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La Navigation aérienne (1886)/IV.I

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I

HENRI GIFFARD ET LE PREMIER AÉROSTAT À VAPEUR


Les débuts d’Henri Giffard. — Construction et expérimentation du premier navire aérien à vapeur le 24 septembre 1852. — Second aérostat dirigeable à vapeur de 1855. — Essai de 1856. — La découverte de l’injecteur. — Les ballons captifs à vapeur. — Mort de l’inventeur.

Henri Giffard est né à Paris, le 8 janvier 1825 ; il fit ses études au collège Bourbon, et dès son jeune âge le génie de la mécanique était déjà développé dans son cerveau. Il m’a souvent raconté qu’en 1839 et 1840, alors qu’il n’avait que quatorze ou quinze ans, il trouvait le moyen de s’échapper de sa pension pour aller voir passer les premières locomotives du chemin de fer de Paris à Saint-Germain. Deux ans après, il entrait comme employé dans les ateliers de ce chemin de fer ; mais son ambition était de conduire lui-même les locomotives. Il y réussit, et il eut le plaisir de faire glisser sur les rails, aussi vite qu’il le pouvait, les premiers trains de chemins de fer français.

Henri Giffard n’avait que dix-huit ans quand il commença à s’occuper de navigation aérienne ; fils de parents modestes, il n’avait aucune fortune ; sa bourse était vide, et son ambition était grande. Il se lia avec deux jeunes élèves de l’École centrale, David et Sciama, et tous trois se mirent à méditer la construction d’un navire aérien à vapeur. — Giffard voulut d’abord connaître l’atmosphère qu’il s’agissait de vaincre, et il exécuta plusieurs ascensions à l’Hippodrome sous les auspices d’Eugène Godard et du directeur Arnaud. Il s’adonna avec passion à la construction des machines à vapeur légères, et il arriva à réaliser une machine de trois chevaux du poids de 45 kilogrammes, faisant trois mille tours par minute. Après ces études préliminaires, il prit en août 1851 un brevet pour l’application de la vapeur à la navigation aérienne, où il décrit avec beaucoup de science un aérostat allongé, muni d’un propulseur à vapeur.

Que faire, dit le jeune ingénieur, pour réduire au minimum la résistance du milieu, ou, en d’autres termes, pour faciliter au plus haut point le passage de cette masse à travers l’atmosphère ? La réponse se fait naturellement. Il faut donner au volume gazeux le plus grand allongement possible dans le sens de son mouvement, de telle sorte que l’étendue transversale qu’il offre et de laquelle dépend en grande partie la résistance, soit diminuée dans la même proportion[1].

Giffard calcule le pas de l’hélice, l’effort de propulsion, tous les détails de son navire aérien qu’il présente d’abord sous l’aspect de la figure ci-dessous (fig. 82), reproduite d’après un prospectus publié à peu près à cette époque.


Fig. 82. — Premier projet de Henri Giffard.

David et Sciama, qui avaient quelques ressources pécuniaires, prêtèrent à Giffard la somme nécessaire pour la construction du premier ballon dirigeable. L’expérience devait être exécutée en public, à l’Hippodrome ; l’aérostat était disposé pour être gonflé au gaz de l’éclairage.

Après bien des déboires, bien des difficultés, et plusieurs tentatives avortées, l’expérience eut lieu le 24 septembre 1852, au milieu de l’admiration et de l’étonnement des spectateurs peu nombreux qui étaient présents. Émile de Girardin se trouvait parmi ceux-ci ; le grand publiciste comprit l’importance de la belle tentative dont il avait été témoin, et il publia dans la Presse datée 26 septembre, sous le titre. : Le risque et l’invention, un article des plus élogieux à l’égard du jeune ingénieur. En voici un extrait :

Hier, vendredi 24 septembre, un homme est parti imperturbablement assis sur le tender d’une machine à vapeur, élevée par un ballon ayant lu forme d’une immense baleine, navire aérien pourvu d’un mât servant de quille et d’une voile tenant lieu de gouvernail.

Ce Fulton de la navigation aérienne se nomme Henri Giffard.

C’est un jeune ingénieur qu’aucun sacrifice, aucun mécompte, aucun péril n’ont pu décourager ni détourner de cette entreprise audacieuse, où il n’avait pour appui que deux jeunes ingénieurs de ses amis, MM. David et Sciama, anciens élèves de l’École centrale.

