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La Navigation aérienne (1886)/IV.IV

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IV

LES EXPÉRIENCES DE CHALAIS-MEUDON


Organisation d’une usine aérostatique militaire à Chalais-Meudon. — M. le colonel Laussedat, président de la commission des aérostats. — Construction d’un aérostat dirigeable électrique par M. C. Renard et A. Krebs. — Expériences de 1884 et de 1885.

Après la funeste guerre de 1870, dès que l’on s’occupa de la réorganisation de notre armée, le ministre de la guerre nomma une commission d’aérostats sous la présidence de M. le colonel Laussedat, qui avait pris l’initiative de la création d’un service de ballons captifs. M. le colonel Laussedat s’occupa aussi de la question des aérostats dirigeables, et plusieurs projets furent étudiés avec le concours de M. le capitaine Renard et de M. le capitaine de la Haye. Quelques années plus tard, M. le capitaine Renard fut nommé directeur de l’usine de Chalais-Meudon, qui avait été organisée préalablement, et dans laquelle on avait transporté une des nefs de l’Exposition universelle de 1878. M. le capitaine Krebs fut bientôt adjoint au capitaine Renard, et tous deux construisirent en collaboration, à la suite de mes premiers essais de l’Exposition d’électricité, un aérostat pisciforme muni d’une hélice à l’avant. Cette hélice était actionnée par une machine dynamo très puissante et une pile électrique aux bichromates alcalins et de disposition spéciale.

Le 9 août 1884, MM. Renard et Krebs accomplirent pour la première fois un voyage aérien à courbe fermée, pendant lequel il leur fut possible de revenir à leur point de départ. Voici en quels termes ils ont communiqué à l’Académie des sciences le résultat de cette mémorable expérience dans une note qui a été présentée à l’Assemblée par un de ses membres les plus éminents, M. Hervé Mangon[1] :

Un essai de navigation aérienne, couronné d’un plein succès, vient d’être accompli dans les ateliers militaires de Chalais.

Le 9 août, à 4 heures du soir, un aérostat de forme allongée, muni d’une hélice et d’un gouvernail, s’est élevé en ascension libre, monté par MM. le capitaine du génie Renard, directeur de l’établissement, et le capitaine d’infanterie Krebs, son collaborateur depuis six ans. Après un parcours total de 7km,6, effectué en vingt-trois minutes, le ballon est venu atterrir à son point de départ, après avoir exécuté une série de manœuvres avec une précision comparable à celle d’un navire à hélice évoluant sur l’eau.

La solution de ce problème, tentée déjà en 1855, en employant la vapeur, par M. Henri Giffard[2], en 1872 par M. Dupuy de Lôme, qui utilisa la force musculaire des hommes, et enfin l’année dernière par M. Tissandier, qui le premier a appliqué l’électricité à la propulsion des ballons, n’avait été, jusqu’à ce jour, que très imparfaite, puisque, dans aucun cas, l’aérostat n’était revenu à son point de départ.

Nous avons été guidés dans nos travaux par les études de M. Dupuy de Lôme, relatives à la construction de son aérostat de 1870-72, et de plus, nous nous sommes attachés à remplir les conditions suivantes :

Stabilité de route obtenue par la forme du ballon et la disposition du gouvernail ; diminution des résistances à la marche par le choix des dimensions ; rapprochement des centres de traction et de résistance pour diminuer le moment perturbateur de stabilité verticale ; enfin, obtention d’une vitesse capable de résister aux vents régnant les trois quarts du temps dans notre pays.

L’exécution de ce programme et les études qu’il comporte ont été faites par nous en collaboration ; toutefois, il importe de faire ressortir la part prise plus spécialement par chacun de nous dans certaines parties de ce travail.

L’étude de la disposition particulière de la chemise de suspension, la détermination du volume du ballonnet, les dispositions ayant pour but d’assurer la stabilité longitudinale du ballon, le calcul des dimensions à donner aux pièces de la nacelle, et enfin l’invention et la construction d’une pile nouvelle, d’une puissance et d’une légèreté exceptionnelles, ce qui constitue une des parties essentielles du système, sont l’œuvre personnelle de M. le capitaine Renard.

Les divers détails de construction du ballon, son mode de réunion avec la chemise, le système de construction de l’hélice et du gouvernail, l’étude du moteur électrique calculé d’après une méthode nouvelle basée sur des expériences préliminaires, permettant de déterminer tous ses éléments pour une force donnée, sont l’œuvre de M. Krebs, qui, grâce à des dispositions spéciales, est parvenu à établir cet appareil dans les conditions de légèreté inusitées.

Les dimensions principales du ballon sont les suivantes longueur, 50m,42 ; diamètre, 8m,40 ; volume, 1 864 mètres.

