territoire portugais, les miguélistes se rendirent sans combat, et les deux prétendans furent expulsés à la fois de la Péninsule. C’est une chose toute simple et naturelle. Dans les guerres civiles, on ne cède pas volontiers à l’ennemi, même supérieur ; un parti doit être non seulement vaincu, mais détruit. Au contraire, on plie sans peine et sans honte devant une force étrangère, qui rompt la balance, et commande la soumission au plus faible, en lui promettant merci.

Ce rôle, le gouvernement français pouvait se l’attribuer. Mais, incertain entre l’alliance du nord et celle du midi, gêné par des engagemens contradictoires, uniquement occupé du soin de ses intérêts et du maintien de l’immobilité, il n’a pas voulu prendre cette attitude franche et décidée. Un moyen-terme restait du moins : c’était de grossir, par des enrôlemens volontaires autorisés parmi nos troupes, les rangs de la légion auxiliaire française, qui a rendu déjà, malgré son petit nombre, de si éminens services à la cause espagnole. Ce moyen-terme était adopté par le dernier ministère. On était convenu de laisser lever ainsi, dans les régimens français cantonnés au pied des Pyrénées, infanterie, cavalerie, artillerie, un corps de douze à quinze mille hommes, qui, franchissant la frontière sans bruit et par petits pelotons, aurait formé une nouvelle division auxiliaire. Cette force, puissante par elle-même, ralliant autour d’elle l’armée espagnole, rendant quelque vie à la légion britannique, aurait pu finir la guerre par des succès décisifs, de l’énergie et de la persévérance. Le nouveau ministère est venu pour empêcher la réalisation de ce plan, et la volonté qui a prévalu sur l’avis unanime des ministres déchus, ne veut aucune intervention, ni directe, ni déguisée.

Il faut donc chercher ailleurs les moyens de terminer la guerre de Navarre ; et ce serait assurément une bonne fortune pour tous les partis engagés dans la lutte, s’il s’en trouvait un qui satisfît à la fois leur honneur et leur intérêt. Ce serait, aux yeux de la politique et de l’humanité, un véritable bonheur, s’il se rencontrait, pour délivrer l’Espagne de son opiniâtre Vendée, un moyen de pacification plus sûr et plus durable qu’une intervention passagère de l’étranger, un moyen qui coupât la querelle jusqu’aux racines, qui éloignât toute odieuse appellation de vainqueurs et de vaincus, qui désarmât enfin les cœurs et les bras. L’histoire va nous l’offrir, non point l’histoire générale, dans des analogies éloignées et des imitations suspectes, mais l’histoire spéciale du pays, dans des faits irrécusables du temps passé et du temps présent, de manière que l’expérience elle-même en conseille l’adoption. Il y a deux ans qu’en revenant d’Espagne, tout préoccupé de l’importance d’une guerre dont on ne comprenait encore bien ni la nature, ni la portée, je hasardai, l’histoire à la main, la première ouverture de ce moyen de pacification. Le temps n’était pas venu de le faire comprendre. Aujourd’hui que les évènemens ont marché, et que la nécessité d’une conclusion devient plus pressante, peut-être cette proposition, mieux développée, et fortifiée d’ailleurs par une expérience nouvelle, trouvera-t-elle toute l’attention qu’elle mérite.

Pour être clair, intelligible et bien compris, il faut d’abord retracer sommairement la situation où le soulèvement de 1833 a trouvé les provinces insurgées. Qu’on me permette donc une citation, prise dans les Études sur l’histoire des institutions en Espagne.