Il est parti de l’Hippodrome. C’était un beau et dramatique spectacle que celui de ce soldat de l’idée, affrontant, avec l’intrépidité que l’invention communique à l’inventeur, le péril, peut-être la mort ; car à l’heure où j’écris, j’ignore encore si la descente a pu s’opérer sans accident et comment elle a pu s’opérer…

La notice d’Émile de Girardin était suivie du récit de la grande expérience aérostatique, écrit par Henri Giffard lui-même. Nous reproduisons in extenso cet important document.

L’appareil aéronautique dont je viens de faire l’expérience, a présenté pour la première fois dans l’atmosphère la réunion d’une machine à vapeur et d’un aérostat d’une forme nouvelle et convenable pour la direction.

Cet aérostat est allongé et terminé par deux pointes ; il a 12 mètres de diamètre au milieu, et 44 mètres de longueur ; il contient environ 2 500 mètres cubes de gaz ; il est enveloppé de toutes parts, sauf à la partie inférieure et aux pointes, d’un filet dont les extrémités ou pattes d’oie viennent se réunir à une série de cordes fixées à une traverse horizontale en bois, de 20 mètres, de longueur cette traverse porte à son extrémité une espèce de voile triangulaire assujettie par un de ses côtés à la dernière corde partant du filet, et qui lui tient lieu de charnière ou axe de rotation (fig. 85).


Fig. 83. — Le premier aérostat dirigeable à vapeur, conduit dans les airs le 21 septembre 1832.

Cette voile représente le gouvernail et la quille ; il suffit, au moyen de deux cordes qui viennent se réunir à la machine, de l’incliner de droite à gauche pour produire une déviation correspondante à l’appareil et changer immédiatement de direction. À défaut de cette manœuvre, elle revient aussitôt se placer d’elle-même dans l’axe de l’aérostat, et son effet normal consiste alors à faire l’office de quille ou girouette, c’est-à-dire à maintenir l’ensemble du système dans la direction du vent relatif.

À 6 mètres au-dessous de la traverse sont suspendus la machine à vapeur et tous ses accessoires.

Elle est posée sur une espèce de brancard en bois, dont les quatre extrémités sont soutenues par des cordes de suspension, et dont le milieu, garni de planches, est destiné à supporter les personnes et l’approvisionnement d’eau et de charbon.

La chaudière est verticale et à foyer intérieur sans tubes ; elle est entourée extérieurement, en partie, d’une enveloppe en tôle qui, tout en utilisant mieux la chaleur du charbon, permet aux gaz de la combustion de s’écouler à une plus basse température ; la cheminée est dirigée de haut en bas, et le titrage s’y opère au moyen de la vapeur qui vient s’y élancer avec force à sa sortie du cylindre, et qui, en se mélangeant avec la fumée, abaisse encore considérablement sa température tout en les projetant rapidement dans une direction opposée à celle de l’aérostat.

La combustion du charbon a lieu sur une grille complètement entourée d’un cendrier, de sorte qu’en définitive il est impossible d’apercevoir extérieurement la moindre trace de feu.

Le combustible que j’emploie est du coke de bonne qualité.

La vapeur produite se rend aussitôt dans la machine proprement dite ; celle-ci est à un cylindre vertical dans lequel se meut un piston qui, par l’intermédiaire d’une bielle, fait tourner l’arbre coudé placé au sommet. Celui-ci porte à son extrémité une hélice à 3 patelles de 3m,40 de diamètre, destinée à prendre le point d’appui sur l’air et il faire progresser l’appareil. La vitesse de l’hélice est d’environ 110 tours par minute, et la force que développe la machine pour la faire tourner est de 5 chevaux, ce qui représente la puissance de 25 ou 30 hommes. Le poids du moteur proprement dit, indépendamment de l’approvisionnement et de ses accessoires, est de 100 kilogrammes pour la chaudière, et de 58 kilogrammes pour la machine ; en tout 159 kilogrammes ou 50 kilogrammes par force de cheval, ou bien encore 5 à 6 kilogrammes par force d’homme ; de sorte que s’il s’agissait de produire le même effet par ce dernier moyen, il faudrait, ce qui serait impossible, enlever 25 à 50 hommes représentant, un poids moyen de 1 800 kilogrammes, c’est-à-dire un poids douze fois plus considérable. De chaque côté de la machine sont deux bâches, dont l’une contient le combustible et l’autre l’eau destinée à être refoulée dans la chaudière au moyen d’une pompe mue par la tige du piston. Cet approvisionnement représente également la quantité de lest dont il est indispensable de se munir même en assez grande quantité, pour parer aux fuites du gaz par les pores du tissu ; de sorte qu’ici la dépense de la machine, loin d’être nuisible, a pour effet très avantageux de délester graduellement l’aérostat, sans avoir recours aux projections de sable ou a tout autre moyen employé habituellement dans les ascensions ordinaires. Enfin, l’appareil moteur est monté tout entier sur quelques roues mobiles en tous sens, ce qui permet de le transporter facilement à terre ; cette disposition pourrait, en outre, être utile, dans le cas où la machine viendrait toucher le sol avec une certaine vitesse horizontale. Si l’aérostat était rempli de gaz hydrogène pur, il pourrait enlever en totalité 2 800 kilogrammes ce qui lui permettrait d’emporter une machine beaucoup plus forte et un certain nombre de personnes. Mais, vu les difficultés de toutes espèces de se procurer un pareil volume, il est nécessaire d’avoir recours au gaz d’éclairage, dont la densité est, comme on sait, très supérieure à celle de l’hydrogène. De sorte que la force ascensionnelle totale de l’appareil se trouve diminuée de 1 000 kilogrammes et réduite à 1 800 kilogrammes environ, distribués comme suit :