L’évaluation du travail nécessaire pour imprimer à l’aérostat une vitesse donnée a été faite de deux manières :

1o En partant des données posées par M. Dupuy de Lôme et sensiblement vérifiées dans son expérience de février 1872 ; 2o en appliquant la formule admise dans la marine pour passer d’un navire connu à un autre de formes très peu différentes et en admettant que, dans le cas du ballon, les travaux sont dans le rapport des densités des deux fluides.

Les quantités indiquées en suivant ces deux méthodes concordent à peu près et ont conduit à admettre, pour obtenir une vitesse par seconde de 8 à 9 mètres, un travail de traction utile de 5 chevaux de 75 kilogrammètres, ou, en tenant compte des rendements de l’hélice et de la machine, un travail électrique sensiblement double, mesuré aux bornes de la machine.

La machine motrice a été construite de manière à pouvoir développer sur l’arbre 8,5 chevaux, représentant, pour le courant aux bornes d’entrée, 12 chevaux, Elle transmet son mouvement à l’arbre de l’hélice par l’intermédiaire d’un pignon engrenant avec une grande roue.

La pile est divisée en quatre sections pouvant être groupées en surface ou en tension de trois manières différentes. Son poids, par cheval-heure, mesuré aux bornes, est de 19kg,350.

Quelques expériences ont été faites pour mesurer la traction au point fixe, qui a atteint le chiffre de 60 kilogrammes pour un travail électrique développé de 840 kilogrammes et de 46 tours d’hélice par minutes

Deux sorties préliminaires dans lesquelles le ballon était équilibré et maintenu à une cinquantaine de mètres au-dessus du sol ont permis de connaître la puissance de giration de l’appareil. Enfin, le 9 août, les poids enlevés étaient les suivants (force ascensionnelle totale environ 2 000 kilogrammes) :

Ballon et ballonnet 369kg,00
Chemise et filet 127,500
Nacelle complète 452,500
Gouvernail 46,500
Hélice 41,500
Machine 98,500
Bâti et engrenage 47,500
Arbre moteur 30,500
Pile, appareils et divers 435,500
Aéronautes 140,500
Lest 214,500
Total
2000kg,00

À 4 heures du soir, par un temps presque calme, l’aérostat, laissé libre et possédant une très faible force ascensionnelle, s’élevait lentement jusqu’à hauteur des plateaux environnants. La machine fut mise en mouvement, et bientôt, sous son impulsion, l’aérostat accélérait sa marche, obéissant fidèlement à la moindre indication de son gouvernail.

La route fut d’abord tenue nord-sud, se dirigeant sur le plateau de Châtillon et de Verrières ; à hauteur de la route de Choisy à Versailles, et pour ne pas s’engager au-dessus des arbres, la direction fut changée et l’avant du ballon dirigé sur Versailles.

Au-dessus de Villacoublay, nous trouvant éloignés de Chalais d’environ 4 kilomètres et entièrement satisfaits de la manière dont le ballon se comportait en route, nous décidions de revenir sur nos pas et de tenter de descendre sur Chalais même, malgré le peu d’espace découvert laissé par les arbres. Le ballon exécuta son demi-tour sur la droite avec un angle très faible (environ 11°) donné au gouvernail. Le diamètre du cercle décrit fut d’environ 300 mètres. Le dôme des Invalides, pris comme point de direction, laissait alors Chalais un peu à gauche de la route.

Arrivé à hauteur de ce point, le ballon exécuta, avec autant de facilité que précédemment, un changement de direction sur sa gauche ; et bientôt il venait planer à 500 mètres au-dessus de son point de départ. La tendance à descendre que possédait le ballon à ce moment fut accusé davantage par une manœuvre de la soupape. Pendant ce temps il fallut, à plusieurs reprises, faire machine en arrière et en avant, afin de ramener le ballon au-dessus du point choisi pour l’atterrissage. À 80 mètres au-dessus du sol, une corde larguée du ballon fut saisie par des hommes, et l’aérostat fut ramené dans la prairie même d’où il était parti.

Chemin parcouru avec la machine, mesuré sur le sol 7km,600
Durée de cette période 23m
Vitesse moyenne à la seconde 5m,50
Nombre d’éléments employés 32
Force électrique dépensée aux bornes à la machine 0,70
Rendement probable de l’hélice 0,70
Rendement total, environ 1/2
Travail de traction 123kgm
Résistance approchée du ballon 22kil,800

À plusieurs reprises, pendant la marche, le ballon eut à subir des oscillations de 2° à 5° d’amplitude, analogues au tangage ; ces oscillations peuvent être attribuées soit à des irrégularités de forme, soit à des courants d’air locaux dans le sens vertical.