« Jusqu’au xive siècle, les trois provinces basques, Alava, Guipuzcoa et Biscaye, formées de l’ancienne Cantabrie, et qui avaient échappé à la conquête des Goths et des Arabes, comme à celle des Romains, restèrent complètement indépendantes de tout pouvoir étranger. Confédérées entre elles, et portant sur leur étendard trois mains sanglantes, avec la devise Irurakbat (les trois n’en font qu’une), elles élisaient un seigneur, national ou étranger, qui n’exerçait qu’une autorité viagère et purement exécutive, sous le contrôle des assemblées nationales. Ce fut en 1332 que les députés des provinces allèrent offrir au roi de Castille, Alphonse-le-Justicier, qui se trouvait alors à Burgos, le titre de seigneur, consentant à ce que ce titre fût désormais annexé à la couronne de Castille. Mais les trois petits peuples vascons (vascongados), tout en se donnant un suzerain, un protecteur, n’aliénèrent point leur indépendance, et firent au contraire à ce sujet les réserves les plus formelles. Ainsi, dans le traité qui intervint entre eux et le roi, ils poussèrent les précautions jusqu’à stipuler que le roi ne pourrait bâtir, ni posséder sur leur territoire aucune peuplade (pueblo), aucune forteresse, aucune maison. Leurs fueros, que le roi-seigneur jurait de maintenir, se terminaient par cet article : « Nous ordonnons que si quelqu’un, soit national, soit étranger, voulait contraindre quelque homme, ou femme, ou village, ou ville, à quoi que ce soit, en vertu de quelque mandat de notre seigneur-roi de Castille, que n’aurait point admis et approuvé l’assemblée générale, ou qui serait attentatoire à nos droits, libertés, franchises et priviléges, il lui soit incontinent désobéi ; s’il persiste, qu’on le mette à mort. » Ainsi, les provinces basques s’étaient adjointes, par le lien de vassal à suzerain, au royaume de Castille, mais sans s’y incorporer, sans s’y confondre.

« Depuis cette époque jusqu’à nos jours, elles sont restées, sans interruption ni changement, dans cet état de dépendance extérieure et d’indépendance intérieure dont les cités romaines, sous l’empire, avaient déjà donné l’exemple, et qu’eurent un moment les cantons suisses, lorsqu’ils laissèrent prendre à Napoléon le titre de médiateur de la confédération helvétique. Du reste, il existe encore aujourd’hui, entre les provinces basques et l’Espagne, toutes les séparations, toutes les barrières qui rendent deux nations étrangères l’une à l’autre. Les Vascons parlent une langue qui leur est propre (el vascuense, et, parmi eux, eskara), une langue primitive, qui ne dérive ni du latin ni du celtique, et qui n’a pas plus de rapport avec l’espagnol qu’avec le chinois, ce qui fait qu’ils ne comprennent pas leurs voisins, et n’en sont pas compris. Leurs fueros les exemptent des conscriptions (quintas) que l’Espagne lève sur les autres provinces. Ils ne lui doivent aucun service de guerre. Seulement, d’après les vieilles lois de la féodalité, ils sont tenus, en cas d’invasion étrangère, de se lever en masse pour la défense commune du pays ; et ce devoir, ils l’ont bien rempli pendant la guerre de l’indépendance. Les provinces basques, exemptes de l’impôt d’hommes, ne paient pas non plus d’impôts d’argent à l’Espagne. Deux d’entre elles, Alava et Guipuzcoa, achètent sa suzeraineté, sa protection, par un tribut qu’on nomme encore alcabala, du mot que les Castillans avaient emprunté aux Arabes. Mais cette alcabala perpetua, qui n’a point varié depuis le traité fait avec Alphonse XI, est maintenant d’une insignifiance ridicule. Ainsi, le Guipuzcoa paie une contribution de 42,000 réaux (moins de 11,000 francs). Quant à la Biscaye, la plus démocratique des trois, elle s’est de tout temps affranchie de cet ancien tribut, dont le nom rappelle une idée de vassalité et de servage. Elle ne doit rien à l’Espagne ; mais elle lui fait quelquefois des dons volontaires (donativos), dont la quotité varie suivant les besoins du roi, qui sollicite, et la générosité de la province, qui accorde.

« Enfin les provinces exemptes (car c’est le nom que leur donnent les autres, comme par un sentiment d’envie) ne sont point soumises aux douanes de ce côté, la frontière fiscale de l’Espagne n’étant pas aux Pyrénées, mais sur l’Ebre. En revanche, elles paient des droits pour l’introduction de leurs denrées ou de leurs produits fabriqués, aussi bien à la frontière de Castille qu’à celle de France. Et, ce qui complète leur état de peuple étranger, c’est qu’elles sont soumises aux prohibitions commerciales, de même que le reste de l’Europe. Tout commerce avec l’Amérique leur fut toujours interdit, et cette interdiction subsiste encore pour les colonies que l’Espagne a conservées, telles que la Havane ou les Philippines.