Aérostat avec la soupape
320 kil.
Filet
150
Traverse, corde de suspension, cordes d’amarrages
300
Machine et chaudière vide
150
Eau et charbon contenus dans la chaudière au moment du départ
60
Châssis de la machine, brancard, planches, roues mobiles, bâches à eau et à charbon
420
Corde traînante pour arrêter l’appareil en cas d’accident
80
Poids de la personne conduisant l’appareil
70
Force ascensionnelle nécessaire du départ
10

1560 kil.

Il reste donc à disposer d’un poids de 248 kilogrammes, qu’il est prudent d’affecter uniquement à l’approvisionnement d’eau, de chardon, et par conséquent de lest. Tout ceci posé, le problème à résoudre pouvait être envisagé sous deux points de vue principaux, la suspension convenable d’une machine à vapeur et de son foyer sous un aérostat de forme nouvelle pleine de gaz inflammable, et la direction proprement dite de tout le système dans l’air.

Sous le premier rapport, il y avait déjà des difficultés à vaincre. En effet, jusqu’ici les appareils aérostatiques enlevés dans l’atmosphère s’étaient bornés invariablement à des globes sphériques ou ballons, tenant suspendu par un filet un poids quelconque, soit une nacelle ou espèce de panier pouvant contenir une ou plusieurs personnes, soit tout autre objet plus ou moins lourd ; toutes les expériences tentées en dehors de cette primitive et unique disposition avaient eu lieu, ce qui est infiniment plus commode et moins dangereux, sur de petits modèles tenus captifs par l’expérimentateur ; le plus souvent elles étaient restées à l’état de projet ou de promesse.

En l’absence de tout fait antérieur suffisamment concluant et malgré les indications de la théorie, je devais encore concevoir certaines craintes sur la stabilité de l’appareil l’expérience est venue pleinement rassurer cet égard, et prouver que l’emploi d’un aérostat allongé, le seul que l’on puisse espérer diriger convenablement, était, sous tous les autres rapports, aussi avantageux que possible, et que le danger résultant de la réunion du feu et d’un gaz inflammable pouvait être complètement illusoire.

Pour le second point, celui de la direction, les résultats obtenus ont été ceux-ci dans un air parfaitement calme, la vitesse du transport en tous sens est de 2 à 5 mètres par seconde ; cette vitesse est évidemment augmentée ou diminuée, par rapport aux objets fixes, de toute la vitesse du vent, s’il y en a, et suivant qu’on marche avec ou contre, absolument comme pour un bateau montant ou descendant un courant quelconque dans tous les cas, l’appareil a la faculté de dévier plus ou moins de la ligne du vent et de former avec celle-ci un angle qui dépend de la vitesse de ce dernier.

Ces résultats sont, d’ailleurs conformes a ceux que la théorie indique, et je les avais à peu près prévus d’avance à l’aide du calcul et des faits analogues relatifs à la navigation maritime.

Telles sont les conditions dans lesquelles se trouve ce premier appareil ; elles sont certainement loin d’être aussi favorables que possible mais si l’on réfléchit aux difficultés de toute nature qui doivent entourer ces premières expériences, faites avec des moyens d’exécution excessivement restreints et il l’aide de matériaux incomplets et imparfaits, on sera convaincu que les résultats obtenus, quelque incomplets qu’ils soient encore, doivent conduire dans un avenir prochain à quelque chose de positif et de pratique. Pour cela que faut-il ?