Ce premier essai sera suivi prochainement d’autres expériences faites avec la machine au complet, permettant d’espérer des résultats encore plus concluants.

Nous ajouterons à cette notice quelques détails complémentaires sur l’aérostat électrique de Chalais-Meudon.


Fig. 93. — L’aérostat dirigeable électrique de MM. les capitaines Renard et Krebs, expérimenté le 9 août 1884.

Le ballon proprement dit est enveloppé d’une housse ou chemise de suspension, dans laquelle il se trouve parfaitement sanglé de toutes parts, sauf la partie inférieure. L’avant est d’un diamètre plus considérable que l’arrière, exactement comme le représente notre gravure, exécutée d’après nature (fig. 93). La nacelle est formée de quatre perches rigides de bambous, reliées entre elles par des montants transversaux. Elle a environ 33 mètres de longueur, et 2 mètres de hauteur au milieu. Trois petites fenêtres latérales sont réservées vers le milieu, afin que les aéronautes puissent voir l’horizon et distinguer la terre. Cette nacelle ; très légère et de forme élégante, est recouverte de soie de Chine tendue sur ses parois. Cette enveloppe a pour but de diminuer la résistance de l’air, et de faciliter le passage du système à travers le milieu ambiant. L’hélice est à l’avant de la nacelle ; elle est formée de deux palettes, et a environ 7 mètres de diamètre elle est faite à l’aide de deux tiges de bois reliées entre elles par des lattes recourbées suivant épure géométrique, et recouverte d’un tissu de soie vernie parfaitement tendu.

La nacelle est reliée à l’aérostat par une série de cordes de suspension très légères réunies, entre elles au moyen d’une corde longitudinale qui, attachée vers le milieu, donne de la rigidité au système. Le gouvernail, placé à l’arrière, est à peu près rectangulaire, ses deux surfaces en étoffe de soie, bien tendues, forment légèrement saillie, en pyramides à 4 faces de très faible hauteur. Le navire aérien est muni de deux tuyaux qui descendent dans la nacelle ; l’un de ces tuyaux est destiné à remplir d’air le ballonnet compensateur, au moyen d’un ventilateur que l’on fait fonctionner dans la nacelle ; le second tuyau sert probablement à assurer une issue à l’excès de gaz produit par la dilatation. À l’arrière de la nacelle, deux grandes palettes en forme de rames sont fixées horizontalement. L’hélice est actionnée par une machine dynamo-électrique, et le générateur d’électricité est une pile au sujet de laquelle M. le capitaine Renard a voulu garder le secret. On nous a assuré qu’elle est constituée par une pile au bichromate de potasse ou de soude, analogue à celle que nous avons employée.


Fig. 94. — Cartes des deux ascensions exécutées par MM. C. Renard et Krebs le 28 octobre 1884.

Le 28 octobre 1884, les expérimentateurs renouvelèrent une nouvelle expérience qui réussit très favorablement. Il leur fut donné de faire deux ascensions dans la même journée et de revenir deux fois au point de départ (fig. 94).

À la fin de l’année 1884, M. le capitaine Krebs fut réintégré dans le corps des sapeurs-pompiers, M. le capitaine Renard ne cessa pas, alors, de perfectionner le matériel. Il fit construire par M. Gramme une nouvelle machine dynamo-électrique, et modifia quelque peu la batterie.

C’est le 25 août 1885 que M. le capitaine Renard a exécuté, avec le concours de son frère, une nouvelle expérience dans l’aérostat dirigeable. L’ascension a eu lieu vers quatre heures ; le vent était assez vif, mais l’aérostat dirigeable, sous le jeu de son hélice, n’en a pas moins résisté au courant aérien ; il a pu accomplir avec plein succès de nombreuses manœuvres de direction, sans toutefois revenir son point de départ. L’atterrissage a eu lieu dans l’enclos de la ferme Villacoublay, près du Petit-Bicêtre.

Le 22 septembre 1885, un autre essai donna un résultat satisfaisant. L’aérostat dirigeable s’avança jusque vers les fortifications de Paris dans le voisinage du Point-du-Jour, et revint avec la plus grande facilité à son point de départ.

Ces expériences, toujours entreprises par temps calme, ont été favorisées par le hangar d’abri où le navire aérien attend tout gonflé le moment favorable elles n’en constituent pas moins un des plus grands résultats de la science moderne.

  1. Note présentée a l’Académie des sciences, le 18 août 1884.
  2. Nous rectifierons ici une légère erreur de date. La première expérience de M. Henri Giffard dans un aérostat vapeur à hélice a été exécutée, comme on l’a vu précédemment, en 1852.