« Les provinces basques, étrangères à la métropole aussi bien par les barrières internationales que par le langage, n’en diffèrent pas moins par les mœurs politiques et le régime d’administration intérieure. Tandis que l’Espagne devenait, sous Charles-Quint, et demeurait depuis lors une monarchie absolue, les trois provinces conservaient dans toute leur pureté les formes républicaines : en Biscaye, la démocratie ; dans le Guipuzcoa, l’oligarchie ; dans l’Alava, l’état mixte. Deux fois par an pour l’une, une fois pour l’autre, et de deux ans l’un pour la troisième, s’assemblent leurs petits congrès nationaux. Dans l’Alava, ce congrès se tient à Vittoria, chef-lieu de la province ; dans le Guipuzcoa, il change de résidence à chaque session, et séjourne alternativement dans tous les bourgs de la province, qui n’a pas de capitale ; dans la Biscaye, il se réunit en plein air, comme au temps des patriarches, sous le chêne de Guernica. Là se présentent les députations des diverses communes, portant sur leurs bannières le nom de républiques[1]. Ces congrès règlent l’administration du pays, votent les impôts, déterminent l’emploi des deniers publics, car les provinces font elles-mêmes leurs dépenses administratives de toute nature ; elles paient leurs employés ; elles entretiennent des milices pour le bon ordre ; elles ont enfin leurs finances et leur crédit public : finances parfaitement administrées, et crédit public qui ferait envie aux grands états, puisqu’à l’époque du soulèvement (octobre 1833), le 3 p. 100 de la province d’Alava était coté à 93. Les juntes nationales élisent en outre, pour l’intervalle compris entre leurs sessions, un magistrat nommé député-général, en qui réside le pouvoir exécutif, et qui traite avec le gouvernement espagnol en quelque sorte d’égal à égal. Il n’y a qu’un député-général dans l’Alava et le Guipuzcoa : c’est le président temporaire de ces petites républiques. Il y en a trois en Biscaye, où ils forment comme un directoire. Ceux de ces magistrats populaires qui ont bien mérité du pays reçoivent, après plusieurs magistratures, le titre honorable et rarement prodigué de père de la province. Dans tout cela, le roi d’Espagne n’intervient aucunement. Il a seulement, dans chaque province, un commissaire, nommé corregidor, dont les fonctions rappellent assez bien celles des anciens comtes (comites) que l’empereur envoyait surveiller les municipalités romaines. L’emploi de corregidor, fort recherché parce qu’il est lucratif, est confié d’habitude à quelque auditeur de Valladolid, ou de toute autre chancellerie. »

La Navarre n’a pas une organisation semblable ; son indépendance n’est pas si complète, ni ses priviléges si étendus : elle était royaume, et non république, lorsqu’elle se fondit dans la couronne d’Espagne, sous les rois catholiques après la mort de François Phœbus et de Catherine, femme de Jean d’Albret ; mais comme sa fusion fut absolument volontaire, et qu’elle en stipula les conditions, la Navarre a toujours conservé les anciens fueros qu’elle possédait alors, tandis que la Castille fut dépouillée des siens par Charles-Quint, et l’Aragon par Philippe II. Elle a conservé ses cortès provinciales : elle est, comme les provinces basques, exempte de la conscription, et possède aussi plusieurs immunités commerciales.

Ce n’est pas la première fois que la cour d’Espagne tente de prendre pied dans ces provinces, et de les faire plier sous le joug commun. Sans chercher au loin dans leur histoire passée, on peut citer ce qui arriva en 1805. Le prince de la Paix, qui régnait alors sous le nom de Charles IV, voulut établir un port franc sur la rivière Nervion, au village d’Albia, en face de Bilbao. C’était détruire d’un seul coup le commerce et la prospérité de cette ville industrieuse, centre des trois provinces. Un commissaire royal fut envoyé, avec quinze mille hommes, pour assurer l’exécution de cette mesure violente, et protéger les travaux commencés au port de la Paix. Mais la députation générale fit un appel aux armes pour la défense des fueros menacés. La province se souleva, et provoqua le soulèvement des autres. La cour eut peur, hésita, négocia, fit retirer ses troupes, et renonça au projet du favori. C’était un avocat de Bilbao, nommé Samacola, qui excita le plus énergiquement à la résistance. De son nom, l’affaire s’appela et s’appelle encore dans le pays Samacolada.