Un appareil plus considérable, permettant l’emploi d’un moteur relativement beaucoup plus puissant, et ayant à sa disposition toutes les ressources pratiques accessoires sans lesquelles il lui est impossible de fonctionner convenablement.

Je me propose, d’ailleurs, d’aller au-devant de toutes les objections, en faisant connaître les principes généraux, théoriques et pratiques, sur lesquels je crois que la navigation aérienne par la vapeur doit être basée.

Les diverses explications que je viens de donner, me dispensent d’entrer dans de longs détails sur le voyage aérien que j’ai fait ; je suis parti seul de l’Hippodrome, le 24, à cinq heures un quart ; le vent soufflait avec une assez grande violence ; je n’ai pas songé un seul instant à lutter directement contre le vent, la force de la machine ne me l’eût pas permis cela était prévu d’avance et démontre par le calcul ; mais j’ai opéré avec le plus grand succès diverses manœuvres de mouvement circulaire et de déviation latérale.

L’action du gouvernail se faisait parfaitement sentir, et à peine avais-je tiré légèrement une de ses deux cordes de manœuvre, que je voyais immédiatement l’horizon tournoyer autour de moi ; je suis monté une hauteur de 1 500 mètres, et j’ai pu m’y maintenir horizontalement à l’aide d’un nouvel appareil que j’ai imaginé, et qui indique immédiatement le moindre mouvement vertical de l’aérostat.

Cependant la nuit approchant, je ne pouvais rester plus longtemps dans l’atmosphère ; craignant que l’appareil n’arrivât à terre avec une certaine vitesse, je commençai à étouffer le feu avec du sable ; j’ouvris tous les robinets de la chaudière : la vapeur s’écoula de toutes parts avec un fracas horrible ; j’eus un moment la crainte qu’il ne se produisît un phénomène électrique, et pendant quelques instants je fus enveloppé d’un nuage de vapeur qui ne me permettait plus de rien distinguer. J’étais en ce moment la plus grande élévation que j’aie atteinte le baromètre marquait 1 800 mètres ; je m’occupai immédiatement de regagner la terre, ce que j’effectuai très heureusement dans la commune d’Élancourt, près Trappes, dont les habitants m’accueillirent avec le plus grand empressement et m’aidèrent à dégonfler l’aérostat. À dix heures, j’étais de retour à Paris. L’appareil a éprouvé à la descente quelques avaries insignifiantes qui seront bientôt réparées, et alors je m’empresserai de renouveler cette expérience, soit par moi-même, soit en la confiant à l’habileté et à la hardiesse de mes collaborateurs. Je ne terminerai pas sans faire savoir que j’ai été puissamment secondé dans cette entreprise par MM. David et Sciama, ingénieurs civils, anciens élèves de l’École centrale ; c’est grâce à leur dévouement sans bornes, aux sacrifices de toute espèce qu’ils se sont imposés, et il leur concours intelligent, que j’ai pu exécuter ma première expérience. Sans eux, il m’eût été probablement impossible de la mettre à exécution dans un avenir prochain.

Je saisis avec empressement cette occasion de leur en témoigner publiquement toute ma reconnaissance ; c’est pour moi un devoir et une vive satisfaction.

Henri Giffard.

Après sa magnifique tentative de 1852, Henri Giffard ne pensa qu’à recommencer une nouvelle, expérience dans des conditions plus favorables encore. En 1855, il construit un nouveau ballon allongé, qui peut, être considéré comme un prodige de hardiesse. Cet aérostat n’avait, pas moins de 70 mètres de longueur et, 40 mètres seulement de diamètre au milieu. Il avait l’aspect d’un cigare à deux pointes. Il cubait 3 200 mètres. Giffard modifia le système d’attache de la machine à vapeur, fixa la traverse de bois à la partie supérieure du navire aérien, dont il lui faisait embrasser la forme ovoïdale, modifia très heureusement son moteur et s’éleva avec un des aéronautes qui l’ont aidé dans ses constructions, M. Gabriel Yon, que nous allons retrouver plus tard avec M. Dupuy de Lôme.

Le départ s’effectue de l’usine à gaz de Courcelles, et si M. Giffard ne peut pas encore obtenir la direction absolue, il confirme victorieusement ses premiers résultats, obtient la déviation latérale du navire aérien, et à plusieurs reprises il le fait dévier de la direction du vent par les mouvements combinés du gouvernail et de l’hélice.