Les quatre provinces exemptes furent dépouillées de leurs priviléges pendant le règne de la constitution, de 1820 à 1823, et assimilées, pour les droits et les devoirs, au reste de l’Espagne. Quand l’invasion française eut rétabli l’absolutisme royal, elles recouvrèrent leur immémoriale indépendance. C’est dans ce double fait qu’il faut chercher la cause de leur soulèvement, et le caractère de la guerre qu’elles soutiennent avec tant d’opiniâtreté ; c’est ce qui explique comment le nom de don Carlos, roi absolu, est inscrit, sur leur drapeau républicain. Voilà ce qu’on ne saurait trop redire ; voilà ce que prouve, mieux que jamais, ce qui se passe en Espagne aujourd’hui. Quand on a vu la constitution de 1812 proclamée, les juntes de province rétablies, l’armée constitutionnelle sans généraux, sans officiers, Gomez aux portes de Madrid, tout le monde a cru, amis comme ennemis, que don Carlos allait marcher en avant, et rentrer, peut-être sans coup férir, dans le palais de Ferdinand VII. On se trompait ; malgré les attraits de l’occasion, malgré le désir que peuvent avoir ses généraux de jouer le rôle de Monck, don Carlos est encore à se promener, comme un chef de Bédouins, de l’un à l’autre des campemens qu’il appelle ses quartiers royaux. D’où vient cela ? C’est que les bandes aventureuses de Gomez, de Cabrera, de Basilio Garcia, sont composées de Castillans, d’Aragonais et de Valenciens ; c’est que les Biscayens et les Navarrais ne sortent point et ne veulent pas sortir de leur pays ; c’est qu’ils se défendent et n’attaquent pas ; c’est qu’ils tiennent enfin leur roi en charte privée, et ne lui laissent pas seulement voir les rives de l’Èbre[2].

S’il est une fois reconnu que la Navarre et les provinces basques ne combattent que pour leur indépendance, et non pour la cause carliste, la question se simplifie. Pour en trouver la solution, cherchons encore dans l’histoire.

Lorsque, après la mort de Louis XVI, les Bourbons d’Espagne osèrent déclarer la guerre à la France, et tentèrent, de leur côté, l’invasion de notre territoire, la république, déjà victorieuse de la Prusse et de l’Autriche, eut bientôt châtié les fanfaronnades d’Aranjuez. Non-seulement on rejeta les Espagnols au-delà des Pyrénées, mais deux armées françaises, pénétrant à leur poursuite dans la Péninsule, montrèrent le chemin que suivit plus tard Napoléon pour une cause tout opposée. Tandis qu’en Catalogne, Dugommier prenait Figuières et Rosas, le général Moncey pénétrait jusqu’au-delà de l’Èbre par les provinces basques. Ces provinces tinrent alors une conduite bien différente de celle qu’elles adoptèrent depuis contre l’invasion de 1808. En 1794, au lieu de prendre parti pour l’Espagne, et de s’opposer à l’entrée des Français, elles gardèrent une prudente neutralité. Le député-général de Guipuzcoa, Aldamar, stipulant comme pouvoir exécutif d’un pays indépendant, fit un traité avec le général Moncey, par lequel il autorisa le libre passage des troupes françaises dans la province, sous la condition qu’elle serait traitée comme nation neutre, et que les Français ne pourraient lui imposer ni réquisition, ni charge de guerre. Ce traité fut considéré d’abord par la cour d’Aranjuez comme un acte de trahison, et Charles IV voulut faire brûler en effigie le député-général Aldamar. Celui-ci représenta, pour sa défense, que le Guipuzcoa n’était pas une province d’Espagne, mais une nation libre, et qu’il avait dû adopter pour elle le parti le plus conforme à ses intérêts. Cette justification fut si bien accueillie, que, loin de faire pendre Aldamar après la paix, le roi d’Espagne le nomma l’un de ses commissaires pour les liquidations à régler avec la république. Ce traité, conclu entre les provinces exemptes et le général français, fit naître l’idée de les ériger tout-à-fait en république indépendante et neutre ; il y eut à ce sujet des pourparlers établis, des propositions échangées ; et si l’Espagne n’eût fait promptement sa soumission, si elle ne fut entrée, par le traité de Bâle, dans les intérêts et l’alliance de la France, nul doute que les provinces basques n’eussent offert, au milieu des Pyrénées, le pendant des républiques qu’organisait, en-deçà et au-delà des Alpes, notre propagande victorieuse.

Il ne s’agit plus à présent d’établir, par force et contre nature, des républiques éphémères, qui devaient mourir demain parce qu’elles étaient nées d’aujourd’hui. Il s’agit, au contraire, d’empêcher une transformation violente ; il s’agit de maintenir un fait accompli, un fait immémorial. Pourquoi ne reviendrait-on pas maintenant au projet d’alors ? Pourquoi ne ferait-on pas, des provinces basques et de la Navarre, une confédération indépendante et neutre, une Suisse des Pyrénées ? Ni la distance des époques, ni la diversité des circonstances n’empêchent que ce qui semblait bon en 1795 ne paraisse meilleur en 1836 ; et nous espérons démontrer que l’établissement de ces provinces en état neutre serait la solution la plus conforme à tous les intérêts que pût rencontrer maintenant la querelle sans issue où l’Espagne et ses voisins se trouvent engagés.

D’abord il est facile de prouver que tout, dans ce pays, nature, mœurs, institutions, coutumes, concourt bien mieux qu’en Suisse à la formation d’un état indépendant. Les provinces basques et la Navarre, entre les Pyrénées et la mer d’un côté, l’Ebre de l’autre, de hauts pics ou de profondes vallées sur leurs flancs de l’Aragon et des Asturies, ont leurs limites naturelles mieux tracées que la Suisse entre le Jura, la Savoie et le Tyrol. Aussi bien que la Suisse, elles ont l’immémoriale habitude de la vie fédérale, des assemblées populaires, des pouvoirs élus. Elles ont également leurs lois civiles, commerciales et criminelles. Dans la confédération helvétique, des cantons sont catholiques, d’autres protestans ; les quatre provinces exemptes ont la même religion. Dans la confédération helvétique, des cantons parlent français, d’autres allemand, d’autres italien ; les provinces basques non-seulement parlent la même langue, mais elles ont leur langue propre, qui n’appartient qu’à elles, et qui en fera toujours une nation à part, à quelque union forcée que la politique veuille les soumettre.

Il y a donc, dans l’état des choses, dans le vœu de la nature et des hommes, moins d’obstacles à l’établissement reconnu d’une confédération biscayenne qu’au maintien d’une confédération suisse. Voyons maintenant si les intérêts bien entendus de ces provinces, et ceux des voisins que séparerait leur neutralité, ne sont pas d’accord pour leur donner cette existence indépendante.

Quant aux provinces elles-mêmes, la question ne peut être douteuse. Elles ne se sont jamais considérées comme faisant partie de l’Espagne ; elles ont toujours conservé leur nationalité, elles combattent depuis trois ans pour ne point la perdre, et pour garder les avantages qui s’y trouvent attachés. Ce serait donc ôter tout prétexte à leur levée en armes, et les pacifier à coup sûr pour le présent et pour l’avenir, que de leur rendre dans sa plénitude l’antique indépendance qu’elles avaient en partie aliénée à la couronne de Castille, et qu’elles n’auront plus la crainte de perdre, lorsque cette indépendance sera solennellement reconnue par l’Espagne et garantie par la France. Si, une fois constituées, selon leur désir, en état neutre, les provinces pouvaient hésiter à déserter la cause de don Carlos, elles donneraient des armes contre elles-mêmes, et s’exposeraient à une inévitable agression. « : Vous ne faites plus partie de l’Espagne, leur dirait-on ; si vous soutenez le prétendant, vous vous immiscez dans les affaires d’un pays qui vous est étranger : vous intervenez. Dès-lors se présente clairement le casus foederis prévu par le traité de la quadruple alliance. La France, l’Angleterre et le Portugal sont tenus d’intervenir à leur tour et de vous mettre à la raison. » Les provinces, satisfaites, ne s’exposeront pas de gaieté de cœur à un tel danger.