Au moment du départ, la machine était chauffée a toute pression, et les spectateurs présents virent avec admiration l’appareil tenir tête au vent pendant quelques instants. La descente fut périlleuse ; par suite de l’excès d’allongement, le ballon ne garda pas sa stabilité ; une de ses pointes se releva et le système eut la tendance à prendre la position verticale. En touchant terre, l’aérostat sortit du filet, qui tomba sur la tête des aéronautes. Il fit une seconde ascension et retomba en se séparant en deux morceaux qui fusent recueillis à une faible distance du lieu de l’atterrissage.

C’est pendant cette même année 1855 que Giffard prit, à la date du 6 juillet, un second brevet sur son système de navigation aérienne. Le texte de ce brevet, publié dans le Génie industriel de MM. Armengaud frères[2], est un monument aérostatique d’un puissant intérêt. L’audacieux ingénieur étudie d’une façon très complète les conditions de construction d’un aérostat allonge de la forme que représente la gravure ci-dessous (fig. 84), dont nous donnons la reproduction exacte, et d’un volume immense, de 220 000 mètres cubes. La longueur totale de ce navire aérien devait être de 600 mètres et son diamètre au milieu de 50 mètres. Un tel aérostat, dont la construction ne sera peut-être pas impossible dans l’avenir, pourrait enlever un moteur de 30 000 kilogrammes, avec un excès de force ascensionnelle considérable pour les voyageurs, le lest et les approvisionnements. Henri Giffard démontre par le calcul que la vitesse propre de ce navire pourrait atteindre 20 mètres par seconde, et par conséquent dominer presque tous les vents.


Fig. 84. — Projet d’un aérostat à vapeur gigantesque de 600 mètres de longueur, étudié par Henri Giffard en 1856.

Giffard se proposait de construire un aérostat semblable, en lui donnant une pointe un peu plus effilée à l’arrière qu’à l’avant. La forme de l’aérostat devait être maintenue rigide au moyen d’une arête fixée sur le sommet et dans toute sa longueur.

Cette pièce, dit Giffard, est destinée à résister à l’effort de compression qui résulte de l’inclinaison des cordes de suspension ; elle peut être ronde, pleine, creuse, ou présenter une forme quelconque ; on peut aussi, au lieu d’une, en placer deux, éloignées l’une de l’autre de quelques degrés ; on pourrait enfin en placer une ou deux en un point quelconque du filet ou de la suspension, et même au-dessous de l’aérostat, pourvu qu’on arrive au résultat principal de soustraire l’aérostat à tout effort de compression. Toute la partie inférieure de l’aérostat est garnie sur toute la longueur, ou à peu près, d’une série de fils ou bandes, ou tissus élastiques et tendus. Cette élasticité a pour but de maintenir le tissu de l’aérostat dans un état continuel de tension, de s’opposer à toute rentrée d’air dans l’intérieur, et par suite a tout mélange de gaz et d’air, et de réduire la section transversale et, par suite, la résistance de l’air, proportionnellement au volume de gaz contenu, volume qui varie continuellement en raison de la hauteur, de la déperdition qui a eu lieu précédemment, de la température, et du vide primitif qui a pu être laissé à dessein au moment du départ.

Tout en faisant ces savantes études, le jeune ingénieur voulait continuer à bien étudier en petit, les conditions de stabilité et de fonctionnement dans l’air des aérostats allongés. En 1856, il avait construit le navire aérien que représente la gravure ci-contre[3] (fig. 85). Ce ballon, de très petit volume, était muni d’une hélice que l’aéronaute devait lui-même faire fonctionner : il s’agissait simplement de faire certaines observations expérimentales. On essaya de remplir cet aérostat au moyen de gaz hydrogène, que préparait alors un chimiste nommé M. Gillard en décomposant la vapeur d’eau par le charbon, mais le gonflement ne put être achevé.


Fig. 85. — Petit aérostat allongé d’expérimentation construit par Henri Giffard en 1856.

Toutes ces expériences étaient fort coûteuses Giffard dut les abandonner. Il construisit avec Flaud, qui fonda alors l’atelier de mécanique devenu depuis longtemps déjà l’un des établissements industriels les plus importants de Paris, de remarquables petites machines à vapeur à grande vitesse, qui lui rapportèrent bientôt une centaine de mille francs. Le jeune ingénieur put rembourser ce que lui avaient prêté ses amis David et Sciama (il eut malheureusement la douleur de les perdre successivement l’un et l’autre). Il donna bientôt naissance à l’injecteur des machines à vapeur, une des plus étonnantes inventions de la mécanique moderne, qui devait faire sa fortune.