L’Espagne, la seule des parties contractantes qui semblât perdre à cet arrangement, y trouverait en réalité son bénéfice. Ces provinces ne lui rapportent rien, ni en hommes, puisque la conscription ne les atteint pas, ni en argent, puisqu’elles sont à peu près exemptes d’impôts. Les frontières de douanes et les prohibitions commerciales de toutes natures qui divisent les deux pays subsisteraient comme elles sont en ce moment. Les provinces continueraient à régler elles-mêmes leurs finances, à choisir leurs magistrats, à entretenir leurs milices. Rien ne changerait, sinon que le roi d’Espagne effacerait de ses innombrables titres la modeste appellation de seigneur de Biscaye, et qu’il n’enverrait plus de légistes privilégiés s’enrichir dans les sinécures de corrégidors. L’Espagne, il est vrai, perdrait les deux insignifiantes alcabalas que lui paient Alava et Guipuzcoa, ainsi que les donativos qu’elle mendie quelquefois en Biscaye. Mais, en revanche, ne se délivre-t-elle pas des dépenses énormes qu’exigeraient la soumission et la garde des provinces insurgées ? Ne peut-elle, en signant la paix, licencier les trois quarts de l’armée ruineuse qu’elle entretient ? N’est-elle pas sûre enfin d’étouffer le carlisme, qui n’a d’autre foyer puissant, d’autre place d’armes que ces provinces, et qui aurait déjà cessé d’être, s’il n’eût prêté son nom à une cause qui ne devait en invoquer d’autre que celui de la liberté ?

Faisant abstraction des intérêts de l’Angleterre, qui n’a point d’objection sérieuse à présenter contre un tel moyen de réaliser la pacification qu’elle désire, et de ceux des cours du Nord, dont il faudrait hardiment repousser les remontrances et braver les menaces, reste à considérer l’intérêt de la France. Par qui pourrait-il être mis en doute ? N’a-t-on pas toujours rangé parmi les avantages de sa position celui d’avoir son flanc couvert par la neutralité suisse ? Le gouvernement actuel n’a-t-il pas donné comme le chef-d’œuvre de sa politique, comme un bienfait et une gloire qui balancent toutes les pertes et toutes les humiliations de 1815, l’établissement du royaume neutre de Belgique sur la partie la plus vulnérable de nos frontières ? La France, garantie à l’ouest par l’Océan, serait couverte au nord par la Belgique, à l’est par la Suisse, au midi par la confédération biscayenne. Cet avantage compléterait sa position défensive.

Sans doute, il est un peu tard, et la solution de la guerre, par cette voie pacifique, eût été plus facile il y a deux ans, un an, quelques mois. Cependant elle est possible encore. Les quatre provinces une fois désarmées et tranquilles, l’armée constitutionnelle aurait bientôt chassé et détruit les bandes carlistes qui se promènent de la Galice au royaume de Valence, comme elle chassait et comme elle aurait détruit, en 1822, les bandes de la Foi, sans l’asile que leur offrait la France. On aurait alors la gloire et le bonheur de rendre la paix à ce malheureux pays d’Espagne, à l’intérêt duquel sont liés tant d’intérêts, et dont les déchiremens peuvent à la fin troubler l’Europe entière. Un si grand résultat mérite au moins qu’on examine la question.


Louis Viardot.
  1. On ne dit pas la commune, mais la république de…
  2. Les quatre provinces, fidèles à leurs vieilles coutumes, conduisent leur insurrection de la même manière qu’elles ont toujours conduit leurs affaires communes. Elles ont chacune une junte spéciale chargée d’organiser et de diriger la défense du pays, comme faisaient, pendant la guerre de l’indépendance, les juntes provinciales de l’Espagne ; et, comme à cette époque, des représentans choisis dans ces juntes particulières forment une junte centrale, chargée de la direction supérieure. Depuis bientôt trois ans, quatre hommes, appartenant aux provinces insurgées, composent cette espèce de directoire. Ce sont Valdespina pour la Biscaye, Verasteguy pour l’Alava, Lardizabal pour le Guipuzcoa, et Echevarria pour la Navarre. Voilà le véritable gouvernement des provinces. Ce sont eux qui ont provoqué l’insurrection, qui en ont réuni et coordonné les élémens, qui ont choisi les chefs, et tracé des instructions à Zumalacarregui lui-même, lequel, malgré ses succès et sa renommée, leur était complètement soumis. Cette junte a toujours conservé la même attitude et le même pouvoir. Formée d’hommes du pays choisis par les habitans, elle représente l’intérêt provincial, et lui subordonne tout intérêt étranger ; elle a nommé les successeurs de Zumalacarregui ; elle leur impose des plans de campagne défensive, et, conservant enfin dans toute son étendue la direction suprême de l’insurrection, elle ne laisse au prétendant que les ridicules honneurs d’une royauté nominale.