Henri Giffard devint plusieurs fois millionnaire, mais il ne cessa jamais d’être le travailleur modeste et simple qu’on avait pu connaître au début de sa carrière. Les ballons restèrent sa préoccupation constante et l’objet de ses travaux les plus assidus. Il construisit le premier aérostat captif à vapeur, lors de l’Exposition universelle de 1867. L’année suivante, il fit installer à Londres un second aérostat captif qui cubait 12 000 mètres et qui avait nécessité des constructions gigantesques. Ce matériel coûta plus de 700 000 francs, que M. Henri Giffard perdit entièrement, sans proférer une seule plainte. L’éminent ingénieur ne regrettait jamais la dépense d’une expérience, si coûteuse qu’elle fût, parce que, disait-il, on en tirait toujours quelque profit.

Henri Giffard fut ainsi conduit peu à peu à donner naissance au grand ballon captif à vapeur de 1878, véritable monument aérostatique, que l’on peut appeler une des merveilles de la mécanique moderne. Tout le monde a encore présent à l’esprit ce globe de 25 000 mètres cubes, qui enlevait dans l’espace quarante voyageurs à la fois et ouvrit le panorama de Paris à plus de trente mille personnes pendant la durée de l’Exposition. Tout était nouveau dans cette œuvre colossale, l’aéronautique s’y trouvait transformée de toutes pièces tissu imperméable, préparation en grand de l’hydrogène, détails de construction modifiés et perfectionnés, Henri Giffard avait tout calculé, tout essayé, tout réalisé. Sa puissance de conception était inouïe ; il pensait à tout et prévoyait tout. C’était un expérimentateur émérite, un mathématicien éminent, un esprit d’une ingéniosité exceptionnelle, un mécanicien hors ligne.

Les grandes constructions aérostatique, auxquelles il s’était si vaillamment exercé, devaient lui permettre de réaliser le rêve de toute sa vie, de reprendre son expérience de 1852, et d’apporter enfin au monde la solution définitive du problème de la direction des aérostats. Il avait conçu un projet grandiose, celui de la construction d’un aérostat de 50 000 mètres cubes, muni d’un moteur très puissant actionné par deux chaudières, l’une à gaz du ballon, l’autre à pétrole, afin que les pertes de poids de force ascensionnelle pussent s’équilibrer. La vapeur formée par la combustion aurait été recueillie l’étal liquide dans un condensateur à grande surface de manière à équilibrer les pertes d’eau de la chaudière.

Que de fois mon regretté maître ne m’a-t-il pas donné dans ses détails la description de ce monitor de l’air ! Tout était calculé, tout était prêt, jusqu’au million qui devait lui permettre de l’exécuter, et que l’illustre ingénieur tenait toujours en réserve, dans quelques-unes des grandes maisons de banque de Paris. D’autres projets germaient encore dans son cerveau voiture a vapeur, locomotive à très haute pression, bateau à grande vitesse ; conceptions puissantes, étudiées avec une persévérance à toute épreuve et marquées au sceau du génie.

L’ingénieur, venons-nous de dire, avait tout prévu. Mais au-dessus de la volonté et de la prévoyance humaines, il y a les lois fatales de la destinée : les plus forts doivent s’y soumettre. La maladie est venue lutter contre les efforts du grand inventeur : sa vue s’affaiblit, lui rendant tout travail impossible, ce qui le plongea dans une douleur extrême. Il y avait un peu de l’athlète dans l’âme de Giffard, et l’idée de se trouver réduit à l’impuissance, le rendit inconsolable. Il s’enferma, et lui, qui avait tant aimé la lumière, l’indépendance et l’action, il vécut dans la solitude et s’éteignit graduellement, jusqu’au moment où, la tête affolée par la douleur, il se donna la mort le 15 avril 1882, en respirant du chloroforme.

  1. Application de la vapeur à la navigation aérienne, par M. Henri Giffard. In-4o de 28 pages avec planche hors texte. Imprimerie de Pollet. 1851.
  2. Le Génie industriel, Revue des inventions françaises et étrangères. Tome XXIXe. Paris, 1853, page 251.
  3. La gravure que nous publions ici pour la première fois, est faite d’après l’épure originale de Giffard, actuellement en la possession de M. G. Yon